Trois contes, suivis de mélanges - 04

il acceptait froidement son étreinte, paraissant rêver à des choses
profondes.
Il tua des ours à coups de couteau, des taureaux avec la hache, des
sangliers avec l'épieu; et même une fois, n'ayant plus qu'un bâton,
se défendit contre des loups qui rongeaient des cadavres au pied d'un
gibet.

Un matin d'hiver, il partit avant le jour, bien équipé, une arbalète
sur l'épaule et un trousseau de flèches à l'arçon de la selle.
Son genêt danois, suivi de deux bassets, en marchant d'un pas égal,
faisait résonner la terre. Des gouttes de verglas se collaient à
son manteau, une brise violente soufflait. Un côté de l'horizon
s'éclaircit; et, dans la blancheur du crépuscule, il aperçut des lapins
sautillant au bord de leurs terriers. Les deux bassets, tout de suite,
se précipitèrent sur eux; et, çà et là, vivement, leur cassaient
l'échine.
Bientôt, il entra dans un bois. Au bout d'une branche, un coq de
bruyère engourdi par le froid dormait la tête sous l'aile. Julien,
d'un revers d'épée, lui faucha les deux pattes et, sans le ramasser,
continua sa route.
Trois heures après, il se trouva sur la pointe d'une montagne tellement
haute que le ciel semblait presque noir. Devant lui, un rocher
pareil à un long mur s'abaissait, en surplombant un précipice; et, à
l'extrémité, deux boucs sauvages regardaient l'abîme. Comme il n'avait
pas ses flèches (car son cheval était resté en arrière), il imagina de
descendre jusqu'à eux; à demi courbé, pieds nus, il arriva enfin au
premier des boucs et lui enfonça un poignard sous les côtes. Le second,
pris de terreur, sauta dans le vide. Julien s'élança pour le frapper,
et, glissant du pied droit, tomba sur le cadavre de l'autre, la face
au-dessus de l'abîme et les deux bras écartés.
Redescendu dans la plaine, il suivit des saules qui bordaient une
rivière. Des grues, volant très bas, de temps à autre passaient
au-dessus de sa tête. Julien les assommait avec son fouet et n'en
manqua pas une.
Cependant l'air plus tiède avait fondu le givre, de larges vapeurs
flottaient, et le soleil se montra. Il vit reluire tout au loin un lac
figé, qui ressemblait à du plomb. Au milieu du lac, il y avait une
bête que Julien ne connaissait pas, un castor à museau noir. Malgré
la distance, une flèche l'abattit, et il fut chagrin de ne pouvoir
emporter la peau.
Puis il s'avança dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs
cimes comme un arc de triomphe, à l'entrée d'une forêt. Un chevreuil
bondit hors d'un fourré, un daim parut dans un carrefour, un blaireau
sortit d'un trou, un paon sur le gazon déploya sa queue;--et quand
il les eut tous occis, d'autres chevreuils se présentèrent, d'autres
daims, d'autres blaireaux, d'autres paons, et des merles, des geais,
des putois, des renards, des hérissons, des lynx, une infinité de
bêtes, à chaque pas plus nombreuses. Elles tournaient autour de lui,
tremblantes, avec un regard plein de douceur et de supplication.
Mais Julien ne se fatiguait pas de tuer, tour à tour bandant son
arbalète, dégainant l'épée, pointant du coutelas, et ne pensait à rien,
n'avait souvenir de quoi que ce fût. Il était en chasse dans un pays
quelconque, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre
existence, tout s'accomplissant avec la facilité que l'on éprouve dans
les rêves. Un spectacle extraordinaire l'arrêta. Des cerfs emplissaient
un vallon ayant la forme d'un cirque; et tassés, les uns près des
autres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l'on voyait fumer
dans le brouillard.
L'espoir d'un pareil carnage, pendant quelques minutes, le suffoqua de
plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa ses manches et se mit à
tirer.
Au sifflement de la première flèche, tous les cerfs à la fois
tournèrent la tête. Il se fit des enfonçures dans leur masse; des voix
plaintives s'élevaient, et un grand mouvement agita le troupeau.
