Théatre : Le candidat. Le - 12

Ceux qui rient là, à côté, ce sont les génies acharnés à ta perte,
comme à celle de ton amant. Moi, qui t'ai conduite partout, conseillée
et fait semblant de te servir, je suis leur maître, le roi des gnomes.
JEANNE, atterrée.
Le roi des gnomes!... des gnomes!...
LE ROI.
En vertu de ma volonté, jamais il ne t'aimera, et à peine arrivé sur
nos terres, il est perdu.
JEANNE.
Impossible! Je cours après...
LE ROI.
Il est trop tard! et quand même il reviendrait, je suis sûr de sa
défaite.
JEANNE, avec impatience.
Non! non! non! Je vais donner des ordres.
LE ROI.
Oh! tant qu'il te plaira!
JEANNE.
Tu vas t'y opposer, n'est-ce pas?
LE ROI.
Au contraire! Tu seras obéie ponctuellement. Essaye.
Le roi des gnomes sort en riant; et les rires, dans la coulisse,
redoublent.

SCÈNE VIII.
JEANNE, seule.
Que veulent-ils donc contre lui? et dans quel but? Qu'importe! un péril
le menace. Il tombe peut-être? Il est perdu. Ah! qu'il revienne! Que
faire ensuite? Je n'en sais rien. Nous fuirons. (Appelant.) Général!
(Le nain général des géants, paraît.) Oh! non pas lui! C'est un des
leurs! D'autres! le chef de ma garde, le chancelier, des soldats,
quelqu'un! Venez donc! venez donc!

SCÈNE IX.
JEANNE, UN OFFICIER avec des soldats, LE CHANCELIER.
JEANNE, à l'officier.
Ces deux étrangers partis tout à l'heure, cours après! Malgré notre
sauf-conduit royal, quoi qu'ils fassent, tu m'entends, je les veux!
ramène-les! Tu m'en réponds sur ta tête! plus vite. (L'officier et les
soldats sortent par la droite.--Au chancelier.) Pourquoi donc t'ai-je
appelé, toi? Ah! tu dois avoir encore entre tes mains l'ordre du
supplice de cet homme... tu sais... qui a pleuré l'autre jour.
LE CHANCELIER, avec une grande révérence, le lui montrant.
Le voici, gracieuse Majesté.
JEANNE.
Donne! (Elle le déchire en morceaux.) Je lui fais grâce!... (Le
chancelier la regarde, stupéfait.) Oui, entièrement grâce!... Va le
délivrer toi-même, et tu auras soin qu'on lui porte, pour qu'il n'ait
plus faim à l'avenir, trois tonnes d'argent et la charge en blé de
quatre dromadaires. (Fausse sortie du chancelier.) Écoute donc! Il doit
y avoir beaucoup d'esclaves dans mes jardins? Qu'on brise leurs chaînes
et qu'on les renvoie, sur des vaisseaux, dans leur patrie! Ensuite, tu
prendras aux magasins du palais tous les vêtements qui s'y trouvent:
les dolimans de fourrures, les vestes en brocart d'or, les robes
tissues de perles, et tu les distribueras aux habitants de ma ville,
en commençant par les plus pauvres! Reviens! je n'ai pas fini! On
tirera des arsenaux toutes les armes, et l'on en fera sur les places de
grands bûchers qui réjouiront les veuves! Comme j'ai trop de parfums,
qu'on les jette par les fenêtres pour laver les rues. J'ordonne qu'il
n'existe rien des commandements portés jusqu'à ce jour en mon nom! Je
veux qu'il n'y ait plus dans mon royaume une seule douleur! mais un
même sourire de joie sur la face de tout mon peuple! Rien, maintenant,
que des larmes d'allégresse et des bénédictions pour moi! (Paul et
Dominique rentrent à droite, par la portière, avec l'officier et les
soldats.) Ah! (A l'officier.) C'est bien! Laissez-nous!

SCÈNE X.
