Trois contes, suivis de mélanges - 08

La femme du Monde, chant fantastique, 1836.
Bibliomanie, conte, 1836.
Un parfum à sentir. Conte philosophique, ou les Baladins, 1836.
Rêve d'enfer, conte fantastique, 1837.
Passion et vertu, conte philosophique, 1837 (terminé).
La danse des morts, poème en prose, 1838 (terminé).
Les funérailles du docteur Mathurin, ou pendant le XVe siècle, conte,
1839.
Novembre, roman, 1842 (terminé).
Ivre et mort, roman, 1843.
L'éducation sentimentale, roman, sans aucun rapport avec le roman
publié sous le même titre, 1843 (terminé).

THÉATRE
Louis XI, drame, 1838.
Smarh, vieux mystère, 1839.
La découverte de la vaccine, parodie du genre tragédie, dont un acte
seulement est écrit.

CRITIQUE
Article sur Rabelais (terminé).
Article sur Rachel.
De la littérature romantique en France.

OPUSCULES DIVERS
Quid quid volueris, étude psychologique, 1837.
Agonie, pensées sceptiques, 1838.
Les arts et le commerce, 1839.
Plusieurs plans vagues.
Malheureusement, presque toutes ces œuvres de jeunesse sont restées
à l'état de simples projets abandonnés par l'auteur, et les autres,
bien que terminées, comme nous l'avons indiqué, n'ont pas été écrites
d'une main également sûre. Leur publication complète n'aurait donc rien
ajouté à la gloire d'un écrivain soucieux avant tout de perfection.
Mais la perte de beaucoup de morceaux, çà et là plus achevés, aurait
été profondément regrettable pour la genèse d'un aussi puissant esprit.
_Le Voyage en Bretagne_, surtout, en offrait un grand choix; il s'en
rencontrait encore plusieurs dans les manuscrits intitulés: _Novembre_,
_la Danse des morts_, _Rabelais_, _Smarh_. En les rassemblant, il nous
a paru qu'ils devaient trouver ici leur place.
Les Trois Contes de Gustave Flaubert, réunis dans ce volume et où il a
résumé magistralement son talent multiple, donneront, croyons-nous, par
leur opposition avec les fragments que nous y publions, d'autant plus
d'intérêt aux études préparatoires dans lesquelles ce talent s'est
cherché lui-même.
Nous avons fait précéder ces fragments de la brève explication que
comportait chacune des œuvres dont ils étaient extraits.


PRÉFACE
AUX
DERNIÈRES CHANSONS
POÉSIES POSTHUMES
DE LOUIS BOUILHET

I
On simplifierait peut-être la critique si, avant d'énoncer un
jugement, on déclarait ses goûts; car toute œuvre d'art enferme une
chose particulière tenant à la personne de l'artiste, et qui fait,
indépendamment de l'exécution, que nous sommes séduits ou irrités.
Aussi notre admiration n'est-elle complète que pour les ouvrages
satisfaisant à la fois notre tempérament et notre esprit. L'oubli de
cette distinction préalable est une grande cause d'injustice.
Avant tout, l'opportunité du livre est contestée. «Pourquoi ce roman?
à quoi sert un drame? qu'avons-nous besoin? etc.» Et, au lieu d'entrer
dans l'intention de l'auteur, de lui faire voir en quoi il a manqué
son but et comment il fallait s'y prendre pour l'atteindre, on le
chicane sur mille choses en dehors de son sujet, en réclamant toujours
le contraire de ce qu'il a voulu. Mais si la compétence du critique
s'étend au delà du procédé, il devrait tout d'abord établir son
esthétique et sa morale.
Aucune de ces garanties ne m'est possible à propos du poète dont il
s'agit. Quant à raconter sa vie, elle a été trop confondue avec la
mienne, et là-dessus je serai bref, les mémoires individuels ne devant
appartenir qu'aux grands hommes. D'ailleurs n'a-t-on pas abusé du
«renseignement»? L'histoire absorbera bientôt toute la littérature.
L'étude excessive de ce qui faisait l'atmosphère d'un écrivain nous
empêche de considérer l'originalité même de son génie. Du temps de
La Harpe, on était convaincu que, grâce à de certaines règles, un
chef-d'œuvre vient au monde sans rien devoir à quoi que ce soit,
tandis que maintenant on s'imagine découvrir sa raison d'être quand on
a bien détaillé toutes les circonstances qui l'environnent.
