Théatre : Le candidat. Le - 04
dans la campagne, sans pouvoir vous les offrir, comme les paroles que
je vous adresse la nuit et que vous n'entendez pas, car vous êtes
mon inspiration, ma muse, le portrait de mon idéal, mes délices, mon
tourment!
MADAME ROUSSELIN.
Calmez-vous, monsieur!... Cette exagération...
JULIEN.
Ah! c'est que je suis de 1830, moi! J'ai appris à lire dans
_Hernani_, et j'aurais voulu être Lara! J'exècre toutes les lâchetés
contemporaines, l'ordinaire de l'existence et l'ignominie des bonheurs
faciles! L'amour qui a fait vibrer la grande lyre des maîtres gonfle
mon cœur. Je ne vous sépare pas, dans ma pensée, de tout ce qu'il y a
de plus beau; et le reste du monde, au loin, me paraît une dépendance
de votre personne. Ces arbres sont faits pour se balancer sur votre
tête, la nuit, pour vous recouvrir, les étoiles qui rayonnent doucement
comme vos yeux, pour vous regarder!
MADAME ROUSSELIN.
La littérature vous emporte, monsieur! Quelle confiance une femme
peut-elle accorder à un homme qui ne sait pas retenir ses métaphores,
ou sa passion? Je crois la vôtre sincère, pourtant. Mais vous êtes
jeune, et vous ignorez trop ce qui est l'indispensable. D'autres, à ma
place, auraient pris pour une injure la vivacité de vos sentiments. Il
faudrait au moins promettre...
JULIEN.
Voilà que vous tremblez aussi. Je le savais bien! On ne repousse pas un
tel amour!
MADAME ROUSSELIN.
Ma hardiesse à vous écouter m'étonne moi-même. Les gens d'ici sont
méchants, monsieur. La moindre étourderie peut nous perdre!... Le
scandale...
JULIEN.
Ne craignez rien! Ma bouche se taira, mes yeux se détourneront, j'aurai
l'air indifférent; et si je me présente chez vous...
MADAME ROUSSELIN.
Mais, mon mari... monsieur.
JULIEN.
Ne me parlez pas de cet homme!
MADAME ROUSSELIN.
Je dois le défendre.
JULIEN.
C'est ce que j'ai fait,--par amour pour vous!
MADAME ROUSSELIN.
Il l'apprendra; vous n'aurez pas à vous repentir de votre générosité.
JULIEN.
Laissez-moi me mettre à vos genoux, afin que je vous contemple de
plus près. J'exécuterai, madame, tout ce qu'il vous plaira! et
valeureusement, n'en doutez pas; me voilà devenu fort! Je voudrais
épandre sur vos jours, avec les ivresses de la terre, tous les
enchantements de l'art, toutes les bénédictions du ciel.
MISS ARABELLE, cachée derrière un arbre.
J'en étais sûre!
MADAME ROUSSELIN.
J'attends de vous une preuve immédiate de complaisance, d'affection...
JULIEN.
Oui, oui!
SCÈNE XIV.
LES MÊMES, MISS ARABELLE, puis MUREL et GRUCHET, à la fin ROUSSELIN.
MADAME ROUSSELIN, remontant.
On vient! il faut que je rentre.
JULIEN.
Pas encore!
GRUCHET, au fond, poursuivant Murel.
Alors, rendez-moi mon argent!
MUREL, continuant à marcher.
Vous m'ennuyez!
GRUCHET.
Polisson!
MUREL, lui donnant un soufflet.
Voleur!
ROUSSELIN, en entrant, qui a entendu le bruit du soufflet.
Qu'est-ce donc?
JULIEN, à madame Rousselin.
Oh! cela seulement! (Il lui applique sur la main un baiser sonore.)
MISS ARABELLE reconnaît Julien.
Ah!
ROUSSELIN.
Que se passe-t-il? (Apercevant miss Arabelle qui s'enfuit.) Arabelle!
demain, je la flanque à la porte!
ACTE TROISIÈME
_Au Salon de Flore._ L'intérieur d'un bastringue. En face, et
occupant tout le fond, une estrade pour l'orchestre. Il y a dans le
coin de gauche une contre-basse. Attachés au mur, des instruments de
musique; au milieu du mur, un trophée de drapeaux tricolores. Sur
l'estrade une table avec une chaise; deux autres tables des deux
côtés. Une petite estrade plus basse est au milieu, devant l'autre.
Toute la scène est remplie de chaises. A une certaine hauteur un
balcon, où l'on peut circuler.
SCÈNE PREMIÈRE.
ROUSSELIN, seul, à l'avant-scène, puis UN GARÇON DE CAFÉ.
Si je comparais l'anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre? Et le
pouvoir... à un vampire? Non, c'est prétentieux! Il faudrait cependant
intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme:
«fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles,
virtuellement»; et beaucoup de mots en _isme_: «parlementarisme,
obscurantisme!...»
Calmons-nous! un peu d'ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt;
on a constitué le bureau hier au soir. Le voilà; le bureau! Ici, la
place du Président (il montre la table, au milieu); des deux côtés, les
deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais sur
quoi m'appuierai-je? Il me faudrait une tribune! Oh! je l'aurai, la
tribune! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant
lui, sur la petite estrade.) Bien! et je placerai le verre d'eau,--car
je commence à avoir une soif abominable--je placerai le verre d'eau là!
(Il prend le verre d'eau qui se trouve sur la table du Président et le
met sur sa chaise.) Aurai-je assez de sucre? (Regardant le bocal qui en
est plein.) Oui!
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu'un
prend la parole. Il m'interpelle pour me demander... par exemple...
Mais d'abord qui m'interpelle? Où est l'individu? A ma droite, je
suppose! Alors je tourne la tête brusquement! Il doit être moins
loin? (Il va déranger une chaise, puis remonte.) Je conserve mon air
tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet... Si j'avais
pris mon habit? C'est plus commode pour le bras! Une redingote vaut
mieux, à cause de la simplicité. Cependant le peuple, on a beau dire,
aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate? (Il se regarde dans une
petite glace à main, qu'il retire de sa poche.) Le col un peu plus
bas. Pas trop cependant; on ressemble à un chanteur de romance. Oh! ça
ira--avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir! C'est
égal! Voilà une peur qui m'empoigne... et j'éprouve à l'épigastre...
(Il boit.) Ce n'est rien! Tous les grands orateurs ont cela à leurs
débuts! Allons, pas de faiblesse, ventrebleu! un homme en vaut un
autre, et j'en vaux plusieurs! Il me monte à la tête... comme des
bouillons! et je me sens, ma parole, un toupet infernal!
«Et c'est à moi que ceci s'adresse, monsieur!» Celui-là est en face;
marquons-le. (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) «A moi que
ceci s'adresse, à moi!» Avec les deux mains sur la poitrine, en me
baissant un peu. «A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le
patriotisme... à moi que... à moi pour lequel...» puis, tout à coup:
«Ah! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur!» Et on reste sans
bouger! (Rousselin garde la tête en haut, l'index de la main droite
vers le sol.) Il réplique: «Vos preuves alors! donnez vos preuves!
Ah! prenez garde! On ne se joue pas de la crédulité publique!» Il ne
trouve rien. «Vous vous taisez! ce silence vous condamne! J'en prends
acte!» Un peu d'ironie maintenant! On lui lance quelque chose de
caustique, avec un rire de supériorité. «Ah! ah!» Essayons le rire de
supériorité. «Ah! ah! ah! je m'avoue vaincu, effectivement! Parfait!»