Le rebord du vallon était trop haut pour le franchir. Ils bondissaient
dans l'enceinte, cherchant à s'échapper. Julien visait, tirait, et
les flèches tombaient comme les rayons d'une pluie d'orage. Les cerfs
rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus
les autres; et leurs corps avec leurs ramures emmêlées faisaient un
large monticule, qui s'écroulait, en se déplaçant.
Enfin, ils moururent, couchés sur le sable, la bave aux naseaux, les
entrailles sorties, et l'ondulation de leurs ventres s'abaissant par
degrés. Puis tout fut immobile.
La nuit allait venir; et derrière le bois, dans les intervalles des
branches, le ciel était rouge comme une nappe de sang.
Julien s'adossa contre un arbre. Il contemplait d'un œil béant
l'énormité du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire.
De l'autre côté du vallon, sur le bord de la forêt, il aperçut un cerf,
une biche et son faon.
Le cerf, qui était noir et monstrueux de taille, portait seize
andouillers avec une barbe blanche. La biche, blonde comme les feuilles
mortes, broutait le gazon; et le faon tacheté, sans l'interrompre dans
sa marche, lui tétait la mamelle.
L'arbalète encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tué.
Alors sa mère, en regardant le ciel, brama d'une voix profonde,
déchirante, humaine. Julien, exaspéré, d'un coup en plein poitrail,
l'étendit par terre.
Le grand cerf l'avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa dernière
flèche. Elle l'atteignit au front et y resta plantée.
Le grand cerf n'eut pas l'air de la sentir; en enjambant par-dessus
les morts, il avançait toujours, allait fondre sur lui, l'éventrer;
et Julien reculait dans une épouvante indicible. Le prodigieux animal
s'arrêta; et les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et
comme un justicier, pendant qu'une cloche au loin tintait, il répéta
trois fois:
«Maudit! maudit! maudit! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton
père et ta mère!»
Il plia les genoux, ferma doucement ses paupières et mourut.
Julien fut stupéfait, puis accablé d'une fatigue soudaine; et un
dégoût, une tristesse immense l'envahit. Le front dans les deux mains,
il pleura pendant longtemps.
Son cheval était perdu; ses chiens l'avaient abandonné; la solitude qui
l'enveloppait lui sembla toute menaçante de périls indéfinis. Alors,
poussé par un effroi, il prit sa course à travers la campagne, choisit
au hasard un sentier et se trouva presque immédiatement à la porte du
château.
La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue,
il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prédiction l'obsédait; il
se débattait contre elle. «Non! non! non! je ne peux pas les tuer!»
puis, il songeait: «Si je le voulais, pourtant?...» et il avait peur
que le diable ne lui en inspirât l'envie.
Durant trois mois, sa mère en angoisses pria au chevet de son lit, et
son père, en gémissant, marchait continuellement dans les couloirs.
Il manda les maîtres mires les plus fameux, lesquels ordonnèrent des
quantités de drogues. Le mal de Julien, disaient-ils, avait pour cause
un vent funeste ou un désir d'amour. Mais le jeune homme, à toutes les
questions, secouait la tête.
Les forces lui revinrent, et on le promenait dans la cour, le vieux
moine et le bon seigneur le soutenant chacun par un bras.
Quand il fut rétabli complètement, il s'obstina à ne point chasser.
Son père, le voulant réjouir, lui fit cadeau d'une grande épée
sarrasine.
Elle était au haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour l'atteindre,
il fallut une échelle. Julien y monta. L'épée trop lourde lui échappa
des doigts et, en tombant, frôla le bon seigneur de si près que sa
houppelande en fut coupée; Julien crut avoir tué son père et s'évanouit.
Dès lors, il redouta les armes. L'aspect d'un fer nu le faisait pâlir.
Cette faiblesse était une désolation pour sa famille.
Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l'honneur et de ses ancêtres,
lui commanda de reprendre ses exercices de gentilhomme.