JEANNE, PAUL, DOMINIQUE.
PAUL, ironiquement.
Je me doutais de cette clémence, ô reine!
JEANNE.
Malheureux qui me calomnie encore! Écoute, il y va de ton salut.
DOMINIQUE.
Peut-être du mien? Miséricorde!
JEANNE.
De ta vie!
PAUL.
Que vous importe?
Un long silence.
JEANNE.
C'est à moi que tu le demandes, toi!... toi, Paul de Damvilliers!
PAUL.
Qui vous a dit mon nom?
JEANNE, fièrement.
Eh! que t'importe à ton tour?
Silence.
PAUL.
Ah! je comprends. En effet, vous avez pour vous la science des gnomes;
moi, j'ai la protection des fées. Je vous défie.
JEANNE.
Ah! oui, insulte-moi, méprise-moi, exècre-moi bien! Mais au nom de tout
ce qu'il y a de plus sacré, par les âmes de ceux qui te sont les plus
chers, par pitié pour toi-même, je t'en supplie, reste, reste ici!
PAUL.
Je partirai cependant!
JEANNE.
Pourquoi donc t'obstines-tu à ne jamais me croire?
PAUL.
C'est que vous m'avez déjà trompé sous tant de formes! Tout à l'heure
encore, vous m'accabliez d'offres et de protestations, et puis, à
propos de rien, subitement, voilà que vous reprenez avec violence cette
liberté que vous aviez eu tant de mal à fournir!
JEANNE.
Mais tu ne sais pas que tu te précipites à une mort certaine, puisque
je ne le savais pas moi-même. Jusqu'à présent, j'étais la victime
d'esprits infernaux dont je ne soupçonnais pas les desseins.
PAUL.
Ah! c'est un autre artifice maintenant?
JEANNE.
Non, je te jure. Ne t'en va pas!
PAUL.
Eh! tous les hasards sont moins périlleux que vos serments.
JEANNE.
Regarde-moi donc! Est-ce que j'ai l'air de mentir?
PAUL.
Un nouveau piège! Car plus je vous considère et plus votre visage,
évoquant pour moi des souvenirs lointains, m'en représente un autre...
celui d'une jeune fille.
JEANNE.
Achève!
PAUL.
Elle valait mieux que toutes les reines, et j'aurais bien fait
peut-être de retourner en arrière dans ma vie, plutôt que de toujours
poursuivre en avant!
JEANNE.
Grandeur de Dieu! quelle punition!
PAUL.
Rien qu'une justice!
JEANNE.
Mais c'est affreux! Tu ne me reconnais donc pas, quand tu sauras...
quand je te dis...!
LE ROI DES GNOMES, apparaissant tout à coup.
Prends garde!
PAUL, à part.
Encore lui!
JEANNE.
Je ne t'ai pas appelé, toi!
LE ROI DES GNOMES, avec un grand salut.
Raison de plus pour venir, ô reine!
JEANNE.
Va-t'en, va-t'en! je le sauverai seule!
LE ROI DES GNOMES.
Mais tu vois bien que le misérable lui-même ne veut pas de ton secours.
JEANNE, à Paul qui est déjà remonté au milieu de la scène.
Grâce! Reviens!
PAUL.
Jamais! (Il entraîne Dominique immobile de terreur et s'en va par le
fond.)
JEANNE.
Au nom du souvenir dont tu parlais tout à l'heure! Dussé-je pour te
convaincre donner ma vie...!
PAUL.
Je n'en ai que faire de vos dons!
JEANNE.
Ecoute, je suis... (Paul et Dominique ont disparu. Le roi
des gnomes étend sa main sur Jeanne qui balbutie d'une voix mourante:)
Jeanne la laitière!
Elle tombe comme foudroyée sous la main du roi des gnomes... Alors
toutes les marches du trône s'entr'ouvrent; et LES NAINS, avec les
têtes de gnomes qu'ils avaient au 1er tableau, s'élancent autour
d'elle, dansant et chantant.
