Trois contes, suivis de mélanges - 13

jusqu'à l'aurore, elle dormait au clair de lune.
Le soleil se couchait. La marée montait au fond sur les roches, qui
s'effaçaient dans le brouillard bleu du soir, que blanchissait sur le
niveau de la mer l'écume des vagues rebondissantes; à l'autre partie
de l'horizon, le ciel rayé de longues lignes orange avait l'air balayé
comme par de grands coups de vent. Sa lumière, reflétée sur les flots,
les dorait d'une moire chatoyante; se projetant sur le sable, elle le
rendait brun et faisait briller dessus un semis d'acier.
A une demi-lieue vers le sud, la côte allongeait vers la mer une file
de rochers. Il fallait pour les joindre recommencer une marche pareille
à celle que nous avions faite le matin. Nous étions fatigués, il y
avait loin; mais une tentation nous poussait vers là-bas, derrière
cet horizon. La brise arrivait dans le creux des pierres; les flaques
d'eau se ridaient; les goémons, accrochés aux flancs des falaises,
tressaillaient, et du côté d'où la lune allait venir, une clarté pâle
montait de dessous les eaux.
C'était l'heure où les ombres sont longues. Les rochers étaient
plus grands, les vagues plus vertes. On eût dit aussi que le ciel
s'agrandissait et que toute la nature changeait de visage.
Donc nous partîmes en avant, au delà, sans nous soucier de la marée,
ni s'il y aurait plus tard un passage pour gagner terre. Nous avions
besoin jusqu'au bout d'abuser de notre plaisir et de le savourer sans
en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous courions
sans fatigue, sans obstacle. Une verve de corps nous emportait malgré
nous et nous éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements
d'une volupté robuste et singulière. Nous secouions nos têtes au
vent et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos mains.
Aspirant l'odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout
ce qu'il y avait de couleurs, de rayons, de murmures: le dessin des
varechs, la douceur des grains de sable, la dureté du roc qui sonnait
sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues,
les découpures du rivage, la voix de l'horizon; et puis, c'était la
brise qui passait comme d'invisibles baisers qui nous coulaient sur
la figure, le ciel où il y avait des nuages allant vite, roulant une
poudre d'or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous
nous roulions l'esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en
repaissions nos yeux; nous en écartions les narines, nous en ouvrions
les oreilles; quelque chose de la vie des éléments émanant d'eux-mêmes,
sans doute, à l'attraction de nos regards, arrivait jusqu'à nous et,
s'y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins
éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à cette union plus
complexe. A force de nous en pénétrer, d'y entrer, nous devenions
nature aussi, nous nous diffusions en elle, elle nous reprenait, nous
sentions qu'elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée;
nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l'emporter en
nous. Ainsi que dans les transports de l'amour, on souhaite plus de
mains pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d'yeux pour voir,
plus d'âme pour aimer; nous étalant dans la nature dans un ébattement
plein de délire et de joies, nous regrettions que nos yeux ne pussent
aller jusqu'au sein des rochers, jusqu'au fond des mers, jusqu'au bout
du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots,
s'allument les étoiles; que nos oreilles ne pussent entendre graviter
dans la terre la fermentation des granits, la sève pousser dans les
plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l'Océan. Et dans la
sympathie de cette effusion contemplative, nous aurions voulu que
notre âme, irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour
revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et, se variant toujours,
toujours pousser au soleil de l'éternité ses métamorphoses!
