Théatre : Le candidat. Le - 09
Oh! ne vous fâchez pas!... Si vous le trouvez trop mal, je
recommencerai.
Silence.--Elle baisse la tête.
PAUL.
Ainsi c'est Mlle Jeannette qui était ma blanchisseuse!... Pourquoi ne
pas l'avouer?
JEANNETTE, embarrassée.
C'est que...
PAUL.
Eh bien? (Même silence.--A part.) Comment?... Quand Dominique m'avait
dit... Voyons l'autre...
JEANNETTE, l'arrêtant par le bras.
Prenez garde de les casser!
PAUL.
Quoi donc?
JEANNETTE.
Les œufs!
PAUL, examinant l'intérieur du panier.
Des fruits... une galette... jusqu'à des petits pots de crème! Et
c'était... (il l'interroge du regard; elle lui répond par un signe de
tête affirmatif) pour moi! Jusqu'à présent, en effet, je n'ai rien
payé de ces choses!--Ah! je devine!... l'amitié de mon domestique me
réduit aux charités d'une paysanne! (Brutalement.) Remporte tout cela,
Jeannette! Je n'en veux plus! Va-t'en!
JEANNETTE, pleurant.
Si j'avais su vous fâcher, je ne l'aurais pas fait!
PAUL, à part.
Elle pleure!... Et, dans ma vanité imbécile, je la repousse!...
Combien donc y en a-t-il d'un dévouement pareil? (Haut.) Non, reste!
Pardonne-moi! C'est que je suis malade quelquefois!... Et il y a
longtemps que tu viens ainsi tous les jours?
JEANNETTE.
Depuis un mois bientôt!
PAUL.
Et tu ne t'en vantes pas, toi!... Tu faisais le bien naïvement, dans la
candeur de ton âme. (Il lui prend les mains.) Mais comme ta poitrine
bat vite! Tu as de beaux yeux, ma Jeannette! (A part.) Je ne l'avais
pas seulement regardée, sot que j'étais! Et ces pauvres petites mains,
sais-tu qu'enfermées dans des gants de peau fine, plus d'une belle dame
les envierait!
JEANNETTE.
Vous êtes bien bon, monsieur.
PAUL, s'écartant d'elle.--A part.
Il faut pourtant que je trouve quelque chose à lui donner. (La
contemplant de loin.) Mais elle est charmante!... Il y a sous ces
vêtements simples une distinction, je ne sais quoi de pur, de
fin... que je n'ai jamais vu!... Et cette douceur des attitudes, ce
rayonnement dans le regard! Serait-ce! Pourquoi pas?... Jeannette?
JEANNETTE.
Monsieur?
PAUL.
Tu dois être lasse de ta condition? N'arrive-t-il jamais dans ton
esprit des pensées qui te surprennent? Ne sens-tu pas au fond de
toi-même comme une sollicitation vers des destinées plus hautes? une
envie de t'enfuir... quelque part... bien loin?
JEANNETTE.
M'enfuir!... Et où ça?... Je ne connais pas les routes.
PAUL, avec un geste de dépit.--A part.
Eh! c'est mon langage qu'elle n'entend pas! (Haut.) Dis-moi, quand tu
es toute seule, dans les champs, à quoi penses-tu?
JEANNETTE.
Dame! à rien.
PAUL.
Cherche un peu.
JEANNETTE.
Ah! si... Je pense aux vaches!... à la noire surtout, qui me suit comme
un caniche. Et puis je regarde si les avoines poussent, et combien il y
aura de boisseaux de pommes aux arbres.
PAUL.
Mais... la nuit... dans tes rêves?...
JEANNETTE, riant.
Mes rêves?... Ah! bien oui. Je dors trop fort!
PAUL.
Quels livres as-tu donc lus jusqu'à présent?
JEANNETTE.
Je ne sais pas lire!... est-ce que j'ai eu le temps d'apprendre!... ni
écrire non plus. Et je le regrette, allez! Ça me serait si utile pour
tenir les comptes!
PAUL, à part.
Voilà tout!... c'est le fond. Certes, il ne manque pas de gentillesse;
mais ce serait si long à cultiver, que j'y renonce. (Riant amèrement.)
Moi, qui avais cru un instant...
Il reste perdu dans des réflexions.
JEANNETTE.
Qu'avez-vous donc, monsieur Paul, que vous ne dites plus rien? Tout à
l'heure, vous parliez comme une musique. Je ne comprenais pas; mais
c'est égal, ça me plaisait, ça me plaisait...
PAUL, brusquement.
Bien, bien! (Appelant.) Dominique!... Je te remercie, Jeannette... Plus
tard, dès que je le pourrai, je reconnaîtrai tes bons offices... et
quand tu te marieras...
SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, DOMINIQUE.
DOMINIQUE.
Que désire monsieur?
PAUL, montrant Jeanne.
Fais-lui tes adieux, nous partons.
DOMINIQUE.
En voyage encore?
PAUL.
Oui, pour un long voyage.
DOMINIQUE.
Mais monsieur, sans doute, n'a pas réfléchi que notre garde-robe...
PAUL, tournant autour de lui des yeux inquiets.
En effet! (Il aperçoit sur le lit une superbe pelisse de fourrure.) Ah!
mais non! Tu vois bien! le ciel s'en mêle. C'est un avertissement, un
ordre!
DOMINIQUE.
La belle fourrure! (Il lève la fourrure d'un bras et l'examine.) Vous
ne m'en aviez pas parlé. Avec ça sur le dos, on doit se moquer joliment
du thermomètre! Si j'en avais une pareille! (Il la remet sur le lit et
en voit une seconde à côté.) Une autre!...
PAUL.
C'est pour toi, alors!... Prends-la.
DOMINIQUE endosse vivement sa pelisse, en relève le collet et croise
ses mains sous les manches.--A part.
Je serai un peu calé là dedans! Hein! on aura l'air d'un ambassadeur
russe!
PAUL, frappant du pied.
Allons, hâte-toi! Je veux m'élancer par le monde, courir au but,
l'atteindre. Viens! viens!
DOMINIQUE.
Oh! nos paquets ne sont pas longs à faire. Me voilà!... Adieu, petite
sœur!
JEANNETTE, d'une voix entrecoupée par un sanglot.
Adieu!
PAUL, qui a mis son chapeau sur sa tête et sa pelisse sur son bras,
s'arrête sur le seuil, au bruit d'un grand sanglot de Jeannette.
Ah! de la sensibilité, plus que je ne croyais. Eh! c'est pour son frère.
Ils sortent.
SCÈNE VI.
JEANNETTE, seule.
Partis!... et je ne sais plus où, cette fois!... Très loin!... Il me
semble pourtant que, pendant un moment, il m'a offert d'aller avec lui
là-bas! Mais non, puisqu'il m'abandonne, qu'il me dédaigne!... Ah!
c'est parce que je ne suis pas une belle dame de la ville!... parce
que je n'ai pas de robes à volants... de la dentelle, des cachemires
et des bijoux!... parce que je suis une bête de paysanne! parce que je
ne sais rien de ce qui lui plairait: la danse, les bonnes manières, la
parure et le piano! Oh! si j'avais tout cela!... (Elle se rapproche
de la cheminée et se met à rêver, tout debout, le coude appuyé sur le
chambranle.) Voilà ce qu'il lui faut, sans doute! Alors il m'aimerait.
Mais comment faire pour avoir une belle toilette... une belle
toilette!...
Le roi des gnomes sort du placard resté entr'ouvert.
LE ROI.
Très bien!... elle débute par un souhait des plus stupides. Tant
mieux!... Il nous est impossible de l'arrêter; mais nous allons nous
arranger si bien, que jamais il ne la reconnaîtra.--Commençons...
