Teverino - 03
pensée, Sabina avait déjà surnommé le _bourru_, occupée qu'elle était de
retrouver les personnages de Wilhelm-Meister dans les aventures de sa
promenade; mais laissez-moi vous objecter que chez les filles de cette
condition, qui vivent au hasard et comme à l'abandon, l'excès de
l'innocence est le pire des dangers. Le premier venu en abuse, et c'est
ce qui va arriver à celle-ci, si ce n'est déjà fait.
--Elle serait confuse devant vos soupçons, au lieu qu'elle n'est
qu'effrayée de vos menaces. Vous autres prêtres, vous ne comprenez rien
aux femmes, et vous froissez sans pitié la pudeur du jeune âge.
--Je vous soutiens, moi, reprit le _bourru_, que ce qui est vrai pour
les personnes de votre classe, n'est pas applicable a celle des pauvres
gens. La pudeur de ces filles-là est bêtise, imprévoyance; elles font le
mal sans savoir ce qu'elles font.
---En ce cas, peut-être ne le font-elles pas, et je croirais assez que
Dieu innocente leurs fautes.
--C'est une hérésie, Madame.
--Comme vous voudrez, monsieur le curé. Disputons, j'y consens. Je sais
bien que vous êtes meilleur que vous vous ne voulez en avoir l'air, et
qu'au fond du coeur vous ne haïssez point ma morale.
--Eh bien, oui, nous disputerons après déjeuner, répliqua le curé.
--En attendant, dit Sabina en lui remplissant son verre avec grâce, et
en lui adressant un doux regard dont il ne comprit pas la malice, vous
allez m'accorder la faveur que je vais vous demander, mon cher curé
bourru.
--Comment vous refuser quelque chose? répondit-il en portant son verre
à ses lèvres; surtout si c'est une demande chrétienne et raisonnable?
ajouta-t-il lorsqu'il eut avalé la rasade de vin de Chypre.
--Vous allez faire la paix provisoirement avec la fille aux oiseaux,
reprit lady G... Je la prends sous ma protection; vous ne la mettrez pas
en fuite, vous ne lui adresserez aucune parole dure; vous me laisserez
le soin de la confesser tout doucement, et, d'après le compte que je
vous rendrai d'elle, vous serez indulgent ou sévère, selon ses mérites.
--Eh bien, accordé! répondit le curé, qui se sentait plus dispos et de
meilleure humeur, à mesure qu'il contentait son robuste appétit. Voyons,
dit-il en s'adressant à Madeleine qui causait avec Léonce, je te
pardonne pour aujourd'hui, et je te permets de venir à confesse
demain, à condition que, dès ce moment, tu te soumettras à toutes
les prescriptions de cette noble et vertueuse dame, qui veut bien
s'intéresser à toi et t'aider à sortir du péché.
Le mot de péché produisit sur Madeleine le même effet d'étonnement et de
doute que les autres fois; mais, satisfaite de la bienveillance de son
pasteur et surtout de l'intérêt que lui témoignait la noble dame, elle
fit la révérence à l'un et baisa la main de l'autre. Interrogée par
Léonce sur les procédés qu'elle employait pour captiver l'amour et
l'obéissance de ses oiseaux, elle refusa de s'expliquer, et prétendit
qu'elle possédait un secret.
--Allons, Madeleine, ceci n'est pas bien, dit le curé, et si tu veux que
je te pardonne tout, tu commenceras par divorcer d'avec le mensonge.
C'est une faute grave que de chercher à entretenir la superstition,
surtout quand c'est pour en profiter. Ici, d'ailleurs, cela ne te
servirait de rien. Dans les foires où tu vas courir et montrer ton
talent (bien malgré moi, car ce vagabondage n'est pas le fait d'une
fille pieuse), tu peux persuader aux gens simples que tu possèdes un
charme pour attirer le premier oiseau qui passe et pour le retenir aussi
longtemps qu'il te plaît. Mais tes petits camarades, que voici, savent
bien que, dans ces montagnes, où les oiseaux sont rares et où tu passes
ta vie à courir et à fureter, tu découvres tous les nids aussitôt qu'ils
se bâtissent, que tu t'empares de la couvée et que tu forces les pères
et mères à venir nourrir leurs petits sur tes genoux. On sait la
patience avec laquelle tu restes immobile des heures entières comme une
statue ou comme un arbre, pour que ces bêtes s'accoutument à te voir
sans te craindre. On sait comme, dès qu'ils sont apprivoisés, ils te
suivent partout pour recevoir de toi leur pâture, et qu'ils t'amènent
leur famille à mesure qu'ils pullulent, suivant en cela un admirable
instinct de mémoire et d'attachement, dont plusieurs espèces sont
particulièrement douées. Tout cela n'est pas bien sorcier. Chacun de
nous, s'il était, comme toi, ennemi des occupations raisonnables et d'un
travail utile, pourrait en faire autant. Ne joue donc pas la magicienne
et l'inspirée, comme certains imposteurs célèbres de l'antiquité, et
entre autres un misérable Apollonius de Thyane, que l'Église condamne
comme faux prophète, et qui prétendait comprendre le langage des
passereaux. Quant à ces nobles personnes, n'espère point te moquer
d'elles. Leur esprit et leur éducation ne leur permettent point de
croire qu'une bambine comme toi soit investie d'un pouvoir surnaturel.