Mais deux autres qui sont là (Rousselin déplace deux chaises)--Je les
reconnaîtrai--s'écrient que je m'insurge contre nos institutions, ou
n'importe quoi. Alors d'un ton furieux: «Mais vous niez le progrès!»
Développement du mot progrès: «Depuis l'astronome avec son télescope
qui, pour le hardi nautonier... jusqu'au modeste villageois baignant
de ses sueurs... le prolétaire de nos villes... l'artiste dont
l'inspiration...» Et je continue jusqu'à une phrase, où je trouve
le moyen d'introduire le mot «bourgeoisie». Tout de suite: éloge
de la bourgeoisie, le tiers État, les cahiers, 89, notre commerce,
richesse nationale, développement du bien-être par l'ascension
progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier: «Eh bien! et le
peuple, qu'en faites-vous?» Je pars: «Ah! le peuple, il est grand»;
et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles! J'exalte
Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquard tisserand,
Marceau tailleur; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les
tailleurs sont flattés. Et après que j'ai tonné contre la corruption
des riches: «Que lui reproche-t-on, au peuple? c'est d'être pauvre!»
Tableau enragé de sa misère; bravos! «Ah! pour qui connaît ses vertus,
combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire!
Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main
la main calleuse de l'ouvrier! parce que son étreinte, pour être un peu
rude, n'en est que plus sympathique! parce que toutes les différences
de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci! surannées, et que
rien n'est comparable à l'affection d'un homme de cœur!...» Et je me
tape sur le cœur! bravo! bravo! bravo! (Rousselin claque des mains en
tournoyant.)
UN GARÇON DE CAFÉ.
Monsieur Rousselin, ils arrivent!
ROUSSELIN.
Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le temps d'aller
chercher mon habit?... Oui!--en courant! (Il sort.)
SCÈNE II.
TOUS LES ÉLECTEURS, VOINCHET, MARCHAIS, HOMBOURG, HEURTELOT, ONÉSIME,
LE GARDE CHAMPÊTRE, BEAUMESNIL, LEDRU, LE PRÉSIDENT, puis ROUSSELIN,
puis MUREL.
VOINCHET.
Ah! nous sommes nombreux. Ce sera drôle, à ce qu'il paraît.
LEDRU.
Pour une réunion politique, on aurait dû choisir un endroit plus
convenable que le _Salon de Flore_.
BEAUMESNIL.
Puisqu'il n'y en a pas d'autres dans la localité! Qui est-ce que vous
nommerez, monsieur Marchais?
MARCHAIS.
Mon Dieu, Rousselin! C'est encore lui, après tout...
LEDRU.
Moi j'ai résolu de faire un vacarme...
VOINCHET.
Tiens! le fils de Bouvigny.
BEAUMESNIL.
Le père est plus finaud, il ne vient pas.
LE PRÉSIDENT.
En séance!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
En séance!
LE PRÉSIDENT.
Messieurs! nous avons à discuter les mérites de nos deux candidats
pour les élections de dimanche. Aujourd'hui vous vous occuperez de
l'honorable M. Rousselin, et demain soir, de l'honorable M. Gruchet. La
Séance est ouverte. (Rousselin, en habit noir, sort d'une petite porte
derrière le président, fait des salutations et reste debout au milieu
de l'estrade.)
VOINCHET.
Je demande que le candidat nous parle des chemins de fer.
ROUSSELIN, après avoir toussé et pris un verre d'eau.
Si on avait dit du temps de Charlemagne ou même de Louis XIV, qu'un
jour viendrait, où, en trois heures, il serait possible d'aller...
VOINCHET.
Ce n'est pas ça! Êtes-vous d'avis qu'on donne une allocation au chemin
de fer qui doit passer par Saint-Mathieu, ou bien à un autre qui
couperait Bonneval--idée cent fois meilleure?
UN ÉLECTEUR.
Saint-Mathieu est plus à l'avantage des habitants! Déclarez-vous pour
celui-là, monsieur Rousselin!
ROUSSELIN.
Comment ne serais-je pas pour le développement de ces gigantesques
entreprises qui remuent des capitaux, prouvent le génie de l'homme,
apportent le bien-être au sein des populations!
HOMBOURG.
Pas vrai, elles les ruinent!
ROUSSELIN.
Vous niez donc le progrès? monsieur, le progrès, qui depuis
l'astronome...
HOMBOURG.
Mais les voyageurs?...
ROUSSELIN.
Avec son télescope...
HOMBOURG.
Ah! si vous m'empêchez!...
LE PRÉSIDENT.
La parole est à l'interpellant.
HOMBOURG.
Les voyageurs ne s'arrêteront plus dans nos pays.
VOINCHET.
C'est parce qu'il tient une auberge!
HOMBOURG.
Elle est bonne, mon auberge!
TOUS.
Assez! assez! (Les voisins de Hombourg le font se rasseoir.)
LE PRÉSIDENT.
Pas de violence, messieurs!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence!
HOMBOURG.
Voilà comme vous défendez nos intérêts!
ROUSSELIN.
J'affirme!...
HOMBOURG.
Mais vous perdez le roulage!
UN ÉLECTEUR.
Il soutiendra le libre échange!
ROUSSELIN.
Sans doute! Par la transmission des marchandises, un jour la fraternité
des peuples...
UN ÉLECTEUR.
Il faut admettre les laines anglaises! Proclamez l'affranchissement de
la bonneterie!
ROUSSELIN.
Et tous les affranchissements!
LES ÉLECTEURS.
(Côté droit.) Oui! oui! (Côté gauche.) Non! non! à bas!
ROUSSELIN.
Plût au ciel que nous puissions recevoir en abondance les céréales, les
bestiaux!
UN AGRICULTEUR en blouse.
Eh bien, vous êtes gentil pour l'agriculture!...
ROUSSELIN.
Tout à l'heure je répondrai sur le chapitre de l'agriculture! (Il se
verse un verre d'eau.--Silence.)
HEURTELOT, apparaissant en haut, au balcon.
Qu'est-ce que vous pensez des hannetons?
TOUS, riant.
Ah! ah! ah!
LE PRÉSIDENT.
Un peu de gravité, messieurs!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Pas de désordre! Au nom de la loi, assis! (Le calme se rétablit.)
MARCHAIS, poussé par des voisins.
Monsieur Rousselin, nous voudrions savoir votre idée sur les impôts.
ROUSSELIN.
Les impôts, mon Dieu... certainement, sont pénibles... mais
indispensables... C'est une pompe,--si je puis m'exprimer ainsi,--qui
aspire du sein de la terre un élément fertilisateur pour le répandre
sur le sol. Reste à savoir si les moyens répondent au but... et si, en
exagérant... on n'arriverait pas quelquefois à tarir...
LE PRÉSIDENT, se penchant vers lui.
Charmante comparaison!
VOINCHET.
La propriété foncière est surchargée!
HEURTELOT.
On paye plus de trente sous de droits pour un litre de cognac?
LEDRU.
La flotte nous dévore!
BEAUMESNIL.
Est-ce qu'on a besoin d'un Jardin des Plantes?
ROUSSELIN.
Sans doute! sans doute! sans doute! il faudrait apporter d'immenses,
d'immenses économies!
TOUS.
Très bien!
ROUSSELIN.
D'autre part, le gouvernement lésine, tandis qu'il devrait...
BEAUMESNIL.
Élever les enfants pour rien!
MARCHAIS.
Protéger le commerce!
L'AGRICULTEUR.
Encourager l'agriculture!
ROUSSELIN.
Bien sûr!
BEAUMESNIL.
Fournir l'eau et la lumière gratuitement dans chaque maison!
ROUSSELIN.