Un autre scrupule me retient: je ne veux pas démentir une réserve que
mon ami a constamment gardée.
A une époque où le moindre bourgeois cherche un piédestal, quand la
typographie est comme le rendez-vous de toutes les prétentions et
que la concurrence des plus sottes personnalités devient une peste
publique, celui-là eut l'orgueil de ne montrer que sa modestie. Son
portrait n'ornait point les vitrines du boulevard. On n'a jamais vu une
réclamation, une lettre, une seule ligne de lui dans les journaux. Il
n'était pas même de l'académie de sa province.
Aucune vie, cependant, ne mériterait plus que la sienne d'être
longuement exposée. Elle fut noble et laborieuse. Pauvre, il sut rester
libre. Il était robuste comme un forgeron, doux comme un enfant,
spirituel sans paradoxe, grand sans pose;--et ceux qui l'ont connu
trouveront que j'en devrais dire davantage.

II
Louis-Hyacinthe Bouilhet naquit à Cany (Seine-Inférieure), le 27 mai
1822. Son père, chef des ambulances dans la campagne de 1812, passa
la Bérésina à la nage en portant sur sa tête la caisse du régiment,
et mourut jeune par suite de ses blessures; son grand-père maternel,
Pierre Hourcastremé, s'occupa de législation, de poésie, de géométrie,
reçut des compliments de Voltaire, correspondit avec Turgot, Condorcet,
mangea presque toute sa fortune à s'acheter des coquilles, mit au
jour les _Aventures de messire Anselme_, un _Essai sur la faculté de
penser_, les _Étrennes de Mnémosyne_, etc., et après avoir été avocat
au bailliage de Pau, journaliste à Paris, administrateur de la marine
au Havre, maître de pension à Montivilliers, partit de ce monde presque
centenaire, en laissant à son petit-fils le souvenir d'un bonhomme
bizarre et charmant, toujours poudré, en culottes courtes, et soignant
des tulipes.
L'enfant fut placé à Ingouville, dans un pensionnat, sur le haut de la
côte, en vue de la mer; puis, à douze ans, vint au collège de Rouen,
où il remporta dans toutes ses classes presque tous les prix,--bien
qu'il ressemblât fort peu à ce qu'on appelle un bon élève, ce terme
s'appliquant aux natures médiocres et à une tempérance d'esprit qui
était rare dans ce temps-là.
J'ignore quels sont les rêves des collégiens, mais les nôtres étaient
superbes d'extravagance,--expansions dernières du romantisme arrivant
jusqu'à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient
dans nos cervelles d'étranges bouillonnements. Tandis que les cœurs
enthousiastes auraient voulu des amours dramatiques, avec gondoles,
masques noirs et grandes dames évanouies dans des chaises de poste au
milieu des Calabres, quelques caractères plus sombres (épris d'Armand
Carrel, un compatriote) ambitionnaient les fracas de la presse ou de
la tribune, la gloire des conspirateurs. Un rhétoricien composa une
_Apologie de Robespierre_, qui, répandue hors du collège, scandalisa un
monsieur, si bien qu'un échange de lettres s'ensuivit avec proposition
de duel, où le monsieur n'eut pas le beau rôle. Je me souviens
d'un brave garçon, toujours affublé d'un bonnet rouge; un autre se
promettait de vivre plus tard en mohican; un de mes intimes voulait
se faire renégat pour aller servir Abd-el-Kader. Mais on n'était pas
seulement troubadour, insurrectionnel et oriental, on était avant
tout artiste; les pensums finis, la littérature commençait; et on se
crevait les yeux à lire au dortoir des romans, on portait un poignard
dans sa poche comme Antony, on faisait plus: par dégoût de l'existence,
Bar*** se cassa la tête d'un coup de pistolet, And*** se pendit avec sa
cravate; nous méritions peu d'éloges, certainement! mais quelle haine
de toute platitude! quels élans vers la grandeur! quel respect des
maîtres! comme on admirait Victor Hugo!