--Eh bien, monsieur le curé, dit lady G..., vous ne pouviez rien dire
qui ne fût moins agréable, ni faire sur la superstition un sermon plus
mal venu. Vos explications sont ennemies de la poésie, et j'aime cent
fois mieux croire que la pauvre Madeleine a quelque don mystérieux,
miraculeux même, si vous voulez, que de refroidir mon imagination en
acceptant de banales réalités. Console-toi, dit-elle à l'oiselière qui
pleurait de dépit et qui regardait le curé avec une sorte d'indignation
naïve et fière: nous te croyons fée et nous subissons ton prestige.
--D'ailleurs, les explications de M. le curé n'expliquent rien, dit
Léonce. Elles constatent des faits et n'en dévoilent point les causes.
Pour apprivoiser à ce point des êtres libres et naturellement farouches,
il faut une intelligence particulière, une sorte de secret magnétisme
tout exceptionnel. Chacun de nous se consacrerait en vain à cette
éducation, que la mystérieuse fatalité de l'instinct dévoile à cette
jeune fille.
--Oui! oui! s'écria Madeleine, dont les yeux s'enflammèrent comme si
elle eût pu comprendre parfaitement l'argument de Léonce, je défie
bien M. le curé d'apprivoiser seulement une poule dans sa cour, et moi
j'apprivoise les aigles sur la montagne.
--Les aigles, toi? dit le curé piqué au vif de voir Sabina éclater de
rire; je t'en défie bien! Les aigles ne s'apprivoisent point comme
des alouettes. Voilà ce qu'on gagne à de niaises pratiques et à des
prétentions bizarres. On devient menteuse, et c'est ce qui vous arrive,
petite effrontée.
--Ah, pardon, monsieur le curé, dit un jeune chevrier qui s'était
détaché du groupe des enfants, et qui écoutait la conversation des
nobles convives. Depuis quelque temps, Madeleine apprivoise les aigles:
je l'ai vu. Son esprit va toujours en augmentant, et bientôt elle
apprivoisera les ours, j'en suis sûr.
--Non, non, jamais, répondit l'oiselière avec une sorte d'effroi et de
dégoût peinte dans tous ses traits. _Mon esprit ne s'accorde qu'avec ce
qui vole dans l'air._
--Eh bien, que vous disais-je? s'écria Léonce frappé de cette parole.
Elle sent, bien qu'elle ne puisse en rendre compte ni aux autres, ni
à elle-même, que d'indéfinissables affinités donnent de l'attrait à
certains êtres pour elle. Ces rapports intimes sont des merveilles à nos
yeux, parce que nous ne pouvons en saisir la loi naturelle, et le monde
des faits physiques est plein de ces miracles qui nous échappent.
Soyez-en certain, monsieur le curé, le diable n'est pour rien dans ces
particularités; c'est Dieu seul qui a le secret de toute énigme et qui
préside à tout mystère.
--A la bonne heure, dit le curé assez satisfait de cette explication.
A votre sens, il y aurait donc des rapports inconnus entre certaines
organisations différentes? Peut-être que celle petite exhale une odeur
d'oiseau perceptible seulement à l'odorat subtil de ces volatiles?
--Ce qu'il y a de certain, dit Sabina en riant, c'est qu'elle a un
profil d'oiseau. Son petit nez recourbé, ses yeux vifs et saillants, ses
paupières mobiles et pâles, joignez à cela sa légèreté, ses bras agiles
comme des ailes, ses jambes fines et fermes comme des pattes d'oiseau,
et vous verrez qu'elle ressemble à un aiglon.
--Comme il vous plaira, dit Madeleine, qui paraissait être douée d'une
rapide intelligence et comprendre tout ce qui se disait sur son compte.
Mais, outre le don de me faire aimer, j'ai aussi celui de faire
comprendre; j'ai la science, et je défie les autres de découvrir ce que
je sais. Qui de vous dira à quelle heure on peut se faire obéir et à
quelle heure on ne le peut pas? quel cri peut être entendu de bien loin?
en quels endroits il faut se mettre? quelles influences il faut écarter?
quel temps est propice? Ah! monsieur le curé, si vous saviez persuader
les gens comme je sais attirer les bêtes, votre église serait plus riche
et vos saints mieux fêtés.