Changement de décor à vue.
CINQUIÈME TABLEAU
L'ILE DE LA TOILETTE
Les collines du fond, figurant des carrés de culture différentes,
sont couvertes par de longues bandes d'étoffes. A droite, au bord
d'un ruisseau de lait d'amandes, poussent, comme des roseaux, des
bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine d'eau de
Cologne sort d'un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le
gazon, des paillettes brillent; les buissons, çà et là, se trouvent
représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des
savons de toutes couleurs. A gauche, un arbre semblable à un tamaris
porte des marabouts, et un autre, pareil à un palmier, offre des
éventails. Il y a un champ de rasoirs; plus loin, l'arbre à miroirs,
l'arbre à perruques, l'arbre à houppes, l'arbre à peignes, et des
costumes bariolés pendent à de grands champignons. Des mouches,
voltigeant dans l'air, iront se coller d'elles-mêmes sur le visage
des femmes: la mouche assassine, la capricieuse, la provocante, etc.
SCÈNE PREMIÈRE.
JEANNE, seule.
(Dans la même attitude qu'elle avait à la fin du tableau précédent:
la tête baissée et le coude gauche appuyé contre le rocher de fard,
au bord de la fontaine. Après un instant de silence, elle lève les
yeux et regarde autour d'elle avec ébahissement.) Comme c'est joli!...
et comme ça sent bon! Mais on dirait l'odeur de l'eau de Cologne?...
D'où vient-elle?... De cette fontaine!... Ah! si je me lavais les
mains. (Elle y plonge ses bras jusqu'au coude.) On n'a pas peur d'en
perdre!... Je puis bien m'en mettre dans les cheveux! (Elle s'en jette
sur la tête quelques gouttes, qui deviennent aussitôt des diamants,
sans qu'elle s'en aperçoive. Puis elle se lave le visage avec les
mains; et, pendant qu'elle est ainsi penchée sur la fontaine, une
branche de l'arbre à peignes, derrière elle s'abaisse tout doucement
pour démêler ses cheveux au chignon. Elle se retourne, surprise,
en tendant la joue droite.) Qui donc me prend là, par derrière?...
Continuez!... vous ne me faites pas mal. (L'arbre à houppes abaisse
un de ses rameaux et la caresse de sa poudre de riz.) Oh! comme c'est
doux!... comme c'est doux!... (Elle tend la joue gauche. Même jeu de
l'arbre à houppes.) Encore!... Mais ça me chatouille! Assez! j'ai
envie de rire!... Ah! ah! ah! (L'arbre s'arrête.) C'est fini!... Je
vous remercie bien!... (Elle se lève.) Comment!... Personne!... (Elle
considère tous les objets autour d'elle, en marchant lentement.) La
drôle de campagne!... Des peignes qui tiennent aux arbres! En voilà un
où poussent des perruques, et tous ces vêtements par terre, comme des
feuilles mortes! Ah! la belle herbe, avec ces grosses gouttes de rosée.
Mais non, ce sont des paillettes d'argent. (S'apercevant dans une des
glaces de l'arbre à miroirs.) Et cela?... C'est moi!... en diamants!...
J'ai l'air d'un soleil!... (Sa robe arrachée disparaît dans l'air.)
Le vent!... Ah!... (Elle pousse un cri de terreur en s'apercevant
en chemise et en jupon, et croise ses bras sur sa poitrine.) Que
devenir!... J'ai honte!... (Aussitôt, une des bandes d'étoffes, posées
sur les collines du fond, arrive en ondoyant comme une rivière, et,
se drapant autour d'elle, lui fait une sorte de tunique.) Eh bien!
eh bien!... me voilà tout habillée maintenant. (Un arbre à bracelets
d'or l'accroche par le bras.) Qu'est-ce qui me retient? Pourquoi?
Laissez-moi!... (Elle tire à elle, le bracelet vient.) Ah! cela fait
bien sur ma peau. (D'une espèce de sorbier tombe un collier de corail
autour de son cou.) Qu'est-ce?... Un collier!... Ah! comme je suis
belle!... Quel bonheur!... Je m'aime! Je voudrais m'embrasser. Mais je
rêve sans doute?... Ce n'est pas possible! Je vais me réveiller tout à
l'heure.--Où suis-je donc?... Dans quel pays?
CHŒUR, dans la coulisse.
C'est le pays de la toilette,
C'est l'empire des affiquets,
Des paquets!
Des caquets!
Chez nous la beauté se complète,
La laideur prend des airs coquets.
JEANNETTE.
Je ne comprends pas!...
CHŒUR.
C'est le pays de la toilette,
C'est le triomphe sans un pli
Du poli,
Du joli,
Nos fleurs sont à la violette,
Et nos soupirs au patchouli.
Rasoirs, il faut en découdre!
Allons! peignes nouveau-nés,
Cascade aux flots safranés,
Tombe ici comme la foudre!
Poudre les airs, arbre à poudre.
Savonnette, savonnez!
Un grand bruit de tambours, de flûtes et de chapeau chinois.
JEANNETTE remonte la scène.
Quelle quantité de monde!...
CHŒUR.
Silence! silence! silence!
C'est le monarque qui s'avance!
Pareil aux astres éclatants,
C'est Couturin, roi de la mode,
Le seul qui sache, avec méthode,
Diriger nos goûts inconstants.
JEANNETTE.
Mais ils viennent par ici!... J'ai peur. Où me cacher?... Ah!...
Elle s'enfonce sous l'arbre à miroirs.--Toute la cour de Couturin, en
arrivant, chante:
Mortels, que sa faveur inonde
De l'un à l'autre bout du monde,
Marchez où sa main vous conduit!
Tous ses ordres sont chose grave;
On est perdu quand on les brave.
On est sauvé dès qu'on les suit.
SCÈNE II.
LE ROI COUTURIN, LA REINE COUTURINE, avec toute la cour (hommes et
femmes); GRAISSE-D'OURS, premier ministre.
Couturin et Couturine sont habillés à la dernière mode du jour,
exagérée. Graisse-d'Ours, en veste, toute la barbe hérissée, l'air
farouche, un tablier.--Tous les personnages de la cour représentent
les divers métiers relatifs à la toilette.--Le roi arrive au milieu
d'une estrade portée à bras, et assis dans une sorte de fauteuil
ayant des compartiments sur les côtés, deux plumes d'autruche au
haut des montants et un miroir dans le dossier. A droite et sur un
siège plus bas, la reine; à sa gauche, sur un autre, siège le premier
ministre.--Les porteurs abaissent le trône-estrade, tout doucement,
jusqu'à terre.
LE ROI COUTURIN.
C'est bien! Arrêtez-vous! Et puisque nous voilà installés dans
l'endroit trois fois coquet des séances royales, ayant à notre droite
notre chère épouse, la sémillante Couturine...
COUTURINE, avec un regard langoureux, lui prend la main et la baise.
Toujours tendre, Couturin!
LE ROI COUTURIN.
A notre gauche, notre premier ministre, l'indispensable Graisse-d'Ours.
GRAISSE-D'OURS.
Vous êtes trop bon, Majesté!
COUTURIN.
Autour de nous, les hauts dignitaires de notre bonnet: l'architailleur,
l'archibottier, le prince du Cold-Cream, le duc du Caoutchouc, et
autres...
LES GRANDS DIGNITAIRES, s'inclinant.
Pour vous servir, ô souverain!
COUTURIN.
Avec les dames de notre cour (il salue), lesquelles en font l'ornement.
LES DAMES.
Ah! délicieux!