Les écuyers, tous les jours, s'amusaient au maniement de la javeline.
Julien y excella bien vite. Il envoyait la sienne dans le goulot des
bouteilles, cassait les dents des girouettes, frappait à cent pas les
clous des portes.
Un soir d'été, à l'heure où la brume rend les choses indistinctes,
étant sous la treille du jardin, il aperçut tout au fond deux ailes
blanches qui voletaient à la hauteur de l'espalier. Il ne douta pas que
ce ne fût une cigogne et il lança son javelot.
Un cri déchirant partit.
C'était sa mère, dont le bonnet à longues barbes restait cloué contre
le mur.
Julien s'enfuit du château et ne reparut plus.

II
Il s'engagea dans une troupe d'aventuriers qui passaient.
Il connut la faim, la soif, les fièvres et la vermine. Il s'accoutuma
au fracas des mêlées, à l'aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau.
Ses membres se durcirent par le contact des armures; et comme il
était très fort, courageux, tempérant, avisé, il obtint sans peine le
commandement d'une compagnie.
Au début des batailles, il enlevait ses soldats d'un geste de son épée.
Avec une corde à nœuds, il grimpait aux murs des citadelles, la
nuit, balancé par l'ouragan, pendant que les flammèches du feu grégeois
se collaient à sa cuirasse, et que la résine bouillante et le plomb
fondu ruisselaient des créneaux. Souvent le heurt d'une pierre fracassa
son bouclier. Des ponts trop chargés d'hommes croulèrent sous lui. En
tournant sa masse d'armes, il se débarrassa de quatorze cavaliers. Il
défit, en champ clos, tous ceux qui se proposèrent. Plus de vingt fois,
on le crut mort.
Grâce à la faveur divine, il en réchappa toujours; car il protégeait
les gens d'église, les orphelins, les veuves, et principalement les
vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour
connaître sa figure, comme s'il avait eu peur de le tuer par méprise.
Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune,
toutes sortes d'intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se
composa une armée.
Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.
Tour à tour, il secourut le Dauphin de France et le roi d'Angleterre,
les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négud d'Abyssinie
et l'empereur de Calicut. Il combattit des Scandinaves recouverts
d'écailles de poisson, des Nègres munis de rondaches en cuir
d'hippopotame et montés sur des ânes rouges, des Indiens couleur d'or
et brandissant par-dessus leurs diadèmes de larges sabres, plus clairs
que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes et les Anthropophages.
Il traversa des régions si torrides que sous l'ardeur du soleil
les chevelures s'allumaient d'elles-mêmes, comme des flambeaux; et
d'autres qui étaient si glaciales, que les bras, se détachant du corps,
tombaient par terre; et des pays où il y avait tant de brouillards que
l'on marchait environné de fantômes.
Des républiques en embarras le consultèrent. Aux entrevues
d'ambassadeurs, il obtenait des conditions inespérées. Si un monarque
se conduisait trop mal, il arrivait tout à coup et lui faisait des
remontrances. Il affranchit des peuples. Il délivra des reines
enfermées dans des tours. C'est lui, et pas un autre, qui assomma la
guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach.
Or l'empereur d'Occitanie, ayant triomphé des Musulmans espagnols,
s'était joint par concubinage à la sœur du calife de Cordoue et il
en conservait une fille, qu'il avait élevée chrétiennement. Mais le
calife, faisant mine de vouloir se convertir, vint lui rendre visite,
accompagné d'une escorte nombreuse, massacra toute sa garnison et le
plongea dans un cul de basse-fosse, où il le traitait durement, afin
d'en extirper des trésors.
Julien accourut à son aide, détruisit l'armée des infidèles, assiégea
la ville, tua le calife, coupa sa tête et la jeta comme une boule
par-dessus les remparts. Puis il tira l'empereur de sa prison et le fit
remonter sur son trône, en présence de toute sa cour.