Peut-être, oui!
HOMBOURG.
Vous oubliez le roulage dans tout ça!
ROUSSELIN.
Oh! non, non pas! Et permettez-moi de résumer en un seul corps de
doctrine, de prendre en faisceau...
LEDRU.
On connaît votre manière d'enguirlander le monde! Mais si vous aviez
devant vous Gruchet...
ROUSSELIN.
C'est à moi que vous comparez Gruchet! à moi!... qu'on a vu pendant
quarante ans... à moi dont le patriotisme...--Ah! vous ne le croyez pas
vous-même, monsieur!
LEDRU.
Oui, je le compare à vous!
ROUSSELIN.
Ce Catilina de village!
HEURTELOT, au balcon.
Qu'est-ce que c'est, Catilina?
ROUSSELIN.
C'était un célèbre conspirateur qui, à Rome...
LEDRU.
Mais Gruchet ne conspire pas!
Ensemble, confusément.
HEURTELOT.
Êtes-vous de la police?
TOUS, à droite.
Il en est! il en est!
TOUS, à gauche.
Non, il n'en est pas! (Vacarme.)
ROUSSELIN.
Citoyens! de grâce! Citoyens! Je vous en prie! de grâce! écoutez-moi!
MARCHAIS.
Nous écoutons! (Rousselin cherche à dire quelque chose et reste muet.
Rires de la foule.)
TOUS, riant.
Ah! ah! ah!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence!
HEURTELOT.
Il faut qu'il s'explique sur le droit au travail.
TOUS.
Oui! oui! le droit au travail!
ROUSSELIN.
On a écrit là-dessus des masses de livres. (Murmures.) Ah! vous
m'accorderez qu'on a écrit, à ce propos, énormément de livres. Les
avez-vous lus?
HEURTELOT.
Non!
ROUSSELIN.
Je les sais par cœur! Et si, comme moi, vous aviez passé vos nuits dans
le silence du cabinet, à...
HEURTELOT.
Assez causé de vous! Le droit au travail!
TOUS.
Oui, oui, le droit au travail!
ROUSSELIN.
Sans doute, on doit travailler!
HEURTELOT.
Et commander de l'ouvrage!
MARCHAIS.
Mais si on n'en a pas besoin?
ROUSSELIN.
N'importe!
MARCHAIS.
Vous attaquez la propriété!
ROUSSELIN.
Et quand même?
MARCHAIS, se précipitant sur l'estrade.
Ah! vous me faites sortir de mon caractère.
ÉLECTEURS, de droite.
Descendez! descendez!
ÉLECTEURS, de gauche.
Non! qu'il y reste!
ROUSSELIN.
Oui! qu'il demeure! J'admets toutes les contradictions! Je suis pour la
liberté! (Applaudissements à droite. Murmures à gauche; il se retourne
vers Marchais.) Le mot vous choque, monsieur? c'est que vous n'en
comprenez point le sens économique, la valeur... humanitaire! La presse
l'a élucidée pourtant! et la presse--rappelons-le, citoyens--est un
flambeau, une sentinelle qui...
BEAUMESNIL.
A la question!
MARCHAIS.
Oui, la propriété!
ROUSSELIN.
Eh bien! je l'aime comme vous; je suis propriétaire. Vous voyez donc
que nous sommes d'accord!
MARCHAIS, embarrassé.
Cependant... hum!... cependant...
LEDRU.
Ah! l'épicier! (Tout le monde rit.)
ROUSSELIN.
Encore un mot! je vais le convaincre! (A Marchais.) On doit,--n'est-il
pas vrai,--on doit, autant que possible, démocratiser l'argent,
républicaniser le numéraire. Plus il circule, plus il en tombe dans
la poche du peuple, et par conséquent dans la vôtre. Pour cela, on a
imaginé le crédit.
MARCHAIS.
Il ne faut pas trop de crédit?
ROUSSELIN.
Parfait! Oh! très bien!
LEDRU.
Comment! pas de crédit?
ROUSSELIN, à Ledru.
Vous avez raison; car si l'on ôte le crédit, plus d'argent, et d'autre
part, c'est l'argent qui fait la base du crédit; les deux termes sont
corrélatifs! (Secouant fortement Marchais.) Comprenez-vous que les deux
termes soient corrélatifs? Vous vous taisez? ce silence vous condamne,
j'en prends acte!
TOUS.
Assez! assez! (Marchais regagne sa place.)
ROUSSELIN.
Ainsi se trouve résolue, citoyens, l'immense question du travail! En
effet, sans propriété, pas de travail! Vous faites travailler parce que
vous êtes riche, et sans travail, pas de propriété. Vous travaillez,
non seulement pour devenir propriétaires, mais parce que vous l'êtes!
Vos œuvres font du capital, vous êtes capitalistes.
L'AGRICULTEUR.
Drôles de capitalistes!
MARCHAIS.
Vous embrouillez tout!
LEDRU.
C'est se ficher du monde!
TOUS.
Oui! la clôture! à la porte! la clôture!
LE PRÉSIDENT.
Cela devient intolérable! on ne peut plus...
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Je vais faire évacuer l'asile!
ROUSSELIN, à part, apercevant Murel qui entre.
Murel!
LEDRU.
Que le candidat justifie les éloges qu'il a donnés devant moi aux
opinions du sieur Bouvigny! (Aux ouvriers.) Vous y étiez, vous autres?
ROUSSELIN.
Mais... je... je...
LEDRU.
Il est perdu!
HEURTELOT.
Tendez la gaffe!
VOINCHET.
Un médecin! (Rire général.)
MUREL.
J'étais là aussi, moi! L'honorable M. Rousselin a paru condescendre aux
idées de Bouvigny! Il ne s'en cache pas! Il s'en vante!
ROUSSELIN, fièrement.
Ah!
MUREL.
Et c'était précisément à cause des électeurs qui l'entouraient, pour
affermir leurs convictions, en leur faisant voir jusqu'à quel point
peut aller dans la tête de certaines personnes...
ROUSSELIN.
L'obscurantisme!
MUREL.
Effectivement! C'était, dis-je, un procédé de tactique parlementaire,
une ruse... bien légitime, passez-moi l'expression, pour le faire
tomber dans le panneau.
HEURTELOT.
Oh! oh! trop malin!
LEDRU.
Alors, il s'est conduit en saltimbanque.
MUREL.
Mais je...
HEURTELOT.
Ne le défendez plus!
LEDRU.
Et voilà l'homme qui avait promis d'aller caloter le préfet!
ROUSSELIN.
Pourquoi pas?
LE GARDE CHAMPÊTRE, le frappant légèrement sur l'épaule.
Doucement, monsieur Rousselin!
TOUS.
Assez! assez! la clôture! la clôture! (Tout le monde se lève. Rousselin
fait un geste désespéré, puis se retourne vers le président qui sort.)
LE PRÉSIDENT.
Une séance peu favorable, cher monsieur; espérons qu'une autre fois...
ROUSSELIN, observant Murel.
Murel qui s'en va! (A Marchais qui passe devant lui.) Marchais! ah!
c'est mal! c'est mal!
MARCHAIS.
Que voulez-vous, avec vos opinions!...
SCÈNE III.
ROUSSELIN, ONÉSIME, LE GARÇON DE CAFÉ.
ROUSSELIN, redescendant.
