Trois contes, suivis de mélanges - 01
TROIS CONTES
SUIVIS DE
MÉLANGES INÉDITS
PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE SAINT-BENOIT, 7
1885
TOUS DROITS RÉSERVÉS
TROIS CONTES
UN CŒUR SIMPLE
I
Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Évêque envièrent à
Mme Aubain sa servante Félicité.
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait,
lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles,
battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse,--qui cependant
n'était pas une personne agréable.
Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de
1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de
dettes. Alors elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et
la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5,000 francs tout
au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une
autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée
derrière les halles.
Cette maison, revêtue d'ardoises, se trouvait entre un passage et
une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des
différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit
séparait la cuisine de la _salle_ où Mme Aubain se tenait tout le long
du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre
le lambris, peint en blanc, s'alignaient huit chaises d'acajou. Un
vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes
et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en
marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait
un temple de Vesta; et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car
le plancher était plus bas que le jardin.
Au premier étage, il y avait d'abord la chambre de «Madame», très
grande, tendue d'un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de
«Monsieur» en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre
plus petite, où l'on voyait deux couchettes d'enfants, sans matelas.
Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts
d'un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d'étude; des livres
et des paperasses garnissaient les rayons d'une bibliothèque entourant
de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en
retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la
gouache et des gravures d'Audran, souvenirs d'un temps meilleur et d'un
luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de
Félicité, ayant vue sur les prairies.
Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait
jusqu'au soir sans interruption; puis, le dîner étant fini, la
vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche
sous les cendres et s'endormait devant l'âtre, son rosaire à la main.
Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entêtement. Quant à
la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres
servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur et recueillait du doigt
sur la table les miettes de son pain, un pain de douze livres, cuit
exprès pour elle, et qui durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d'indienne fixé dans le dos
par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un
jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les
infirmières d'hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui
en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun
âge; et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés,
semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique.
II
Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour.
Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage. Puis sa
mère mourut, ses sœurs se dispersèrent; un fermier la recueillit
et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Elle
grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l'eau des mares,
à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol
de trente sols, qu'elle n'avait pas commis. Elle entra dans une autre
ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux
patrons, ses camarades la jalousaient.
Un soir du mois d'août (elle avait alors dix-huit ans), ils
l'entraînèrent à l'assemblée de Colleville. Tout de suite elle fut
étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans
les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or,
cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenait à l'écart
modestement, quand un jeune homme d'apparence cossue, et qui fumait
sa pipe les deux coudes sur le timon d'un banneau, vint l'inviter
à la danse. Il lui paya du cidre, de la galette, un foulard, et,
s'imaginant qu'elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bout d'un
champ d'avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit à
crier. Il s'éloigna.
Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand
chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle
reconnut Théodore.
Il l'aborda d'un air tranquille, disant qu'il fallait tout pardonner,
puisque c'était «la faute de la boisson».
Elle ne sut que répondre et avait envie de s'enfuir.
Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son
père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que
maintenant ils se trouvaient voisins.--«Ah!» dit-elle. Il ajouta qu'on
désirait l'établir. Du reste, il n'était pas pressé et attendait une
femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle
pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c'était mal de se
moquer.--«Mais non, je vous jure!» et du bras gauche il lui entoura la
taille; elle marchait soutenue par son étreinte; ils se ralentirent.
Le vent était mou, les étoiles brillaient, l'énorme charretée de foin
oscillait devant eux; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas,
soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à
droite. Il l'embrassa encore une fois. Elle disparut dans l'ombre.
Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous.
Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre
isolé. Elle n'était pas innocente à la manière des demoiselles,--les
animaux l'avaient instruite;--mais la raison et l'instinct de
l'honneur l'empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l'amour
de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut-être)
il proposa de l'épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands
serments.
Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux: ses parents, l'année
dernière, lui avaient acheté un homme; mais d'un jour à l'autre on
pourrait le reprendre; l'idée de servir l'effrayait. Cette couardise
fut pour Félicité une preuve de tendresse; la sienne en redoubla. Elle
s'échappait la nuit, et, parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait
avec ses inquiétudes et ses instances.