--Elle a de l'esprit, dit le curé bourru, qui était au fond un bourru
bienfaisant et enjoué, surtout _après boire;_ mais c'est un esprit
diabolique, et il faudra, quelque jour, que je l'exorcise. En attendant,
Madelon, fais venir tes aigles.
--Et où les prendrai-je à cette heure? répondit-elle avec malice.
Savez-vous où ils sont, monsieur le curé? Si vous le savez, dites-le,
j'irai vous les chercher.
--Vas-y, toi, puisque tu prétends le savoir.
--Ils sont où je ne puis aller maintenant. Je vois bien, monsieur le
curé, que vous ne le savez pas. Mais si vous voulez venir ce soir avec
moi, au coucher du soleil, et si vous n'avez pas peur, je vous ferai
voir quelque chose qui vous étonnera.
Le curé haussa les épaules; mais l'ardente imagination de Sabina
s'empara de cette fantaisie.--J'y veux aller, moi, s'écria-t-elle, je
veux avoir peur, je veux être étonnée, je veux croire au diable et le
voir, si faire se peut!
--Tout doux! lui dit Léonce à l'oreille, vous n'avez pas encore ma
permission, chère malade.
--Je vous la demande, je vous l'arrache, docteur aimable.
--Eh bien, nous verrons cela; j'interrogerai la magicienne, et je
déciderai comme il me conviendra.
--Je compte donc sur votre désir, sur votre promesse de m'amuser. En
attendant, n'allons-nous pas retourner à la villa pour voir comment
mylord G... aura dormi?
--Si vous avez des volontés arrêtées, je vous donne ma démission.
--A Dieu ne plaise! Jusqu'ici je n'ai pas eu un instant d'ennui. Faites
donc ce que vous jugerez opportun; mais où que vous me conduisiez,
laissez-moi emmener la fille aux oiseaux.
--C'était bien mon intention. Croyez-vous donc qu'elle se soit trouvée
ici par hasard?
--Vous la connaissiez donc? Vous lui aviez donc donné rendez-vous?
--Ne m'interrogez pas.
--J'oubliais! Gardez vos secrets; mais j'espère que vous en avez encore?
--Certes, j'en ai encore, et je vous annonce, Madame, que ce jour ne
se passera pas sans que vous ayez des émotions qui troubleront votre
sommeil la nuit prochaine.
--Des émotions! Ah! quel bonheur! s'écria Sabina; en garderai-je
longtemps le souvenir?
--Toute votre vie, dit Léonce avec un sérieux qui semblait passer la
plaisanterie.
--Vous êtes un personnage fort singulier, reprit-elle. On dirait que
vous croyez à votre puissance sur moi, comme Madeleine à la sienne sur
les aigles.
--Vous avez la fierté et la férocité de ces rois de l'air, et moi
j'ai peut-être la finesse de l'observation, la patience et la ruse de
Madeleine.
--De la ruse? vous me faites peur.
--C'est ce que je veux. Jusqu'ici vous vous êtes raillée de moi, Sabina,
précisément parce que vous ne me connaissiez pas.
--Moi? dit-elle un peu émue et tourmentée de la tournure bizarre que
prenait l'esprit de Léonce. Moi, je ne connais pas mon ami d'enfance,
mon loyal chevalier servant? C'est tout aussi raisonnable que de me dire
que je songe à vous railler.
--Vous l'avez pourtant dit, Madame, les frères et les soeurs sont
éternellement inconnus les uns aux autres, parce que les points les plus
intéressants et les plus vivants de leur être ne sont jamais en contact.
Un mystère profond comme ces abîmes nous sépare; vous ne me connaîtrez
jamais, avez-vous dit. Eh bien, Madame, je prétends aujourd'hui vous
connaître et vous rester inconnu. C'est vous dire, ajouta-t-il en voyant
la méfiance et la terreur se peindre sur les traits de Sabina, que je
me résigne à vous aimer davantage que je ne veux et ne puis prétendre à
être aimé de vous.
--Pourvu que nous restions amis, Léonce, dit lady G..., dominée tout à
coup par une angoisse qu'elle ne pouvait s'expliquer à elle-même, je
consens à vous laisser continuer ce badinage; sinon je veux retourner
tout de suite à la villa, me remettre sous la cloche de plomb de l'amour
conjugal.
--Si vous l'exigez, j'obéis; je redeviens homme du monde, et j'abandonne
la cure merveilleuse que vous m'avez permis d'entreprendre.
--Et dont vous répondez pourtant! Ce serait dommage.
--J'en puis répondre encore si vous ne résistez pas. Une révolution
complète, inouïe, peut s'opérer aujourd'hui dans votre vie morale et
intellectuelle, si vous abjurez jusqu'à ce soir l'empire de votre
volonté.
