Trois contes, suivis de mélanges - 02

l'argent. Il apportait ses nippes à raccommoder, et elle acceptait
cette besogne, heureuse d'une occasion qui le forçait à revenir.
Au mois d'août, son père l'emmena au cabotage.
C'était l'époque des vacances. L'arrivée des enfants la consola.
Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n'avait plus l'âge d'être
tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entre elles.
Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à Brighton; au
retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce
fut une boîte en coquilles; la seconde, une tasse à café; la troisième,
un grand bonhomme en pain d'épices. Il embellissait, avait la taille
bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit
chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. Il l'amusait en lui
racontant des histoires mêlées de termes marins.
Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n'oublia pas la date), Victor annonça
qu'il était engagé au long cours, et, dans la nuit du surlendemain,
par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sa goëlette, qui devait
démarrer du Havre prochainement. Il serait peut-être deux ans parti.
La perspective d'une telle absence désola Félicité; et pour lui dire
encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa
des galoches et avala les quatre lieues qui séparent Pont-l'Évêque de
Honfleur.
Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle
prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas; des
gens qu'elle accosta l'engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du
bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres; puis le
terrain s'abaissa, des lumières s'entre-croisèrent, et elle se crut
folle, en apercevant des chevaux dans le ciel.
Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan
qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se
bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les
sacs de grain; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait;
et un mousse restait accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela.
Félicité, qui ne l'avait pas reconnu, criait: «Victor!» il leva la
tête; elle s'élançait, quand on retira l'échelle tout à coup.
Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa
membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile
avait tourné, on ne vit plus personne;--et, sur la mer argentée par la
lune, il faisait une tache noire qui pâlissait toujours, s'enfonça,
disparut.
Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieu ce
qu'elle chérissait le plus; et elle pria pendant longtemps debout, la
face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages. La ville dormait, des
douaniers se promenaient; et de l'eau tombait sans discontinuer par les
trous de l'écluse, avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent.
Le parloir n'ouvrirait pas avant le jour. Un retard, bien sûr,
contrarierait Madame; et, malgré son désir d'embrasser l'autre enfant,
elle s'en retourna. Les filles de l'auberge s'éveillaient, comme elle
entrait dans Pont-l'Évêque.
Le pauvre gamin durant des mois allait donc rouler sur les flots! Ses
précédents voyages ne l'avaient pas effrayée. De l'Angleterre et de la
Bretagne, on revenait; mais l'Amérique, les colonies, les îles, cela
était perdu dans une région incertaine, à l'autre bout du monde.
Dès lors, Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours de
soleil, elle se tourmentait de la soif; quand il faisait de l'orage,
craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui grondait dans
la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyait battu par
cette même tempête, au sommet d'un mât fracassé, tout le corps en
arrière, sous une nappe d'écume; ou bien,--souvenirs de la géographie
en estampes,--il était mangé par les sauvages, pris dans un bois par
des singes, se mourait le long d'une plage déserte. Et jamais elle ne
parlait de ses inquiétudes.
Mme Aubain en avait d'autres sur sa fille.
Les bonnes sœurs trouvaient qu'elle était affectueuse, mais
délicate. La moindre émotion l'énervait. Il fallut abandonner le piano.
Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un matin que le
facteur n'était pas venu, elle s'impatienta et elle marchait dans la
salle, de son fauteuil à la fenêtre. C'était vraiment extraordinaire!
depuis quatre jours, pas de nouvelles!
Pour qu'elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit:
«Moi, madame, voilà six mois que je n'en ai reçu!...
--De qui donc?...»
La servante répliqua doucement:
«Mais... de mon neveu!
--Ah! votre neveu!» Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa
promenade, ce qui voulait dire:
«Je n'y pensais pas!... Au surplus, je m'en moque! un mousse, un gueux,
belle affaire!... tandis que ma fille... Songez donc!...»
Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contre Madame,
puis oublia.
Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l'occasion de la
petite.
Les deux enfants avaient une importance égale; un lien de son cœur
les unissait, et leurs destinées devaient être la même.
Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé à la
Havane. Il avait lu ce renseignement dans une gazette.
A cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l'on ne fait
pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans
un nuage de tabac. Pouvait-on «en cas de besoin» s'en retourner par
terre? A quelle distance était-ce de Pont-l'Évêque? Pour le savoir,
elle interrogea M. Bourais.
Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur
les longitudes, et il avait un beau sourire de cuistre devant
l'ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua
dans les découpures d'une tache ovale un point noir imperceptible, en
ajoutant: «Voici.» Elle se pencha sur la carte; ce réseau de lignes
coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre; et Bourais,
l'invitant à dire ce qui l'embarrassait, elle le pria de lui montrer
la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras; il éternua,
rit énormément; une candeur pareille excitait sa joie, et Félicité
n'en comprenait pas le motif,--elle qui s'attendait peut-être à voir
jusqu'au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée!
Ce fut quinze jours après que Liébard, à l'heure du marché comme
d'habitude, entra dans la cuisine et lui remit une lettre qu'envoyait
son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa
maîtresse.
Mme Aubain, qui comptait les mailles d'un tricot, le posa près d'elle,
décacheta la lettre, tressaillit, et, d'une voix basse, avec un regard
profond:
«C'est un malheur... qu'on vous annonce. Votre neveu...»
Il était mort. On n'en disait pas davantage.
Félicité tomba sur une chaise en s'appuyant la tête à la cloison,
et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le
front baissé, les mains pendantes, l'œil fixe, elle répétait par
intervalles:
«Pauvre petit gars! pauvre petit gars!»
Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un
peu.
Elle lui proposa d'aller voir sa sœur à Trouville.
Félicité répondit, par un geste, qu'elle n'en avait pas besoin.
Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer.
Alors elle dit:
«Ça ne leur fait rien, à eux!»
Sa tête retomba, et machinalement elle soulevait, de temps à autre, les
longues aiguilles sur la table à ouvrage.
Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d'où dégouttelait du
linge.
En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive; l'ayant
coulée la veille, il fallait aujourd'hui la rincer, et elle sortit de
l'appartement.
Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur
la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir;
et les coups forts qu'elle donnait s'entendaient dans les autres
jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière;
au fond, de grandes herbes s'y penchaient, comme des chevelures de
cadavres flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir
fut très brave; mais, dans sa chambre, elle s'y abandonna, à plat
ventre sur son matelas, le visage dans l'oreiller et les deux poings
contre les tempes.
Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut
les circonstances de sa fin. On l'avait trop saigné à l'hôpital, pour
la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort
immédiatement, et le chef avait dit:
«Bon! encore un!»
Ses parents l'avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux
ne pas les revoir, et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou
endurcissement de misérables.
Virginie s'affaiblissait.
Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des marbrures
aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M. Poupart avait
conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s'y décida et eût tout de
suite repris sa fille à la maison, sans le climat de Pont-l'Évêque.
Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au
couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d'où l'on
découvre la Seine. Virginie s'y promenait à son bras, sur les feuilles
de pampre tombées. Quelquefois le soleil traversant les nuages la
forçait à cligner ses paupières, pendant qu'elle regardait les voiles
au loin et tout l'horizon, depuis le château de Tancarville jusqu'aux
phares du Havre. Ensuite on se reposait dans la tonnelle. Sa mère
s'était procuré un petit fût d'excellent vin de Malaga; et, riant à
l'idée d'être grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage.
Ses forces reparurent. L'automne s'écoula doucement. Félicité rassurait
Mme Aubain. Mais, un soir qu'elle avait été aux environs faire une
course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart; et
il était dans le vestibule. Mme Aubain nouait son chapeau.
«Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants; plus vite donc!»
Virginie avait une fluxion de poitrine; c'était peut-être désespéré.
«Pas encore!» dit le médecin, et tous deux montèrent dans la voiture,
sous des flocons de neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir.
Il faisait très froid.
Félicité se précipita dans l'église, pour allumer un cierge. Puis elle
courut après le cabriolet, qu'elle rejoignit une heure plus tard,
sauta légèrement par derrière, où elle se tenait aux torsades, quand
une réflexion lui vint: «La cour n'était pas fermée! si des voleurs
s'introduisaient?» Et elle descendit.
Le lendemain, dès l'aube, elle se présenta chez le docteur. Il était
rentré et reparti à la campagne. Puis elle resta dans l'auberge,
croyant que des inconnus apporteraient une lettre. Enfin, au petit
jour, elle prit la diligence de Lisieux.