Oh! mes rêves!...--je n'ai plus qu'à m'enfuir, ou à me jeter à l'eau
maintenant! On va faire des gorges chaudes, me blaguer! (Considérant
les chaises.) Ils étaient là!... oui! et au lieu de cette foule en
délire dont j'écoutais d'avance les trépignements... (Le garçon de café
entre pour ranger les chaises.) Ah! fatale ambition, pernicieuse aux
rois comme aux particuliers!... et pas moyen de faire un discours! tous
mes mots ont raté! Comme je souffre! comme je souffre! (Au garçon de
café.) Ah! vous pouvez les prendre! je n'en ai plus besoin! (A part.)
Leur vue me tape sur les nerfs maintenant!
LE GARÇON DE CAFÉ, à Onésime sur l'estrade et qui se trouve caché par
la contrebasse.
Restez-vous là?
ONÉSIME, timidement.
Monsieur Rousselin!
ROUSSELIN.
Ah! Onésime!
ONÉSIME, s'avançant.
Je voudrais trouver quelque chose de convenable... pour vous dire que
je participe aux désagréments...
ROUSSELIN.
Merci! merci! Car tout le monde m'abandonne!... jusqu'à Murel!
ONÉSIME.
Il vient de sortir avec le clerc de Me Dodart!
ROUSSELIN.
Si j'allais le trouver? (Regardant dehors.) Il y a encore trop de monde
sur la place, et le peuple est capable de se porter sur moi à des
excès!...
ONÉSIME.
Je ne crois pas!
ROUSSELIN.
Cela s'est vu! On peut être outragé, déchiré! Ah! la populace! je
comprends Néron!
ONÉSIME.
Quand mon père a reçu cette lettre du préfet qui lui enlevait tout
espoir, il a été comme vous, bien triste! Cependant il a repris le
dessus, à force de philosophie!
ROUSSELIN.
Dites-moi, vous qui êtes excellent, vous n'allez pas me tromper?
ONÉSIME.
Oh!
ROUSSELIN.
Est-ce que M. votre père... (Se retournant vers le garçon qui remue
les chaises.) Il est irritant, ce garçon-là! Laissez-nous tranquilles!
(Le garçon sort.) Est-ce que votre père avait autant de voix qu'on le
soutient? Il m'a défilé une liste de communes!...
ONÉSIME.
Il est toujours sûr de soixante-quatre laboureurs. J'ai vu leurs noms!
ROUSSELIN, à part.
C'est un chiffre, cela!
ONÉSIME.
Mais... j'ai quelque chose pour vous. Une vieille femme, que je ne
connais pas, m'a dit comme j'entrais à la séance: «Faites-moi le
plaisir de remettre ce billet à M. Rousselin.» (Il le lui donne.)
ROUSSELIN.
Une drôle de lettre! Voyons un peu! (Lisant.) «Une personne qui
s'intéresse à vous croit de son devoir de vous prévenir que Mme
Rousselin... (Il s'arrête bouleversé.)
ONÉSIME.
Dois-je porter la réponse?
ROUSSELIN, ricanant convulsivement.
La... la... la réponse?
ONÉSIME.
Oui? laquelle?
ROUSSELIN, furieux.
C'est un coup de pied pour l'imbécile qui fait de pareilles
commissions! (Onésime s'enfuit.)
Une lettre anonyme, après tout, je suis bien sot de m'en tourmenter!
(Il la froisse et la jette.) La haine de mes ennemis n'aura donc pas de
bornes! Voilà une machination qui dépasse toutes les autres! C'est pour
me distraire de la vie politique, pour me gêner dans ma candidature; et
on m'attaque jusqu'au fond de l'honneur! Cette infamie-là doit venir de
Gruchet?... Sa bonne est sans cesse à rôder autour de la maison... (Il
ramasse la lettre, et lisant.) «Que votre femme a un amant!» On n'est
pas l'amant de ma femme!--Quels sont les hommes qui peuvent être son
amant?...
Est-ce assez bête!... Cependant l'autre soir, sous les quinconces,
j'ai entendu un soufflet, presque aussitôt un baiser! J'ai bien vu
miss Arabelle! mais sûrement elle n'était pas seule, puisque, d'autre
part, un soufflet?... Est-ce qu'un insolent se serait permis envers
Mme Rousselin?... Oh! elle me l'aurait dit? Et puis, le baiser dans ce
cas-là eût précédé le soufflet, tandis que j'ai fort bien entendu un
soufflet d'abord, et un baiser ensuite! Bah! n'y pensons plus! j'ai
bien d'autres choses! Non! non! tout à mon affaire! (Il va pour sortir.)
SCÈNE IV.
ROUSSELIN, GRUCHET.
GRUCHET.
Il n'est pas là, M. Murel?
ROUSSELIN.
Vous venez me narguer, sans doute? jouir de ma défaite, ajouter vos
persiflages...
GRUCHET.
Pas du tout!
ROUSSELIN.
Au moins, faut-il se servir d'armes loyales, monsieur!
GRUCHET.
Le droit est de mon côté!
ROUSSELIN.
Je sais bien qu'en politique...
GRUCHET.
Ce n'est pas la politique qui me fait agir, mais des intérêts plus
humbles. M. Murel...
ROUSSELIN.
Eh! je me moque de Murel!
GRUCHET.
Voilà huit jours qu'il m'échappe, malgré ses promesses. Et il se
conduit d'une manière abominable! Non content de s'être livré sur moi à
des violences,--je pouvais le traduire en justice; je n'ai pas voulu,
par respect du monde et considération pour l'industrie.
ROUSSELIN.
Plus vite, je vous prie!
GRUCHET.
M. Murel s'est engagé, en arrivant ici, dans des opérations de Bourse,
qui furent d'abord heureuses; et il a si bien fait... que... une
première fois, je lui ai prêté dix mille francs. Oh! il me les a
rendus, et même avec des bénéfices! Deux mois plus tard, autre prêt de
cinq mille! Mais la chance avait tourné. Une troisième fois...
ROUSSELIN.
Est-ce que ça me regarde?
GRUCHET.
Bref, il me doit actuellement trente mille deux cent vingt-six francs
et quinze centimes!
ROUSSELIN, à part.
Ah! c'est bon à savoir!
GRUCHET.
Ce jeune homme a abusé de ma candeur! Il me leurrait avec la
perspective d'une belle affaire, un riche mariage.
ROUSSELIN, à part.
Coquin!
GRUCHET.
Par sa faute, je me trouve sans argent. Depuis quelque temps, j'en
ai tellement dépensé! (Il soupire.) Et, puisque vous êtes son ami,
arrangez-vous, priez-le, pour qu'il me rende ce qui m'appartient.
ROUSSELIN.
Me demander cela, vous, mon rival!
GRUCHET.
Je n'ai pas fait le serment de l'être toujours! J'ai du cœur, monsieur
Rousselin; je sais reconnaître les bons offices!
ROUSSELIN.
Comment! lorsque je possède une reconnaissance de six mille francs,
prêtés autrefois pour commencer vos affaires, et dont les intérêts,
depuis l'époque, montent à plus de vingt mille!
GRUCHET.
C'est même où je voulais en venir.. Donnant, donnant.
ROUSSELIN.
Je n'y suis plus du tout!
GRUCHET.
Songez donc que beaucoup de personnes dépendent de moi, et que j'ai,
sans qu'il y paraisse, pas mal d'influence! Si vous me remettiez le
papier en question, on pourrait s'entendre.
ROUSSELIN.
Sur quoi?
GRUCHET.
Je lâcherais les électeurs.
ROUSSELIN.
Et si je ne suis pas nommé?... Je perds mon argent!
GRUCHET.
Vous êtes trop modeste!
ROUSSELIN.
Hein?
GRUCHET.
A votre guise! Jusqu'à la dernière minute, il sera temps! Mais je vous
répète que vous avez tort! (Il se dirige vers la gauche.)