--Mais quelle confiance faut-il donc avoir en votre honneur pour se
soumettre à ce point?
--Me croyez-vous capable d'en abuser? Vous pouvez vous faire reconduire
à la villa par le curé. Moi, je vais dans la montagne chercher des
aigles moins prudents et moins soupçonneux.
--Avec Madeleine, sans doute?
--Pourquoi non?
--Eh bien, l'amitié a ses jalousies comme l'amour: vous n'irez pas sans
moi.
--Partons donc!
--Partons!
Lady G... se leva avec une sorte d'impétuosité, et prit le bras de
l'oiselière sous le sien, comme si elle eût voulu s'emparer d'une proie.
En un clin d'oeil les enfants reportèrent dans la voiture l'attirail du
déjeuner. Tout fut lavé, rangé et emballé comme par magie. La négresse,
semblable à une sibylle affairée, présidait à l'opération; la libéralité
de Léonce donnait des ailes aux plus paresseux et de l'adresse aux
plus gauches. Il me semble, lui dit Sabina en les voyant courir, que
j'assiste à la noce fantastique du conte de _Gracieuse et Percinet_;
lorsque l'errante princesse ouvre dans la forêt la boîte enchantée, on
en voit sortir une armée de marmitons en miniature et de serviteurs de
toute sorte qui mettent la broche, font la cuisine et servent un repas
merveilleux à la joyeuse bande des Lilliputiens, le tout en chantant et
en dansant, comme font ces petits pages rustiques.
--L'apologue est plus vrai ici que vous ne pensez, répondit Léonce.
Rappelez-vous bien le conte, cette charmante fantaisie que Hoffmann n'a
point surpassée. Il est un moment où la princesse Gracieuse, punie de
son inquiète curiosité par la force même du charme qu'elle ne peut
conjurer, voit tout son petit monde enchanté prendre la fuite et
s'éparpiller dans les broussailles. Les cuisiniers emportent la broche
toute fumante, les musiciens leurs violons, le nouveau marié entraîne sa
jeune épouse, les parents grondent, les convives rient, les serviteurs
jurent, tous courent et se moquent de Gracieuse, qui, de ses belles
mains, cherche vainement à les arrêter, à les retenir, à les rassembler.
Comme des fourmis agiles, ils s'échappent, passent à travers ses doigts,
se répandent et disparaissent sous la mousse et les violettes, qui sont
pour eux comme une futaie protectrice, comme un bois impénétrable. La
cassette reste vide, et Gracieuse, épouvantée, va retomber au pouvoir
des mauvais génies, lorsque...
--Lorsque l'aimable Léonce, je veux dire le tout puissant prince
Percinet, reprit Sabina, le protégé des bonnes fées, vient à son
secours, et, d'un coup de baguette, fait rentrer dans la boîte parents
et fiancés, marmitons et broches, ménétriers et violons.
--Alors il lui dit, reprit Léonce: Sachez, princesse Gracieuse, que vous
n'êtes point assez savante pour gouverner le monde de vos fantaisies;
vous les semez à pleines mains sur le sol aride de la réalité, et
là, plus agiles et plus fines que vous, elles vous échappent et vous
trahissent. Sans moi, elles allaient se perdre comme l'insecte que
l'oeil poursuit en vain dans ses mystérieuses retraites de gazon et
de feuillage; et alors vous vous retrouviez seule avec la peur et le
regret, dans ce lieu solitaire et désenchanté. Plus de frais ombrages,
plus de cascades murmurantes, plus de fleurs embaumées; plus de chants,
de danses et de rires sur le tapis de verdure. Plus rien que le vent qui
siffle sous les platanes pelés, et la voix lointaine des bêtes sauvages
qui monte dans l'air avec l'étoile sanglante de la nuit. Mais, grâce à
moi, que vous n'implorerez jamais en vain, tous vos trésors sont rentrés
dans le coffre magique, et nous pouvons poursuivre notre route, certains
de les retrouver quand nous le voudrons, à quelque nouvelle halte, dans
le royaume des songes.
IV.
FAUSSE ROUTE.
--Voilà une très-jolie histoire, et que je me rappellerai pour la
raconter à la veillée, dit l'oiselière que Sabina tenait toujours par le
bras.
--Prince Percinet, s'écria lady G... passant son autre bras sous celui
de Léonce, et en courant avec lui vers la voiture qui les attendait,
vous êtes mon bon génie, et je m'abandonne à votre admirable sagesse.
--J'espère, dit le curé en s'asseyant dans le fond du wurst avec Sabina,
tandis que Léonce et Madeleine se plaçaient vis-a-vis, que nous
allons reprendre le chemin de Saint-Apollinaire? Je suis sûr que mes
paroissiens ont déjà besoin de moi pour quelque sacrement.