Elle est morte, elle est morte! Personne désormais ne nous contrariera.
Enfin! nous triomphons! Haha! haha! haha!
LA REINE DES FÉES apparaît debout sur le trône.
Non, elle n'est pas morte! (Elle descend gravement les marches du trône
et étend son manteau sur Jeanne comme pour la défendre.) Son abnégation
l'a sauvée!
Les gnomes, reculant, font un cercle au milieu duquel se trouvent
Jeanne et la reine des fées.


HUITIÈME TABLEAU
LA FORÊT PÉRILLEUSE

SCÈNE PREMIÈRE.
DOMINIQUE, seul.
Il arrive par la droite, à petits pas, en regardant de tous les côtés.
Perdu! pour avoir quitté mon maître une minute! Où est-il donc? (Il
crie.) Monsieur! monsieur! Absent! Eh, c'est sa faute... Quelle diable
d'idée a-t-il avec ses gnomes et son château des Cœurs! Cherchons-le
cependant! Monsieur! Ah bien oui! cours après. Mais des yeux brillent
dans les feuilles... Eh non! c'est le soleil sur la mousse! Il y a
de ces effets-là dans les bois! Continuons!... On marche! Un oiseau
qui s'envole. Suis-je bête! Il n'en faudrait pas moins sortir d'ici!
Essayons! (Une branche le cingle.) Ah! (Il se détourne.) Personne. Dieu
soit loué! Scélérates d'épines, va! Gueuses de branches! plus j'avance,
plus je m'empêtre! (Les arbres le frappent avec leurs branches.)
Mais... Mais... J'ai toute la forêt sur les épaules! Aïe! N'importe!
je passerai! Quand je vous dis que je passerai!
Il empoigne vigoureusement un arbre de chaque main, et il les écarte
d'un seul mouvement. Aussitôt toute la forêt se divise devant lui,
comme une toile que l'on déchire, et forme une belle allée de
verdure, avec deux rangs d'arbres symétriques.
Au fond, et détaché en noir sur le ciel rose que fait le soleil
couchant, se dresse le château des Cœurs, tel qu'il a été vu dans la
mansarde; ses trois tourelles sont reliées par des courtines percées
de petites ouvertures d'où s'échappe une lumière rouge.
Dominique reste longtemps immobile et muet de surprise.
Un château! Le château des Cœurs! C'est donc vrai! Le voilà exactement
comme d'après ses paroles. Eh non! je rêve! impossible. (Il se palpe.)
Cependant... je ne dors pas!... Ce toit noir, ces lumières rouges, on
dirait un monstre qui vous regarde. Voyons! voyons! calmons-nous! Pas
de raison d'avoir peur! au contraire, c'est une fière chance! Je l'ai
découvert le premier tout de même! Quelle joie ce sera pour Monsieur!
Mais... puisque je suis le premier ici... c'est à moi que revient
la gloire! Et pourquoi pas? (Il est pris d'un rire frénétique.) La
récompense, la dame, la belle femme! La maison paraît seigneuriale,
et les terres à l'entour vous composent un domaine... La forêt en
dépend sans doute? Comme je vais la couper rasibus! C'est par là que
je commence! Quel abatis feront mes gens! car j'ai des gens. (Il
se promène de droite et de gauche, enthousiasmé.) Je ne suis plus
domestique! Allons donc! Ah! mais oui! une valetaille de Sardanapale!
une livrée rouge et or, avec des bas tirés, sapristi! des plumets au
chapeau, des boutons larges comme des assiettes, et dans le vestibule,
au bas de l'escalier, toutes sortes de jeux de cartes et de dominos;
c'est grand genre!... et s'ils ne charrient pas droit... (Il fait le
geste de donner des coups de pied.)
