Trois contes, suivis de mélanges - 07

La table proconsulaire occupait, sous la tribune dorée, une estrade
en planches de sycomore. Des tapis de Babylone l'enfermaient dans une
espèce de pavillon.
Trois lits d'ivoire, un en face et deux sur les flancs, contenaient
Vitellius, son fils et Antipas; le proconsul étant près de la porte, à
gauche, Aulus à droite, le tétrarque au milieu.
Il avait un lourd manteau noir, dont la trame disparaissait sous des
applications de couleur, du fard aux pommettes, la barbe en éventail,
et de la poudre d'azur dans ses cheveux, serrés par un diadème de
pierreries. Vitellius gardait son baudrier de pourpre, qui descendait
en diagonale sur une toge de lin. Aulus s'était fait nouer dans le dos
les manches de sa robe en soie violette, lamée d'argent. Les boudins de
sa chevelure formaient des étages, et un collier de saphirs étincelait
à sa poitrine, grasse et blanche comme celle d'une femme. Près de lui,
sur une natte et jambes croisées, se tenait un enfant très beau, qui
souriait toujours. Il l'avait vu dans les cuisines, ne pouvait plus
s'en passer, et, ayant peine à retenir son nom chaldéen, l'appelait
simplement: «l'Asiatique». De temps à autre, il s'étalait sur le
triclinium. Alors, ses pieds nus dominaient l'assemblée.
De ce côté-là, il y avait les prêtres et les officiers d'Antipas, des
habitants de Jérusalem, les principaux des villes grecques; et, sous
le proconsul: Marcellus avec les publicains, des amis du tétrarque,
les personnages de Kana, Ptolémaïde, Jéricho; puis, pêle-mêle, des
montagnards du Liban, et les vieux soldats d'Hérode: douze Thraces,
un Gaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelles, des pâtres de
l'Idumée, le sultan de Palmyre, des marins d'Éziongaber. Chacun avait
devant soi une galette de pâte molle, pour s'essuyer les doigts; et les
bras, s'allongeant comme des cous de vautour, prenaient des olives, des
pistaches, des amandes. Toutes les figures étaient joyeuses, sous des
couronnes de fleurs.
Les Pharisiens les avaient repoussées comme indécence romaine.
Ils frissonnèrent quand on les aspergea de galbanum et d'encens,
composition réservée aux usages du Temple.
Aulus en frotta son aisselle; et Antipas lui en promit tout un
chargement, avec trois couffes de ce véritable baume, qui avait fait
convoiter la Palestine à Cléopâtre.
Un capitaine de sa garnison de Tibériade, survenu tout à l'heure,
s'était placé derrière lui, pour l'entretenir d'événements
extraordinaires. Mais son attention était partagée entre le proconsul
et ce qu'on disait aux tables voisines.
On y causait de Iaokanann et des gens de son espèce; Simon de Gittoï
lavait les péchés avec du feu. Un certain Jésus...
«Le pire de tous, s'écria Éléazar. Quel infâme bateleur!»
Derrière le tétrarque, un homme se leva, pâle comme la bordure de sa
chlamyde. Il descendit l'estrade, et, interpellant les Pharisiens:
«Mensonge! Jésus fait des miracles!» Antipas désirait en voir.
«Tu aurais dû l'amener! Renseigne-nous!»
Alors il conta que lui, Jacob, ayant une fille malade, s'était rendu
à Capharnaüm, pour supplier le Maître de vouloir la guérir. Le Maître
avait répondu: «Retourne chez toi, elle est guérie!» Et il l'avait
trouvée sur le seuil, étant sortie de sa couche quand le gnomon du
palais marquait la troisième heure, l'instant même où il abordait Jésus.
Certainement, objectèrent les Pharisiens, il existait des pratiques,
des herbes puissantes! Ici même, à Machærous, quelquefois on trouvait
le baaras qui rend invulnérable; mais guérir sans voir ni toucher était
une chose impossible, à moins que Jésus n'employât les démons.
Et les amis d'Antipas, les principaux de la Galilée, reprirent, en
hochant la tête:
«Les démons, évidemment.»