Mais l'homme n'est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture,
de couleurs, de sons, de sentiments, d'idées. Ce qui dépasse la mesure
le fatigue ou le grise; c'est l'idiotisme de l'ivrogne, c'est la folie
de l'extatique. Ah! que notre verre est petit, mon Dieu! que notre soif
est grande! que notre tête est faible!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
..... Pour nous en retourner à Quiberon, il fallut, le lendemain,
nous lever avant sept heures, ce qui exigea du courage. Encore raides
de fatigue et tout grelottants de sommeil, nous nous empilâmes dans
la barque, en compagnie d'un cheval blanc, de deux voyageurs pour le
commerce, du même gendarme borgne et du même fusilier qui, cette fois,
ne moralisait personne. Gris comme un cordelier et roulant sous les
bancs, il avait fort à faire pour retenir son shako qui lui vacillait
sur la tête et pour se défendre de son fusil qui lui cabriolait dans
les jambes. Je ne sais qui de lui ou du gendarme était le plus bête des
deux. Le gendarme n'était pas ivre, mais il était stupide. Il déplorait
le peu de tenue du soldat, il énumérait les punitions qu'il allait
recevoir, il se scandalisait de ses hoquets, il se formalisait de ses
manières. Vu de trois quarts, du côté de l'œil absent, avec son
tricorne, son sabre et ses gants jaunes, c'était, certes, un des plus
tristes aspects de la vie humaine. Un gendarme est, d'ailleurs, quelque
chose d'essentiellement bouffon, que je ne puis considérer sans
rire; effet grotesque et inexplicable, que cette base de la sécurité
publique a l'avantage de m'occasionner, avec les procureurs du roi, les
magistrats quelconques et les professeurs de belles-lettres.
Incliné sur le flanc, le bateau coupait les vagues qui filaient le
long du bordage en tordant de l'écume. Les trois voiles bien gonflées
arrondissaient leur courbe douce. La mâture criait, l'air sifflait dans
les poulies. A la proue, le nez dans la brise, un mousse chantait. Nous
n'entendions pas les paroles, mais c'était un air lent, tranquille et
monotone qui se répétait toujours, ni plus haut, ni plus bas, et qui se
prolongeait en mourant, avec des ondulations traînantes.
Cela s'en allait doux et triste sur la mer, comme dans une âme un
souvenir confus qui passe.
Le cheval se tenait debout, du mieux qu'il pouvait sur ses quatre
pieds et mordillait sa botte de foin. Les matelots, les bras croisés,
souriaient en regardant dans les voiles.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
..... Donc, nous allions sans mot dire, du mieux que nous pouvions,
sans jamais atteindre au fond de la baie où avait l'air de se trouver
Plouharnel. Nous y arrivâmes cependant. Mais là, nous tombions dans
la mer. Nous avions pris le côté droit du rivage, tandis qu'on devait
suivre le gauche. Il fallut rebrousser chemin et recommencer une partie
de la route.
Un bruit étouffé se fit entendre. Un grelot sonna, un chapeau parut.
C'était la poste d'Auray. Toujours même homme, même cheval, même sac
aux lettres. Il s'en allait tranquillement vers Quiberon dont il
reviendra tantôt pour s'en retourner demain. C'est l'hôte du rivage; il
le passe le matin, il le repasse le soir. Sa vie est de le parcourir;
lui seul l'anime, il en fait l'épisode, j'allais presque dire la grâce.
Il s'arrête; nous lui parlons deux minutes, il nous salue et il repart.
Quel ensemble que celui-là? Quel homme et quel cheval! Quel tableau!
Callot, sans doute, l'aurait reproduit; il n'y avait que Cervantès pour
l'écrire.
Après avoir passé sur de grandes parties de roc qu'on a essayé
d'aligner dans la mer, pour raccourcir la route, en coupant le fond de
la baie, nous arrivâmes enfin à Plouharnel.
Le village était tranquille, les poules gloussaient dans les rues et,
dans les jardins enclos de murs de pierres sèches, les orties ont
poussé au milieu de carrés d'avoine.
Comme nous étions devant la maison de notre hôte, assis à prendre
l'air, un vieux mendiant a passé. Il était en guenilles, grouillant de
vermine, rouge comme du vin, hérissé, suant, la poitrine débraillée, la
bouche baveuse. Le soleil reluisait sur ses haillons, sa peau violette
et presque noire semblait transsuder du sang. Il beuglait d'une voix
terrible en frappant à coups redoublés contre la porte d'une maison
voisine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CHAPITRE VII
..... Quimper, quoique centre de la vraie Bretagne, est distinct
d'elle. Sa promenade d'ormeaux, le long de la rivière, qui coule entre
quais et porte bateaux, la rend fort coquette, et le grand hôtel de la
préfecture, recouvrant à lui seul le petit delta de l'ouest, lui donne
une tournure toute française et administrative. Vous vous apercevez
que vous êtes dans un chef-lieu de département, ce qui vous rappelle
aussitôt les divisions par arrondissements, avec les grandes, moyennes
et petites vicinalités, les comités d'instruction primaire, les caisses
d'épargne, les conseils généraux et autres inventions modernes qui
enlèvent toujours aux lieux qui en sont doués quelque peu de couleur
locale pour le voyageur naïf qui la rêve.