Eh bien! pas de bourgeois? Ma foi, tant pis! J'ai fait tout ce que
j'ai pu!... Cependant une dernière complaisance. (Il crie, mais très
faiblement.) Monsieur! Monsieur!... Il ne pourra pas dire que je ne
l'ai pas appelé! Je suis quitte!... car enfin... puisqu'il se cache...
je voudrais même qu'il y eût ici des témoins pour affirmer que je
l'ai bien appelé. (Tous les arbres du côté où il a crié à voix basse
s'inclinent, tandis que ceux de l'autre côté secouent leur feuillage en
signe de dénégation.) Ah! voilà qui est drôle! Ils remuent, sans qu'il
y ait du vent, d'eux-mêmes, comme des personnes! Vous ne me comprenez
pas cependant. (Tous les arbres des deux côtés s'inclinent à la fois,
en manière d'assentiment.) Horreur! Ma moelle se glace dans mes os,
je deviens fou! Si j'allais mourir! il y a des choses au-dessus de
notre intelligence, décidément, et j'avais bien tort de nier!... (Il
s'assoit par terre, près de défaillir.) Je voudrais que Monsieur fût
arrivé maintenant. Attendons-le! Ce n'était pas très délicat ce que
j'allais faire! lui dérober sa gloire, pauvre garçon! après tant de
travers! Il est vrai que je les ai subis comme lui! Jusqu'à présent,
je m'en suis tiré. Pourquoi la suite serait-elle pire? Tout à l'heure,
c'est un petit étourdissement que j'ai eu, rien de plus! (Il regarde
le château.) Et ce château-là ressemble à bien d'autres châteaux,
parbleu! seulement un peu rébarbatif de loin, mais d'un chic!...
Il n'est pas désert toujours. On s'y remue. La fumée des cuisines
m'arrive; j'entends de grands bruits de vaisselle. Sans doute, on
attend le maître? Mais c'est moi le maître. (Il regarde les arbres avec
indécision.) Non, immobiles. Du courage, Dominique! en avant! on n'a
rien sans toupet! (Il s'élance, mais ses jambes se trouvent vivement
prises dans l'écorce qui monte le long de son corps.) Ah! ah! (Parvenue
à la hauteur des bras, l'écorce se déploie en branches chargées de
feuilles, la tête reste intacte.) Mon maître! à moi, mon bon maître,
je... (Il est complètement métamorphosé en arbre.)

SCÈNE II.
DOMINIQUE, LES ARBRES.
TOUS LES ARBRES, à la fois.
Il est pris!... Encore un! encore un!...
DOMINIQUE, changé en prunier.
Au secours! à mon secours!
LES ARBRES.
Impossible.
DOMINIQUE.
Qui a parlé?
LES ARBRES.
Un chêne,--un orme,--un tilleul,--un sapin,--des ébéniers.
DOMINIQUE.
Quelle plaisanterie!
UN CHÊNE.
Tu parles bien toi-même. Nous étions tous des hommes autrefois!
LES ARBRES.
Tous! tous!
UN TILLEUL.
Nous avons subi ton aventure. Notre seule distraction est de causer
entre nous. Mais quand arrive quelqu'un d'un ordre supérieur, nous
devenons muets comme les arbres ordinaires.
DOMINIQUE.
Qu'est-ce qui me parle à présent?
UN TILLEUL.
Un tilleul!
DOMINIQUE.
Et moi, que suis-je donc?
LE TILLEUL.
Tu te trouves trop loin... Nous t'apercevons confusément...
DOMINIQUE.
Je me sens... stupide... Je ne serais pas surpris d'être un prunier.
LES ARBRES.
Oui, en effet... un prunier sauvage.
DOMINIQUE.
Et dire que me voilà tout seul, à l'écart..., comme un proscrit, sans
pouvoir seulement vous donner une poignée de branche...
UN ORME.
Imite-nous! Résigne-toi!
DOMINIQUE.