Jacob, debout entre leur table et celle des prêtres, se taisait d'une
manière hautaine et douce.
Ils le sommaient de parler:--«Justifie son pouvoir!»
Il courba les épaules, et à voix basse, lentement, comme effrayé de
lui-même:
«Vous ne savez donc pas que c'est le Messie?»
Tous les prêtres se regardèrent; et Vitellius demanda l'explication du
mot. Son interprète fut une minute avant de répondre.
Ils appelaient ainsi un libérateur qui leur apporterait la jouissance
de tous les biens et la domination de tous les peuples. Quelques-uns
même soutenaient qu'il fallait compter sur deux. Le premier serait
vaincu par Gog et Magog, des démons du Nord; mais l'autre exterminerait
le Prince du Mal; et, depuis des siècles, ils l'attendaient à chaque
minute.
Les prêtres s'étant concertés, Éléazar prit la parole.
D'abord le Messie serait enfant de David, et non d'un charpentier; il
confirmerait la loi. Ce Nazaréen l'attaquait; et, argument plus fort,
il devait être précédé de la venue d'Élie.
Jacob répliqua:
«Mais il est venu, Élie!
--Élie! Élie!» répéta la foule, jusqu'à l'autre bout de la salle.
Tous, par l'imagination, apercevaient un vieillard sous un vol de
corbeaux, la foudre allumant un autel, des pontifes idolâtres jetés aux
torrents; et les femmes, dans les tribunes, songeaient à la veuve de
Sarepta.
Jacob s'épuisait à redire qu'il le connaissait! Il l'avait vu! et le
peuple aussi!
«Son nom?»
Alors, il cria de toutes ses forces:
«Iaokanann!»
Antipas se renversa comme frappé en pleine poitrine. Les Saducéens
avaient bondi sur Jacob. Éléazar pérorait, pour se faire écouter.
Quand le silence fut rétabli, il drapa son manteau, et comme un juge
posa des questions.
«Puisque le prophète est mort...»
Des murmures l'interrompirent. On croyait Élie disparu seulement.
Il s'emporta contre la foule, et, continuant son enquête:
«Tu penses qu'il est ressuscité?
--Pourquoi pas?» dit Jacob.
Les Saducéens haussèrent les épaules; Jonathas, écarquillant ses
petits yeux, s'efforçait de rire comme un bouffon. Rien de plus sot
que la prétention du corps à la vie éternelle; et il déclama, pour le
proconsul, ce vers d'un poète contemporain:
_Nec crescit, nec post mortem durare videtur._
Mais Aulus était penché au bord du triclinium, le front en sueur, le
visage vert, les poings sur l'estomac.
Les Saducéens feignirent un grand émoi;--le lendemain, la sacrificature
leur fut rendue.--Antipas étalait du désespoir; Vitellius demeurait
impassible. Ses angoisses étaient pourtant violentes; avec son fils, il
perdait sa fortune.
Aulus n'avait pas fini de se faire vomir, qu'il voulut remanger.
«Qu'on me donne de la râpure de marbre, du schiste de Naxos, de l'eau
de mer, n'importe quoi! Si je prenais un bain?»
Il croqua de la neige, puis, ayant balancé entre une terrine de
Commagène et des merles roses, se décida pour des courges au miel.
L'Asiatique le contemplait, cette faculté d'engloutissement dénotant un
être prodigieux et d'une race supérieure.
On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, des
hachis dans des feuilles de pampre; et les prêtres discutaient sur la
résurrection. Ammonius, élève de Philon le Platonicien, les jugeait
stupides, et le disait à des Grecs qui se moquaient des oracles.
Marcellus et Jacob s'étaient joints. Le premier narrait au second
le bonheur qu'il avait ressenti sous le baptême de Mithra, et Jacob
l'engageait à suivre Jésus. Les vins de palme et de tamaris, ceux de
Safet et de Byblos, coulaient des amphores dans les cratères, des
cratères dans les coupes, des coupes dans les gosiers; on bavardait,
les cœurs s'épanchaient. Iaçim, bien que Juif, ne cachait plus son
admiration des planètes. Un marchand d'Aphaka ébahissait des nomades,
en détaillant les merveilles du temple d'Hiérapolis; et ils demandaient
combien coûterait le pèlerinage. D'autres tenaient à leur religion
natale. Un Germain presque aveugle chantait un hymne célébrant ce
promontoire de la Scandinavie, où les dieux apparaissent avec les
rayons de leurs figures; et des gens de Sichem ne mangèrent pas de
tourterelles, par déférence pour la colombe Azima.