Le couvent se trouvait au fond d'une ruelle escarpée. Vers le milieu,
elle entendit des sons étranges, un glas de mort. «C'est pour
d'autres», pensa-t-elle; et Félicité tira violemment le marteau.
Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte
s'entre-bâilla, et une religieuse parut.
La bonne sœur, avec un air de componction, dit qu' «elle venait de
passer». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.
Félicité parvint au second étage.
Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos,
les mains jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une
croix noire s'inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins
pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu'elle tenait
dans ses bras, poussait des hoquets d'agonie. La supérieure était
debout, à droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches
rouges, et le brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses
emportèrent Mme Aubain.
Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les
mêmes prières, jetait de l'eau bénite sur les draps, revenait s'asseoir
et la contemplait. A la fin de la première veille, elle remarqua que
la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les
yeux s'enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois et n'eût pas éprouvé
un immense étonnement si Virginie les eût rouverts; pour de pareilles
âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l'enveloppa
de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne,
étala ses cheveux. Ils étaient blonds et extraordinaires de longueur à
son âge. Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié
dans sa poitrine, résolue à ne jamais s'en dessaisir.
Le corps fut ramené à Pont-l'Évêque, suivant les intentions de Mme
Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.
Après la messe, il fallut encore trois quarts d'heure pour atteindre
le cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait. M. Bourais était
derrière, ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de
mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et, n'ayant pu
lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on
l'eût enterré avec l'autre.
Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.
D'abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir
pris sa fille,--elle qui n'avait jamais fait de mal, et dont la
conscience était si pure! Mais non! elle aurait dû l'emporter dans le
Midi. D'autres docteurs l'auraient sauvée! Elle s'accusait, voulait
la rejoindre, criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout,
l'obsédait. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d'un long
voyage et lui disait en pleurant qu'il avait reçu l'ordre d'emmener
Virginie. Alors ils se concertaient pour découvrir une cachette quelque
part.
Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l'heure (elle
montrait l'endroit) le père et la fille lui étaient apparus l'un auprès
de l'autre, et ils ne faisaient rien; ils la regardaient.
Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Félicité la
sermonnait doucement; il fallait se conserver pour son fils, et pour
l'autre, en souvenir «d'elle».
«Elle?» reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. «Ah! oui!...
oui!... Vous ne l'oubliez pas!» Allusion au cimetière, qu'on lui avait
scrupuleusement défendu.
Félicité tous les jours s'y rendait.
A quatre heures précises, elle passait au bord des maisons, montait
la côte, ouvrait la barrière et arrivait devant la tombe de Virginie.
C'était une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le
bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes
disparaissaient sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs
feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux
labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un
soulagement, une espèce de consolation.
Puis des années s'écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes
que le retour des grandes fêtes: Pâques, l'Assomption, la Toussaint.
Des événements intérieurs faisaient une date où l'on se reportait
plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule;
en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un
homme. L'été de 1828, ce fut à Madame d'offrir le pain bénit; Bourais,
vers cette époque, s'absenta mystérieusement; et les anciennes
connaissances peu à peu s'en allèrent: Guyot, Liébard, Mme Lechaptois,
Robelin, l'oncle Gremanville, paralysé depuis longtemps.
Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l'Évêque
la révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après,
fut nommé: le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique, et qui avait
chez lui, outre sa femme, sa belle-sœur avec trois demoiselles,
assez grandes déjà. On les apercevait sur leur gazon, habillées de
blouses flottantes; elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme
Aubain eut leur visite et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin
qu'elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir. Mais une
chose était seule capable de l'émouvoir, les lettres de son fils.
Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les
estaminets. Elle lui payait ses dettes; il en refaisait d'autres; et
les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre,
arrivaient à Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine.
Elles se promenaient ensemble le long de l'espalier et causaient
toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en
telle occasion ce qu'elle eût dit probablement.
Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à
deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour
d'été, elle se résigna, et des papillons s'envolèrent de l'armoire.
Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois
poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles
retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les
étendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil
éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des
plis formés par les mouvements du corps. L'air était chaud et bleu,
un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde.
Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur
marron; mais il était tout mangé de vermine. Félicité le réclama pour
elle-même. Leurs yeux se fixèrent l'une sur l'autre, s'emplirent de
larmes; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s'y jeta; et
elles s'étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les
égalisait.
C'était la première fois de leur vie, Mme Aubain n'étant pas d'une
nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d'un
bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une
vénération religieuse.
La bonté de son cœur se développa.
Quand elle entendait dans la rue les tambours d'un régiment en marche,
elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait
à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques. Elle protégeait les
Polonais, et même il y en eut un qui déclarait la vouloir épouser.
Mais ils se fâchèrent; car un matin, en rentrant de l'angélus, elle le
trouva dans sa cuisine, où il s'était introduit et avait accommodé une
vinaigrette qu'il mangeait tranquillement.
Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard passant pour
avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de la rivière, dans
les décombres d'une porcherie. Les gamins le regardaient par les fentes
du mur et lui jetaient des cailloux qui tombaient sur son grabat, où il
gisait, continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très
longs, les paupières enflammées, et au bras une tumeur plus grosse que
sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de nettoyer son bouge, rêvait
à l'établir dans le fournil, sans qu'il gênât Madame. Quand le cancer
eut crevé, elle le pansa tous les jours, quelquefois lui apportait de
la galette, le plaçait au soleil sur une botte de paille; et le pauvre
vieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte,
craignait de la perdre, allongeait les mains dès qu'il la voyait
s'éloigner. Il mourut; elle fit dire une messe pour le repos de son âme.
Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur: au moment du dîner, le
nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquet dans sa
cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet de la baronne
annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à une préfecture, ils
partaient le soir; et elle la priait d'accepter cet oiseau comme un
souvenir et en témoignage de ses respects.
Il occupait depuis longtemps l'imagination de Félicité, car il venait
d'Amérique, et ce mot lui rappelait Victor, si bien qu'elle s'en
informait auprès du nègre. Une fois même elle avait dit:
«C'est Madame qui serait heureuse de l'avoir!»
Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant
l'emmener, s'en débarrassait de cette façon.

IV
Il s'appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes rose,
son front bleu, et sa gorge dorée.
Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s'arrachait les
plumes, éparpillait ses ordures, répandait l'eau de sa baignoire: Mme
Aubain, qu'il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.
Elle entreprit de l'instruire; bientôt il répéta: «Charmant garçon!
Serviteur, monsieur! Je vous salue Marie!» Il était placé auprès de
la porte, et plusieurs s'étonnaient qu'il ne répondît pas au nom
de Jacquot, puisque tous les perroquets s'appellent Jacquot. On le
comparait à une dinde, à une bûche: autant de coups de poignard pour
Félicité. Étrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment
qu'on le regardait!
Néanmoins il recherchait la compagnie; car le dimanche, pendant que
_ces_ demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et de nouveaux
habitués: Onfroy l'apothicaire, M. Varin et le capitaine Mathieu,
faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes
et se démenait si furieusement qu'il était impossible de s'entendre.
La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu'il
l'apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les
éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l'écho les répétait,
les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi; et, pour
n'être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur,
en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière,
puis entrait par la porte du jardin; et les regards qu'il envoyait à
l'oiseau manquaient de tendresse.
Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s'étant permis
d'enfoncer la tête dans sa corbeille; et depuis lors il tâchait
toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui
tordre le cou, bien qu'il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses
bras et ses gros favoris. Au contraire, il avait plutôt du penchant
pour le perroquet, jusqu'à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre
des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la
cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait par la maison.
Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la courbe
de son bec, levait la patte droite, puis la gauche; et elle avait
peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il
devint malade, ne pouvait plus parler ni manger. C'était sous sa langue
une épaisseur, comme les poules en ont quelquefois. Elle le guérit,
en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul, un jour, eut
l'imprudence de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare; une
autre fois que Mme Lormeau l'agaçait du bout de son ombrelle, il en
happa la virole; enfin, il se perdit.
Elle l'avait posé sur l'herbe pour le rafraîchir, s'absenta une minute;
et, quand elle revint, plus de perroquet! D'abord elle le chercha
dans les buissons, au bord de l'eau et sur les toits, sans écouter
sa maîtresse qui lui criait: «Prenez donc garde! vous êtes folle!»