ROUSSELIN.
je vous adresse la nuit et que vous n'entendez pas, car vous êtes
mon inspiration, ma muse, le portrait de mon idéal, mes délices, mon
tourment!
MADAME ROUSSELIN.
Calmez-vous, monsieur!... Cette exagération...
JULIEN.
Ah! c'est que je suis de 1830, moi! J'ai appris à lire dans
_Hernani_, et j'aurais voulu être Lara! J'exècre toutes les lâchetés
contemporaines, l'ordinaire de l'existence et l'ignominie des bonheurs
faciles! L'amour qui a fait vibrer la grande lyre des maîtres gonfle
mon cœur. Je ne vous sépare pas, dans ma pensée, de tout ce qu'il y a
de plus beau; et le reste du monde, au loin, me paraît une dépendance
de votre personne. Ces arbres sont faits pour se balancer sur votre
tête, la nuit, pour vous recouvrir, les étoiles qui rayonnent doucement
comme vos yeux, pour vous regarder!
MADAME ROUSSELIN.
La littérature vous emporte, monsieur! Quelle confiance une femme
peut-elle accorder à un homme qui ne sait pas retenir ses métaphores,
ou sa passion? Je crois la vôtre sincère, pourtant. Mais vous êtes
jeune, et vous ignorez trop ce qui est l'indispensable. D'autres, à ma
place, auraient pris pour une injure la vivacité de vos sentiments. Il
faudrait au moins promettre...
JULIEN.
Voilà que vous tremblez aussi. Je le savais bien! On ne repousse pas un
tel amour!
MADAME ROUSSELIN.
Ma hardiesse à vous écouter m'étonne moi-même. Les gens d'ici sont
méchants, monsieur. La moindre étourderie peut nous perdre!... Le
scandale...
JULIEN.
Ne craignez rien! Ma bouche se taira, mes yeux se détourneront, j'aurai
l'air indifférent; et si je me présente chez vous...
MADAME ROUSSELIN.
Mais, mon mari... monsieur.
JULIEN.
Ne me parlez pas de cet homme!
MADAME ROUSSELIN.
Je dois le défendre.
JULIEN.
C'est ce que j'ai fait,--par amour pour vous!
MADAME ROUSSELIN.
Il l'apprendra; vous n'aurez pas à vous repentir de votre générosité.
JULIEN.
Laissez-moi me mettre à vos genoux, afin que je vous contemple de
plus près. J'exécuterai, madame, tout ce qu'il vous plaira! et
valeureusement, n'en doutez pas; me voilà devenu fort! Je voudrais
épandre sur vos jours, avec les ivresses de la terre, tous les
enchantements de l'art, toutes les bénédictions du ciel.
MISS ARABELLE, cachée derrière un arbre.
J'en étais sûre!
MADAME ROUSSELIN.
J'attends de vous une preuve immédiate de complaisance, d'affection...
JULIEN.
Oui, oui!
SCÈNE XIV.
LES MÊMES, MISS ARABELLE, puis MUREL et GRUCHET, à la fin ROUSSELIN.
MADAME ROUSSELIN, remontant.
On vient! il faut que je rentre.
JULIEN.
Pas encore!
GRUCHET, au fond, poursuivant Murel.
Alors, rendez-moi mon argent!
MUREL, continuant à marcher.
Vous m'ennuyez!
GRUCHET.
Polisson!
MUREL, lui donnant un soufflet.
Voleur!
ROUSSELIN, en entrant, qui a entendu le bruit du soufflet.
Qu'est-ce donc?
JULIEN, à madame Rousselin.
Oh! cela seulement! (Il lui applique sur la main un baiser sonore.)
MISS ARABELLE reconnaît Julien.
Ah!
ROUSSELIN.
Que se passe-t-il? (Apercevant miss Arabelle qui s'enfuit.) Arabelle!
demain, je la flanque à la porte!
ACTE TROISIÈME
_Au Salon de Flore._ L'intérieur d'un bastringue. En face, et
occupant tout le fond, une estrade pour l'orchestre. Il y a dans le
coin de gauche une contre-basse. Attachés au mur, des instruments de
musique; au milieu du mur, un trophée de drapeaux tricolores. Sur
l'estrade une table avec une chaise; deux autres tables des deux
côtés. Une petite estrade plus basse est au milieu, devant l'autre.
Toute la scène est remplie de chaises. A une certaine hauteur un
balcon, où l'on peut circuler.
SCÈNE PREMIÈRE.
ROUSSELIN, seul, à l'avant-scène, puis UN GARÇON DE CAFÉ.
Si je comparais l'anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre? Et le
pouvoir... à un vampire? Non, c'est prétentieux! Il faudrait cependant
intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme:
«fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles,
virtuellement»; et beaucoup de mots en _isme_: «parlementarisme,
obscurantisme!...»
Calmons-nous! un peu d'ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt;
on a constitué le bureau hier au soir. Le voilà; le bureau! Ici, la
place du Président (il montre la table, au milieu); des deux côtés, les
deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais sur
quoi m'appuierai-je? Il me faudrait une tribune! Oh! je l'aurai, la
tribune! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant
lui, sur la petite estrade.) Bien! et je placerai le verre d'eau,--car
je commence à avoir une soif abominable--je placerai le verre d'eau là!
(Il prend le verre d'eau qui se trouve sur la table du Président et le
met sur sa chaise.) Aurai-je assez de sucre? (Regardant le bocal qui en
est plein.) Oui!
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu'un
prend la parole. Il m'interpelle pour me demander... par exemple...
Mais d'abord qui m'interpelle? Où est l'individu? A ma droite, je
suppose! Alors je tourne la tête brusquement! Il doit être moins
loin? (Il va déranger une chaise, puis remonte.) Je conserve mon air
tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet... Si j'avais
pris mon habit? C'est plus commode pour le bras! Une redingote vaut
mieux, à cause de la simplicité. Cependant le peuple, on a beau dire,
aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate? (Il se regarde dans une
petite glace à main, qu'il retire de sa poche.) Le col un peu plus
bas. Pas trop cependant; on ressemble à un chanteur de romance. Oh! ça
ira--avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir! C'est
égal! Voilà une peur qui m'empoigne... et j'éprouve à l'épigastre...
(Il boit.) Ce n'est rien! Tous les grands orateurs ont cela à leurs
débuts! Allons, pas de faiblesse, ventrebleu! un homme en vaut un
autre, et j'en vaux plusieurs! Il me monte à la tête... comme des
bouillons! et je me sens, ma parole, un toupet infernal!
«Et c'est à moi que ceci s'adresse, monsieur!» Celui-là est en face;
marquons-le. (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) «A moi que
ceci s'adresse, à moi!» Avec les deux mains sur la poitrine, en me
baissant un peu. «A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le
patriotisme... à moi que... à moi pour lequel...» puis, tout à coup:
«Ah! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur!» Et on reste sans
bouger! (Rousselin garde la tête en haut, l'index de la main droite
vers le sol.) Il réplique: «Vos preuves alors! donnez vos preuves!
Ah! prenez garde! On ne se joue pas de la crédulité publique!» Il ne
trouve rien. «Vous vous taisez! ce silence vous condamne! J'en prends
acte!» Un peu d'ironie maintenant! On lui lance quelque chose de
caustique, avec un rire de supériorité. «Ah! ah!» Essayons le rire de
supériorité. «Ah! ah! ah! je m'avoue vaincu, effectivement! Parfait!»