Dans ce petit groupe d'exaltés, Bouilhet était le poète, poète
élégiaque, chantre de ruines et de clairs de lune. Bientôt sa corde
se tendit et toute langueur disparut,--effet de l'âge, puis d'une
virulence républicaine tellement naïve qu'il manqua, vers les vingt
ans, s'affilier à une société secrète.
Son baccalauréat passé, on lui dit de choisir une profession: il se
décida pour la médecine, et, abandonnant à sa mère son mince revenu, se
mit à donner des leçons.
Alors commença une existence triplement occupée par ses besognes de
poète, de répétiteur et de carabin. Elle fut pénible tout à fait,
lorsque, deux ans plus tard, nommé interne à l'Hôtel-Dieu de Rouen, il
entra sous les ordres de mon père, dans le service de chirurgie. Comme
il ne pouvait être à l'hôpital durant la journée, ses tours de garde
la nuit revenaient plus souvent que ceux des autres; il s'en chargeait
volontiers, n'ayant que ces heures-là pour écrire;--et tous ses vers
de jeune homme, pleins d'amour, de fleurs et d'oiseaux, ont été faits
pendant des veillées d'hiver, devant la double ligne des lits d'où
s'échappaient des râles, ou par les dimanches d'été, quand le long
des murs, sous sa fenêtre, les malades en houppelande se promenaient
dans la cour. Cependant, ces années tristes ne furent pas perdues; la
contemplation des plus humbles réalités fortifia la justesse de son
coup d'œil, et il connut l'homme un peu mieux pour avoir pansé ses
plaies et disséqué son corps.
Un autre n'aurait pas tenu à ces fatigues, à ces dégoûts, à cette
torture de la vocation contrariée. Mais il supportait tout cela
gaiement, grâce à sa vigueur physique et à la santé de son esprit. On
se souvient encore, dans sa ville, d'avoir souvent rencontré au coin
des rues ce svelte garçon, d'une beauté apollonienne, aux allures un
peu timides, à grands cheveux blonds, et tenant toujours sous son bras
des cahiers reliés. Il écrivait dessus rapidement les vers qui lui
venaient, n'importe où, dans un cercle d'amis, entre ses élèves, sur la
table d'un café, pendant une opération chirurgicale en aidant à lier
une artère; puis il les donnait au premier venu, léger d'argent, riche
d'espoir,--vrai poète dans le sens classique du mot.
Quand nous nous retrouvâmes, après une séparation de quatre années, il
me montra trois pièces considérables.
La première, intitulée _le Déluge_, exprimait le désespoir d'un amant
étreignant sa maîtresse sur les ruines du monde près de s'engloutir:
Entends-tu sur les montagnes
Se heurter les palmiers verts?
Entends-tu dans les campagnes
Le râle de l'univers?
Il y avait des longueurs et de l'emphase, mais d'un bout à l'autre un
entrain passionné.
Dans la seconde, une satire contre _les jésuites_; le style, tout
différent, était plus ferme.
O prêtres de salons, allez sourire aux femmes;
Dans vos filets dorés prenez ces pauvres âmes!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et ministres charmants au confessionnal
Tournez la pénitence en galant madrigal!
Ah! vous êtes bien là, héros de l'Évangile,
Parfumant Jésus-Christ des fleurs de votre style
Et faisant chaque jour, martyrs des saintes lois,
Sur des tapis soyeux le chemin de la croix!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ces marchands accroupis sur les pieds du Calvaire
Qui vont tirant au sort et lambeau par lambeau
Se partagent, Seigneur, ta robe et ton manteau;
Charlatans du saint lieu, qui vendent, ô merveille,
Ton cœur en amulette et ton sang en bouteille!
Il faut se remettre en mémoire les préoccupations de l'époque, et
observer que l'auteur avait vingt-deux ans. La pièce est datée de 1844.
La troisième était une invective _à un poète vendu_ qui rentrait tout à
coup dans la carrière:
A quoi bon réveiller ton ardeur famélique?
Poursuis par les prés verts ta chaste bucolique!
Sur le rivage en fleur où dort le flot vermeil,
Archange, enivre-toi des feux de ton soleil!
Chante la Syphilis sous les feuilles du saule!
Le manteau de Brutus te blesserait l'épaule,
Et ton âme naïve et ton cœur enfantin
Viendraient, peut-être encore, accuser le Destin!
Le Destin qui t'a pris. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Va! c'est l'âpre Plutus qui marche la main pleine
Et cote en souriant la conscience humaine!