Enfin, il annonça qu'il irait lui-même à la Préfecture prendre des
informations et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et
minuit.
Le moment arrivé, elle courut vers l'amoureux.
A sa place, elle trouva un de ses amis.
Il lui apprit qu'elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la
conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme
Lehoussais, de Toucques.
Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris,
appela le bon Dieu, et gémit toute seule dans la campagne jusqu'au
soleil levant. Puis elle revint à la ferme, déclara son intention d'en
partir; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout
son petit bagage dans un mouchoir et se rendit à Pont-l'Évêque.
Devant l'auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve,
et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait
pas grand'chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu
d'exigences, que Mme Aubain finit par dire:
«Soit, j'accepte!»
Félicité, un quart d'heure après, était installée chez elle.
D'abord elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient
«le genre de la maison» et le souvenir de «Monsieur», planant sur tout!
Paul et Virginie, l'un âgé de sept ans, l'autre de quatre à peine, lui
semblaient formés d'une matière précieuse; elle les portait sur son
dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque
minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La
douceur du milieu avait fondu sa tristesse.
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston.
Félicité préparait d'avance les cartes et les chaufferettes. Ils
arrivaient à huit heures bien juste et se retiraient avant le coup de
onze.
Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par
terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement
de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements
d'agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles
dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur
le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le
nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses.
Peu de temps après, c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit,
rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons.
Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages.
Félicité invariablement déjouait leurs astuces, et ils s'en allaient
pleins de considération pour elle.
A des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du marquis
de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui vivait
à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait
toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les
pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître
gentilhomme jusqu'à soulever son chapeau chaque fois qu'il disait: «Feu
mon père», l'habitude l'entraînant, il se versait à boire coup sur coup
et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment:
«Vous en avez assez, monsieur de Gremanville! A une autre fois!» Et
elle refermait la porte.
Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate
blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote
brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu
lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes
extraordinaires.
Comme il gérait les propriétés de «Madame», il s'enfermait avec elle
pendant des heures dans le cabinet de «Monsieur», et craignait toujours
de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des
prétentions au latin.
Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau
d'une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes
du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une
demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu'on harponnait,
etc.
Paul donna l'explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute
son éducation littéraire.
Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la
mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa
botte.
Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de
Geffosses.
La cour est en pente, la maison dans le milieu; et la mer, au loin,
apparaît comme une tache grise.
Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on
déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était
le seul reste d'une habitation de plaisance, maintenant disparue. Le
papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d'air. Mme
Aubain penchait son front, accablée de souvenirs; les enfants n'osaient
plus parler. «Mais jouez donc!» disait-elle; ils décampaient.
Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des
ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles
qui résonnaient comme des tambours.
Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des
bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons
brodés.
Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages.
La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel et un
brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la
Toucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient
tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture
quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles.--«Ne
craignez rien!» dit Félicité; et murmurant une sorte de complainte,
elle flatta sur l'échine celui qui se trouvait le plus près; il fit
volte-face, les autres l'imitèrent. Mais quand l'herbage suivant fut
traversé, un beuglement formidable s'éleva.
C'était un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux
femmes. Mme Aubain allait courir.--«Non! non! moins vite!» Elles
pressaient le pas cependant et entendaient par derrière un souffle
sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient
l'herbe de la prairie; voilà qu'il galopait maintenant! Félicité
se retourna, et elle arrachait à deux mains des plaques de terre
qu'elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les
cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain,
au bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment
franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau et
continuellement lançait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis
qu'elle criait: «Dépêchez-vous! dépêchez-vous!»
Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba
plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y
parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie; sa bave lui
rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut
le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute
surprise, s'arrêta.
Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à
Pont-l'Évêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas
qu'elle eût rien fait d'héroïque.
Virginie l'occupait exclusivement; car elle eut, à la suite de son
effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla
les bains de mer de Trouville.
Dans ce temps-là, ils n'étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des
renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs comme pour un
long voyage.
Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le
lendemain, il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme,
munie d'un dossier de velours, et sur la croupe du second un manteau
roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta derrière
lui. Félicité se chargea de Virginie et Paul enfourcha l'âne de M.
Lechaptois, prêté sous la condition d'en avoir grand soin.
La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux
heures. Les chevaux enfonçaient jusqu'aux pâturons dans la boue et
faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches; ou bien
ils buttaient contre les ornières; d'autres fois, il leur fallait
sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s'arrêtait tout
à coup. Il attendait patiemment qu'elle se remît en marche, et il
parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant
à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques,
comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec
un haussement d'épaules:--«En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu
de prendre un jeune homme...» Félicité n'entendit pas le reste; les
chevaux trottaient, l'âne galopait; tous enfilèrent un sentier, une
barrière tourna, deux garçons parurent, et l'on descendit devant le
purin, sur le seuil même de la porte.
La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les
démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avait
un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre
mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l'eau-de-vie,
accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure
santé, à Mademoiselle devenue «magnifique», à M. Paul singulièrement
«forci», sans oublier leurs grands parents défunts que les Liébard
avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs
générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d'ancienneté.
Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de
fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait
toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles
d'étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons; une seringue
énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n'eût des
champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent
en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu, et tous
fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille,
pareils à du velours brun et inégaux d'épaisseur, résistaient aux plus
fortes bourrasques. Cependant la charretterie tombait en ruines. Mme
Aubain dit qu'elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes.
On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. La petite
caravane mit pied à terre pour passer les _Écores_; c'était une falaise
surplombant des bateaux, et trois minutes plus tard, au bout du quai,
on entra dans la cour de l'_Agneau d'or_, chez la mère David.
Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du
changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise,
à défaut d'un costume; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de
douanier qui servait aux baigneurs.
L'après-midi, on s'en allait avec l'âne au delà des Roches-Noires, du
côté d'Hennequeville. Le sentier, d'abord, montait entre des terrains
vallonnés comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau où
alternaient des pâturages et des champs en labour. A la lisière du
chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient; çà et
là, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses
branches.
Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche,
Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de
soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine
son murmure; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel
recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de
couture; Virginie près d'elle tressait des joncs; Félicité sarclait des
fleurs de lavande; Paul, qui s'ennuyait, voulait partir.
D'autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient
des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des
godefiches, des méduses; et les enfants couraient, pour saisir des
flocons d'écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant
sur le sable, se déroulaient le long de la grève; elle s'étendait à
perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes
la séparant du _Marais_, large prairie en forme d'hippodrome. Quand
ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à
chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait
s'épanouir dans un désordre gai.
Les jours qu'il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur
chambre. L'éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière
entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur
le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des
choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et
une brise lourde apportait la senteur du goudron.
Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu'elles
avaient dépassé les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs
voiles descendaient aux deux tiers des mâts; et, la misaine gonflée
comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement
des vagues, jusqu'au milieu du port, où l'ancre tout à coup tombait.
Ensuite le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient
par-dessus le bordage des poissons palpitants; une file de charrettes
les attendait, et des femmes en bonnet de coton s'élançaient pour
prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes.
Une d'elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps après entra
dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait retrouvé une sœur; et
Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa
poitrine, de la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit
mousse les poings sur les hanches et le béret sur l'oreille.
Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congédia.
On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les
promenades que l'on faisait. Le mari ne se montrait pas.
Félicité se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une
couverture, des chemises, un fourneau; évidemment ils l'exploitaient.
Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas
les familiarités du neveu,--car il tutoyait son fils:--et, comme
Virginie toussait et que la saison n'était plus bonne, elle revint à
Pont-l'Évêque.
M. Bourais l'éclaira sur le choix d'un collège. Celui de Caen passait
pour le meilleur. Paul y fut envoyé et fit bravement ses adieux,
satisfait d'aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.
Mme Aubain se résigna à l'éloignement de son fils, parce qu'il était
indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait
son tapage. Mais une occupation vint la distraire; à partir de Noël,
elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme.
III
Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s'avançait sous
la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme
Aubain, s'asseyait et promenait ses yeux autour d'elle.
Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du
chœur; le curé se tenait debout près du lutrin; sur un vitrail de
l'abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge; un autre la montrait à
genoux devant l'Enfant Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en
bois représentait saint Michel terrassant le dragon.
Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire sainte. Elle croyait voir
le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes,
des peuples qui mouraient, des idoles renversées; et elle garda de cet
éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis,
elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié,
lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les
aveugles et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur
le fumier d'une étable? Les semailles, les moissons, les pressoirs,
toutes ces choses familières dont parle l'Évangile, se trouvaient dans
sa vie; le passage de Dieu les avait sanctifiées; et elle aima plus
tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du
Saint-Esprit.
Elle avait peine à imaginer sa personne; car il n'était pas seulement
oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est
peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages,
son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches
harmonieuses; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la
fraîcheur des murs et de la tranquillité de l'église.
Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tâcha même pas de
comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait
par s'endormir et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en
s'en allant claquer leurs sabots sur les dalles.
Ce fut de cette manière, à force de l'entendre, qu'elle apprit le
catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa
jeunesse; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie,
jeûnait comme elle, se confessait avec elle. A la Fête-Dieu, elles
firent ensemble un reposoir.
La première communion la tourmentait d'avance. Elle s'agita pour les
souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel
tremblement elle aida sa mère à l'habiller!
Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui
cachait un côté du chœur; mais juste en face, le troupeau des
vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés
formait comme un champ de neige; et elle reconnaissait de loin la chère
petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche
tinta. Les têtes se courbèrent; il y eut un silence. Aux éclats de
l'orgue, les chantres et la foule entonnèrent l'_Agnus Dei_; puis le
défilé des garçons commença; et, après eux, les filles se levèrent.
Pas à pas, et les mains jointes, elles allaient vers l'autel tout
illuminé, s'agenouillaient sur la première marche, recevaient l'hostie
successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu.
Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir; et,
avec l'imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla
qu'elle était elle-même cette enfant; sa figure devenait la sienne, sa
robe l'habillait, son cœur lui battait dans la poitrine; au moment
d'ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s'évanouir.
Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans la sacristie, pour
que M. le curé lui donnât la communion. Elle la reçut dévotement, mais
n'y goûta pas les mêmes délices.
Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie; et, comme
Guyot ne pouvait lui montrer ni l'anglais ni la musique, elle résolut
de la mettre en pension chez les Ursulines d'Honfleur.
L'enfant n'objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madame
insensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avait raison.
Ces choses dépassaient sa compétence.
Enfin, un jour, une vieille tapissière s'arrêta devant la porte, et il
en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Félicité
monta les bagages sur l'impériale, fit des recommandations au cocher et
plaça dans le coffre six pots de confitures et une douzaine de poires,
avec un bouquet de violettes.
Virginie, au dernier moment, fut prise d'un grand sanglot; elle
embrassait sa mère qui la baisait au front en répétant: «Allons! du
courage! du courage!» Le marchepied se releva, la voiture partit.
Alors Mme Aubain eut une défaillance; et le soir tous ses amis, le
ménage Lormeau, Mme Lechaptois, _ces_ demoiselles Rochefeuille, M. de
Houppeville et Bourais se présentèrent pour la consoler.
La privation de sa fille lui fut d'abord très douloureuse. Mais trois
fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui
écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette
façon comblait le vide des heures.
Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie et
regardait les murailles. Elle s'ennuyait de n'avoir plus à peigner ses
cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit et de ne
plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par
la main quand elles sortaient ensemble. Dans son désœuvrement, elle
essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les
fils; elle n'entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot,
était «minée».
Pour «se dissiper», elle demanda la permission de recevoir son neveu
Victor.
Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine
nue, et sentant l'odeur de la campagne qu'il avait traversée. Tout
de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l'un en face de
l'autre; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la
dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu'il finissait par
s'endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait
son pantalon, nouait sa cravate et se rendait à l'église, appuyée sur
son bras dans un orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d'en tirer quelque chose, soit
un paquet de cassonade, du savon, de l'eau-de-vie, parfois même de
SUIVIS DE
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UN CŒUR SIMPLE
I
Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Évêque envièrent à
Mme Aubain sa servante Félicité.