Mais je vais m'ennuyer à périr, moi qui venais pour épouser. Au
printemps, quand j'aurai des nids, ça me mettra dans une position
affreuse. Ce sera un nid de Tantale! Vous n'auriez pas quelque plante
grimpante qui pourrait venir jusqu'à moi?
LES ARBRES.
Non!
DOMINIQUE.
Pas un petit liseron? pas une vigne? une vigne folle? Ça ferait mon
affaire. Voyons! Je vous la rendrai.
LES ARBRES.
Prunier, vous êtes obscène! Silence! Ah! voilà la brise heureusement,
qui va chanter dans nos feuilles!
CHŒUR DES BRISES DANS LES ARBRES.
Réveillez-vous, arbres des bois;
Tressaillez toutes à la fois,
Forêts profondes,
Et, loin des rayons embrasés,
A la fraîcheur de nos baisers
Mêlez vos ondes.
Aimez-nous,
Chantez-nous,
Pins et houx,
Fougères!
Nous passons,
Nous glissons,
Nous valsons,
Légères!
Oh! comme avec un bruit joyeux
Nos ailes battent sous les cieux
Grandes ouvertes!
Oh! le délire et la douceur
De se rouler dans l'épaisseur
De feuilles vertes!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Quels doux sons
Les chansons
Des pinsons,
Des merles!
Bois bénis,
Tous vos nids
Sont garnis
De perles!
Quand nous aurons quelques instants
Joué sous les berceaux flottants
De vos ramures,
Nous reviendrons dans les cités
Mêler un peu de vos gaîtés
A leurs murmures.
Ouvrez-vous
Devant nous,
Pins et houx,
Fougères!
Nous passons,
Nous glissons,
Nous valsons,
Légères!
A la fin, LES ARBRES baissent de plus en plus la voix et, se penchant
les uns vers les autres, s'avertissent.
Un homme! un homme! un homme!
DOMINIQUE.
C'est mon maître, mes amis, c'est mon...
Paul paraît par la gauche.

SCÈNE III.
LES ARBRES, DOMINIQUE, PAUL.
PAUL, accablé.
Je ne le trouverai donc jamais, cet infernal château des gnomes! et
Dominique disparu! On n'est pas idiot comme ce garçon! J'ai beau lui
prescrire de ne pas me quitter d'une semelle, depuis plus de deux
heures il faut que je perde mon temps... (Il est arrivé au milieu de
l'allée et s'arrête stupéfait.) Ah! enfin!... (Dominique secoue ses
branches, pour attirer l'attention de son maître.) Me voilà donc au
terme de toutes mes recherches et de toutes mes fatigues! Merci, bonne
fée, d'avoir soutenu mon cœur à travers des périls où tant d'autres
avant moi se sont perdus! (Un éclat de rire part de l'intérieur du
château.) On dirait un éclat de rire venant du château. Cependant
toutes ses fenêtres sont fermées: qu'est-ce encore? Allons! c'est
bien la peine d'être arrivé jusqu'ici pour m'effrayer, comme une
femme, du cri de quelque oiseau ou d'une bête fauve? Mais où est donc
Dominique? (Dominique s'agite.) J'ai fait plus que mon devoir en le
cherchant derrière tous les arbres de cette forêt... M'a-t-il assez
ennuyé, du reste, pendant le voyage! et je suis bon de tant l'aimer,
vraiment! Il sera tombé sans doute dans quelque embûche, où, malgré mes
recommandations, sa curiosité ou sa sottise l'aura conduit. (Dominique
s'agite de plus en plus.) En avant! Dans une entreprise pareille,
l'existence d'un seul homme n'est rien, puisqu'il s'agit de tous les
autres.
Alors retentit un immense éclat de rire, un bruit de foule. Toutes
les fenêtres et toutes les portes du château s'ouvrent avec violence.
Il y a douze fenêtres; à chacune d'elles paraît un gnome. Sur le
balcon du milieu se tient le roi avec une couronne en tête et le
sceptre à la main. De chaque porte s'élance un gnome (garde du
corps ou laquais), riant, criant, sautant autour de Paul, à quelque
distance. Tous les arbres s'inclinent avec un grand frémissement.