Le Destin! c'est le sac dont le ventre enflé d'or
Est si doux à palper dans un joyeux transport;
C'est la Corruption qui, des monts aux vallées,
Traîne aux regards de tous ses mamelles gonflées!
C'est la Peur! c'est la Peur! fantôme au pied léger
Qui travaille le lâche à l'heure du danger!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ton Apollon, sans doute, en sa prudente course
Pour monter au Parnasse a passé par la Bourse?
Dans ce ciel politique, où souvent on peut voir
Le soleil du matin s'éteindre avant le soir,
La lunette en arrêt, promènes-tu ton rêve
De Guizot qui pâlit à Thiers qui se lève,
Et, sur le temps mobile, aujourd'hui règles-tu
Ta foi barométrique et ta souple vertu?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Arrière l'homme grec dont les strophes serviles
Ont encensé Xerxès le soir des Thermopyles!
et la suite, du même ton, rudoyait fort le ministère.
Il avait envoyé cette pièce à la _Réforme_, dans l'illusion qu'elle
serait insérée. On lui répondit par un refus catégorique, le journal
jugeant inopportun de s'exposer à un procès--pour de la littérature.
Ce fut dans ce temps-là, vers la fin de 1845, à la mort de mon père,
que Bouilhet quitta définitivement la médecine. Il continua son
métier de répétiteur, puis, s'associant à un camarade, se mit à faire
des bacheliers. 1848 ébranla sa foi républicaine; et il devint un
littérateur absolu, curieux seulement de métaphores, de comparaisons,
d'images, et pour tout le reste assez froid.
Sa connaissance profonde du latin (il écrivait dans cette langue
presque aussi facilement qu'en français) lui inspira quelques-unes des
pièces romaines qui sont dans _Festons et Astragales_; puis le poème de
_Melænis_ publié par la _Revue de Paris_, à la veille du coup d'État.
Le moment était funeste pour les vers. Les imaginations, comme les
courages, se trouvaient singulièrement aplaties, et le public, pas plus
que le pouvoir, n'était disposé à permettre l'indépendance de l'esprit.
D'ailleurs, le style, l'art en soi, paraît toujours insurrectionnel
aux gouvernements et immoral aux bourgeois. Ce fut la mode, plus que
jamais, d'exalter le sens commun et de honnir la poésie; pour vouloir
montrer du jugement, on se rua dans la sottise; tout ce qui n'était
pas médiocre ennuyait. Par protestation, il se réfugia vers les mondes
disparus et dans l'extrême Orient; de là les _Fossiles_ et différentes
pièces chinoises.
Cependant, la province l'étouffait. Il avait besoin d'un plus large
milieu, et, s'arrachant à ses affections, il vint habiter Paris.
Mais, à un certain âge, _le sens_ de Paris ne s'acquiert plus; des
choses toutes simples, pour celui qui a humé, enfant, l'air du
boulevard, sont impraticables à un homme de trente-trois ans qui
arrive dans la grande ville avec peu de relations, pas de rentes et
l'inexpérience de la solitude. Alors de mauvais jours commencèrent.
Sa première œuvre, _Madame de Montarcy_, reçue à correction par le
Théâtre-Français, puis refusée à une seconde lecture, attendit pendant
deux ans, et ne parvint sur la scène de l'Odéon qu'au mois de novembre
1856.
Ce fut une représentation splendide. Dès le second acte, les bravos
interrompirent souvent les acteurs; un souffle de jeunesse circulait
dans la salle: on eut quelque chose des émotions de 1830. Le succès se
confirma. Son nom était connu.
Il aurait pu l'exploiter, collaborer, se répandre, gagner de l'argent.
Mais il s'éloigna du bruit, pour aller vivre à Mantes, dans une petite
maison, à l'angle du pont, près d'une vieille tour. Ses amis venaient
le voir le dimanche; sa pièce terminée, il la portait à Paris.
Il en revenait chaque fois avec une extrême lassitude, causée par les
caprices des directeurs, les chicanes de la censure, l'ajournement des
rendez-vous, le temps perdu,--ne comprenant pas que l'Art dans les
questions d'art pût tenir si peu de place! Quand il fit partie d'une
commission nommée pour détruire les abus au Théâtre-Français, il fut le
seul de tous les membres qui n'articula pas de plaintes sur le tarif
des droits d'auteur.