Plusieurs causaient debout, au milieu de la salle; et la vapeur des
haleines avec les fumées des candélabres faisait un brouillard dans
l'air. Phanuel passa le long des murs. Il venait encore d'étudier le
firmament, mais n'avançait pas jusqu'au tétrarque, redoutant les taches
d'huile qui, pour les Esséniens, étaient une grande souillure.
Des coups retentirent contre la porte du château.
On savait maintenant que Iaokanann s'y trouvait détenu. Des hommes avec
des torches grimpaient le sentier; une masse noire fourmillait dans le
ravin; et ils hurlaient de temps à autre: «Iaokanann! Iaokanann!
--Il dérange tout! dit Jonathas.
--On n'aura plus d'argent, s'il continue! ajoutèrent les Pharisiens.»
Et des récriminations partaient:
«Protège-nous!
--Qu'on en finisse!
--Tu abandonnes la religion!
--Impie comme les Hérode!
--Moins que vous! répliqua Antipas. C'est mon père qui a édifié votre
temple!»
Alors, les Pharisiens, les fils des proscrits, les partisans de
Matathias, accusèrent le tétrarque des crimes de sa famille.
Ils avaient des crânes pointus, la barbe hérissée, des mains faibles et
méchantes, ou la face camuse, de gros yeux ronds, l'air de bouledogues.
Une douzaine, scribes et valets des prêtres, nourris par le rebut
des holocaustes, s'élancèrent jusqu'au bas de l'estrade; et avec des
couteaux ils menaçaient Antipas, qui les haranguait, pendant que les
Saducéens le défendaient mollement. Il aperçut Mannaëi et lui fit signe
de s'en aller, Vitellius indiquant par sa contenance que ces choses ne
le regardaient pas.
Les Pharisiens, restés sur leurs tricliniums, se mirent dans une fureur
démoniaque. Ils brisèrent les plats devant eux. On leur avait servi le
ragoût chéri de Mécène, de l'âne sauvage, une viande immonde.
Aulus les railla à propos de la tête d'âne, qu'ils honoraient,
disait-on, et débita d'autres sarcasmes sur leur antipathie du
pourceau. C'était sans doute parce que cette grosse bête avait tué leur
Bacchus, et ils aimaient trop le vin, puisqu'on avait découvert dans le
Temple une vigne d'or.
Les prêtres ne comprenaient pas ses paroles. Phinées, Galiléen
d'origine, refusa de les traduire. Alors, sa colère fut démesurée,
d'autant plus que l'Asiatique, pris de peur, avait disparu; et le repas
lui déplaisait, les mets étant vulgaires, point déguisés suffisamment!
Il se calma, en voyant des queues de brebis syriennes, qui sont des
paquets de graisse.
Le caractère des Juifs semblait hideux à Vitellius. Leur dieu pouvait
bien être Moloch, dont il avait rencontré des autels sur la route; et
les sacrifices d'enfants lui revinrent à l'esprit, avec l'histoire de
l'homme qu'ils engraissaient mystérieusement. Son cœur de Latin
était soulevé de dégoût par leur intolérance, leur rage iconoclaste,
leur achoppement de brute. Le proconsul voulait partir; Aulus s'y
refusa.
La robe abaissée jusqu'aux hanches, il gisait derrière un monceau de
victuailles, trop repu pour en prendre, mais s'obstinant à ne point les
quitter.
L'exaltation du peuple grandit. Ils s'abandonnèrent à des projets
d'indépendance. On rappelait la gloire d'Israël. Tous les conquérants
avaient été châtiés: Antigone, Crassus, Varus...
«Misérables!» dit le proconsul; car il entendait le syriaque; son
interprète ne servait qu'à lui donner du loisir pour répondre.