Paul, ébloui, reste debout en face du château.

SCÈNE IV.
LES PRÉCÉDENTS, LE ROI DES GNOMES.
LE ROI DES GNOMES, à son balcon, d'une voix haute et ironique.
Ah! maître sensible! Ah! cœur exempt de souillures! Toi qui abandonnes
ton serviteur et qui te crois appelé à sauver le genre humain, tu as
failli deux fois en deux minutes, par égoïsme et par orgueil! Tu es à
nous maintenant.
PAUL, dédaigneusement.
Moi?
LE ROI DES GNOMES.
Contemple cet arbre, c'est ton domestique lui-même.
PAUL.
Grands dieux!
LE ROI DES GNOMES.
Sous l'écorce où le voilà caché, il conserve le sentiment et la
mémoire. Tu vas être comme lui.
PAUL, d'un ton terrible, aux gnomes qui se sont resserrés autour de lui.
Pas encore, tant que cette épée...
LE ROI DES GNOMES.
Tire-la donc!
Paul, déjà la main sur la garde de son épée, est paralysé tout à
coup. Ses bras et ses jambes conservent l'attitude qu'il avait prise
dans ce mouvement. Il devient rigide et blanc comme une statue,
pendant que le roi, du haut de son balcon, prend son sceptre d'or. La
bague reluit à sa main de marbre.
LE ROI DES GNOMES.
Nous t'avons fait des épaules assez solides pour porter les destinées
du monde. Qu'en dis-tu? Garde comme un remords le souvenir du passé.
Demeure perpétuellement dans l'impuissance de ta menace. Tes yeux sans
prunelles auront le don de nous voir et tes oreilles celui de nous
entendre, quand tu seras transporté dans la salle de nos festins; car
sous ton apparence insensible tu vivras, pour souffrir ton supplice
éternel.
Tous les gnomes, se prenant par la main avec des éclats de rire et aux
sons d'une musique infernale, font une grande ronde autour de la statue
immobile.


NEUVIÈME TABLEAU
LE GRAND BANQUET
Une salle à manger monumentale. Des lampes brillent, tenues à de
très longues cordes, comme dans les églises. Sur les deux côtés,
de distance en distance, il y a des colonnes de fer à chapiteau
corinthien reliées entre elles par de grosses chaînes où sont
suspendus des cœurs tout rouges. Au fond et occupant la largeur
entière de la scène, un escalier à marches noires monte vers une
galerie où se répète le même alignement de colonnes; mais celles-là
sans chaînes ni cœurs, avec des palmettes d'améthyste dans leurs
chapiteaux et laissant voir la nuit par les intervalles de l'une à
l'autre. Au milieu, à une table couverte de vaisselle d'or, et dont
la nappe est de pourpre à franges d'or, siègent douze gnomes de
premier rang, six d'un côté, six de l'autre, tous portant au front
des couronnes d'or. Le roi, sur un trône plus élevé et faisant face
au spectateur, est au haut bout de la table, avec une couronne plus
haute et ornée tout autour de petits cœurs en diamants.--Sur le
premier plan, à gauche, Paul, changé en statue de marbre blanc et
dans le costume qu'il portait à l'avant-dernier tableau, garde son
attitude immobile.

CHŒUR DES GNOMES célébrant leur victoire.
Pendant qu'ils chantent, les marmitons circulent dans la galerie
du fond pour apporter les plats et descendent quelques marches de
l'escalier où les valets servant les gnomes viennent prendre les
plats pour les poser sur la table. En passant devant la statue,
chaque valet lui fait une salutation ironique.

SCÈNE PREMIÈRE.
LES GNOMES, LE ROI DES GNOMES, PAUL en statue.
PREMIER GNOME à la droite du roi, regardant la statue.