Avec quel plaisir il se remettait à sa distraction quotidienne:
l'apprentissage du chinois, car il l'étudia pendant dix ans de suite,
uniquement pour se pénétrer du génie de la race, voulant faire plus
tard un grand poème sur le Céleste Empire; ou bien, les jours que le
cœur étouffait trop, il se soulageait par des vers lyriques de la
contrainte du théâtre.
La chance, favorable à ses débuts, avait tourné; mais la _Conjuration
d'Amboise_ fut une revanche qui dura tout un hiver.
Six mois plus tard, la place de conservateur à la bibliothèque
municipale de Rouen lui fut donnée. C'était le loisir et la fortune,
un rêve ancien qui se réalisait. Presque aussitôt, une langueur le
saisit,--épuisement de sa lutte trop longue. Pour s'en distraire, il
essaya de différents travaux: il annotait Dubartas, relevait dans
Origène les passages de Celse, avait repris les tragiques grecs, et il
composa rapidement sa dernière pièce, _Mademoiselle Aissé_.
Il n'eut pas le temps de la relire. Son mal (une albuminurie connue
trop tard) était irrémédiable, et le 18 juillet 1869, il expira sans
douleur, ayant près de lui une vieille amie de sa jeunesse, avec un
enfant qui n'était pas le sien, et qu'il chérissait comme son fils.
Leur tendresse avait redoublé pendant les derniers jours. Mais deux
autres personnes se montrèrent simplement atroces,--comme pour
confirmer cette règle qui veut que les poètes trouvent dans leur
famille les plus amers découragements; car les observations énervantes,
les sarcasmes mielleux, l'outrage direct fait à la Muse, tout ce qui
renfonce dans le désespoir, tout ce qui vous blesse au cœur, rien ne
lui a manqué,--jusqu'à l'empiètement sur la conscience, jusqu'au viol
de l'agonie!
Ses compatriotes se portèrent à ses funérailles comme à l'enterrement
des hommes publics, les moins lettrés comprenant qu'une intelligence
supérieure venait de s'éteindre, qu'une grande force était perdue.
La presse parisienne tout entière s'associa à cette douleur; les plus
hostiles même n'épargnèrent pas les regrets; ce fut comme une couronne
envoyée de loin sur son tombeau. Un écrivain catholique y jeta de la
fange.
Sans doute, les connaisseurs de vers doivent déplorer qu'une lyre
pareille soit muette pour toujours; mais ceux qu'il avait initiés à ses
plans, qui profitèrent de ses conseils, qui enfin connaissaient toute
la puissance de son esprit, peuvent seuls se figurer à quelle hauteur
il serait parvenu.
Il laisse, outre ce volume et _Aissé_, trois comédies en prose, une
féerie, et le premier acte du _Pèlerinage de Saint-Jacques_, drame en
vers et en dix tableaux.
Il avait en projet deux petits poèmes: l'un intitulé _le Bœuf_,
pour peindre la vie rustique du Latium; l'autre, _le Dernier Banquet_,
aurait fait voir un cénacle de patriciens qui, pendant la nuit où les
soldats d'Alaric vont prendre Rome, s'empoisonnent tous dans un festin,
en disant la grandeur de l'antiquité et la petitesse du monde moderne.
De plus, il voulait faire un roman sur les païens du Ve siècle,
contre-partie des _Martyrs_, mais avant tout son conte chinois, dont
le scénario est complètement écrit; enfin, comme ambition suprême,
un poème résumant la science moderne et qui aurait été le _De naturâ
rerum_ de notre âge.

III
A qui appartient-il de classer les talents des contemporains, comme si
on était supérieur à tous, de dire: Celui-ci est le premier, celui-là
le second, cet autre le troisième? Les revirements de la célébrité
sont nombreux. Il y a des chutes sans retour, de longues éclipses, des
réapparitions triomphantes. Ronsard, avant Sainte-Beuve, n'était-il
pas oublié? Autrefois, Saint-Amant passait pour un moindre poète que
Jacques Delille. _Don Quichotte_, _Gil Blas_, _Manon Lescaut_, _la
Cousine Bette_ et tous les chefs-d'œuvre du roman n'ont pas eu
le succès de _l'Oncle Tom_. J'ai entendu dans ma jeunesse faire des
parallèles entre Casimir Delavigne et Victor Hugo; et il semble que
«notre grand poète national» commence à déchoir. Donc il convient
d'être timide. La postérité nous déjuge. Elle rira peut-être de nos
dénigrements, plus encore de nos admirations;--car la gloire d'un
écrivain ne relève pas du suffrage universel, mais d'un petit groupe
d'intelligences qui à la longue impose son jugement.