--Que votre volonté soit faite, cher pasteur, répondit Léonce en donnant
des ordres à son jockey.
--Eh quoi! dit Sabina au bout de quelques instants, nous retournons sur
nos pas, et nous allons revoir les mêmes lieux?
--Soyez tranquille, répondit Léonce en lui montrant le curé que trois
tours de roue avaient suffi pour endormir profondément, nous allons où
bon nous semble.--Tourne à droite, dit-il au jeune automédon, et va où
je t'ai dit d'abord.
L'enfant obéit, et le curé ronfla.
--Eh bien, voici quelque chose de charmant, dit Sabina en éclatant
de rire; l'enlèvement d'un vieux curé grondeur, c'est neuf; et je
m'aperçois enfin du plaisir que sa présence pouvait nous procurer. Comme
il va être surpris et grognon en se réveillant à deux lieues d'ici!
--M. le curé n'est pas au bout de ses impressions de voyage, ni vous non
plus, Madame, répondit Léonce.
--Voyons, petite, raconte-moi ton histoire et confesse-moi ton péché,
dit Sabina en prenant, avec une grâce irrésistible, les deux mains de
l'oiselière assise dans la voiture en face d'elle. Léonce, n'écoutez
pas, ce sont des secrets de femme.
--Oh! Sa Seigneurie peut bien entendre, répondit Madeleine avec
assurance. Mon péché n'est pas si gros et mon secret si bien gardé, que
je ne puisse en parler à mon aise. Si M. le curé n'avait pas l'habitude
de m'interrompre pour me gronder, au lieu de m'écouter, à chaque mot de
ma confession, il ne serait pas si en colère contre moi, ou du moins il
me ferait comprendre ce qui le fâche tant. J'ai un bon ami, Altesse,
ajouta-t-elle en s'adressant à Sabina. Voilà toute l'affaire.
--En juger la gravité n'est pas aussi facile qu'on le pense, dit lady
G... à Léonce. Tant de candeur rend les questions embarrassantes.
--Pas tant que vous croyez, répondit-il. Voyons, Madeleine, t'aime-t-il
beaucoup?
--Il m'aime autant que je l'aime.
--Et toi, ne l'aimes-tu pas trop? reprit lady G...
--Trop? s'écria Madeleine; voilà une drôle de question J'aime tant que
je peux; je ne sais si c'est trop ou pas assez.
--Quel âge a-t-il? dit Léonce.
--Je ne sais pas; il me l'a dit, mais je ne m'en souviens plus. Il a
au moins... attendez! dix ans de plus que moi. J'ai quatorze ans, cela
ferait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, n'est-ce pas?
--Alors le danger est grand. Tu es trop jeune pour te marier, Madeleine.
--Trop jeune d'un an ou deux. Ce défaut-là passera vite.
--Mais ton amoureux doit être impatient?
--Non! il n'en parle pas.
--Tant pis! et toi, es-tu aussi tranquille?
--Il le faut bien; je ne peux pas faire marcher le temps comme je fais
voler les oiseaux.
--Et vous comptez vous marier ensemble?
--Cela, je n'en sais rien; nous n'avons point parlé de cela.
--Tu n'y songes donc pas, toi?
--Pas encore, puisque je suis trop jeune.
--Et s'il ne t'épousait pas, dit lady G...
--Oh! c'est impossible, il m'aime.
--Depuis longtemps? reprit Sabina.
--Depuis huit jours.
--_Oime_! dit Léonce, et tu es déjà sûre de lui à ce point?
--Sans doute, puisqu'il m'a dit qu'il m'aimait.
--Et crois-tu ainsi tous ceux qui te parlent d'amour?
--Il n'y a que lui qui m'en ait encore parlé, et c'est le seul que je
croirai dans ma vie, puisque c'est celui que j'aime.
--Ah! curé, dit Sabina en jetant un regard sur le bourru endormi, voilà
ce que vous ne pourrez jamais comprendre! c'est la foi, c'est l'amour.
--Non, Madame, reprit l'oiselière, il ne peut pas comprendre, lui. Il
dit d'abord que personne ne connaît mon amoureux, et que ce doit être un
mauvais sujet. C'est tout simple: il est étranger, il vient de passer
par chez nous; il n'a ni parents ni amis pour répondre de lui; il s'est
arrêté au pays parce qu'il m'a vue et que je lui ai plu. Alors il n'y a
que moi qui le connaisse et qui puisse dire: C'est un honnête homme. M.
le curé veut qu'il s'en aille, et il menace de le faire chasser par les
gendarmes. Moi, je le cache; c'est encore tout simple.
--Et où le caches-tu!
--Dans ma cabane.
--As-tu des parents?
--J'ai mon frère qui est... sauf votre permission, contrebandier... mais
il ne faut pas le dire, même à M. le curé.