Eh bien, héroïque nigaud, comment trouves-tu ta position?
DEUXIÈME GNOME.
Te voilà maintenant au-dessus de nous.
TROISIÈME GNOME.
Et méprisant toujours les petits gnomes.
TOUS, riant à la fois.
Ha! ha! ha! ha!
QUATRIÈME GNOME.
Tu voulais changer le monde, toi!
CINQUIÈME GNOME.
Change donc d'attitude.
TOUS, riant à la fois.
Ha! ha! ha! ha!
SIXIÈME GNOME.
Insulte-nous pour te venger.
SEPTIÈME GNOME.
Pour nous faire rire.
TOUS, riant à la fois.
Ha! ha! ha! ha!
LE ROI DES GNOMES.
Bien! amusez-vous, Gnomes, mes sujets. Fêtons royalement notre victoire
sur les hommes. Leurs cœurs à présent nous appartiennent et il n'est
pas besoin de ménager la marchandise. Les caveaux, les murailles, notre
palais, tout en regorge. Contemplez! Et chaque partie du monde nous
en procure: il y en a de Tombouctou et il y en a de Paris. Des cœurs
de nègres et des cœurs de duchesses! les uns qui ont palpité pour de
l'opium sous la grande muraille en Chine, et d'autres un peu rancis
déjà par trop de séjour au fond d'un comptoir, dans Londres!
Une longue branche d'arbre paraît à droite et s'étend contre la statue.
LES SIX GNOMES, en face, à gauche.
Tiens! regardez donc!
LE ROI.
Eh! c'est cet imbécile changé en prunier contre le mur du château.
Une seconde branche paraît.
UN GNOME.
Mais voilà deux branches; elles l'entourent, elles vont l'embrasser.
LE ROI.
Du sentiment! Ça m'ennuie. Coupez-les!
Un valet, avec un couteau, abat d'un seul coup les deux branches
d'arbre.--On entend deux cris terribles. Les rameaux saignent contre le
piédestal.
UN GNOME.
Délicat comme une sensitive. Pour un prunier, c'est comique!
TOUS LES GNOMES, riant.
Ha! ha! ha!
PREMIER GNOME, regardant la statue.
Il ne s'en émeut pas, le misérable!
DEUXIÈME GNOME.
Défends-le donc! Anime-toi!
TROISIÈME GNOME.
Veux-tu prendre, avec nous, ta petite portion de cœurs?
QUATRIÈME GNOME.
Faut-il qu'on t'en serve?
CINQUIÈME GNOME.
J'ai envie de t'en barbouiller le visage!
SIXIÈME GNOME.
Moi, de te les faire manger tous!
LE ROI.
Tiens, bois leur sang!
Il lui jette le contenu de la coupe. Le liquide rouge l'éclabousse et
reste figé çà et là par plaques inégales sur sa face et ses vêtements.
SEPTIÈME GNOME.
Réponds-nous donc, lâche!
HUITIÈME GNOME.
Entends-tu, nous bafouons ta sottise, tes illusions, ton courage!
NEUVIÈME GNOME.
Et ce cœur immaculé, où est-il?
DIXIÈME GNOME.
Tu en as rencontré de jolis cependant.
ONZIÈME GNOME.
Et qui t'aimaient.
DOUZIÈME GNOME.
Depuis des reines jusqu'à des femmes de banquier.
PAUL, toujours immobile, répète trois fois lentement:
Jeanne! Jeanne! Jeanne!
Tous les gnomes épouvantés se lèvent sur leurs sièges.
LE ROI.
Ah! malédiction!
A ce moment, Jeanne, en laitière, se trouve debout sur le piédestal,
dans les bras de Paul et l'étreignant étroitement.
LES GNOMES.
Regardez! regardez!
LE ROI.
A moi, mes valets, mes soldats, mes bourreaux! tout le monde! à moi, au
secours!