Ensuite elle inspecta tous les jardins de Pont-l'Évêque et elle
arrêtait les passants: «Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par hasard,
mon perroquet?» A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en
faisait la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière
les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais
au haut de la côte, rien! Un porte-balle lui affirma qu'il l'avait
rencontré tout à l'heure, à Saint-Melaine, dans la boutique de la mère
Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Enfin
elle rentra, épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l'âme; et,
assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses
démarches, quand un poids léger lui tomba sur l'épaule; Loulou! Que
diable avait-il fait? Peut-être qu'il s'était promené aux environs!
Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit jamais.
Par suite d'un refroidissement, il lui vint une angine; peu de temps
après, un mal d'oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde et
elle parlait très haut, même à l'église. Bien que ses péchés auraient
pu sans déshonneur pour elle, ni inconvénient pour le monde, se
répandre à tous les coins du diocèse, M. le curé jugea convenable de ne
plus recevoir sa confession que dans la sacristie.
Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souvent
sa maîtresse lui disait: «Mon Dieu! comme vous êtes bête!» elle
répliquait: «Oui, madame», en cherchant quelque chose autour d'elle.
Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des
cloches, le mugissement des bœufs, n'existaient plus. Tous les êtres
fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivait
maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet.
Comme pour la distraire, il reproduisait le tic tac du tournebroche,
l'appel aigu d'un vendeur de poisson, la scie du menuisier qui logeait
en face; et, aux coups de la sonnette, imitait Mme Aubain: «Félicité!
la porte! la porte!»
Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois phrases de
son répertoire, et elle, y répondant par des mots sans plus de suite,
mais où son cœur s'épanchait. Loulou, dans son isolement, était
presque un fils, un amoureux. Il escaladait ses doigts, mordillait ses
lèvres, se cramponnait à son fichu; et, comme elle penchait son front
en branlant la tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du
bonnet et les ailes de l'oiseau frémissaient ensemble.
Quand des nuages s'amoncelaient et que le tonnerre grondait, il
poussait des cris, se rappelant peut-être les ondées de ses forêts
natales. Le ruissellement de l'eau excitait son délire; il voletait
éperdu, montait au plafond, renversait tout, et par la fenêtre allait
barboter dans le jardin; mais revenait vite sur un des chenets, et,
sautillant pour sécher ses plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son
bec.
Un matin du terrible hiver de 1837, qu'elle l'avait mis devant la
cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort, au milieu de sa cage,
la tête en bas, et les ongles dans les fils de fer. Une congestion
l'avait tué, sans doute? Elle crut à un empoisonnement par le persil,
et, malgré l'absence de toutes preuves, ses soupçons portèrent sur Fabu.
Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit: «Eh bien! faites-le
empailler!»
Elle demanda conseil au pharmacien, qui avait toujours été bon pour le
perroquet.
Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette besogne.
Mais, comme la diligence égarait parfois les colis, elle résolut de le
porter elle-même jusqu'à Honfleur.
Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route. De la
glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour des fermes; et
les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas,
elle marchait prestement, sur le milieu du pavé.
Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit Saint-Gatien.
Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la descente,
une malle-poste au grand galop se précipitait comme une trombe. En
voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le conducteur se dressa
par-dessus la capote, et le postillon criait aussi, pendant que ses
quatre chevaux qu'il ne pouvait retenir accéléraient leur train; les
deux premiers la frôlaient; d'une secousse de ses guides, il les jeta
dans le débord, mais, furieux, releva le bras, et à pleine volée, avec
son grand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu'elle
tomba sur le dos.
Son premier geste, quand elle reprit connaissance, fut d'ouvrir son
panier. Loulou n'avait rien, heureusement. Elle sentit une brûlure à la
joue droite; ses mains qu'elle y porta étaient rouges. Le sang coulait.
Elle s'assit sur un mètre de cailloux, se tamponna le visage avec son
mouchoir; puis elle mangea une croûte de pain, mise dans son panier par
précaution, et se consolait de sa blessure en regardant l'oiseau.
Arrivée au sommet d'Ecquemauville, elle aperçut les lumières de
Honfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantité d'étoiles;
la mer, plus loin, s'étalait confusément. Alors une faiblesse l'arrêta;