N'en déplaise aux gens qui prononcent ce nom de Quimper-Corentin,
comme le nom même du ridicule et de l'encroûtement provincial, c'est
un charmant petit endroit et qui en vaut beaucoup d'autres plus
respectés. Vous n'y retrouvez pas, il est vrai, les fantaisies de
Quimperlé, le luxe de ses herbes, le tapage de ses couleurs; mais je
sais peu de choses d'un aspect aussi agréable que cette allée qui s'en
va indéfiniment au bord de l'eau et sur laquelle l'escarpement presque
à pic d'une montagne toute proche déverse l'ombre foncée de sa verdure
plantureuse.
On n'est pas longtemps à faire le tour de semblables cités, à les
connaître jusque dans leurs replis les plus intimes et l'on y découvre
parfois des coins qui arrêtent et vous mettent le cœur en joie. Les
petites villes, en effet, comme les petits appartements, paraissent
d'abord plus chaudes et plus commodes à vivre. Mais restez sur votre
illusion. Les seconds ont plus de vents coulis qu'un palais, et dans
les premières il y a plus d'ennui qu'au désert.
En revenant vers l'hôtel par un de ces bons sentiers comme nous les
aimons, un de ces sentiers qui montent, descendent, tournent et
reviennent, tantôt le long des murs, tantôt dans un champ, puis entre
des broussailles et dans le gazon, ayant tour à tour des cailloux, des
marguerites et des orties, sentiers vagabonds faits pour les pensées
flâneuses et les causeries à arabesques; en revenant donc vers la
ville, nous avons entendu sortir de dessous le toit d'ardoises d'un
bâtiment carré des gémissements et des bêlements plaintifs. C'était
l'abattoir.
Sur le seuil, un grand chien lapait dans une mare de sang et tirait
lentement du bout des dents le cordon bleu des intestins d'un bœuf
qu'on venait de lui jeter. La porte des cabines était ouverte. Les
bouchers besognaient, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas,
et les pieds passés par un tendon dans un bâton, tombant du plafond,
un bœuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre
fendue en deux lambeaux. On voyait s'écarter doucement avec elle
la couche de graisse qui la doublait et successivement apparaître
dans l'intérieur, au tranchant du couteau, un tas de choses vertes,
rouges et noires, qui avaient des couleurs superbes. Les entrailles
fumaient; la vie s'en échappait dans une fumée tiède et nauséabonde.
Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses
gros yeux ronds épouvantés, et tremblait convulsivement malgré les
liens qui lui serraient les pattes. Ses flancs battaient, ses narines
s'ouvraient. Les autres loges étaient remplies de râles prolongés, de
bêlements chevrotants, de beuglements rauques. On distinguait la voix
de ceux qu'on tuait, celle de ceux qui se mouraient, celle de ceux qui
allaient mourir. Il y avait des cris singuliers, des intonations d'une
détresse profonde qui semblaient dire des mots qu'on aurait presque
pu comprendre. En ce moment, j'ai eu l'idée d'une ville terrible, de
quelque ville épouvantable et démesurée, comme serait une Babylone
ou une Babel de cannibales où il y aurait des abattoirs d'hommes; et
j'ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines, dans ces
égorgements qui bramaient et sanglotaient. J'ai songé à des troupeaux
d'esclaves amenés là, la corde au cou, et noués à des anneaux, pour
nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d'ivoire, en
s'essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses
plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
..... Étant à Quimper, nous sortîmes un jour par un côté de la ville
et rentrâmes par l'autre, après avoir marché dans la campagne pendant
huit heures environ.