COUTURIN.
Et derrière nous, le peuple imbécile!
LA FOULE.
Vive le roi!
COUTURIN.
Il nous faut, suivant l'usage, établir les modes de la saison.
TOUS, avec vivacité et se démenant.
Voyons! quelles couleurs? combien de mètres?
COUTURIN.
Un instant! Il est d'abord indispensable de rappeler les principes.
GRAISSE-D'OURS.
Rappelez.
COUTURIN.
Or c'est une vérité reconnue, mes colombes, que vous êtes naturellement
hideuses!
LES DAMES, scandalisées.
Ah! ah! l'abomination!
COUTURIN.
Oui, fort laides! Silence! Vous ne mettrez pas en doute, j'imagine, la
supériorité du factice sur le réel? C'est l'art seul, déesses, qui vous
fournit tous vos charmes.--Ne craignez rien, je suis discret.--Mais
vous conviendrez que l'on est amoureux de la robe et non de la femme,
de la bottine et non du pied; et si vous ne possédiez pas la soie,
la dentelle et le velours, le patchouli et le chevreau, des pierres
qui brillent et des couleurs pour vous peindre, les sauvages mêmes ne
voudraient pas de vous, puisqu'ils ont des épouses tatouées! (Il se
rassoit.)
LES DAMES.
C'est un peu dur! un peu vif!
GRAISSE-D'OURS se lève.
D'ailleurs, le vêtement, étant le signe manifeste de la chasteté, fait
partie de la vertu et est une vertu lui-même. (Il se rassoit.)
COUTURIN se lève.
Donc, plus le costume sera costumant, c'est-à-dire antinaturel,
incommode et laid, plus il sera beau! (Il se rassoit.)
GRAISSE-D'OURS se lève.
Et distingué surtout! (Il se rassoit.)
TOUS.
Ah! distingué! le distingué, c'est le principal.
COUTURIN se lève.
Eh bien! travaillez maintenant. (Il se rassoit.)
TOUS.
Voyons! cherchons!
Un moment-de silence, puis on entend tout à coup un grand fracas de
miroirs cassés.
COUTURIN.
Qu'est-ce? (Il fait à un officier signe de sortir, après avoir regardé
à droite.) Ah! l'arbre aux miroirs cassé! Ils étaient trop mûrs sans
doute, et quelque maraudeur en l'ébranlant...
L'OFFICIER, rentrant.
Nous avons trouvé dessous un monstre!
COUTURIN.
Un monstre?
L'OFFICIER.
Oui, ô souverain, un être vert et démodé.
COUTURIN.
Qu'on l'amène!
TOUS.
Quelle bravoure!
SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, JEANNE.
Elle entre avec des gants verts Empire qui lui montent jusqu'aux
coudes, et faisant beaucoup de plis sur les bras; une coiffure à
la girafe, un châle jaune par-dessus sa tunique et un ridicule à
la main. A son aspect, Couturine pousse un cri aigu et tombe à la
renverse. Graisse-d'Ours se lève indigné. Couturin, avec un petit
mouvement d'effroi, se recule sur son trône; les dames arrachent
vivement les feuilles de l'arbre à éventails et se cachent le visage
dessous. Brouhaha général.
LES HOMMES s'écrient:
--Arrière!
--Va-t'en!
--Cache-toi!
LES DAMES.
--C'est une horreur!
--Une turpitude!
--Une antiquité...!
COUTURIN, pour commander le silence, étend son sceptre, un fer à
papillotes.
Du calme, têtes exaltées par la frisure! Approche, jeune fille,--car
tu as l'air d'en être une, à tes attributs naturels, bien que tu n'en
possèdes point les grâces. Explique-nous, justifie ton accoutrement!
JEANNE.
Je l'ai pris là, par terre, au hasard... croyant qu'il le fallait; et,
en me relevant, tous les miroirs...
COUTURIN.
Assez! Ce n'est pas d'eux qu'il s'agit. (Rapidement.) Mais pour avoir
désobéi aux lois de notre empire, pour avoir méprisé le culte de la
chaussure, les délicatesses de la lingerie et l'élégance du cheveu;
pour t'être affublée d'une aussi infâme défroque, qui fait remonter
l'imagination jusqu'au temps de Corinne et du cirage à l'œuf, tu
mériterais les supplices...
TOUS.
Oui, oui, les plus terribles!
COUTURIN.
D'être condamnée à des bottines trop étroites, à des peignes trop durs,
à des corsets indélaçables!
TOUS.
Bravo!
COUTURIN.
A porter un cabas!
JEANNE.
Grâce!
COUTURIN.
Et un turban... avec panaches!
JEANNE.
Mais je ne connaissais pas la mode! Je n'ai pu la suivre. Est-ce un
crime?
COUTURIN.
Il n'y en pas de plus grand, être femelle! car la mode, sais-tu bien,
c'est la loi, la fantaisie, la tradition et le progrès; il n'est rien
qu'elle ne gouverne, ne produise et ne renverse. Colosse folâtre établi
sur le monde, elle drape la couche des nouveau-nés, tandis qu'elle
ornemente des tombeaux, levant sa tête au ciel vers les philosophies et
pénétrant ainsi, du bout de son pied mignon, jusque dans l'éternité.
Retire tes gants verts!
JEANNE, humblement.
Je ne demande pas mieux, moi. Je ferai ce qu'il vous plaira.
COUTURINE.
Ah! pitié pour elle, grand roi!
COUTURIN.
Soit, je te pardonne, en considération de ton ignorance. (Aux grands
officiers.) Et vous autres, occupez-vous de la façonner congrûment, de
la vêtir dans le dernier genre.
JEANNE, sautant de joie.
Oh! merci. Quel bonheur! Je serai donc jolie, bien habillée!
COUTURIN.
Espérons-le!
BALLET.
Sur un signe que fait Couturin, les officiers de sa cour se précipitent
de droite et de gauche: les uns vers les champignons qui portent
des costumes, les autres vers les étoffes du fond, ceux-ci vers les
marabouts, ceux-là vers l'arbre à peignes, etc.; et ils s'empressent
d'habiller Jeanne et de la maquiller. Cependant le fond et les deux
côtés du théâtre changent et représentent du haut en bas les rayons
d'un gigantesque magasin de nouveautés, plein de garçons servant des
dames.
Couturin est placé au premier plan à droite, étalé, seul, sur une
petite causeuse dans une pose méditative et en train de prendre des
notes.
Les garçons de magasin habillent des dames du monde.
Quelques-unes viennent s'adresser à Couturin, qui leur répond par trois
fois:
Laissez-moi! je compose!
Couturine leur sert du thé, sur un petit guéridon, placé près de
Couturin.
A de certains moments, le mouvement s'arrête et il se fait un grand
silence. Alors Couturin, un lorgnon dans l'œil, passe toutes les
femmes en revue et les rajuste, abaisse ou rehausse leur décolletage
d'un geste brusque, puis lève les épaules et crie:
Non, pas ça, c'est vieux; autre chose! vivement!
Jeanne doit toujours former le centre du groupe principal. A la fin,
toutes les dames, y compris la reine, qui ont suivi progressivement
les mêmes changements, se trouvent habillées comme elle d'une façon
riche et extravagante.
COUTURIN.
Restons-y au moins une demi-heure! c'est très beau!
Satisfaction générale exprimée par des soupirs; mais tout à coup
Couturin considère Jeanne, et défaisant avec rapidité sa toilette:
Oui! décidément, ceci me déplaît, et cela aussi! Autre chose. Allons!
vite!
Jeanne se trouve dans un costume d'un goût simple et exquis.