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait,
lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles,
battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse,--qui cependant
n'était pas une personne agréable.
Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de
1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de
dettes. Alors elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et
la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5,000 francs tout
au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une
autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée
derrière les halles.
Cette maison, revêtue d'ardoises, se trouvait entre un passage et
une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des
différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit
séparait la cuisine de la _salle_ où Mme Aubain se tenait tout le long
du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre
le lambris, peint en blanc, s'alignaient huit chaises d'acajou. Un
vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes
et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en
marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait
un temple de Vesta; et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car
le plancher était plus bas que le jardin.
Au premier étage, il y avait d'abord la chambre de «Madame», très
grande, tendue d'un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de
«Monsieur» en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre
plus petite, où l'on voyait deux couchettes d'enfants, sans matelas.
Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts
d'un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d'étude; des livres
et des paperasses garnissaient les rayons d'une bibliothèque entourant
de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en
retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la
gouache et des gravures d'Audran, souvenirs d'un temps meilleur et d'un
luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de
Félicité, ayant vue sur les prairies.
Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait
jusqu'au soir sans interruption; puis, le dîner étant fini, la
vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche
sous les cendres et s'endormait devant l'âtre, son rosaire à la main.
Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entêtement. Quant à
la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres
servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur et recueillait du doigt
sur la table les miettes de son pain, un pain de douze livres, cuit
exprès pour elle, et qui durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d'indienne fixé dans le dos
par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un
jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les
infirmières d'hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui
en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun
âge; et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés,
semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique.
II
Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour.
Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage. Puis sa
mère mourut, ses sœurs se dispersèrent; un fermier la recueillit
et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Elle
grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l'eau des mares,
à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol
de trente sols, qu'elle n'avait pas commis. Elle entra dans une autre
ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux
patrons, ses camarades la jalousaient.
Un soir du mois d'août (elle avait alors dix-huit ans), ils
l'entraînèrent à l'assemblée de Colleville. Tout de suite elle fut
étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans
les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or,
cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenait à l'écart
modestement, quand un jeune homme d'apparence cossue, et qui fumait
sa pipe les deux coudes sur le timon d'un banneau, vint l'inviter
à la danse. Il lui paya du cidre, de la galette, un foulard, et,
s'imaginant qu'elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bout d'un
champ d'avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit à
crier. Il s'éloigna.
Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand
chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle
reconnut Théodore.
Il l'aborda d'un air tranquille, disant qu'il fallait tout pardonner,
puisque c'était «la faute de la boisson».
Elle ne sut que répondre et avait envie de s'enfuir.
Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son
père avait abandonné Colleville pour la ferme des Écots, de sorte que
maintenant ils se trouvaient voisins.--«Ah!» dit-elle. Il ajouta qu'on
désirait l'établir. Du reste, il n'était pas pressé et attendait une
femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle
pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c'était mal de se
moquer.--«Mais non, je vous jure!» et du bras gauche il lui entoura la
taille; elle marchait soutenue par son étreinte; ils se ralentirent.
Le vent était mou, les étoiles brillaient, l'énorme charretée de foin
oscillait devant eux; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas,
soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à
droite. Il l'embrassa encore une fois. Elle disparut dans l'ombre.
Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous.
Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre
isolé. Elle n'était pas innocente à la manière des demoiselles,--les
animaux l'avaient instruite;--mais la raison et l'instinct de
l'honneur l'empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l'amour
de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut-être)
il proposa de l'épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands
serments.
Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux: ses parents, l'année
dernière, lui avaient acheté un homme; mais d'un jour à l'autre on
pourrait le reprendre; l'idée de servir l'effrayait. Cette couardise
fut pour Félicité une preuve de tendresse; la sienne en redoubla. Elle
s'échappait la nuit, et, parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait
avec ses inquiétudes et ses instances.
Enfin, il annonça qu'il irait lui-même à la Préfecture prendre des
informations et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et
minuit.