Sous le porche de l'hôtel notre guide nous attendait. Il se mit
aussitôt à courir devant nous, et nous le suivîmes. C'était un petit
bonhomme en cheveux blancs, coiffé d'une casquette de toile, chaussé
de souliers percés et vêtu d'une vieille redingote brune trop large
qui lui flottait autour de la taille. Il bredouillait en parlant, se
cognait les genoux en marchant et roulait sur lui-même; néanmoins il
avançait vite et avec une opiniâtreté nerveuse, presque fébrile. De
temps à autre, seulement, il arrachait une feuille d'arbre et se la
collait contre la bouche pour se rafraîchir. Son métier est de courir
les environs, pour aller porter les lettres ou faire des commissions.
Il va ainsi à Douarnenez, à Quimperlé, à Brest, jusqu'à Rennes qui est
à quarante lieues de là (voyage qu'il a exécuté une fois en quatre
journées, y compris l'aller et le retour). «Toute son ambition,
disait-il, est de retourner encore une fois dans sa vie à Rennes.»
Et cela, sans autre but que d'y retourner, pour y retourner, afin de
faire une longue course et pour pouvoir s'en vanter ensuite. Il sait
toutes les routes, il connaît toutes les communes avec leurs clochers;
il prend des chemins de traverse à travers champs, ouvre les barrières
des cours et, en passant devant les maisons, souhaite le bonjour aux
maîtres. A force d'entendre chanter les oiseaux, il s'est appris à
imiter leurs cris, et, tout en marchant sous les arbres, il siffle
comme eux pour charmer sa solitude.
Nous nous arrêtâmes d'abord à un quart de lieue de la ville, à
Loc-Maria, ancien prieuré, jadis donné à l'abbaye de Fontevrault
par Conan III. Le prieuré n'a pas, comme l'abbaye du pauvre Robert
d'Arbrissel[10], été utilisé d'une ignoble manière. Il est abandonné,
mais sans souillures. Son portail gothique ne retentit pas de la voix
des garde-chiourmes, et s'il en reste peu de chose, l'esprit, du moins,
n'éprouve ni révolte ni dégoût. Il n'y a de curieux comme détail, dans
cette petite chapelle d'un vieux roman sévère, qu'un grand bénitier
posé sans pilier sur le sol et dont le granit taillé à pans est devenu
presque noir. Large, profond, il représente bien le vrai bénitier
catholique, fait pour y plonger tout entier le corps d'un enfant, et
non pas ces cuvettes étroites de nos églises dans lesquelles on trempe
le bout du doigt. Avec son eau claire rendue plus limpide encore par la
couche verdâtre du fond, cette végétation qui a sourdi dans le calme
religieux des siècles, ses angles usés, sa lourde masse à couleur de
bronze, il ressemble à un de ces rochers creusés d'eux-mêmes dans
lesquels on trouve de l'eau de mer.
[10] Fondateur de l'abbaye de Fontevrault, en l'an 1099.
Quand nous eûmes bien tourné autour, nous redescendîmes vers la rivière
que nous traversâmes en bateau et nous nous enfonçâmes dans la campagne.
Elle est déserte et singulièrement vide. Des arbres, des genêts, des
ajoncs, des tamaris au bord des fossés, des landes qui s'étendent, et
d'hommes nulle part. Le ciel était pâle; une pluie fine, mouillant
l'air, mettait sur le pays comme un voile uni qui l'enveloppait d'une
teinte grise. Nous allions dans des chemins creux qui s'engouffraient
sous des berceaux de verdure, dont les branches réunies, s'abaissant en
voûtes sur nos têtes, nous permettaient à peine d'y passer debout. La
lumière arrêtée par le feuillage était verdâtre et faible comme celle
d'un soir d'hiver. Tout au fond cependant on voyait jaillir un jour
vif qui jouait au bord des feuilles et en éclairait les découpures.