Maintenant, seigneurs et seigneuresses, parfumeurs et brodeuses,
chemisiers et couturières, retirez-vous dans vos cabinets artistiques,
nous souhaitons être seuls. Demeurez, Couturine!
SCÈNE IV.
COUTURIN, COUTURINE, JEANNE.
COUTURIN.
Eh bien! jeune fille, ce luxe de la toilette que tu désirais si fort,
le voilà!
JEANNE.
C'est donc vrai! Je ne rêve pas.
COUTURIN.
Non, les génies supérieurs te protègent.
JEANNE.
Moi!
COUTURIN.
N'en doute plus! Aucune, grâce à nous, ne sera aussi séduisante.
JEANNE.
Oh! merci. Il va donc m'aimer.
COUTURIN.
Peut-être? Pour atteindre à la moderne dignité de femme,--tâche de
comprendre,--pour devenir tout à fait cet être charmant, inextricable
et funeste commencé par Dieu et achevé par les poètes et les
coiffeurs, si bien qu'il a fallu soixante siècles au monde avant de
produire la Parisienne; il te manque encore, ô petite fille, bien des
choses.
JEANNE.
Lesquelles?
COUTURIN.
Eh! tu ne sais pas saluer, sourire, pincer la bouche, cligner des
yeux, ni débiter des mélancolies en prenant sur un sopha des poses de
fleur battue par la brise. Comment ferais-tu, voyons, en l'entendant
soupirer? et quelle serait ta réponse s'il te demandait: «M'aimes-tu?»
JEANNE.
Eh bien, je répondrais: «Oui.»
COUTURINE, impérieusement.
Ça ne se dit pas, jeune fille! C'est un mot indécent, naturel et
populaire!
JEANNE.
Mais comment parler? Enseigne-moi!
COUTURIN.
Holà! les deux types du bon goût! Arrivez!
SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, DEUX MANNEQUINS, monsieur et dame que l'on apporte.
La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une raie
derrière la tête, qui se continue, par les poils de son paletot
systématiquement divisés, jusqu'au bas des reins; elle se reproduit
sur chaque jambe du pantalon; lorgnon dans l'œil, chic anglais, etc.
COUTURIN.
Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains:
tâche de reproduire leurs mouvements, si tu veux avoir de belles
manières. Rappelle-toi leurs discours, et en quelque lieu que tu te
trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au
spectacle, tu pourras jacasser hardiment sur la nature, la littérature,
les enfants aux têtes blondes, l'idéal, le turf et autres choses.
La clef, Couturine? (Il remonte les deux automates à la poitrine.)
Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu'il faut dire devant un
beau paysage. (En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche
de droite et de gauche, comme on fait à une pendule dont le balancier
est arrêté. Couturine fait de même à la dame.) Partez!
LE MONSIEUR, avec de petits gestes rapides de la main droite et l'air
guilleret.
Bonjour, chère!
LA DAME, même jeu.
Bonjour, bonjour, mon bon!
Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène, en roulant
sur leurs roulettes et quand ils sont arrivés face à face, ils se
secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.
LE MONSIEUR, regardant autour de lui, avec des mouvements de tête
saccadés.
Tiens! tiens! tiens! où sommes-nous donc?
LA DAME, minaudant et en détachant ses phrases.
Ah! la délicieuse campagne!... un site pittoresque!... et des petites
fleurs!--si poétiques! et inutiles!... poétiques parce qu'elles sont
inutiles,--inutiles parce qu'elles sont poétiques!
LE MONSIEUR, d'un ton bourru.
Moi... je la trouve bête comme chou... votre campagne!--Du sentiment,
allons donc!--de l'élégie, ha! ha! ha!--la poésie, ha! ha! ha!--Je suis
revenu de tout ça... ha! ha! ha!
LA DAME, avec beaucoup de gestes.
Mais cependant, permettez, si l'on taillait ces arbres... si l'on
reculait ces massifs, en faisant avancer le vieux chêne, avec quelques
ruines, des paysans bien habillés et un chemin de fer pour être à
proximité, on aurait là, avouez-le, un beau sujet artistique, de quoi
faire une jolie mine de plomb.
LE MONSIEUR, gaillardement.
En fait de mine, je préfère la vôtre.
LA DAME.
Où donc prenez-vous ce ton-là? Chez vos petites dames? Je voudrais
bien, sans qu'on le sache, y aller un peu... pour voir leur mobilier.
LE MONSIEUR.
A vos ordres! (A part.) Une imagination!... elle pétille! (Haut.) Mais,
permettez, un conseil: pour vos placements, je m'en chargerais.
LA DAME, vite.
Et des reports aussi?
LE MONSIEUR, vite.
Ça va! J'ai mon carnet.
LA DAME, vite.
Nous disons donc...?
COUTURINE, arrêtant le ressort.
Assez! assez! ils ne s'arrêteraient plus.
JEANNE.
J'aurai bien du mal à retenir...
COUTURIN.
Ah bah! avec de la bonne volonté! Écoute-les plutôt sur les nouvelles
du jour. (Il touche un ressort des mannequins à une autre place.)
LA DAME, lentement et d'un air affligé.
Eh bien,--à ce qu'il paraît,--on a encore massacré là-bas douze mille
de ces pauvres diables.
LE MONSIEUR, chantonnant.
Broum! broum! broum! Qu'est-ce que ça nous fait? Je ne donne plus là
dedans! La vie est courte, turlurette! Amusons-nous!
LA DAME, d'un ton gai.
Vous avez le genre Régence, tout à fait talon rouge.
LE MONSIEUR, gravement, la main dans son gilet.
Oui, avec des idées libérales. Un mélange de l'ancienne aristocratie
française et de l'industrialisme américain. Qu'est-ce que ça?
LA DAME, vite, et d'un ton suppliant, en lui offrant une liasse de
petits papiers.
Des billets de loterie pour mes pauvres!
LE MONSIEUR, avec un grand salut.
Trop heureux, madame! (A part.) Pincé! (Légèrement.) Et le nouveau
livre de chose, l'avez-vous lu?
LA DAME, admirativement.
Oh! très beau! Vrai! c'est un grand homme!
LE MONSIEUR, naturellement.
Eh! non, un crétin. Du moins on le dit.
LA DAME.
On le dit. Ah! alors ça se peut. Je vous crois.
LE MONSIEUR, avec un regard amoureux et soupirant.
Si vous pouviez croire tout ce que je vous... (Il s'arrête
brusquement.)
COUTURIN.
Ah! j'ai oublié deux demi-tours!
JEANNE.
Mais ils ne s'aiment pas du tout, ceux-là!
COUTURIN, en remontant les mannequins.
C'est ainsi que cela commence; et quand il lui aura dit, en face, assez
d'impertinences pour la faire pleurer, ce sera une union si intime
et tellement reconnue, que l'on ne manquera pas dans les meilleures
maisons de les inviter ensemble. (Les deux mannequins, pendant qu'il
les remontait, ont échangé des gestes tendres qui deviennent de plus
en plus expressifs.) Non! non! à la valse! à la valse! (Ils se mettent
à valser et, pendant qu'ils valsent, Jeanne répète du mieux qu'elle
peut tous leurs mouvements.) C'est cela! lui, menton levé et coude en
l'air;--elle droite comme un I et nez baissé; tous deux piquant leurs
angles dans l'espace, une vraie figure de géométrie en belle humeur.
Assez! qu'on les remmène! Et vous, Couturine, veillez bien à ce qu'on
les remette dans leurs boîtes.
On les emporte.
SCÈNE VI.
COUTURIN, JEANNE.
COUTURIN.