Antipas, bien vite, tira la médaille de l'empereur, et, l'observant
avec tremblement, il la présentait du côté de l'image.
Les panneaux de la tribune d'or se déployèrent tout à coup; et à la
splendeur des cierges, entre ses esclaves et des festons d'anémone,
Hérodias apparut, coiffée d'une mitre assyrienne qu'une mentonnière
attachait à son front; ses cheveux en spirales s'épandaient sur un
péplos d'écarlate, fendu dans la longueur des manches. Deux monstres
en pierre, pareils à ceux du trésor des Atrides, se dressant contre la
porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions; et du haut de la
balustrade qui dominait Antipas, avec une patère à la main, elle cria:
«Longue vie à César!»
Cet hommage fut répété par Vitellius, Antipas et les prêtres.
Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et
d'admiration. Une jeune fille venait d'entrer.
Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on
distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la
blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-pigeon, en couvrant les
épaules, tenait aux reins par une ceinture d'orfèvrerie. Ses caleçons
noirs étaient semés de mandragores, et d'une manière indolente, elle
faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri.
Sur le haut de l'estrade, elle retira son voile. C'était Hérodias,
comme autrefois dans sa jeunesse. Puis elle se mit à danser.
Ses pieds passaient l'un devant l'autre, au rythme de la flûte et
d'une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu'un, qui
s'enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu'un papillon,
comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à
s'envoler.
Les sons funèbres de la gingras remplacèrent les crotales.
L'accablement avait suivi l'espoir. Ses attitudes exprimaient des
soupirs, et toute sa personne une telle langueur, qu'on ne savait pas
si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Les paupières
entre-closes, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des
ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage
demeurait immobile, et ses pieds n'arrêtaient pas.
Vitellius la compara à Mnester, le pantomime. Aulus vomissait encore.
Le tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias.
Il crut la voir près des Saducéens. La vision s'éloigna.
Ce n'était pas une vision. Elle avait fait instruire, loin de
Machærous, Salomé sa fille, que le tétrarque aimerait; et l'idée était
bonne. Elle en était sûre, maintenant!
Puis, ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa
comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes,
comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés,
pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses
oreilles sautaient, l'étoffe de son dos chatoyait; de ses bras, de
ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d'invisibles étincelles qui
enflammaient les hommes. Une harpe chanta; la multitude y répondit par
des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle
se courba si bien que son menton frôlait le plancher; et les nomades
habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les
avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous,
dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise.
Ensuite, elle tourna autour de la table d'Antipas, frénétiquement,
comme le rhombe des sorcières; et d'une voix que des sanglots de
volupté entrecoupaient, il lui disait: «Viens! viens!» Elle tournait
toujours; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. Mais
le tétrarque criait plus fort: «Viens! viens! Tu auras Capharnaüm! la
plaine de Tibérias! mes citadelles! la moitié de mon royaume!»
Elle se jeta sur les mains, les talons en l'air, parcourut ainsi
l'estrade comme un grand scarabée; et s'arrêta, brusquement.
Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Les fourreaux de
couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l'épaule,
comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, à une coudée du sol.
Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque
terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du
marbre blanc.
Elle ne parlait pas. Ils se regardaient.
Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut;
et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d'un air enfantin:
«Je veux que tu me donnes dans un plat, la tête...» Elle avait oublié
le nom, mais reprit en souriant: «La tête de Iaokanann!»
Le tétrarque s'affaissa sur lui-même, écrasé.
Il était contraint par sa parole, et le peuple attendait. Mais la
mort qu'on lui avait prédite, en s'appliquant à un autre, peut-être
détournerait la sienne? Si Iaokanann était véritablement Élie, il
pourrait s'y soustraire; s'il ne l'était pas, le meurtre n'avait plus
d'importance.
Mannaëi était à ses côtés, et comprit son intention.
Vitellius le rappela pour lui confier le mot d'ordre des sentinelles
gardant la fosse.
Ce fut un soulagement. Dans une minute, tout serait fini!
Cependant, Mannaëi n'était guère prompt en besogne.
Il rentra, mais bouleversé.