L'empereur, pour prix d'un tel service, lui présenta dans des
corbeilles beaucoup d'argent; Julien n'en voulut pas. Croyant qu'il en
désirait davantage, il lui offrit les trois quarts de ses richesses,
nouveau refus, puis de partager son royaume. Julien le remercia, et
l'empereur en pleurait de dépit, ne sachant de quelle manière témoigner
sa reconnaissance, quand il se frappa le front, dit un mot à l'oreille
d'un courtisan; les rideaux d'une tapisserie se relevèrent, et une
jeune fille parut.
Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes très douces. Un
sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sa chevelure
s'accrochaient aux pierreries de sa robe entr'ouverte; et, sous la
transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps. Elle
était toute mignonne et potelée, avec la taille fine.
Julien fut ébloui d'amour, d'autant plus qu'il avait mené jusqu'alors
une vie très chaste.
Donc il reçut en mariage la fille de l'empereur, avec un château
qu'elle tenait de sa mère; et, les noces étant terminées, on se quitta,
après des politesses infinies de part et d'autre.
C'était un palais de marbre blanc, bâti à la moresque, sur un
promontoire, dans un bois d'orangers. Des terrasses de fleurs
descendaient jusqu'au bord d'un golfe, où des coquilles roses
craquaient sous les pas. Derrière le château, s'étendait une forêt
ayant le dessin d'un éventail. Le ciel continuellement était bleu, et
les arbres se penchaient tour à tour sous la brise de la mer et le vent
des montagnes, qui fermaient au loin l'horizon.
Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient éclairées par les
incrustations des murailles. De hautes colonnettes, minces comme des
roseaux, supportaient la voûte des coupoles, décorées de reliefs
imitant les stalactites des grottes.
Il y avait des jets d'eau dans les salles, des mosaïques dans les
cours, des cloisons festonnées, mille délicatesses d'architecture, et
partout un tel silence que l'on entendait le frôlement d'une écharpe ou
l'écho d'un soupir.
Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entouré d'un peuple
tranquille; et chaque jour, une foule passait devant lui, avec des
génuflexions et des baisemains à l'orientale.
Vêtu de pourpre, il restait accoudé dans l'embrasure d'une fenêtre, en
se rappelant ses chasses d'autrefois; et il aurait voulu courir sur le
désert après les gazelles et les autruches, être caché dans les bambous
à l'affût des léopards, traverser des forêts pleines de rhinocéros,
atteindre au sommet des monts les plus inaccessibles pour viser mieux
les aigles, et sur les glaçons de la mer combattre les ours blancs.
Quelquefois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam au
milieu du Paradis, entre toutes les bêtes; en allongeant le bras, il
les faisait mourir; ou bien, elles défilaient, deux à deux, par rang
de taille, depuis les éléphants et les lions jusqu'aux hermines et
aux canards, comme le jour qu'elles entrèrent dans l'arche de Noé. A
l'ombre d'une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles;
il en survenait d'autres; cela n'en finissait pas, et il se réveillait
en roulant des yeux farouches.
Des princes de ses amis l'invitèrent à chasser. Il s'y refusa toujours,
croyant, par cette sorte de pénitence, détourner son malheur; car
il lui semblait que du meurtre des animaux dépendait le sort de ses
parents. Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie
devenait insupportable.
Sa femme, pour le récréer, fit venir des jongleurs et des danseuses.
Elle se promenait avec lui, en litière ouverte, dans la campagne;
d'autres fois, étendus sur le bord d'une chaloupe, ils regardaient les
poissons vagabonder dans l'eau, claire comme le ciel. Souvent elle lui
jetait des fleurs au visage; accroupie devant ses pieds, elle tirait
des airs d'une mandoline à trois cordes; puis, lui posant sur l'épaule
ses deux mains jointes, disait d'une voix timide: «Qu'avez-vous donc,
cher seigneur?»
Il ne répondait pas, ou éclatait en sanglots; enfin, un jour, il avoua
son horrible pensée.
Elle la combattit, en raisonnant très bien: son père et sa mère
probablement étaient morts; si jamais il les revoyait, par quel hasard,
dans quel but, arriverait-il à cette abomination? Donc, sa crainte
n'avait pas de cause, et il devait se remettre à chasser.