--Et cela fait qu'il passe les nuits dans la montagne et les jours à
dormir, n'est-ce pas? reprit Léonce.
--À peu près. Mais il sait bien que mon bon ami couche dans son lit
quand il est dehors.
--Et cela ne le fâche pas?
--Non, il a bon coeur.
--Et il ne s'inquiète de rien?
--De quoi s'inquiéterait-il?
--T'aime-t-il beaucoup, ton frère?
--Oh! il est très-bon pour moi... nous sommes orphelins depuis
longtemps; c'est lui qui m'a servi de père et de mère.
--Il me semble que nous pouvons être tranquilles, Léonce? dit lady G...
à son ami.
--Jusqu'à présent, oui, répondit-il. Mais l'avenir! Je crains Madeleine,
que votre bon ami ne s'en aille, de gré ou de force, un de ces matins,
et ne vous laisse pleurer.
--S'il s'en va, je le suivrai.
--Et vos oiseaux?
--Ils me suivront. Je fais quelquefois dix lieues avec eux.
--Vous suivent-ils maintenant?
--Vous ne les voyez pas voler d'arbre en arbre tout le long du chemin?
Ils n'approchent pas, parce que je ne suis pas seule et que la voiture
les effraie; mais je les vois bien, moi, et ils me voient bien aussi,
les pauvres petits!
--Le monde a plus de dix lieues de long; si votre bon ami vous emmenait
à plus de cent lieues d'ici?
--Partout où j'irai il y aura des oiseaux, et je m'en ferai connaître.
--Mais vous regretteriez ceux que vous avez élevés?
--Oh! sans doute. Il y en a deux ou trois surtout qui ont tant d'esprit,
tant d'esprit, que M. le curé n'en a pas plus, et que mon bon ami seul
en a davantage. Mais je vous dis que tous mes oiseaux me suivraient
comme je suivrais mon bon ami. Ils commencent à le connaître et à ne pas
s'envoler quand il est avec moi.
--Pourvu que le bon ami ne soit pas plus volage que les oiseaux! dit
Sabina. Est-il bien beau, ce bon ami?
--Je crois que oui; je ne sais pas.
--Vous n'osez donc pas le regarder? dit Léonce.
--Si fait. Je le regarde quand il dort, et je crois qu'il est beau comme
le soleil; mais je ne peux pas dire que je m'y connaisse.
--Quand il dort! vous entrez donc dans sa chambre?
--Je n'ai pas la peine d'y entrer, puisque j'y dors moi-même. Nous ne
sommes pas riches, Altesse; nous n'avons qu'une chambre pour nous, avec
ma chèvre et le cheval de mon frère.
--C'est la vie primitive! Mais dans tout cela, tu ne dors guère, puisque
tu passes les nuits à contempler ton bon ami?
--Oh! je n'y passe guère qu'un quart d'heure après qu'il s'est endormi.
Il se couche et s'endort pendant que je récite ma prière tout haut, le
dos tourné, au bout de la chambre. Il est vrai qu'ensuite je m'oublie
quelquefois à le regarder plus longtemps que je ne puis le dire. Mais
ensuite le sommeil me prend, et il me semble que je dors mieux après.
--D'où il résulte pourtant qu'il dort plus que toi?
--Mais il dort très-bien, lui; pourquoi ne dormirait-il pas? la maison
est très-propre, quoique pauvre, et j'ai soin que son lit soit toujours
bien fait.
--Il ne se réveille donc pas, lui, pour te regarder pendant ton sommeil?
--Je n'en sais rien, mais je ne le crois pas, je l'entendrais. J'ai le
sommeil léger comme celui d'un oiseau.
--Il t'aime donc moins que tu ne l'aimes?
--C'est possible, dit tranquillement l'oiselière après un instant de
réflexion, et même ça doit être, puisque je suis encore trop jeune pour
qu'il m'épouse.
--Enfin, tu es certaine qu'il t'aimera un jour assez pour t'épouser?
--Il ne m'a rien promis; mais il me dit tous les jours: «Madeleine, tu
es bonne comme Dieu, et je voudrais ne jamais te quitter. Je suis bien
malheureux de songer que, bientôt peut-être, je serai forcé de m'en
aller.» Moi, je ne réponds rien, mais je suis bien décidée à le suivre,
afin qu'il ne soit pas malheureux; et puisqu'il me trouve bonne et
désire ne jamais me quitter, il est certain qu'il m'épousera quand je
serai en âge.
--Eh bien, Léonce, dit Sabina en anglais à son ami, admirons, et
gardons-nous de troubler par nos doutes cette foi sainte de l'âme d'un
enfant. Il se peut que son amant la séduise et l'abandonne; il se peut
qu'elle soit brisée par la honte et la douleur; mais encore, dans son
désastre, je trouverais son existence digne d'envie. Je donnerais tout
ce que j'ai vécu, tout ce que je vivrai encore, pour un jour de cet
amour sans bornes, sans arrière-pensée, sans hésitation, aveuglément
sublime, où la vie divine pénètre en nous par tous les pores.