Depuis quarante ans, il exerçait la fonction de bourreau. C'était lui
qui avait noyé Aristobule, étranglé Alexandre, brûlé vif Matathias,
décapité Zosime, Pappus, Joseph et Antipater; et il n'osait tuer
Iaokanann! Ses dents claquaient, tout son corps tremblait.
Il avait aperçu devant la fosse le Grand Ange des Samaritains, tout
couvert d'yeux et brandissant un immense glaive, rouge, et dentelé
comme une flamme. Deux soldats amenés en témoignage pouvaient le dire.
Ils n'avaient rien vu, sauf un capitaine juif, qui s'était précipité
sur eux, et qui n'existait plus.
La fureur d'Hérodias dégorgea en un torrent d'injures populacières et
sanglantes. Elle se cassa les ongles au grillage de la tribune, et les
deux lions sculptés semblaient mordre ses épaules et rugir comme elle.
Antipas l'imita, les prêtres, les soldats, les Pharisiens, tous
réclamant une vengeance, et les autres, indignés qu'on retardât leur
plaisir.
Mannaëi sortit, en se cachant la face.
Les convives trouvèrent le temps encore plus long que la première fois.
On s'ennuyait.
Tout à coup, un bruit de pas se répercuta dans les couloirs. Le malaise
devenait intolérable.
La tête entra;--et Mannaëi la tenait par les cheveux, au bout de son
bras, fier des applaudissements.
Quand il l'eut mise sur un plat, il l'offrit à Salomé.
Elle monta lestement dans la tribune; plusieurs minutes après, la tête
fut rapportée par cette vieille femme que le tétrarque avait distinguée
le matin sur la plate-forme d'une maison, et tantôt dans la chambre
d'Hérodias.
Il se reculait pour ne pas la voir. Vitellius y jeta un regard
indifférent.
Mannaëi descendit l'estrade et l'exhiba aux capitaines romains, puis à
tous ceux qui mangeaient de ce côté.
Ils l'examinèrent.
La lame aiguë de l'instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la
mâchoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caillé
déjà, parsemait la barbe. Les paupières closes étaient blêmes comme des
coquilles; et les candélabres à l'entour envoyaient des rayons.
Elle arriva à la table des prêtres. Un Pharisien la retourna
curieusement; et Mannaëi, l'ayant remise d'aplomb, la posa devant
Aulus, qui en fut réveillé. Par l'ouverture de leurs cils, les
prunelles mortes et les prunelles éteintes semblaient se dire quelque
chose.
Ensuite Mannaëi la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les
joues du tétrarque.
Les flambeaux s'éteignaient. Les convives partirent; et il ne resta
plus dans la salle qu'Antipas, les mains contre ses tempes, et
regardant toujours la tête coupée, tandis que Phanuel, debout au milieu
de la grande nef, murmurait des prières, les bras étendus.

A l'instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiés autrefois par
Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée.
Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement.
Puis il leur montra l'objet lugubre, sur le plateau, entre les débris
du festin. Un des hommes lui dit:
«Console-toi! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ!»
L'Essénien comprenait maintenant ces paroles: «Pour qu'il croisse, il
faut que je diminue.»
Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann, s'en allèrent du
côté de la Galilée.
Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement.

NOTES
=Alexandre=, =Antipater=, =Aristobule=, fils d'Hérode le
Grand.
=Antigone=, probablement le roi des Juifs qui, placé sur le trône
par les Parthes, en fut renversé par Hérode le Grand que soutenait
Antoine.
=Antonia (Tour d').= Cette forteresse fut élevée à Jérusalem par
Hérode le Grand, en l'honneur de Marc-Antoine.
=Aphaka=, ancienne ville de la Syrie, où s'élevait un temple
célèbre consacré à Vénus.
=Ascalon=, l'une des cinq cités royales des Philistins, dans la
Phénicie, sur les bords de la Méditerranée.
=Azima.= «On a coutume de citer que les Samaritains ont rendu, sur
Garizim, les honneurs divins à une colombe sous le nom d'Achima. C'est
une inculpation juive qui n'est provenue sans doute que d'une fausse
interprétation faite à dessein.»