Puis on se trouvait au haut de quelque pente aride, descendant toute
plate et unie, sans un brin d'herbe qui tranchât sur l'uniformité de sa
couleur jaune. Quelquefois, au contraire, s'élevait une longue avenue
de hêtres dont les gros troncs luisants avaient de la mousse à leurs
pieds. Des traces d'ornières passaient là, comme pour mener à quelque
château qu'on s'attendait à voir; mais l'avenue s'arrêtait tout à
coup et la rase campagne s'étalait au bout. Dans l'écartement de deux
vallons, elle développait sa verte étendue sillonnée en balafres noires
par les lignes capricieuses des haies, tachée çà et là par le massif
d'un bois, enluminée par des bouquets d'ajoncs, ou blanchie par quelque
champ cultivé au bord des prairies qui remontaient lentement vers les
collines et se perdaient dans l'horizon. Au-dessus d'elles, bien loin à
travers la brume, dans un trou du ciel, apparaissait un méandre bleu,
c'était la mer.
Les oiseaux se taisent ou sont absents; les feuilles sont épaisses,
l'herbe étouffe le bruit des pas, et la contrée muette vous regarde
comme un triste visage. Elle semble faite exprès pour recevoir
les existences en ruines, les douleurs résignées. Elles pourront
solitairement y nourrir leurs amertumes à ce lent murmure des arbres
et des genêts et sous ce ciel qui pleure. Dans les nuits d'hiver,
quand le renard se glisse sur les feuilles sèches, quand les tuiles
tombent des colombiers, que la lande fouette ses joncs, que les hêtres
se courbent, et qu'au clair de lune le loup galope sur la neige, assis
tout seul près du foyer qui s'éteint, en écoutant le vent hurler dans
les longs corridors sonores, c'est là qu'il doit être doux de tirer du
fond de son cœur ses désespoirs les plus chéris avec ses amours les
plus oubliées.
Nous avons vu une masure en ruines où l'on entrait par un portail
gothique; plus loin se dressait un vieux pan de mur troué d'une porte
en ogive; une ronce dépouillée s'y balançait à la brise. Dans la cour,
le terrain inégal est couvert de bruyères, de violettes et de cailloux.
On distingue vaguement des anciens restes de douves; on entre quelques
pas dans un souterrain comblé; on se promène là dedans, on regarde et
on s'en va. Ce lieu s'appelle le _temple des faux Dieux_ et était, à ce
que l'on suppose, une commanderie de templiers.
Notre guide est reparti devant nous, nous avons continué à le suivre.
Un clocher est sorti d'entre les arbres; nous avons traversé un champ
en friche, escaladé le haut bord d'un fossé; deux ou trois maisons ont
paru: c'était le village de Pomelin. Un sentier fait la rue; quelques
maisons, séparées entre elles par des cours plantées, composent le
village. Quel calme! quel abandon plutôt! les seuils sont vides, les
cours sont désertes.
Où sont les maîtres? On les dirait tous partis à l'affût, se tapir
derrière les genêts pour guetter le _bleu_ qui doit passer dans la
ravine.
L'église est pauvre et d'une nudité sans pareille. Pas de beaux saints
peinturlurés, pas de toiles aux murs ni au plafond, de lampe suspendue,
oscillant au bout de sa longue corde droite. En un coin du chœur,
une mèche, par terre, brûle dans un verre rempli d'huile. Des piliers
ronds supportent la voûte de bois dont la couleur bleue est reteinte.
Par les fenêtres à vitrail blanc arrive le grand jour des champs verdi
par le feuillage d'alentour qui recouvre le toit de l'église. La porte
(une petite porte en bois que l'on ferme avec un loquet) était ouverte;
une volée d'oiseaux est entrée, voletant, caquetant, se collant aux
murs; ils ont tourbillonné sous la voûte, sont allés se jouer autour
de l'autel. Deux ou trois se sont abattus sur le bénitier, y ont
trempé leur bec, et puis, tous, comme ils étaient venus, sont repartis
ensemble. Il n'est pas rare en Bretagne de les voir ainsi dans les
églises; plusieurs y habitent et accrochent leur nid aux pierres de
la nef; on les y laisse en paix. Lorsqu'il pleut, ils accourent; mais
dès que le soleil reparaît dans les vitraux et que les gouttières
s'égouttent, ils regagnent les champs. De sorte que pendant l'orage
deux créatures frêles entrent souvent à la fois dans la demeure bénie:
l'homme, pour y faire sa prière et y abriter ses terreurs, l'oiseau,
pour y attendre que la pluie soit passée et réchauffer les plumes
naissantes de ses petits engourdis.