Une foule de gnomes apparaît de tous côtés, se précipitant dans la
salle. La statue, peu à peu, a changé de couleur et le piédestal
s'est abaissé, si bien que le groupe est maintenant au niveau du
plancher.
PAUL, tenant Jeanne sur son bras gauche, tire son épée.
Vous êtes vaincus, misérables!
Un large éclair sillonne le ciel au fond; et dans un éclat de
tonnerre, avec un cri immense de la foule, la table et les gnomes,
tout s'abîme sous le sol et disparaît. Les lampes s'éteignent.
Les cœurs suspendus se mettent à flamboyer, les colonnes du fond
s'écroulent à demi, et l'escalier ne fait plus qu'un monceau de
ruines.

SCÈNE II.
PAUL, JEANNE.
PAUL.
C'est toi? c'est bien toi? M'as-tu pardonné?
JEANNE.
Monsieur Paul...
PAUL.
Oh! plus de ces mots-là! Lève la tête! toi qui as secouru ma détresse
autrefois et qui maintenant me délivres, chère providence de ma vie,
pauvre amour méconnu! Et j'ai pu en chercher d'autres! Ah! comme
j'étais ingrat pour le passé, aveugle pour l'avenir! Je me suis laissé
prendre tout le long de ma route par des illusions funestes, d'autant
plus irrésistibles que je retrouvais dans chacun de ces monstres
survenant pour me perdre quelque chose de toi, ton image!--Et tu étais,
au contraire, si loin!
JEANNE.
Oh! pas si loin!
PAUL.
Comment?
JEANNE.
Moi aussi, j'étais aveugle!
PAUL.
Que veux-tu dire?
JEANNE.
Vous rappelez-vous cette coquette Parisienne qui vous étourdissait avec
son embarras de bagages et de sottises?
PAUL, riant.
Oui! oui!
JEANNE, naïvement.
C'était moi!
PAUL.
Mais...
JEANNE.
Vous rappelez-vous cette lourde petite bourgeoise, dans cette contrée
hideuse?
PAUL.
Ah! ne me parle pas de cette imbécile!
JEANNE, piteusement.
C'était moi!
PAUL.
Impossible!
JEANNE.
Et cette reine aux splendeurs infinies qui d'un geste faisait mourir
les hommes...
PAUL.
Assez! N'achève pas!
JEANNE, se cachant la tête dans les mains.
C'était moi.
PAUL recule d'un pas.
Vous!
JEANNE, lui sautant au cou.
Oui, moi! Pour te retrouver, pour te plaire, pour que tu m'aimes!
J'ose te le dire maintenant. Mon amour était si fort que j'ai
traversé, afin de venir jusqu'à toi, toutes les démences et toutes les
cruautés du monde. Et comme tu ne l'as pas compris, cet amour, comme
tu ne l'as pas même aperçu,--il redoublait pourtant à chacun de tes
dédains,--aujourd'hui, pour te sauver, je descends du ciel.
PAUL.
Du ciel?
JEANNE.
Ah! tu ne sais pas, écoute! J'étais morte; les gnomes me trompaient.
Les fées m'ont rendue à la vie! Tu vas me suivre! l'heure a sonné.
Viens! viens!
PAUL.
Oh! oui, oui, je te crois! Je savais bien quelle destinée m'était
promise. Malgré tous les obstacles, je n'en ai jamais douté... Et
tout à l'heure, sous le marbre qui m'enfermait, j'en avais l'espoir,
l'impatience et l'angoisse! Partons! Emmène-moi! Les gnomes sont
vaincus, laissons la terre!
JEANNE.
Je vais te conduire dans un pays tout bleu, où les fleurs comme les
amours sont éternelles et démesurées. Là, mon bien-aimé, les orages
ne soufflent pas; l'immensité tiendra dans nos cœurs, et nos yeux,
toujours se contemplant, auront la lumière et la durée des étoiles!
PAUL, étreignant Jeanne.
Ah! délices de mon âme, elle commence déjà l'éternité de notre ivresse.