Voilà! Tu en sais suffisamment pour te produire dans le monde.
JEANNE.
recommencerai.
Silence.--Elle baisse la tête.
PAUL.
Ainsi c'est Mlle Jeannette qui était ma blanchisseuse!... Pourquoi ne
pas l'avouer?
JEANNETTE, embarrassée.
C'est que...
PAUL.
Eh bien? (Même silence.--A part.) Comment?... Quand Dominique m'avait
dit... Voyons l'autre...
JEANNETTE, l'arrêtant par le bras.
Prenez garde de les casser!
PAUL.
Quoi donc?
JEANNETTE.
Les œufs!
PAUL, examinant l'intérieur du panier.
Des fruits... une galette... jusqu'à des petits pots de crème! Et
c'était... (il l'interroge du regard; elle lui répond par un signe de
tête affirmatif) pour moi! Jusqu'à présent, en effet, je n'ai rien
payé de ces choses!--Ah! je devine!... l'amitié de mon domestique me
réduit aux charités d'une paysanne! (Brutalement.) Remporte tout cela,
Jeannette! Je n'en veux plus! Va-t'en!
JEANNETTE, pleurant.
Si j'avais su vous fâcher, je ne l'aurais pas fait!
PAUL, à part.
Elle pleure!... Et, dans ma vanité imbécile, je la repousse!...
Combien donc y en a-t-il d'un dévouement pareil? (Haut.) Non, reste!
Pardonne-moi! C'est que je suis malade quelquefois!... Et il y a
longtemps que tu viens ainsi tous les jours?
JEANNETTE.
Depuis un mois bientôt!
PAUL.
Et tu ne t'en vantes pas, toi!... Tu faisais le bien naïvement, dans la
candeur de ton âme. (Il lui prend les mains.) Mais comme ta poitrine
bat vite! Tu as de beaux yeux, ma Jeannette! (A part.) Je ne l'avais
pas seulement regardée, sot que j'étais! Et ces pauvres petites mains,
sais-tu qu'enfermées dans des gants de peau fine, plus d'une belle dame
les envierait!
JEANNETTE.
Vous êtes bien bon, monsieur.
PAUL, s'écartant d'elle.--A part.
Il faut pourtant que je trouve quelque chose à lui donner. (La
contemplant de loin.) Mais elle est charmante!... Il y a sous ces
vêtements simples une distinction, je ne sais quoi de pur, de
fin... que je n'ai jamais vu!... Et cette douceur des attitudes, ce
rayonnement dans le regard! Serait-ce! Pourquoi pas?... Jeannette?
JEANNETTE.
Monsieur?
PAUL.
Tu dois être lasse de ta condition? N'arrive-t-il jamais dans ton
esprit des pensées qui te surprennent? Ne sens-tu pas au fond de
toi-même comme une sollicitation vers des destinées plus hautes? une
envie de t'enfuir... quelque part... bien loin?
JEANNETTE.
M'enfuir!... Et où ça?... Je ne connais pas les routes.
PAUL, avec un geste de dépit.--A part.
Eh! c'est mon langage qu'elle n'entend pas! (Haut.) Dis-moi, quand tu
es toute seule, dans les champs, à quoi penses-tu?
JEANNETTE.
Dame! à rien.
PAUL.
Cherche un peu.
JEANNETTE.
Ah! si... Je pense aux vaches!... à la noire surtout, qui me suit comme
un caniche. Et puis je regarde si les avoines poussent, et combien il y
aura de boisseaux de pommes aux arbres.
PAUL.
Mais... la nuit... dans tes rêves?...
JEANNETTE, riant.
Mes rêves?... Ah! bien oui. Je dors trop fort!
PAUL.
Quels livres as-tu donc lus jusqu'à présent?
JEANNETTE.
Je ne sais pas lire!... est-ce que j'ai eu le temps d'apprendre!... ni
écrire non plus. Et je le regrette, allez! Ça me serait si utile pour
tenir les comptes!
PAUL, à part.
Voilà tout!... c'est le fond. Certes, il ne manque pas de gentillesse;
mais ce serait si long à cultiver, que j'y renonce. (Riant amèrement.)
Moi, qui avais cru un instant...
Il reste perdu dans des réflexions.
JEANNETTE.
Qu'avez-vous donc, monsieur Paul, que vous ne dites plus rien? Tout à
l'heure, vous parliez comme une musique. Je ne comprenais pas; mais
c'est égal, ça me plaisait, ça me plaisait...
PAUL, brusquement.
Bien, bien! (Appelant.) Dominique!... Je te remercie, Jeannette... Plus
tard, dès que je le pourrai, je reconnaîtrai tes bons offices... et
quand tu te marieras...
SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, DOMINIQUE.
DOMINIQUE.
Que désire monsieur?
PAUL, montrant Jeanne.
Fais-lui tes adieux, nous partons.
DOMINIQUE.
En voyage encore?
PAUL.
Oui, pour un long voyage.
DOMINIQUE.
Mais monsieur, sans doute, n'a pas réfléchi que notre garde-robe...
PAUL, tournant autour de lui des yeux inquiets.
En effet! (Il aperçoit sur le lit une superbe pelisse de fourrure.) Ah!
mais non! Tu vois bien! le ciel s'en mêle. C'est un avertissement, un
ordre!
DOMINIQUE.
La belle fourrure! (Il lève la fourrure d'un bras et l'examine.) Vous
ne m'en aviez pas parlé. Avec ça sur le dos, on doit se moquer joliment
du thermomètre! Si j'en avais une pareille! (Il la remet sur le lit et
en voit une seconde à côté.) Une autre!...
PAUL.
C'est pour toi, alors!... Prends-la.
DOMINIQUE endosse vivement sa pelisse, en relève le collet et croise
ses mains sous les manches.--A part.
Je serai un peu calé là dedans! Hein! on aura l'air d'un ambassadeur
russe!
PAUL, frappant du pied.
Allons, hâte-toi! Je veux m'élancer par le monde, courir au but,
l'atteindre. Viens! viens!
DOMINIQUE.
Oh! nos paquets ne sont pas longs à faire. Me voilà!... Adieu, petite
sœur!
JEANNETTE, d'une voix entrecoupée par un sanglot.
Adieu!
PAUL, qui a mis son chapeau sur sa tête et sa pelisse sur son bras,
s'arrête sur le seuil, au bruit d'un grand sanglot de Jeannette.
Ah! de la sensibilité, plus que je ne croyais. Eh! c'est pour son frère.
Ils sortent.
SCÈNE VI.
JEANNETTE, seule.
Partis!... et je ne sais plus où, cette fois!... Très loin!... Il me
semble pourtant que, pendant un moment, il m'a offert d'aller avec lui
là-bas! Mais non, puisqu'il m'abandonne, qu'il me dédaigne!... Ah!
c'est parce que je ne suis pas une belle dame de la ville!... parce
que je n'ai pas de robes à volants... de la dentelle, des cachemires
et des bijoux!... parce que je suis une bête de paysanne! parce que je
ne sais rien de ce qui lui plairait: la danse, les bonnes manières, la
parure et le piano! Oh! si j'avais tout cela!... (Elle se rapproche
de la cheminée et se met à rêver, tout debout, le coude appuyé sur le
chambranle.) Voilà ce qu'il lui faut, sans doute! Alors il m'aimerait.
Mais comment faire pour avoir une belle toilette... une belle
toilette!...
Le roi des gnomes sort du placard resté entr'ouvert.
LE ROI.
Très bien!... elle débute par un souhait des plus stupides. Tant
mieux!... Il nous est impossible de l'arrêter; mais nous allons nous
arranger si bien, que jamais il ne la reconnaîtra.--Commençons...