Mais deux autres qui sont là (Rousselin déplace deux chaises)--Je les
reconnaîtrai--s'écrient que je m'insurge contre nos institutions, ou
n'importe quoi. Alors d'un ton furieux: «Mais vous niez le progrès!»
Développement du mot progrès: «Depuis l'astronome avec son télescope
qui, pour le hardi nautonier... jusqu'au modeste villageois baignant
de ses sueurs... le prolétaire de nos villes... l'artiste dont
l'inspiration...» Et je continue jusqu'à une phrase, où je trouve
le moyen d'introduire le mot «bourgeoisie». Tout de suite: éloge
de la bourgeoisie, le tiers État, les cahiers, 89, notre commerce,
richesse nationale, développement du bien-être par l'ascension
progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier: «Eh bien! et le
peuple, qu'en faites-vous?» Je pars: «Ah! le peuple, il est grand»;
et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles! J'exalte
Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquard tisserand,
Marceau tailleur; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les
tailleurs sont flattés. Et après que j'ai tonné contre la corruption
des riches: «Que lui reproche-t-on, au peuple? c'est d'être pauvre!»
Tableau enragé de sa misère; bravos! «Ah! pour qui connaît ses vertus,
combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire!
Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main
la main calleuse de l'ouvrier! parce que son étreinte, pour être un peu
rude, n'en est que plus sympathique! parce que toutes les différences
de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci! surannées, et que
rien n'est comparable à l'affection d'un homme de cœur!...» Et je me
tape sur le cœur! bravo! bravo! bravo! (Rousselin claque des mains en
tournoyant.)
UN GARÇON DE CAFÉ.
Monsieur Rousselin, ils arrivent!
ROUSSELIN.
Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le temps d'aller
chercher mon habit?... Oui!--en courant! (Il sort.)
SCÈNE II.
TOUS LES ÉLECTEURS, VOINCHET, MARCHAIS, HOMBOURG, HEURTELOT, ONÉSIME,
LE GARDE CHAMPÊTRE, BEAUMESNIL, LEDRU, LE PRÉSIDENT, puis ROUSSELIN,
puis MUREL.
VOINCHET.
Ah! nous sommes nombreux. Ce sera drôle, à ce qu'il paraît.
LEDRU.
Pour une réunion politique, on aurait dû choisir un endroit plus
convenable que le _Salon de Flore_.
BEAUMESNIL.
Puisqu'il n'y en a pas d'autres dans la localité! Qui est-ce que vous
nommerez, monsieur Marchais?
MARCHAIS.
Mon Dieu, Rousselin! C'est encore lui, après tout...
LEDRU.
Moi j'ai résolu de faire un vacarme...
VOINCHET.
Tiens! le fils de Bouvigny.
BEAUMESNIL.
Le père est plus finaud, il ne vient pas.
LE PRÉSIDENT.
En séance!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
En séance!
LE PRÉSIDENT.
Messieurs! nous avons à discuter les mérites de nos deux candidats
pour les élections de dimanche. Aujourd'hui vous vous occuperez de
l'honorable M. Rousselin, et demain soir, de l'honorable M. Gruchet. La
Séance est ouverte. (Rousselin, en habit noir, sort d'une petite porte
derrière le président, fait des salutations et reste debout au milieu
de l'estrade.)
VOINCHET.
Je demande que le candidat nous parle des chemins de fer.
ROUSSELIN, après avoir toussé et pris un verre d'eau.
Si on avait dit du temps de Charlemagne ou même de Louis XIV, qu'un
jour viendrait, où, en trois heures, il serait possible d'aller...
VOINCHET.
Ce n'est pas ça! Êtes-vous d'avis qu'on donne une allocation au chemin
de fer qui doit passer par Saint-Mathieu, ou bien à un autre qui
couperait Bonneval--idée cent fois meilleure?
UN ÉLECTEUR.
Saint-Mathieu est plus à l'avantage des habitants! Déclarez-vous pour
celui-là, monsieur Rousselin!
ROUSSELIN.
Comment ne serais-je pas pour le développement de ces gigantesques
entreprises qui remuent des capitaux, prouvent le génie de l'homme,
apportent le bien-être au sein des populations!
HOMBOURG.
Pas vrai, elles les ruinent!
ROUSSELIN.
Vous niez donc le progrès? monsieur, le progrès, qui depuis
l'astronome...
HOMBOURG.
Mais les voyageurs?...
ROUSSELIN.
Avec son télescope...
HOMBOURG.
Ah! si vous m'empêchez!...
LE PRÉSIDENT.
La parole est à l'interpellant.
HOMBOURG.
Les voyageurs ne s'arrêteront plus dans nos pays.
VOINCHET.
C'est parce qu'il tient une auberge!
HOMBOURG.
Elle est bonne, mon auberge!
TOUS.
Assez! assez! (Les voisins de Hombourg le font se rasseoir.)
LE PRÉSIDENT.
Pas de violence, messieurs!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence!
HOMBOURG.
Voilà comme vous défendez nos intérêts!
ROUSSELIN.
J'affirme!...
HOMBOURG.
Mais vous perdez le roulage!
UN ÉLECTEUR.
Il soutiendra le libre échange!
ROUSSELIN.
Sans doute! Par la transmission des marchandises, un jour la fraternité
des peuples...
UN ÉLECTEUR.
Il faut admettre les laines anglaises! Proclamez l'affranchissement de
la bonneterie!
ROUSSELIN.
Et tous les affranchissements!
LES ÉLECTEURS.
(Côté droit.) Oui! oui! (Côté gauche.) Non! non! à bas!
ROUSSELIN.
Plût au ciel que nous puissions recevoir en abondance les céréales, les
bestiaux!
UN AGRICULTEUR en blouse.
Eh bien, vous êtes gentil pour l'agriculture!...
ROUSSELIN.
Tout à l'heure je répondrai sur le chapitre de l'agriculture! (Il se
verse un verre d'eau.--Silence.)
HEURTELOT, apparaissant en haut, au balcon.
Qu'est-ce que vous pensez des hannetons?
TOUS, riant.
Ah! ah! ah!
LE PRÉSIDENT.
Un peu de gravité, messieurs!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Pas de désordre! Au nom de la loi, assis! (Le calme se rétablit.)
MARCHAIS, poussé par des voisins.
Monsieur Rousselin, nous voudrions savoir votre idée sur les impôts.
ROUSSELIN.
Les impôts, mon Dieu... certainement, sont pénibles... mais
indispensables... C'est une pompe,--si je puis m'exprimer ainsi,--qui
aspire du sein de la terre un élément fertilisateur pour le répandre
sur le sol. Reste à savoir si les moyens répondent au but... et si, en
exagérant... on n'arriverait pas quelquefois à tarir...
LE PRÉSIDENT, se penchant vers lui.
Charmante comparaison!
VOINCHET.
La propriété foncière est surchargée!
HEURTELOT.
On paye plus de trente sous de droits pour un litre de cognac?
LEDRU.
La flotte nous dévore!
BEAUMESNIL.
Est-ce qu'on a besoin d'un Jardin des Plantes?
ROUSSELIN.
Sans doute! sans doute! sans doute! il faudrait apporter d'immenses,
d'immenses économies!
TOUS.
Très bien!
ROUSSELIN.
D'autre part, le gouvernement lésine, tandis qu'il devrait...
BEAUMESNIL.
Élever les enfants pour rien!
MARCHAIS.
Protéger le commerce!
L'AGRICULTEUR.
Encourager l'agriculture!
ROUSSELIN.
Bien sûr!
BEAUMESNIL.
Fournir l'eau et la lumière gratuitement dans chaque maison!
ROUSSELIN.
Peut-être, oui!
HOMBOURG.