Quelques-uns vont se récrier que je décerne à mon ami une place trop
haute. Ils ne savent pas plus que moi celle qui lui restera.
Parce que son premier ouvrage est écrit en stances de six vers, à rimes
triplées, comme _Namouna_, et débute ainsi:
De tous ceux qui jamais ont promené dans Rome,
Du quartier de Suburre au mont Capitolin,
Le cothurne à la grecque et la toge de lin,
Le plus beau fut Paulus...,
tournure pareille à cette autre:
De tous les débauchés de la ville du monde
Où le libertinage est à meilleur marché,
De la plus vieille en vice et de la plus féconde,
Je veux dire Paris, le plus grand débauché
C'était Jacques Rolla...
Sans rien voir de plus, et méconnaissant toutes les différences de
facture, de poétique et de tempérament, on a déclaré que l'auteur
de _Melænis_ copiait Alfred de Musset! Ce fut une condamnation sans
appel, une rengaine,--tant il est commode de poser sur les choses une
étiquette pour se dispenser d'y revenir.
Je voudrais bien n'avoir pas l'air d'insulter les dieux. Mais qu'on
m'indique, chez Musset, un ensemble quelconque où la description, le
dialogue et l'intrigue s'enchaînent pendant plus de deux mille vers,
avec une telle suite de composition et une pareille tenue dans le
langage, une œuvre enfin de cette envergure-là? Quel art il a fallu
pour reproduire toute la société romaine d'une manière qui ne sentît
pas le pédant, et dans les bornes étroites d'une fable dramatique!
Si l'on cherche dans les poésies de Louis Bouilhet l'idée mère,
l'élément génial, on y trouvera une sorte de naturalisme qui fait
songer à la Renaissance. Sa haine du commun l'écartait de toute
platitude, sa pente vers l'héroïque était rectifiée par de l'esprit;
car il avait beaucoup d'esprit,--et c'est même une face de son talent,
presque inconnue; il la tenait un peu dans l'ombre, la jugeant
inférieure. Mais, à présent, rien n'empêche d'avouer qu'il excellait
aux épigrammes, quatrains, acrostiches, rondeaux, bouts-rimés et autres
«joyeusetés» faites par distraction, comme débauche. Il en faisait
aussi par complaisance. Je retrouve des discours officiels pour des
fonctionnaires, des compliments de jour de l'an pour une petite fille,
des stances pour un coiffeur, pour le baptême d'une cloche, pour le
passage d'un souverain. Il dédia à un de nos amis, blessé en 1848,
une ode sur le patron de _la Prise de Namur_, où l'emphase atteint
au sublime de l'ennui. Un autre ayant abattu d'un coup de fouet une
vipère, il lui expédia un morceau intitulé: _Lutte d'un monstre et
d'un artiste français_, qui contient assez de tournures poncives, de
métaphores boiteuses et de périphrases idiotes pour servir de modèle
ou d'épouvantail. Mais son triomphe, c'était le genre Béranger!
Quelques intimes se rappelleront éternellement _le Bonnet de coton_, un
chef-d'œuvre célébrant «la gloire, les belles et la philosophie», à
faire crever d'émulation tous les membres du Caveau!
Il avait le don de l'amusement,--chose rare chez un poète. Que l'on
oppose les pièces chinoises aux pièces romaines, _Néera_ au _Lied
normand_, _Pastel_ à _Clair de lune_, _Chronique de printemps_ à
_Sombre Églogue_, _le Navire_ à _une Soirée_, et on reconnaîtra combien
il était fertile et ingénieux.