Changement de décor à vue.
CINQUIÈME TABLEAU
L'ILE DE LA TOILETTE
Les collines du fond, figurant des carrés de culture différentes,
sont couvertes par de longues bandes d'étoffes. A droite, au bord
d'un ruisseau de lait d'amandes, poussent, comme des roseaux, des
bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine d'eau de
Cologne sort d'un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le
gazon, des paillettes brillent; les buissons, çà et là, se trouvent
représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des
savons de toutes couleurs. A gauche, un arbre semblable à un tamaris
porte des marabouts, et un autre, pareil à un palmier, offre des
éventails. Il y a un champ de rasoirs; plus loin, l'arbre à miroirs,
l'arbre à perruques, l'arbre à houppes, l'arbre à peignes, et des
costumes bariolés pendent à de grands champignons. Des mouches,
voltigeant dans l'air, iront se coller d'elles-mêmes sur le visage
des femmes: la mouche assassine, la capricieuse, la provocante, etc.
SCÈNE PREMIÈRE.
JEANNE, seule.
(Dans la même attitude qu'elle avait à la fin du tableau précédent:
la tête baissée et le coude gauche appuyé contre le rocher de fard,
au bord de la fontaine. Après un instant de silence, elle lève les
yeux et regarde autour d'elle avec ébahissement.) Comme c'est joli!...
et comme ça sent bon! Mais on dirait l'odeur de l'eau de Cologne?...
D'où vient-elle?... De cette fontaine!... Ah! si je me lavais les
mains. (Elle y plonge ses bras jusqu'au coude.) On n'a pas peur d'en
perdre!... Je puis bien m'en mettre dans les cheveux! (Elle s'en jette
sur la tête quelques gouttes, qui deviennent aussitôt des diamants,
sans qu'elle s'en aperçoive. Puis elle se lave le visage avec les
mains; et, pendant qu'elle est ainsi penchée sur la fontaine, une
branche de l'arbre à peignes, derrière elle s'abaisse tout doucement
pour démêler ses cheveux au chignon. Elle se retourne, surprise,
en tendant la joue droite.) Qui donc me prend là, par derrière?...
Continuez!... vous ne me faites pas mal. (L'arbre à houppes abaisse
un de ses rameaux et la caresse de sa poudre de riz.) Oh! comme c'est
doux!... comme c'est doux!... (Elle tend la joue gauche. Même jeu de
l'arbre à houppes.) Encore!... Mais ça me chatouille! Assez! j'ai
envie de rire!... Ah! ah! ah! (L'arbre s'arrête.) C'est fini!... Je
vous remercie bien!... (Elle se lève.) Comment!... Personne!... (Elle
considère tous les objets autour d'elle, en marchant lentement.) La
drôle de campagne!... Des peignes qui tiennent aux arbres! En voilà un
où poussent des perruques, et tous ces vêtements par terre, comme des
feuilles mortes! Ah! la belle herbe, avec ces grosses gouttes de rosée.
Mais non, ce sont des paillettes d'argent. (S'apercevant dans une des
glaces de l'arbre à miroirs.) Et cela?... C'est moi!... en diamants!...
J'ai l'air d'un soleil!... (Sa robe arrachée disparaît dans l'air.)
Le vent!... Ah!... (Elle pousse un cri de terreur en s'apercevant
en chemise et en jupon, et croise ses bras sur sa poitrine.) Que
devenir!... J'ai honte!... (Aussitôt, une des bandes d'étoffes, posées
sur les collines du fond, arrive en ondoyant comme une rivière, et,
se drapant autour d'elle, lui fait une sorte de tunique.) Eh bien!
eh bien!... me voilà tout habillée maintenant. (Un arbre à bracelets
d'or l'accroche par le bras.) Qu'est-ce qui me retient? Pourquoi?
Laissez-moi!... (Elle tire à elle, le bracelet vient.) Ah! cela fait
bien sur ma peau. (D'une espèce de sorbier tombe un collier de corail
autour de son cou.) Qu'est-ce?... Un collier!... Ah! comme je suis
belle!... Quel bonheur!... Je m'aime! Je voudrais m'embrasser. Mais je
rêve sans doute?... Ce n'est pas possible! Je vais me réveiller tout à
l'heure.--Où suis-je donc?... Dans quel pays?
CHŒUR, dans la coulisse.
C'est le pays de la toilette,
C'est l'empire des affiquets,
Des paquets!
Des caquets!
Chez nous la beauté se complète,
La laideur prend des airs coquets.
JEANNETTE.
Je ne comprends pas!...
CHŒUR.
C'est le pays de la toilette,
C'est le triomphe sans un pli
Du poli,
Du joli,
Nos fleurs sont à la violette,
Et nos soupirs au patchouli.
Rasoirs, il faut en découdre!
Allons! peignes nouveau-nés,
Cascade aux flots safranés,
Tombe ici comme la foudre!
Poudre les airs, arbre à poudre.
Savonnette, savonnez!
Un grand bruit de tambours, de flûtes et de chapeau chinois.
JEANNETTE remonte la scène.
Quelle quantité de monde!...
CHŒUR.
Silence! silence! silence!
C'est le monarque qui s'avance!
Pareil aux astres éclatants,
C'est Couturin, roi de la mode,
Le seul qui sache, avec méthode,
Diriger nos goûts inconstants.
JEANNETTE.
Mais ils viennent par ici!... J'ai peur. Où me cacher?... Ah!...
Elle s'enfonce sous l'arbre à miroirs.--Toute la cour de Couturin, en
arrivant, chante:
Mortels, que sa faveur inonde
De l'un à l'autre bout du monde,
Marchez où sa main vous conduit!
Tous ses ordres sont chose grave;
On est perdu quand on les brave.
On est sauvé dès qu'on les suit.
SCÈNE II.
LE ROI COUTURIN, LA REINE COUTURINE, avec toute la cour (hommes et
femmes); GRAISSE-D'OURS, premier ministre.
Couturin et Couturine sont habillés à la dernière mode du jour,
exagérée. Graisse-d'Ours, en veste, toute la barbe hérissée, l'air
farouche, un tablier.--Tous les personnages de la cour représentent
les divers métiers relatifs à la toilette.--Le roi arrive au milieu
d'une estrade portée à bras, et assis dans une sorte de fauteuil
ayant des compartiments sur les côtés, deux plumes d'autruche au
haut des montants et un miroir dans le dossier. A droite et sur un
siège plus bas, la reine; à sa gauche, sur un autre, siège le premier
ministre.--Les porteurs abaissent le trône-estrade, tout doucement,
jusqu'à terre.
LE ROI COUTURIN.
C'est bien! Arrêtez-vous! Et puisque nous voilà installés dans
l'endroit trois fois coquet des séances royales, ayant à notre droite
notre chère épouse, la sémillante Couturine...
COUTURINE, avec un regard langoureux, lui prend la main et la baise.
Toujours tendre, Couturin!
LE ROI COUTURIN.
A notre gauche, notre premier ministre, l'indispensable Graisse-d'Ours.
GRAISSE-D'OURS.
Vous êtes trop bon, Majesté!
COUTURIN.
Autour de nous, les hauts dignitaires de notre bonnet: l'architailleur,
l'archibottier, le prince du Cold-Cream, le duc du Caoutchouc, et
autres...
LES GRANDS DIGNITAIRES, s'inclinant.
Pour vous servir, ô souverain!
COUTURIN.
Avec les dames de notre cour (il salue), lesquelles en font l'ornement.
LES DAMES.
Ah! délicieux!
COUTURIN.
Et derrière nous, le peuple imbécile!