Un charme singulier transpire de ces pauvres églises. Ce n'est pas leur
misère qui émeut, puisqu'alors même qu'il n'y a personne, on dirait
qu'elles sont habitées. N'est-ce pas plutôt leur pudeur qui ravit? Car,
avec leur clocher bas, leur toit qui se cache sous les arbres, elles
semblent se faire petites et s'humilier sous le grand ciel de Dieu.
Ce n'est point, en effet, une pensée d'orgueil qui les a bâties, ni
la fantaisie pieuse de quelque grand de la terre en agonie. On sent,
au contraire, que c'est l'impression simple d'un besoin, le cri naïf
d'un appétit, et comme le lit de feuilles sèches du pâtre, la hutte que
l'âme s'est faite pour s'y étendre à l'aise à ses heures de fatigue.
Plus que celle des villes, ces églises de village ont l'air de tenir
au caractère du pays qui les porte et de participer davantage à la
vie des familles qui, de père en fils, viennent à la même place y
poser les genoux sur la même dalle. Chaque dimanche, chaque jour, en
entrant et en partant, ne revoient-ils pas les tombes de leurs parents,
qu'ils ont ainsi près d'eux dans la prière, comme à un foyer plus
élargi d'où ils ne sont pas absents tout à fait? Ces églises ont donc
un sens harmonique où, comprise entre le baptistère et le cimetière,
s'accomplit la vie de ces hommes. Il n'en est pas ainsi chez nous
qui, reléguant l'éternité hors barrière, exilons nos morts dans les
faubourgs, pour les loger dans le quartier des équarrisseurs et des
fabriques de soude, à côté des magasins de poudrette.
Vers trois heures de l'après-midi, nous arrivâmes près les portes
de Quimper, à la chapelle de Kerfeunteun. Il y a, au fond, une
belle verrière du XVIe siècle, représentant l'arbre généalogique
de la Trinité. Jacob en forme la souche et la croix du Christ, le
sommet surmonté du Père éternel qui a la tiare au front. Le clocher
carré figure sur chaque face un quadrilatère percé à jour, comme une
lanterne, par une longue baie droite. Il ne pose pas immédiatement sur
la toiture, mais, à l'aide d'une base amincie dont les quatre côtés se
rétrécissent et se touchent presque, forme un angle obtus vers la crête
du toit. En Bretagne, presque toutes les églises de village ont de ces
clochers-là.
Avant de rentrer dans la ville, nous fîmes un détour pour aller visiter
la chapelle de la Mère-Dieu. Comme d'ordinaire on la ferme, notre guide
prit en route le gardien qui en a la clef. Il vint avec nous, emmenant
par la main sa petite nièce qui s'arrêtait tout le long du chemin pour
ramasser des bouquets. Il marchait devant dans le sentier. Sa mince
taille d'adolescent à cambrure flexible, un peu molle, était serrée
dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos s'agitaient les trois
rubans de velours de son petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur
le derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon.
Au fond d'un vallon, d'un ravin plutôt, l'église de la Mère-Dieu se
voile sous le feuillage des hêtres. A cette place, dans le silence de
cette grande verdure, à cause sans doute de son petit portail gothique
que l'on croirait du XIIIe siècle et qui est du XVIe, elle a je ne sais
quel air qui rappelle ces chapelles discrètes des vieux romans et des
vieilles romances, où l'on armait chevalier le page qui partait pour
la Terre-Sainte, un matin, au chant de l'alouette, quand les étoiles
pâlissaient, et qu'à travers la grille passait la main blanche de la
châtelaine que le baiser du départ trempait aussitôt de mille pleurs
d'amour.