(Strauss. _Vie de Jésus_, t. Ier, 2e section, ch. II, § L.)
=Baaras=, plante merveilleuse du Liban, qu'on prétendait invisible
le jour et lumineuse la nuit, pouvant transmuer les métaux en or et
détruire les sortilèges.
=Batanée=, petite contrée de l'ancienne Palestine, à l'est du
Jourdain.
=Caïus=, surnommé Caligula.
=Calamistré=, frisé, bouclé, lustré.
=Calcédoine=, sorte d'agate que distingue une nébulosité laiteuse.
=Capharnaüm=, ville commerçante située près du lac de Génésareth
et de l'embouchure du Jourdain.
=Clites=, peuples de la Cilicie contre lesquels, dit Plutarque,
Vitellius envoya Tréballius avec quatre mille légionnaires, pour les
contraindre à payer l'impôt qu'ils refusaient.
=Couffes=, sorte de cabas ou de paniers pour l'emballage des
marchandises.
=Crassus=, le général romain, vainqueur de Spartacus, triumvir, et
massacré en Syrie par les Parthes.
=Crotales=, espèce de castagnettes consistant en une pièce mobile
qui frappait sur une pièce fixe.
=Edom=, surnom d'Esaü.
=Endor=, petite ville de Palestine, au sud de Nazareth et près de
laquelle, dans une grotte, habitait une pythonisse fameuse chez les
Juifs.
=Engaddi=, ville de Palestine, non loin de la mer Morte, et dont
les environs étaient fertiles en vignes, en palmiers et en résines.
=Esquol.= «Là se trouve la vallée d'_Escol_ (grappe), d'où les
explorateurs qu'avait envoyés Moïse rapportèrent un pampre et une
grappe de raisin que deux hommes portèrent sur un bâton... Là sont
aussi les vignes d'Engaddi.» (S. Munk. _Palestine._)
=Esséniens=, sectaires juifs qui ne sacrifiaient pas de victimes
et dont la morale austère était conforme à celle que plus tard proclama
l'Évangile.
=Eziongaber= (épine dorsale du géant), sur la mer Rouge.
=Galbanum=, gomme-résine graisseuse autrefois très employée.
=Galaad=, contrée boisée et montagneuse à l'est du Jourdain.
=Garizim=, montagne de l'ancienne Palestine, où les Samaritains
avaient élevé un temple rival de celui de Jérusalem.
=Gingras=, sorte de petites flûtes dont on se servait en Phénicie.
=Hébron=, ville de Palestine autrefois très importante, au sud de
Jérusalem; aujourd'hui Cabre-Ibrahim.
=Hérode-Antipas=, fils d'Hérode le Grand, et nommé par Auguste
tétrarque de Galilée. Ayant voulu se soustraire à la domination de
Rome, il fut exilé par Caligula d'abord dans les Gaules, puis en
Espagne, où il mourut obscurément avec Hérodiade ou Hérodias.
=Hiérapolis= (ville sacrée), ville de l'ancienne Asie Mineure,
dans la Phrygie, célèbre par ses temples païens et par ses eaux
minérales.
=Hircan=, ou Hyrcan, grand sacrificateur et roi des Juifs. Détrôné
par son frère Aristobule et rétabli sur le trône par César, il fut de
nouveau renversé par Antigone, fils d'Aristobule, puis mis à mort par
Hérode.
=Karmel=, ville de l'ancienne Palestine, non loin d'Hébron.
=Laticlave=, tunique romaine portée seulement par les sénateurs et
les premiers magistrats.
=Machærous=, forteresse située à 60 stades du Jourdain, bâtie par
Alexandre Jannée, rasée par Galinius et relevée par Hérode. C'est là
que Jean-Baptiste fut décapité. Selon Seetjen, cette place existerait
encore sous le nom de Mkaur, ou plutôt Om-Kaur. (S. Munk. _Palestine._)
=Makkabi= (Macchabées), nom de sept frères martyrisés sous
Antiochus Epiphane (vers l'an 168 av. J.-C.), pour avoir refusé de
sacrifier aux idoles.
=Mithra=, dieu suprême des anciens Perses, génie du bien, principe
régénérateur et fécond.