Vous oubliez le roulage dans tout ça!
ROUSSELIN.
Oh! non, non pas! Et permettez-moi de résumer en un seul corps de
doctrine, de prendre en faisceau...
LEDRU.
On connaît votre manière d'enguirlander le monde! Mais si vous aviez
devant vous Gruchet...
ROUSSELIN.
C'est à moi que vous comparez Gruchet! à moi!... qu'on a vu pendant
quarante ans... à moi dont le patriotisme...--Ah! vous ne le croyez pas
vous-même, monsieur!
LEDRU.
Oui, je le compare à vous!
ROUSSELIN.
Ce Catilina de village!
HEURTELOT, au balcon.
Qu'est-ce que c'est, Catilina?
ROUSSELIN.
C'était un célèbre conspirateur qui, à Rome...
LEDRU.
Mais Gruchet ne conspire pas!
Ensemble, confusément.
HEURTELOT.
Êtes-vous de la police?
TOUS, à droite.
Il en est! il en est!
TOUS, à gauche.
Non, il n'en est pas! (Vacarme.)
ROUSSELIN.
Citoyens! de grâce! Citoyens! Je vous en prie! de grâce! écoutez-moi!
MARCHAIS.
Nous écoutons! (Rousselin cherche à dire quelque chose et reste muet.
Rires de la foule.)
TOUS, riant.
Ah! ah! ah!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence!
HEURTELOT.
Il faut qu'il s'explique sur le droit au travail.
TOUS.
Oui! oui! le droit au travail!
ROUSSELIN.
On a écrit là-dessus des masses de livres. (Murmures.) Ah! vous
m'accorderez qu'on a écrit, à ce propos, énormément de livres. Les
avez-vous lus?
HEURTELOT.
Non!
ROUSSELIN.
Je les sais par cœur! Et si, comme moi, vous aviez passé vos nuits dans
le silence du cabinet, à...
HEURTELOT.
Assez causé de vous! Le droit au travail!
TOUS.
Oui, oui, le droit au travail!
ROUSSELIN.
Sans doute, on doit travailler!
HEURTELOT.
Et commander de l'ouvrage!
MARCHAIS.
Mais si on n'en a pas besoin?
ROUSSELIN.
N'importe!
MARCHAIS.
Vous attaquez la propriété!
ROUSSELIN.
Et quand même?
MARCHAIS, se précipitant sur l'estrade.
Ah! vous me faites sortir de mon caractère.
ÉLECTEURS, de droite.
Descendez! descendez!
ÉLECTEURS, de gauche.
Non! qu'il y reste!
ROUSSELIN.
Oui! qu'il demeure! J'admets toutes les contradictions! Je suis pour la
liberté! (Applaudissements à droite. Murmures à gauche; il se retourne
vers Marchais.) Le mot vous choque, monsieur? c'est que vous n'en
comprenez point le sens économique, la valeur... humanitaire! La presse
l'a élucidée pourtant! et la presse--rappelons-le, citoyens--est un
flambeau, une sentinelle qui...
BEAUMESNIL.
A la question!
MARCHAIS.
Oui, la propriété!
ROUSSELIN.
Eh bien! je l'aime comme vous; je suis propriétaire. Vous voyez donc
que nous sommes d'accord!
MARCHAIS, embarrassé.
Cependant... hum!... cependant...
LEDRU.
Ah! l'épicier! (Tout le monde rit.)
ROUSSELIN.
Encore un mot! je vais le convaincre! (A Marchais.) On doit,--n'est-il
pas vrai,--on doit, autant que possible, démocratiser l'argent,
républicaniser le numéraire. Plus il circule, plus il en tombe dans
la poche du peuple, et par conséquent dans la vôtre. Pour cela, on a
imaginé le crédit.
MARCHAIS.
Il ne faut pas trop de crédit?
ROUSSELIN.
Parfait! Oh! très bien!
LEDRU.
Comment! pas de crédit?
ROUSSELIN, à Ledru.
Vous avez raison; car si l'on ôte le crédit, plus d'argent, et d'autre
part, c'est l'argent qui fait la base du crédit; les deux termes sont
corrélatifs! (Secouant fortement Marchais.) Comprenez-vous que les deux
termes soient corrélatifs? Vous vous taisez? ce silence vous condamne,
j'en prends acte!
TOUS.
Assez! assez! (Marchais regagne sa place.)
ROUSSELIN.
Ainsi se trouve résolue, citoyens, l'immense question du travail! En
effet, sans propriété, pas de travail! Vous faites travailler parce que
vous êtes riche, et sans travail, pas de propriété. Vous travaillez,
non seulement pour devenir propriétaires, mais parce que vous l'êtes!
Vos œuvres font du capital, vous êtes capitalistes.
L'AGRICULTEUR.
Drôles de capitalistes!
MARCHAIS.
Vous embrouillez tout!
LEDRU.
C'est se ficher du monde!
TOUS.
Oui! la clôture! à la porte! la clôture!
LE PRÉSIDENT.
Cela devient intolérable! on ne peut plus...
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Je vais faire évacuer l'asile!
ROUSSELIN, à part, apercevant Murel qui entre.
Murel!
LEDRU.
Que le candidat justifie les éloges qu'il a donnés devant moi aux
opinions du sieur Bouvigny! (Aux ouvriers.) Vous y étiez, vous autres?
ROUSSELIN.
Mais... je... je...
LEDRU.
Il est perdu!
HEURTELOT.
Tendez la gaffe!
VOINCHET.
Un médecin! (Rire général.)
MUREL.
J'étais là aussi, moi! L'honorable M. Rousselin a paru condescendre aux
idées de Bouvigny! Il ne s'en cache pas! Il s'en vante!
ROUSSELIN, fièrement.
Ah!
MUREL.
Et c'était précisément à cause des électeurs qui l'entouraient, pour
affermir leurs convictions, en leur faisant voir jusqu'à quel point
peut aller dans la tête de certaines personnes...
ROUSSELIN.
L'obscurantisme!
MUREL.
Effectivement! C'était, dis-je, un procédé de tactique parlementaire,
une ruse... bien légitime, passez-moi l'expression, pour le faire
tomber dans le panneau.
HEURTELOT.
Oh! oh! trop malin!
LEDRU.
Alors, il s'est conduit en saltimbanque.
MUREL.
Mais je...
HEURTELOT.
Ne le défendez plus!
LEDRU.
Et voilà l'homme qui avait promis d'aller caloter le préfet!
ROUSSELIN.
Pourquoi pas?
LE GARDE CHAMPÊTRE, le frappant légèrement sur l'épaule.
Doucement, monsieur Rousselin!
TOUS.
Assez! assez! la clôture! la clôture! (Tout le monde se lève. Rousselin
fait un geste désespéré, puis se retourne vers le président qui sort.)
LE PRÉSIDENT.
Une séance peu favorable, cher monsieur; espérons qu'une autre fois...
ROUSSELIN, observant Murel.
Murel qui s'en va! (A Marchais qui passe devant lui.) Marchais! ah!
c'est mal! c'est mal!
MARCHAIS.
Que voulez-vous, avec vos opinions!...
SCÈNE III.
ROUSSELIN, ONÉSIME, LE GARÇON DE CAFÉ.
ROUSSELIN, redescendant.
Oh! mes rêves!...--je n'ai plus qu'à m'enfuir, ou à me jeter à l'eau
maintenant! On va faire des gorges chaudes, me blaguer! (Considérant
les chaises.) Ils étaient là!... oui! et au lieu de cette foule en
délire dont j'écoutais d'avance les trépignements... (Le garçon de café
entre pour ranger les chaises.) Ah! fatale ambition, pernicieuse aux
rois comme aux particuliers!... et pas moyen de faire un discours! tous
mes mots ont raté! Comme je souffre! comme je souffre! (Au garçon de
café.) Ah! vous pouvez les prendre! je n'en ai plus besoin! (A part.)