Il a dramatisé toutes les passions, dit les plaintes de la momie,
les triomphes du néant, la tristesse des pierres, exhumé des mondes,
peint des peuples barbares, fait des paysages de la Bible et des
chants de nourrices. Quant à la hauteur de son imagination, elle
paraît suffisamment prouvée par les _Fossiles_, cette œuvre que
Théophile Gautier appelait «la plus difficile, peut-être, qu'ait
tentée un poète»! j'ajoute: le seul poème scientifique de toute la
littérature française qui soit cependant de la poésie. Les stances à la
fin sur l'homme futur montrent de quelle façon il comprenait les plus
transcendantes utopies;--et sa _Colombe_ restera peut-être comme la
profession de foi historique du XIXe siècle en matière religieuse. A
travers cette sympathie universelle, son individualité perce nettement;
elle se manifeste par des accents lugubres ou ironiques dans _Dernière
Nuit_, _A une femme_, _Quand vous m'avez quitté_, _boudeuse_, etc.,
tandis qu'elle éclate d'une manière presque sauvage dans _la Fleur
rouge_, ce cri unique et suraigu.
Sa forme est bien à lui, sans parti pris d'école, sans recherche de
l'effet, souple et véhémente, pleine et imagée, musicale toujours.
La moindre de ses pièces a une composition. Les rejets, les
entrelacements, les rimes, tous les secrets de la métrique, il les
possède; aussi son œuvre fourmille-t-elle de bons vers, de ces vers
tout d'une venue et qui sont bons partout, dans _le Lutrin_ comme dans
_les Châtiments_. Je prends au hasard:
--S'allonge en crocodile et finit en oiseau[1].
--Un grand ours au poil brun, coiffé d'un casque d'or.
--C'était un muletier qui venait de Capoue.
--Le ciel était tout bleu, comme une mer tranquille.
--Mille choses qu'on voit dans le hasard des foules.
[1] Pour décrire un ptérodactile.
Et celui-ci pour la sainte Vierge:
Pâle éternellement d'avoir porté son Dieu.
Car il est classique, dans un certain sens. _L'Oncle Million_, entre
autres, n'est-il pas d'un français excellent?
Des vers! écrire en vers. Mais c'est une folie!
J'en sais de moins timbrés qu'on enferme et qu'on lie!
Morbleu! qui parle en vers? la belle invention!
Est-ce que j'en fais, moi? l'imagination,
Est-ce que j'en ai, moi? Fils de mes propres œuvres,
Il m'a fallu, mon cher, avaler des couleuvres
Pour te donner un jour le plaisir émouvant
De guetter, lyre en main, l'endroit d'où vient le vent!
Ces frivolités-là sagement entendues
Sont bonnes, si l'on veut, à nos heures perdues;
Moi-même, j'ai connu dans une autre maison
Un commis bon enfant qui tournait la chanson.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
et plus loin:
Mais je dis que Léon n'est pas même un poète!
Lui, poète, allons donc! que me chantez-vous là,
Moi qui l'ai vu chez nous, pas plus haut que cela!
Comment? qu'a-t-il en lui qui passe l'ordinaire?
C'est un écervelé, c'est un visionnaire,
C'est un simple idiot, et je vous réponds, moi,
Qu'il fera le commerce ou qu'il dira pourquoi!
Voilà un style qui va droit au but, où l'on ne sent pas l'auteur; le
mot disparaît dans la clarté même de l'idée, ou plutôt, se collant
dessus, ne l'embarrasse dans aucun de ses mouvements, et se prête à
l'action.
Mais on m'objectera que toutes ces qualités sont perdues à la scène;
bref, qu'il: «n'entendait pas le théâtre»!
Les soixante-dix-huit représentations de _Montarcy_, les quatre-vingts
d'_Hélène Peyron_ et les cent cinq de _la Conjuration d'Amboise_
témoignent du contraire. Puis il faudrait savoir ce qui convient au
théâtre,--et d'abord reconnaître qu'une question y domine toutes les
autres: celle du succès, du succès immédiat et lucratif.
Les plus expérimentés s'y trompent,--ne pouvant suivre assez
promptement les variations de la mode. Autrefois, on allait au
spectacle pour entendre de belles pensées en beau langage; vers 1830,
on a aimé la passion furieuse, le rugissement à l'état fixe; plus
tard, une action si rapide que les héros n'avaient pas le temps de
parler; ensuite la thèse, le but social; après quoi est venue la rage
des traits d'esprit; et maintenant toute faveur semble acquise à la