Nous sommes entrés. Le jeune homme s'est agenouillé en ôtant son
chapeau, et la grosse torsade de sa chevelure blonde s'est échappée
et s'est dépliée dans une secousse en tombant le long de son dos. Un
instant accrochée au drap rude de sa veste, elle a gardé la trace
des plis qui la roulaient tout à l'heure, peu à peu est descendue,
s'est écartée, étalée, répandue comme une vraie chevelure de femme.
Séparée sur le milieu par une raie, elle coulait à flots égaux sur ses
deux épaules et couvrait son cou nu. Toute cette nappe d'un ton doré
avait des ondoiements de lumière qui changeaient et fuyaient à chaque
mouvement de tête qu'il faisait en priant. A ses côtés, la petite
fille, à genoux comme lui, avait laissé tomber son bouquet par terre.
Là seulement, et pour la première fois, j'ai compris la beauté de la
chevelure de l'homme et le charme qu'elle peut avoir pour des bras nus
qui s'y plongent. Étrange progrès que celui qui consiste à s'écourter
partout les superfétations grandioses de la nature, si bien que lorsque
nous la découvrons dans toute sa vierge plénitude, nous nous en
étonnons comme d'une merveille révélée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
..... A cinq heures du soir, enfin, nous arrivâmes à Pont-l'Abbé,
enduits d'une respectable couche de poussière et de boue qui se
répandit de nos vêtements sur le parquet de la chambre de notre
auberge, avec une prodigalité si désastreuse, que nous étions presque
humiliés du gâchis que nous faisions, rien qu'en nous posant quelque
part.
Pont-l'Abbé est une petite ville fort paisible, coupée dans sa longueur
par une large rue pavée. Les maigres rentiers qui l'habitent ne doivent
pas avoir l'air plus nul, plus modeste et plus bête.
Il y a à voir, pour ceux qui partout veulent voir quelque chose, les
restes insignifiants du château et l'église; une église qui serait
passable d'ailleurs, si elle n'était encroûtée par le plus épais
des badigeons qu'aient jamais rêvés les conseils de fabrique. La
chapelle de la Vierge était remplie de fleurs: bouquets de jonquilles,
juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins, mis dans des
vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs
couleurs sur l'autel et montaient entre les grands flambeaux vers le
visage de la Vierge, jusque par dessus sa couronne d'argent, d'où
retombait un voile de mousseline à longs plis qui s'accrochait à
l'étoile d'or du bambino de plâtre suspendu dans ses bras. On sentait
l'eau bénite et le parfum des fleurs. C'était un petit coin embaumé,
mystérieux, doux, à l'écart dans l'église, retraite cachée, ornée avec
amour, toute propice aux exhalaisons du désir mystique et au long
épanchement des oraisons éplorées.
Comprimée par le climat, amortie par la misère, l'homme reporte ici
toute la sensualité de son cœur; il la dépose aux pieds de Marie,
sous le regard de la femme céleste et il y satisfait, en l'excitant,
cette inextinguible soif de jouir et d'aimer. Que la pluie entre par le
toit, qu'il n'y ait ni bancs ni chaises dans la nef, partout vous n'en
découvrirez pas moins luisante, frottée et coquette, cette chapelle
de la Vierge, avec des fleurs fraîches et des cierges allumés. Là,
semble se concentrer toute la tendresse religieuse de la Bretagne;
voilà le repli le plus mol de son cœur; c'est là sa faiblesse, sa
passion, son trésor. Il n'y a pas de fleurs dans la campagne, mais
il y en a dans l'église; on est pauvre, mais la Vierge est riche,
toujours belle: elle sourit pour vous, et les âmes endolories vont se
réchauffer sur ses genoux, comme à un foyer qui ne s'éteint pas. On
s'étonne de l'acharnement de ce peuple à ses croyances; mais sait-on
tout ce qu'elles lui donnent de délectation et de voluptés, tout ce
qu'il en retire de plaisir? L'ascétisme n'est-il pas un épicurisme
supérieur, le jeûne, une gourmandise raffinée? La religion comporte
en soi des sensations presque charnelles; la prière a ses débauches;