Le moment arrivé, elle courut vers l'amoureux.
A sa place, elle trouva un de ses amis.
Il lui apprit qu'elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la
conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme
Lehoussais, de Toucques.
Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris,
appela le bon Dieu, et gémit toute seule dans la campagne jusqu'au
soleil levant. Puis elle revint à la ferme, déclara son intention d'en
partir; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout
son petit bagage dans un mouchoir et se rendit à Pont-l'Évêque.
Devant l'auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve,
et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait
pas grand'chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu
d'exigences, que Mme Aubain finit par dire:
«Soit, j'accepte!»
Félicité, un quart d'heure après, était installée chez elle.
D'abord elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient
«le genre de la maison» et le souvenir de «Monsieur», planant sur tout!
Paul et Virginie, l'un âgé de sept ans, l'autre de quatre à peine, lui
semblaient formés d'une matière précieuse; elle les portait sur son
dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque
minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La
douceur du milieu avait fondu sa tristesse.
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston.
Félicité préparait d'avance les cartes et les chaufferettes. Ils
arrivaient à huit heures bien juste et se retiraient avant le coup de
onze.
Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par
terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement
de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements
d'agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles
dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur
le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le
nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses.
Peu de temps après, c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit,
rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons.
Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages.
Félicité invariablement déjouait leurs astuces, et ils s'en allaient
pleins de considération pour elle.
A des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du marquis
de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui vivait
à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait
toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les
pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître
gentilhomme jusqu'à soulever son chapeau chaque fois qu'il disait: «Feu
mon père», l'habitude l'entraînant, il se versait à boire coup sur coup
et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment:
«Vous en avez assez, monsieur de Gremanville! A une autre fois!» Et
elle refermait la porte.
Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate
blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote
brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu
lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes
extraordinaires.
Comme il gérait les propriétés de «Madame», il s'enfermait avec elle
pendant des heures dans le cabinet de «Monsieur», et craignait toujours
de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des
prétentions au latin.
Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau
d'une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes
du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une
demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu'on harponnait,
etc.
Paul donna l'explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute
son éducation littéraire.
Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la
mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa
botte.
Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de
Geffosses.
La cour est en pente, la maison dans le milieu; et la mer, au loin,
apparaît comme une tache grise.
Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on
déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était
le seul reste d'une habitation de plaisance, maintenant disparue. Le
papier de la muraille en lambeaux tremblait aux courants d'air. Mme
Aubain penchait son front, accablée de souvenirs; les enfants n'osaient
plus parler. «Mais jouez donc!» disait-elle; ils décampaient.
Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des
ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles
qui résonnaient comme des tambours.
Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des
bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons
brodés.
Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages.
La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel et un
brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la
Toucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient
tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture
quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles.--«Ne
craignez rien!» dit Félicité; et murmurant une sorte de complainte,
elle flatta sur l'échine celui qui se trouvait le plus près; il fit
volte-face, les autres l'imitèrent. Mais quand l'herbage suivant fut
traversé, un beuglement formidable s'éleva.
C'était un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux
femmes. Mme Aubain allait courir.--«Non! non! moins vite!» Elles
pressaient le pas cependant et entendaient par derrière un souffle
sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient
l'herbe de la prairie; voilà qu'il galopait maintenant! Félicité
se retourna, et elle arrachait à deux mains des plaques de terre
qu'elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les
cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain,
au bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment
franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau et
continuellement lançait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis
qu'elle criait: «Dépêchez-vous! dépêchez-vous!»
Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba
plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y
parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie; sa bave lui
rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut
le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute
surprise, s'arrêta.
Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à
Pont-l'Évêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas
qu'elle eût rien fait d'héroïque.
Virginie l'occupait exclusivement; car elle eut, à la suite de son
effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla
les bains de mer de Trouville.
Dans ce temps-là, ils n'étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des
renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs comme pour un
long voyage.
Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le
lendemain, il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme,
munie d'un dossier de velours, et sur la croupe du second un manteau
roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta derrière
lui. Félicité se chargea de Virginie et Paul enfourcha l'âne de M.