Leur vue me tape sur les nerfs maintenant!
LE GARÇON DE CAFÉ, à Onésime sur l'estrade et qui se trouve caché par
la contrebasse.
Restez-vous là?
ONÉSIME, timidement.
Monsieur Rousselin!
ROUSSELIN.
Ah! Onésime!
ONÉSIME, s'avançant.
Je voudrais trouver quelque chose de convenable... pour vous dire que
je participe aux désagréments...
ROUSSELIN.
Merci! merci! Car tout le monde m'abandonne!... jusqu'à Murel!
ONÉSIME.
Il vient de sortir avec le clerc de Me Dodart!
ROUSSELIN.
Si j'allais le trouver? (Regardant dehors.) Il y a encore trop de monde
sur la place, et le peuple est capable de se porter sur moi à des
excès!...
ONÉSIME.
Je ne crois pas!
ROUSSELIN.
Cela s'est vu! On peut être outragé, déchiré! Ah! la populace! je
comprends Néron!
ONÉSIME.
Quand mon père a reçu cette lettre du préfet qui lui enlevait tout
espoir, il a été comme vous, bien triste! Cependant il a repris le
dessus, à force de philosophie!
ROUSSELIN.
Dites-moi, vous qui êtes excellent, vous n'allez pas me tromper?
ONÉSIME.
Oh!
ROUSSELIN.
Est-ce que M. votre père... (Se retournant vers le garçon qui remue
les chaises.) Il est irritant, ce garçon-là! Laissez-nous tranquilles!
(Le garçon sort.) Est-ce que votre père avait autant de voix qu'on le
soutient? Il m'a défilé une liste de communes!...
ONÉSIME.
Il est toujours sûr de soixante-quatre laboureurs. J'ai vu leurs noms!
ROUSSELIN, à part.
C'est un chiffre, cela!
ONÉSIME.
Mais... j'ai quelque chose pour vous. Une vieille femme, que je ne
connais pas, m'a dit comme j'entrais à la séance: «Faites-moi le
plaisir de remettre ce billet à M. Rousselin.» (Il le lui donne.)
ROUSSELIN.
Une drôle de lettre! Voyons un peu! (Lisant.) «Une personne qui
s'intéresse à vous croit de son devoir de vous prévenir que Mme
Rousselin... (Il s'arrête bouleversé.)
ONÉSIME.
Dois-je porter la réponse?
ROUSSELIN, ricanant convulsivement.
La... la... la réponse?
ONÉSIME.
Oui? laquelle?
ROUSSELIN, furieux.
C'est un coup de pied pour l'imbécile qui fait de pareilles
commissions! (Onésime s'enfuit.)
Une lettre anonyme, après tout, je suis bien sot de m'en tourmenter!
(Il la froisse et la jette.) La haine de mes ennemis n'aura donc pas de
bornes! Voilà une machination qui dépasse toutes les autres! C'est pour
me distraire de la vie politique, pour me gêner dans ma candidature; et
on m'attaque jusqu'au fond de l'honneur! Cette infamie-là doit venir de
Gruchet?... Sa bonne est sans cesse à rôder autour de la maison... (Il
ramasse la lettre, et lisant.) «Que votre femme a un amant!» On n'est
pas l'amant de ma femme!--Quels sont les hommes qui peuvent être son
amant?...
Est-ce assez bête!... Cependant l'autre soir, sous les quinconces,
j'ai entendu un soufflet, presque aussitôt un baiser! J'ai bien vu
miss Arabelle! mais sûrement elle n'était pas seule, puisque, d'autre
part, un soufflet?... Est-ce qu'un insolent se serait permis envers
Mme Rousselin?... Oh! elle me l'aurait dit? Et puis, le baiser dans ce
cas-là eût précédé le soufflet, tandis que j'ai fort bien entendu un
soufflet d'abord, et un baiser ensuite! Bah! n'y pensons plus! j'ai
bien d'autres choses! Non! non! tout à mon affaire! (Il va pour sortir.)
SCÈNE IV.
ROUSSELIN, GRUCHET.
GRUCHET.
Il n'est pas là, M. Murel?
ROUSSELIN.
Vous venez me narguer, sans doute? jouir de ma défaite, ajouter vos
persiflages...
GRUCHET.
Pas du tout!
ROUSSELIN.
Au moins, faut-il se servir d'armes loyales, monsieur!
GRUCHET.
Le droit est de mon côté!
ROUSSELIN.
Je sais bien qu'en politique...
GRUCHET.
Ce n'est pas la politique qui me fait agir, mais des intérêts plus
humbles. M. Murel...
ROUSSELIN.
Eh! je me moque de Murel!
GRUCHET.
Voilà huit jours qu'il m'échappe, malgré ses promesses. Et il se
conduit d'une manière abominable! Non content de s'être livré sur moi à
des violences,--je pouvais le traduire en justice; je n'ai pas voulu,
par respect du monde et considération pour l'industrie.
ROUSSELIN.
Plus vite, je vous prie!
GRUCHET.
M. Murel s'est engagé, en arrivant ici, dans des opérations de Bourse,
qui furent d'abord heureuses; et il a si bien fait... que... une
première fois, je lui ai prêté dix mille francs. Oh! il me les a
rendus, et même avec des bénéfices! Deux mois plus tard, autre prêt de
cinq mille! Mais la chance avait tourné. Une troisième fois...
ROUSSELIN.
Est-ce que ça me regarde?
GRUCHET.
Bref, il me doit actuellement trente mille deux cent vingt-six francs
et quinze centimes!
ROUSSELIN, à part.
Ah! c'est bon à savoir!
GRUCHET.
Ce jeune homme a abusé de ma candeur! Il me leurrait avec la
perspective d'une belle affaire, un riche mariage.
ROUSSELIN, à part.
Coquin!
GRUCHET.
Par sa faute, je me trouve sans argent. Depuis quelque temps, j'en
ai tellement dépensé! (Il soupire.) Et, puisque vous êtes son ami,
arrangez-vous, priez-le, pour qu'il me rende ce qui m'appartient.
ROUSSELIN.
Me demander cela, vous, mon rival!
GRUCHET.
Je n'ai pas fait le serment de l'être toujours! J'ai du cœur, monsieur
Rousselin; je sais reconnaître les bons offices!
ROUSSELIN.
Comment! lorsque je possède une reconnaissance de six mille francs,
prêtés autrefois pour commencer vos affaires, et dont les intérêts,
depuis l'époque, montent à plus de vingt mille!
GRUCHET.
C'est même où je voulais en venir.. Donnant, donnant.
ROUSSELIN.
Je n'y suis plus du tout!
GRUCHET.
Songez donc que beaucoup de personnes dépendent de moi, et que j'ai,
sans qu'il y paraisse, pas mal d'influence! Si vous me remettiez le
papier en question, on pourrait s'entendre.
ROUSSELIN.
Sur quoi?
GRUCHET.
Je lâcherais les électeurs.
ROUSSELIN.
Et si je ne suis pas nommé?... Je perds mon argent!
GRUCHET.
Vous êtes trop modeste!
ROUSSELIN.
Hein?
GRUCHET.
A votre guise! Jusqu'à la dernière minute, il sera temps! Mais je vous
répète que vous avez tort! (Il se dirige vers la gauche.)
ROUSSELIN.
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