Julien souriait en l'écoutant, mais ne se décidait pas à satisfaire son
désir.
Un soir du mois d'août qu'ils étaient dans leur chambre, elle venait
de se coucher et il s'agenouillait pour sa prière quand il entendit
le jappement d'un renard, puis des pas légers sous la fenêtre; et il
entrevit dans l'ombre comme des apparences d'animaux. La tentation
était trop forte. Il décrocha son carquois.
Elle parut surprise.
«C'est pour t'obéir! dit-il; au lever du soleil, je serai revenu.»
Cependant elle redoutait une aventure funeste.
Il la rassura, puis sortit, étonné de l'inconséquence de son humeur.
Peu de temps après, un page vint annoncer que deux inconnus, à défaut
du seigneur absent, réclamaient tout de suite la seigneuresse.
Et bientôt entrèrent dans la chambre un vieil homme et une vieille
femme, courbés, poudreux, en habits de toile, et s'appuyant chacun sur
un bâton.
Ils s'enhardirent et déclarèrent qu'ils apportaient à Julien des
nouvelles de ses parents.
Elle se pencha pour les entendre.
Mais, s'étant concertés du regard, ils lui demandèrent s'il les aimait
toujours, s'il parlait d'eux quelquefois.
«Oh! oui!» dit-elle.
Alors, ils s'écrièrent:
«Eh bien! c'est nous!» et ils s'assirent, étant fort las et recrus de
fatigue.
Rien n'assurait à la jeune femme que son époux fût leur fils.
Ils en donnèrent la preuve, en décrivant des signes particuliers qu'il
avait sur la peau.
Elle sauta hors sa couche, appela son page, et on leur servit un repas.
Bien qu'ils eussent grand'faim, ils ne pouvaient guère manger, et elle
observait à l'écart le tremblement de leurs mains osseuses, en prenant
les gobelets.
Ils firent mille questions sur Julien. Elle répondait à chacune, mais
eut soin de taire l'idée funèbre qui les concernait.
Ne le voyant pas revenir, ils étaient partis de leur château; et ils
marchaient depuis plusieurs années, sur de vagues indications, sans
perdre l'espoir. Il avait fallu tant d'argent au péage des fleuves et
dans les hôtelleries, pour les droits des princes et les exigences des
voleurs, que le fond de leur bourse était vide et qu'ils mendiaient
maintenant. Qu'importe, puisque bientôt ils embrasseraient leur fils?
Ils exaltaient son bonheur d'avoir une femme aussi gentille et ne se
lassaient point de la contempler et de la baiser.
La richesse de l'appartement les étonnait beaucoup; et le vieux, ayant
examiné les murs, demanda pourquoi s'y trouvait le blason de l'empereur
d'Occitanie.
Elle répliqua:
«C'est mon père!»
Alors il tressaillit, se rappelant la prédiction du bohème, et la
vieille songeait à la parole de l'ermite. Sans doute la gloire de son
fils n'était que l'aurore des splendeurs éternelles, et tous les deux
restaient béants, sous la lumière du candélabre qui éclairait la table.
Ils avaient dû être très beaux dans leur jeunesse. La mère avait encore
tous ses cheveux, dont les bandeaux fins, pareils à des plaques de
neige, pendaient jusqu'au bas de ses joues; et le père, avec sa taille
haute et sa grande barbe, ressemblait à une statue d'église.
La femme de Julien les engagea à ne pas l'attendre. Elle les coucha
elle-même dans son lit, puis ferma la croisée; ils s'endormirent. Le
jour allait paraître, et, derrière le vitrail, les petits oiseaux
commençaient à chanter.

Julien avait traversé le parc, et il marchait dans la forêt d'un pas
nerveux, jouissant de la mollesse du gazon et de la douceur de l'air.
Les ombres des arbres s'étendaient sur la mousse. Quelquefois la lune
faisait des taches blanches dans les clairières, et il hésitait à
s'avancer, croyant apercevoir une flaque d'eau, ou bien la surface des
mares tranquilles se confondait avec la couleur de l'herbe. C'était
partout un grand silence, et il ne découvrait aucune des bêtes qui, peu
de minutes auparavant, erraient à l'entour de son château.