=Néhémias= (Néhémie), législateur hébreu, qui obtint d'Artaxerxès
Longue-Main la permission d'aller rebâtir le temple de Jérusalem. Il
rétablit la loi mosaïque dans sa pureté.
=Pappus.= Il était mort sur le champ de bataille. Hérode lui fit
couper la tête, qu'il envoya à Phéroas pour se venger de la mort de son
frère.
=Pharisiens=, sectaires juifs opposés aux Saducéens; ils
professaient une plus grande sainteté de vie et un plus religieux
attachement aux pratiques extérieures du culte.
=Saducéens=, sectaires juifs qui niaient l'immortalité de l'âme et
la résurrection, et se vantaient d'observer dans toutes leurs actions
une exacte justice.
=Sarepta.= «Alors la parole de l'Éternel lui fut adressée,
disant: Lève-toi et va-t'en à Sarepta, et demeure là. Voici, j'ai
commandé là à une femme veuve de t'y nourrir.» (_Rois_, liv. Ier, ch.
XVII, vers. 8 à 24.)
=Sichem=, ville de l'ancienne Palestine, au sud-est de la ville de
Samarie.
=Simon de Gittoï=, plus connu sous le nom de Simon le Magicien,
personnage extraordinaire du village de Gitta, Gittou ou Gittoï, en
Samarie. Il est parlé de lui au livre des Actes, VIII-5. (Voir Renan.
_Les Apôtres_, p. 153.)
=Sion=, l'une des montagnes de Jérusalem, ou cette ville même par
extension.
=Sorek=, torrent au nord-ouest de Jérusalem.
=Tibérias= ou =Tibériade=, ville fondée par Hérode-Antipas,
sur les bords du lac de Génésareth, et qu'il appela de ce nom, pour se
concilier la faveur de Tibère.
=Toge=, robe de laine longue et très ample que les Romains
portaient par-dessus la tunique.
=Triclinium=, lit sur lequel les Romains s'étendaient pour prendre
leurs repas.
=Umbo=, partie centrale et convexe du bouclier.
=Varus=, le général romain fameux par la victoire remportée sur
les Germains.
=Yemen=, partie principale de l'Arabie heureuse des anciens.

FIN DES TROIS CONTES.


MÉLANGES


AVIS

En dehors des romans et des ouvrages dramatiques réunis dans notre
édition, Gustave Flaubert n'a publié de son vivant que quelques pages:
Une préface à un recueil posthume des derniers vers de son ami Louis
Bouilhet.
Une lettre adressée sous forme de brochure au conseil municipal de
Rouen, à propos du monument commémoratif à élever au poète.
Nous les donnons en tête de ces Mélanges.
De plus, un article sur les pierres de Karnac a paru en 1858 dans
_l'Artiste_. Il fait partie du Voyage en Bretagne, et il y reprend,
dans notre édition, sa véritable place.
Quelques pages écrites sur le Nil, intitulées par Flaubert: _A bord de
la Cange_, parurent, après sa mort, en 1880, dans le _Gaulois_.
Nous les publions également dans les ŒUVRES INÉDITES.
Quant aux ŒUVRES INÉDITES elles-mêmes, elles appartiennent à des
genres divers: histoire, voyages, romans, théâtre, critique, etc. Avant
d'écrire _Madame Bovary_, Gustave Flaubert s'y était essayé et l'on
aura une idée de l'étendue et de la variété de ces premiers travaux,
dont il avait gardé les manuscrits, par la liste suivante de leurs
titres:
OPUSCULES HISTORIQUES
La mort du duc de Guise, 1835.
Chronique normande du Xe siècle, 1836.
Deux mains sur une couronne, ou pendant le XVe siècle, 1836.
Essai sur la lutte du sacerdoce et de l'empire, 1838.
Rome et les Césars, 1839.

VOYAGES
Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne), 1847 (terminé).
Diverses notes de voyages, aux Pyrénées, en Corse, en Espagne et en
Orient, de 1840 à 1850.

CONTES ET ROMANS
La peste à Florence, conte, 1836.
Rage et impuissance, conte, 1836.