--Certes, elle vit dans l'extase, dit Léonce, et sa passion la
transfigure. Voyez comme elle est belle, en parlant de celui qu'elle
aime, malgré que la nature ne lui ait rien donné de ce qui fait de vous
la plus belle des femmes! Eh bien! pourtant, à cette heure, Sabina, elle
est beaucoup plus belle que vous. Ne le pensez-vous pas ainsi?
--Vous avez une manière de dire des grossièretés qui ne peut pas me
blesser aujourd'hui, quoique vous y fassiez votre possible. Cependant,
Léonce, il y a quelque chose d'impitoyable dans votre amitié. Mon
malheur est assez grand de ne pouvoir connaître cet amour extatique,
sans que vous veniez me le reprocher juste au moment où je mesurais
l'étendue de ma misère. Si je voulais me venger, ne pourrais-je pas vous
dire que vous êtes aussi misérable que moi, aussi incapable de croire
aveuglément et d'aimer sans arrière pensée? qu'enfin les mêmes abîmes de
savoir et d'expérience nous séparent l'un et l'autre de l'état de l'âme
de cet enfant?
--Cela, vous n'en savez rien, rien en vérité! répondit Léonce avec
énergie, mais sans qu'il fût possible d'interpréter l'émotion de sa
voix: son regard errait sur le paysage.
--Nous parcourons un affreux pays, dit lady G..., après un assez
long silence. Ces roches nues, ce torrent toujours irrité, ce ciel
étroitement encadré, cette chaleur étouffante, et jusqu'au lourd sommeil
de cet homme d'église, tout cela porte à la tristesse et à l'effroi de
la vie.
--Un peu de patience, dit Léonce, nous serons bientôt dédommagés.
En effet la gorge aride et resserrée s'élargit tout à coup au détour
d'une rampe, et un vallon délicieux, jeté comme une oasis dans ce
désert, s'offrit aux regards charmés de Sabina. D'autres gorges de
montagnes étroites et profondes, venaient aboutir à cet amphithéâtre de
verdure, et mêler leurs torrents aplanis et calmes au principal cours
retrouver les personnages de Wilhelm-Meister dans les aventures de sa
promenade; mais laissez-moi vous objecter que chez les filles de cette
condition, qui vivent au hasard et comme à l'abandon, l'excès de
l'innocence est le pire des dangers. Le premier venu en abuse, et c'est
ce qui va arriver à celle-ci, si ce n'est déjà fait.
--Elle serait confuse devant vos soupçons, au lieu qu'elle n'est
qu'effrayée de vos menaces. Vous autres prêtres, vous ne comprenez rien
aux femmes, et vous froissez sans pitié la pudeur du jeune âge.
--Je vous soutiens, moi, reprit le _bourru_, que ce qui est vrai pour
les personnes de votre classe, n'est pas applicable a celle des pauvres
gens. La pudeur de ces filles-là est bêtise, imprévoyance; elles font le
mal sans savoir ce qu'elles font.
---En ce cas, peut-être ne le font-elles pas, et je croirais assez que
Dieu innocente leurs fautes.
--C'est une hérésie, Madame.
--Comme vous voudrez, monsieur le curé. Disputons, j'y consens. Je sais
bien que vous êtes meilleur que vous vous ne voulez en avoir l'air, et
qu'au fond du coeur vous ne haïssez point ma morale.
--Eh bien, oui, nous disputerons après déjeuner, répliqua le curé.
--En attendant, dit Sabina en lui remplissant son verre avec grâce, et
en lui adressant un doux regard dont il ne comprit pas la malice, vous
allez m'accorder la faveur que je vais vous demander, mon cher curé
bourru.
--Comment vous refuser quelque chose? répondit-il en portant son verre
à ses lèvres; surtout si c'est une demande chrétienne et raisonnable?
ajouta-t-il lorsqu'il eut avalé la rasade de vin de Chypre.
--Vous allez faire la paix provisoirement avec la fille aux oiseaux,
reprit lady G... Je la prends sous ma protection; vous ne la mettrez pas
en fuite, vous ne lui adresserez aucune parole dure; vous me laisserez
le soin de la confesser tout doucement, et, d'après le compte que je
vous rendrai d'elle, vous serez indulgent ou sévère, selon ses mérites.