LA FOULE.
Vive le roi!
COUTURIN.
Il nous faut, suivant l'usage, établir les modes de la saison.
TOUS, avec vivacité et se démenant.
Voyons! quelles couleurs? combien de mètres?
COUTURIN.
Un instant! Il est d'abord indispensable de rappeler les principes.
GRAISSE-D'OURS.
Rappelez.
COUTURIN.
Or c'est une vérité reconnue, mes colombes, que vous êtes naturellement
hideuses!
LES DAMES, scandalisées.
Ah! ah! l'abomination!
COUTURIN.
Oui, fort laides! Silence! Vous ne mettrez pas en doute, j'imagine, la
supériorité du factice sur le réel? C'est l'art seul, déesses, qui vous
fournit tous vos charmes.--Ne craignez rien, je suis discret.--Mais
vous conviendrez que l'on est amoureux de la robe et non de la femme,
de la bottine et non du pied; et si vous ne possédiez pas la soie,
la dentelle et le velours, le patchouli et le chevreau, des pierres
qui brillent et des couleurs pour vous peindre, les sauvages mêmes ne
voudraient pas de vous, puisqu'ils ont des épouses tatouées! (Il se
rassoit.)
LES DAMES.
C'est un peu dur! un peu vif!
GRAISSE-D'OURS se lève.
D'ailleurs, le vêtement, étant le signe manifeste de la chasteté, fait
partie de la vertu et est une vertu lui-même. (Il se rassoit.)
COUTURIN se lève.
Donc, plus le costume sera costumant, c'est-à-dire antinaturel,
incommode et laid, plus il sera beau! (Il se rassoit.)
GRAISSE-D'OURS se lève.
Et distingué surtout! (Il se rassoit.)
TOUS.
Ah! distingué! le distingué, c'est le principal.
COUTURIN se lève.
Eh bien! travaillez maintenant. (Il se rassoit.)
TOUS.
Voyons! cherchons!
Un moment-de silence, puis on entend tout à coup un grand fracas de
miroirs cassés.
COUTURIN.
Qu'est-ce? (Il fait à un officier signe de sortir, après avoir regardé
à droite.) Ah! l'arbre aux miroirs cassé! Ils étaient trop mûrs sans
doute, et quelque maraudeur en l'ébranlant...
L'OFFICIER, rentrant.
Nous avons trouvé dessous un monstre!
COUTURIN.
Un monstre?
L'OFFICIER.
Oui, ô souverain, un être vert et démodé.
COUTURIN.
Qu'on l'amène!
TOUS.
Quelle bravoure!
SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, JEANNE.
Elle entre avec des gants verts Empire qui lui montent jusqu'aux
coudes, et faisant beaucoup de plis sur les bras; une coiffure à
la girafe, un châle jaune par-dessus sa tunique et un ridicule à
la main. A son aspect, Couturine pousse un cri aigu et tombe à la
renverse. Graisse-d'Ours se lève indigné. Couturin, avec un petit
mouvement d'effroi, se recule sur son trône; les dames arrachent
vivement les feuilles de l'arbre à éventails et se cachent le visage
dessous. Brouhaha général.
LES HOMMES s'écrient:
--Arrière!
--Va-t'en!
--Cache-toi!
LES DAMES.
--C'est une horreur!
--Une turpitude!
--Une antiquité...!
COUTURIN, pour commander le silence, étend son sceptre, un fer à
papillotes.
Du calme, têtes exaltées par la frisure! Approche, jeune fille,--car
tu as l'air d'en être une, à tes attributs naturels, bien que tu n'en
possèdes point les grâces. Explique-nous, justifie ton accoutrement!
JEANNE.
Je l'ai pris là, par terre, au hasard... croyant qu'il le fallait; et,
en me relevant, tous les miroirs...
COUTURIN.
Assez! Ce n'est pas d'eux qu'il s'agit. (Rapidement.) Mais pour avoir
désobéi aux lois de notre empire, pour avoir méprisé le culte de la
chaussure, les délicatesses de la lingerie et l'élégance du cheveu;
pour t'être affublée d'une aussi infâme défroque, qui fait remonter
l'imagination jusqu'au temps de Corinne et du cirage à l'œuf, tu
mériterais les supplices...
TOUS.
Oui, oui, les plus terribles!
COUTURIN.
D'être condamnée à des bottines trop étroites, à des peignes trop durs,
à des corsets indélaçables!
TOUS.
Bravo!
COUTURIN.
A porter un cabas!
JEANNE.
Grâce!
COUTURIN.
Et un turban... avec panaches!
JEANNE.
Mais je ne connaissais pas la mode! Je n'ai pu la suivre. Est-ce un
crime?
COUTURIN.
Il n'y en pas de plus grand, être femelle! car la mode, sais-tu bien,
c'est la loi, la fantaisie, la tradition et le progrès; il n'est rien
qu'elle ne gouverne, ne produise et ne renverse. Colosse folâtre établi
sur le monde, elle drape la couche des nouveau-nés, tandis qu'elle
ornemente des tombeaux, levant sa tête au ciel vers les philosophies et
pénétrant ainsi, du bout de son pied mignon, jusque dans l'éternité.
Retire tes gants verts!
JEANNE, humblement.
Je ne demande pas mieux, moi. Je ferai ce qu'il vous plaira.
COUTURINE.
Ah! pitié pour elle, grand roi!
COUTURIN.
Soit, je te pardonne, en considération de ton ignorance. (Aux grands
officiers.) Et vous autres, occupez-vous de la façonner congrûment, de
la vêtir dans le dernier genre.
JEANNE, sautant de joie.
Oh! merci. Quel bonheur! Je serai donc jolie, bien habillée!
COUTURIN.
Espérons-le!
BALLET.
Sur un signe que fait Couturin, les officiers de sa cour se précipitent
de droite et de gauche: les uns vers les champignons qui portent
des costumes, les autres vers les étoffes du fond, ceux-ci vers les
marabouts, ceux-là vers l'arbre à peignes, etc.; et ils s'empressent
d'habiller Jeanne et de la maquiller. Cependant le fond et les deux
côtés du théâtre changent et représentent du haut en bas les rayons
d'un gigantesque magasin de nouveautés, plein de garçons servant des
dames.
Couturin est placé au premier plan à droite, étalé, seul, sur une
petite causeuse dans une pose méditative et en train de prendre des
notes.
Les garçons de magasin habillent des dames du monde.
Quelques-unes viennent s'adresser à Couturin, qui leur répond par trois
fois:
Laissez-moi! je compose!
Couturine leur sert du thé, sur un petit guéridon, placé près de
Couturin.
A de certains moments, le mouvement s'arrête et il se fait un grand
silence. Alors Couturin, un lorgnon dans l'œil, passe toutes les
femmes en revue et les rajuste, abaisse ou rehausse leur décolletage
d'un geste brusque, puis lève les épaules et crie:
Non, pas ça, c'est vieux; autre chose! vivement!
Jeanne doit toujours former le centre du groupe principal. A la fin,
toutes les dames, y compris la reine, qui ont suivi progressivement
les mêmes changements, se trouvent habillées comme elle d'une façon
riche et extravagante.
COUTURIN.
Restons-y au moins une demi-heure! c'est très beau!
Satisfaction générale exprimée par des soupirs; mais tout à coup
Couturin considère Jeanne, et défaisant avec rapidité sa toilette:
Oui! décidément, ceci me déplaît, et cela aussi! Autre chose. Allons!
vite!
Jeanne se trouve dans un costume d'un goût simple et exquis.