Le bois s'épaissit, l'obscurité devint profonde. Des bouffées de vent
chaud passaient, pleines de senteurs amollissantes. Il enfonçait dans
des tas de feuilles mortes, et il s'appuya contre un chêne pour haleter
un peu.
Tout à coup, derrière son dos, bondit une masse plus noire, un
sanglier. Julien n'eut pas le temps de saisir son arc, et il s'en
affligea comme d'un malheur.
Puis, étant sorti du bois, il aperçut un loup qui filait le long d'une
haie.
Julien lui envoya une flèche. Le loup s'arrêta, tourna la tête pour
le voir et reprit sa course. Il trottait en gardant toujours la même
distance, s'arrêtait de temps à autre, et, sitôt qu'il était visé,
recommençait à fuir.
Julien parcourut de cette manière une plaine interminable, puis des
monticules de sable, et enfin il se trouva sur un plateau dominant un
grand espace de pays. Des pierres plates étaient clairsemées entre des
caveaux en ruines. On trébuchait sur des ossements de morts; de place
en place, des croix vermoulues se penchaient d'un air lamentable.
Mais des formes remuèrent dans l'ombre indécise des tombeaux, et il
en surgit des hyènes, tout effarées, pantelantes. En faisant claquer
leurs ongles sur les dalles, elles vinrent à lui et le flairaient avec
un bâillement qui découvrait leurs gencives. Il dégaina son sabre.
Elles partirent à la fois dans toutes les directions, et, continuant
leur galop boiteux et précipité, se perdirent au loin sous un flot de
poussière.
Une heure après, il rencontra dans un ravin un taureau furieux, les
cornes en avant, et qui grattait le sable avec son pied. Julien lui
pointa sa lance sous les fanons. Elle éclata, comme si l'animal eût été
de bronze; il ferma les yeux, attendant sa mort. Quand il les rouvrit,
le taureau avait disparu.
Alors son âme s'affaissa de honte. Un pouvoir supérieur détruisait sa
force; et, pour s'en retourner chez lui, il rentra dans la forêt.
Elle était embarrassée de lianes, et il les coupait avec son sabre
quand une fouine glissa brusquement entre ses jambes, une panthère fit
un bond par-dessus son épaule, un serpent monta en spirale autour d'un
frêne.
Il y avait dans son feuillage un choucas monstrueux, qui regardait
Julien; et, çà et là, parurent entre les branches quantité de larges
étincelles, comme si le firmament eût fait pleuvoir dans la forêt
toutes ses étoiles. C'étaient des yeux d'animaux, des chats sauvages,
des écureuils, des hiboux, des perroquets, des singes.
Julien darda contre eux ses flèches; les flèches, avec leurs plumes,
se posaient sur les feuilles comme des papillons blancs. Il leur jeta
des pierres; les pierres, sans rien toucher, retombaient. Il se maudit,
aurait voulu se battre, hurla des imprécations, étouffait de rage.
Et tous les animaux qu'il avait poursuivis se représentèrent, faisant
autour de lui un cercle étroit. Les uns étaient assis sur leur croupe,
les autres dressés de toute leur taille. Il restait au milieu, glacé de
terreur, incapable du moindre mouvement. Par un effort suprême de sa
volonté, il fit un pas; ceux qui perchaient sur les arbres ouvrirent
leurs ailes, ceux qui foulaient le sol déplacèrent leurs membres; et
tous l'accompagnaient.
Les hyènes marchaient devant lui, le loup et le sanglier par derrière.
Le taureau, à sa droite, balançait la tête; et, à sa gauche, le serpent
ondulait dans les herbes, tandis que la panthère, bombant son dos,
avançait à pas de velours et à grandes enjambées. Il allait le plus
lentement possible pour ne pas les irriter, et il voyait sortir de la
profondeur des buissons des porcs-épics, des renards, des vipères, des
chacals et des ours.