Lechaptois, prêté sous la condition d'en avoir grand soin.
La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux
heures. Les chevaux enfonçaient jusqu'aux pâturons dans la boue et
faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches; ou bien
ils buttaient contre les ornières; d'autres fois, il leur fallait
sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s'arrêtait tout
à coup. Il attendait patiemment qu'elle se remît en marche, et il
parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant
à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques,
comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec
un haussement d'épaules:--«En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu
de prendre un jeune homme...» Félicité n'entendit pas le reste; les
chevaux trottaient, l'âne galopait; tous enfilèrent un sentier, une
barrière tourna, deux garçons parurent, et l'on descendit devant le
purin, sur le seuil même de la porte.
La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les
démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avait
un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre
mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l'eau-de-vie,
accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure
santé, à Mademoiselle devenue «magnifique», à M. Paul singulièrement
«forci», sans oublier leurs grands parents défunts que les Liébard
avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs
générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d'ancienneté.
Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de
fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait
toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles
d'étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons; une seringue
énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n'eût des
champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent
en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu, et tous
fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille,
pareils à du velours brun et inégaux d'épaisseur, résistaient aux plus
fortes bourrasques. Cependant la charretterie tombait en ruines. Mme
Aubain dit qu'elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes.
On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. La petite
caravane mit pied à terre pour passer les _Écores_; c'était une falaise
surplombant des bateaux, et trois minutes plus tard, au bout du quai,
on entra dans la cour de l'_Agneau d'or_, chez la mère David.
Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du
changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise,
à défaut d'un costume; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de
douanier qui servait aux baigneurs.
L'après-midi, on s'en allait avec l'âne au delà des Roches-Noires, du
côté d'Hennequeville. Le sentier, d'abord, montait entre des terrains
vallonnés comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau où
alternaient des pâturages et des champs en labour. A la lisière du
chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient; çà et
là, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses
branches.
Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche,
Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de
soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine
son murmure; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel
recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de
couture; Virginie près d'elle tressait des joncs; Félicité sarclait des
fleurs de lavande; Paul, qui s'ennuyait, voulait partir.
D'autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient
des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des
godefiches, des méduses; et les enfants couraient, pour saisir des
flocons d'écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant
sur le sable, se déroulaient le long de la grève; elle s'étendait à
perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes
la séparant du _Marais_, large prairie en forme d'hippodrome. Quand
ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à
chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait
s'épanouir dans un désordre gai.
Les jours qu'il faisait trop chaud, ils ne sortaient pas de leur
chambre. L'éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière
entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur
le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des
choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et
une brise lourde apportait la senteur du goudron.
Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu'elles
avaient dépassé les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs
voiles descendaient aux deux tiers des mâts; et, la misaine gonflée
comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement
des vagues, jusqu'au milieu du port, où l'ancre tout à coup tombait.
Ensuite le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient
par-dessus le bordage des poissons palpitants; une file de charrettes
les attendait, et des femmes en bonnet de coton s'élançaient pour
prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes.
Une d'elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps après entra
dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait retrouvé une sœur; et
Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa
poitrine, de la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit
mousse les poings sur les hanches et le béret sur l'oreille.
Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congédia.
On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les
promenades que l'on faisait. Le mari ne se montrait pas.
Félicité se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une
couverture, des chemises, un fourneau; évidemment ils l'exploitaient.
Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas
les familiarités du neveu,--car il tutoyait son fils:--et, comme
Virginie toussait et que la saison n'était plus bonne, elle revint à
Pont-l'Évêque.
M. Bourais l'éclaira sur le choix d'un collège. Celui de Caen passait
pour le meilleur. Paul y fut envoyé et fit bravement ses adieux,
satisfait d'aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.
Mme Aubain se résigna à l'éloignement de son fils, parce qu'il était
indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait
son tapage. Mais une occupation vint la distraire; à partir de Noël,
elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme.
III
Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s'avançait sous
la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme
Aubain, s'asseyait et promenait ses yeux autour d'elle.
Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du
chœur; le curé se tenait debout près du lutrin; sur un vitrail de
l'abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge; un autre la montrait à
genoux devant l'Enfant Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en
bois représentait saint Michel terrassant le dragon.
Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire sainte. Elle croyait voir
le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes,
des peuples qui mouraient, des idoles renversées; et elle garda de cet
éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis,
elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié,
lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les
aveugles et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur
le fumier d'une étable? Les semailles, les moissons, les pressoirs,
toutes ces choses familières dont parle l'Évangile, se trouvaient dans
sa vie; le passage de Dieu les avait sanctifiées; et elle aima plus
tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du
Saint-Esprit.
Elle avait peine à imaginer sa personne; car il n'était pas seulement
oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est
peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages,
son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches
harmonieuses; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la
fraîcheur des murs et de la tranquillité de l'église.
Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tâcha même pas de
comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait
par s'endormir et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en
s'en allant claquer leurs sabots sur les dalles.
Ce fut de cette manière, à force de l'entendre, qu'elle apprit le
catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa
jeunesse; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie,
jeûnait comme elle, se confessait avec elle. A la Fête-Dieu, elles
firent ensemble un reposoir.
La première communion la tourmentait d'avance. Elle s'agita pour les
souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel
tremblement elle aida sa mère à l'habiller!
Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui
cachait un côté du chœur; mais juste en face, le troupeau des
vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés
formait comme un champ de neige; et elle reconnaissait de loin la chère
petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche
tinta. Les têtes se courbèrent; il y eut un silence. Aux éclats de
l'orgue, les chantres et la foule entonnèrent l'_Agnus Dei_; puis le
défilé des garçons commença; et, après eux, les filles se levèrent.
Pas à pas, et les mains jointes, elles allaient vers l'autel tout
illuminé, s'agenouillaient sur la première marche, recevaient l'hostie
successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu.
Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir; et,
avec l'imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla
qu'elle était elle-même cette enfant; sa figure devenait la sienne, sa
robe l'habillait, son cœur lui battait dans la poitrine; au moment
d'ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s'évanouir.
Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans la sacristie, pour
que M. le curé lui donnât la communion. Elle la reçut dévotement, mais
n'y goûta pas les mêmes délices.
Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie; et, comme
Guyot ne pouvait lui montrer ni l'anglais ni la musique, elle résolut
de la mettre en pension chez les Ursulines d'Honfleur.
L'enfant n'objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madame
insensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avait raison.
Ces choses dépassaient sa compétence.
Enfin, un jour, une vieille tapissière s'arrêta devant la porte, et il
en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Félicité
monta les bagages sur l'impériale, fit des recommandations au cocher et
plaça dans le coffre six pots de confitures et une douzaine de poires,
avec un bouquet de violettes.
Virginie, au dernier moment, fut prise d'un grand sanglot; elle
embrassait sa mère qui la baisait au front en répétant: «Allons! du
courage! du courage!» Le marchepied se releva, la voiture partit.
Alors Mme Aubain eut une défaillance; et le soir tous ses amis, le
ménage Lormeau, Mme Lechaptois, _ces_ demoiselles Rochefeuille, M. de
Houppeville et Bourais se présentèrent pour la consoler.
La privation de sa fille lui fut d'abord très douloureuse. Mais trois
fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui
écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette
façon comblait le vide des heures.
Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie et
regardait les murailles. Elle s'ennuyait de n'avoir plus à peigner ses
cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit et de ne
plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par
la main quand elles sortaient ensemble. Dans son désœuvrement, elle
essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les
fils; elle n'entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot,
était «minée».
Pour «se dissiper», elle demanda la permission de recevoir son neveu
Victor.
Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine
nue, et sentant l'odeur de la campagne qu'il avait traversée. Tout
de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l'un en face de
l'autre; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la
dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu'il finissait par
s'endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait
son pantalon, nouait sa cravate et se rendait à l'église, appuyée sur
son bras dans un orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d'en tirer quelque chose, soit
un paquet de cassonade, du savon, de l'eau-de-vie, parfois même de
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