Maintenant, seigneurs et seigneuresses, parfumeurs et brodeuses,
chemisiers et couturières, retirez-vous dans vos cabinets artistiques,
nous souhaitons être seuls. Demeurez, Couturine!
SCÈNE IV.
COUTURIN, COUTURINE, JEANNE.
COUTURIN.
Eh bien! jeune fille, ce luxe de la toilette que tu désirais si fort,
le voilà!
JEANNE.
C'est donc vrai! Je ne rêve pas.
COUTURIN.
Non, les génies supérieurs te protègent.
JEANNE.
Moi!
COUTURIN.
N'en doute plus! Aucune, grâce à nous, ne sera aussi séduisante.
JEANNE.
Oh! merci. Il va donc m'aimer.
COUTURIN.
Peut-être? Pour atteindre à la moderne dignité de femme,--tâche de
comprendre,--pour devenir tout à fait cet être charmant, inextricable
et funeste commencé par Dieu et achevé par les poètes et les
coiffeurs, si bien qu'il a fallu soixante siècles au monde avant de
produire la Parisienne; il te manque encore, ô petite fille, bien des
choses.
JEANNE.
Lesquelles?
COUTURIN.
Eh! tu ne sais pas saluer, sourire, pincer la bouche, cligner des
yeux, ni débiter des mélancolies en prenant sur un sopha des poses de
fleur battue par la brise. Comment ferais-tu, voyons, en l'entendant
soupirer? et quelle serait ta réponse s'il te demandait: «M'aimes-tu?»
JEANNE.
Eh bien, je répondrais: «Oui.»
COUTURINE, impérieusement.
Ça ne se dit pas, jeune fille! C'est un mot indécent, naturel et
populaire!
JEANNE.
Mais comment parler? Enseigne-moi!
COUTURIN.
Holà! les deux types du bon goût! Arrivez!
SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, DEUX MANNEQUINS, monsieur et dame que l'on apporte.
La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une raie
derrière la tête, qui se continue, par les poils de son paletot
systématiquement divisés, jusqu'au bas des reins; elle se reproduit
sur chaque jambe du pantalon; lorgnon dans l'œil, chic anglais, etc.
COUTURIN.
Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains:
tâche de reproduire leurs mouvements, si tu veux avoir de belles
manières. Rappelle-toi leurs discours, et en quelque lieu que tu te
trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au
spectacle, tu pourras jacasser hardiment sur la nature, la littérature,
les enfants aux têtes blondes, l'idéal, le turf et autres choses.
La clef, Couturine? (Il remonte les deux automates à la poitrine.)
Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu'il faut dire devant un
beau paysage. (En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche
de droite et de gauche, comme on fait à une pendule dont le balancier
est arrêté. Couturine fait de même à la dame.) Partez!
LE MONSIEUR, avec de petits gestes rapides de la main droite et l'air
guilleret.
Bonjour, chère!
LA DAME, même jeu.
Bonjour, bonjour, mon bon!
Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène, en roulant
sur leurs roulettes et quand ils sont arrivés face à face, ils se
secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.
LE MONSIEUR, regardant autour de lui, avec des mouvements de tête
saccadés.
Tiens! tiens! tiens! où sommes-nous donc?
LA DAME, minaudant et en détachant ses phrases.
Ah! la délicieuse campagne!... un site pittoresque!... et des petites
fleurs!--si poétiques! et inutiles!... poétiques parce qu'elles sont
inutiles,--inutiles parce qu'elles sont poétiques!
LE MONSIEUR, d'un ton bourru.
Moi... je la trouve bête comme chou... votre campagne!--Du sentiment,
allons donc!--de l'élégie, ha! ha! ha!--la poésie, ha! ha! ha!--Je suis
revenu de tout ça... ha! ha! ha!
LA DAME, avec beaucoup de gestes.
Mais cependant, permettez, si l'on taillait ces arbres... si l'on
reculait ces massifs, en faisant avancer le vieux chêne, avec quelques
ruines, des paysans bien habillés et un chemin de fer pour être à
proximité, on aurait là, avouez-le, un beau sujet artistique, de quoi
faire une jolie mine de plomb.
LE MONSIEUR, gaillardement.
En fait de mine, je préfère la vôtre.
LA DAME.
Où donc prenez-vous ce ton-là? Chez vos petites dames? Je voudrais
bien, sans qu'on le sache, y aller un peu... pour voir leur mobilier.
LE MONSIEUR.
A vos ordres! (A part.) Une imagination!... elle pétille! (Haut.) Mais,
permettez, un conseil: pour vos placements, je m'en chargerais.
LA DAME, vite.
Et des reports aussi?
LE MONSIEUR, vite.
Ça va! J'ai mon carnet.
LA DAME, vite.
Nous disons donc...?
COUTURINE, arrêtant le ressort.
Assez! assez! ils ne s'arrêteraient plus.
JEANNE.
J'aurai bien du mal à retenir...
COUTURIN.
Ah bah! avec de la bonne volonté! Écoute-les plutôt sur les nouvelles
du jour. (Il touche un ressort des mannequins à une autre place.)
LA DAME, lentement et d'un air affligé.
Eh bien,--à ce qu'il paraît,--on a encore massacré là-bas douze mille
de ces pauvres diables.
LE MONSIEUR, chantonnant.
Broum! broum! broum! Qu'est-ce que ça nous fait? Je ne donne plus là
dedans! La vie est courte, turlurette! Amusons-nous!
LA DAME, d'un ton gai.
Vous avez le genre Régence, tout à fait talon rouge.
LE MONSIEUR, gravement, la main dans son gilet.
Oui, avec des idées libérales. Un mélange de l'ancienne aristocratie
française et de l'industrialisme américain. Qu'est-ce que ça?
LA DAME, vite, et d'un ton suppliant, en lui offrant une liasse de
petits papiers.
Des billets de loterie pour mes pauvres!
LE MONSIEUR, avec un grand salut.
Trop heureux, madame! (A part.) Pincé! (Légèrement.) Et le nouveau
livre de chose, l'avez-vous lu?
LA DAME, admirativement.
Oh! très beau! Vrai! c'est un grand homme!
LE MONSIEUR, naturellement.
Eh! non, un crétin. Du moins on le dit.
LA DAME.
On le dit. Ah! alors ça se peut. Je vous crois.
LE MONSIEUR, avec un regard amoureux et soupirant.
Si vous pouviez croire tout ce que je vous... (Il s'arrête
brusquement.)
COUTURIN.
Ah! j'ai oublié deux demi-tours!
JEANNE.
Mais ils ne s'aiment pas du tout, ceux-là!
COUTURIN, en remontant les mannequins.
C'est ainsi que cela commence; et quand il lui aura dit, en face, assez
d'impertinences pour la faire pleurer, ce sera une union si intime
et tellement reconnue, que l'on ne manquera pas dans les meilleures
maisons de les inviter ensemble. (Les deux mannequins, pendant qu'il
les remontait, ont échangé des gestes tendres qui deviennent de plus
en plus expressifs.) Non! non! à la valse! à la valse! (Ils se mettent
à valser et, pendant qu'ils valsent, Jeanne répète du mieux qu'elle
peut tous leurs mouvements.) C'est cela! lui, menton levé et coude en
l'air;--elle droite comme un I et nez baissé; tous deux piquant leurs
angles dans l'espace, une vraie figure de géométrie en belle humeur.
Assez! qu'on les remmène! Et vous, Couturine, veillez bien à ce qu'on
les remette dans leurs boîtes.
On les emporte.
SCÈNE VI.
COUTURIN, JEANNE.
COUTURIN.
Voilà! Tu en sais suffisamment pour te produire dans le monde.
JEANNE.
- Parts
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