Julien se mit à courir; ils coururent. Le serpent sifflait, les
bêtes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses
défenses; le loup, l'intérieur des mains avec les poils de son museau.
Les singes le pinçaient en grimaçant, la fouine se roulait sur ses
pieds. Un ours, d'un revers de patte, lui enleva son chapeau; et la
panthère, dédaigneusement, laissa tomber une flèche qu'elle portait à
sa gueule.
Une ironie perçait dans leurs allures sournoises. Tout en l'observant
du coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de
vengeance; et, assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par
des queues d'oiseau, suffoqué par des haleines, il marchait les bras
tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la
force de crier «grâce».
Le chant d'un coq vibra dans l'air. D'autres y répondirent; c'était le
jour; et il reconnut, au delà des orangers, le faîte de son palais.
Puis, au bord d'un champ, il vit, à trois pas d'intervalle, des perdrix
rouges qui voletaient dans les chaumes. Il dégrafa son manteau et
l'abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut découvertes, il
n'en trouva qu'une seule, et morte depuis longtemps, pourrie.
Cette déception l'exaspéra plus que toutes les autres. Sa soif de
carnage le reprenait; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des
hommes.
Il gravit les trois terrasses, enfonça la porte d'un coup de poing;
mais, au bas de l'escalier, le souvenir de sa chère femme détendit son
cœur. Elle dormait sans doute, et il allait la surprendre.
Ayant retiré ses sandales, il tourna doucement la serrure et entra.
Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la pâleur de l'aube. Julien
se prit les pieds dans des vêtements par terre; un peu plus loin, il
heurta une crédence encore chargée de vaisselle. «Sans doute, elle aura
mangé», se dit-il; et il avançait vers le lit, perdu dans les ténèbres
au fond de la chambre. Quand il fut au bord, afin d'embrasser sa femme,
il se pencha sur l'oreiller où les deux têtes reposaient l'une près de
l'autre. Alors, il sentit contre sa bouche l'impression d'une barbe.
Il se recula, croyant devenir fou; mais il revint près du lit, et ses
doigts, en palpant, rencontrèrent des cheveux qui étaient très longs.
Pour se convaincre de son erreur, il repassa lentement sa main sur
l'oreiller. C'était bien une barbe, cette fois, et un homme! un homme
couché avec sa femme!
Éclatant d'une colère démesurée, il bondit sur eux à coups de poignard
et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve. Puis il
s'arrêta. Les morts, percés au cœur, n'avaient pas même bougé. Il
écoutait attentivement leurs deux râles presque égaux, et, à mesure
qu'ils s'affaiblissaient, un autre, tout au loin, les continuait.
Incertaine d'abord, cette voix plaintive, longuement poussée, se
rapprochait, s'enfla, devint cruelle; et il reconnut, terrifié, le
bramement du grand cerf noir.
Et comme il se retournait, il crut voir dans l'encadrure de la porte le
fantôme de sa femme, une lumière à la main.
Le tapage du meurtre l'avait attirée. D'un large coup d'œil, elle
comprit tout et, s'enfuyant d'horreur, laissa tomber son flambeau.
Il le ramassa.
Son père et sa mère étaient devant lui, étendus sur le dos avec un
trou dans la poitrine; et leurs visages, d'une majestueuse douceur,
avaient l'air de garder comme un secret éternel. Des éclaboussures et
des flaques de sang s'étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les
draps du lit, par terre, le long d'un christ d'ivoire suspendu dans
l'alcôve. Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil,
éclairait ces taches rouges et en jetait de plus nombreuses dans tout
l'appartement. Julien marcha vers les deux morts en se disant, en
voulant croire, que cela n'était pas possible, qu'il s'était trompé,
qu'il y a parfois des ressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa
légèrement pour voir de tout près le vieillard, et il aperçut, entre
ses paupières mal fermées, une prunelle éteinte qui le brûla comme du
feu. Puis il se porta de l'autre côté de la couche, occupé par l'autre
corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure.
Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tête; et il