--Eh bien, accordé! répondit le curé, qui se sentait plus dispos et de
meilleure humeur, à mesure qu'il contentait son robuste appétit. Voyons,
dit-il en s'adressant à Madeleine qui causait avec Léonce, je te
pardonne pour aujourd'hui, et je te permets de venir à confesse
demain, à condition que, dès ce moment, tu te soumettras à toutes
les prescriptions de cette noble et vertueuse dame, qui veut bien
s'intéresser à toi et t'aider à sortir du péché.
Le mot de péché produisit sur Madeleine le même effet d'étonnement et de
doute que les autres fois; mais, satisfaite de la bienveillance de son
pasteur et surtout de l'intérêt que lui témoignait la noble dame, elle
fit la révérence à l'un et baisa la main de l'autre. Interrogée par
Léonce sur les procédés qu'elle employait pour captiver l'amour et
l'obéissance de ses oiseaux, elle refusa de s'expliquer, et prétendit
qu'elle possédait un secret.
--Allons, Madeleine, ceci n'est pas bien, dit le curé, et si tu veux que
je te pardonne tout, tu commenceras par divorcer d'avec le mensonge.
C'est une faute grave que de chercher à entretenir la superstition,
surtout quand c'est pour en profiter. Ici, d'ailleurs, cela ne te
servirait de rien. Dans les foires où tu vas courir et montrer ton
talent (bien malgré moi, car ce vagabondage n'est pas le fait d'une
fille pieuse), tu peux persuader aux gens simples que tu possèdes un
charme pour attirer le premier oiseau qui passe et pour le retenir aussi
longtemps qu'il te plaît. Mais tes petits camarades, que voici, savent
bien que, dans ces montagnes, où les oiseaux sont rares et où tu passes
ta vie à courir et à fureter, tu découvres tous les nids aussitôt qu'ils
se bâtissent, que tu t'empares de la couvée et que tu forces les pères
et mères à venir nourrir leurs petits sur tes genoux. On sait la
patience avec laquelle tu restes immobile des heures entières comme une
statue ou comme un arbre, pour que ces bêtes s'accoutument à te voir
sans te craindre. On sait comme, dès qu'ils sont apprivoisés, ils te
suivent partout pour recevoir de toi leur pâture, et qu'ils t'amènent
leur famille à mesure qu'ils pullulent, suivant en cela un admirable
instinct de mémoire et d'attachement, dont plusieurs espèces sont
particulièrement douées. Tout cela n'est pas bien sorcier. Chacun de
nous, s'il était, comme toi, ennemi des occupations raisonnables et d'un
travail utile, pourrait en faire autant. Ne joue donc pas la magicienne
et l'inspirée, comme certains imposteurs célèbres de l'antiquité, et
entre autres un misérable Apollonius de Thyane, que l'Église condamne
comme faux prophète, et qui prétendait comprendre le langage des
passereaux. Quant à ces nobles personnes, n'espère point te moquer
d'elles. Leur esprit et leur éducation ne leur permettent point de
croire qu'une bambine comme toi soit investie d'un pouvoir surnaturel.
--Eh bien, monsieur le curé, dit lady G..., vous ne pouviez rien dire
qui ne fût moins agréable, ni faire sur la superstition un sermon plus
mal venu. Vos explications sont ennemies de la poésie, et j'aime cent
fois mieux croire que la pauvre Madeleine a quelque don mystérieux,
miraculeux même, si vous voulez, que de refroidir mon imagination en
acceptant de banales réalités. Console-toi, dit-elle à l'oiselière qui
pleurait de dépit et qui regardait le curé avec une sorte d'indignation
naïve et fière: nous te croyons fée et nous subissons ton prestige.
--D'ailleurs, les explications de M. le curé n'expliquent rien, dit
Léonce. Elles constatent des faits et n'en dévoilent point les causes.
Pour apprivoiser à ce point des êtres libres et naturellement farouches,
il faut une intelligence particulière, une sorte de secret magnétisme
tout exceptionnel. Chacun de nous se consacrerait en vain à cette
éducation, que la mystérieuse fatalité de l'instinct dévoile à cette
jeune fille.
--Oui! oui! s'écria Madeleine, dont les yeux s'enflammèrent comme si
elle eût pu comprendre parfaitement l'argument de Léonce, je défie
bien M. le curé d'apprivoiser seulement une poule dans sa cour, et moi
j'apprivoise les aigles sur la montagne.
--Les aigles, toi? dit le curé piqué au vif de voir Sabina éclater de
rire; je t'en défie bien! Les aigles ne s'apprivoisent point comme
des alouettes. Voilà ce qu'on gagne à de niaises pratiques et à des
prétentions bizarres. On devient menteuse, et c'est ce qui vous arrive,
petite effrontée.
--Ah, pardon, monsieur le curé, dit un jeune chevrier qui s'était
détaché du groupe des enfants, et qui écoutait la conversation des
nobles convives. Depuis quelque temps, Madeleine apprivoise les aigles:
je l'ai vu. Son esprit va toujours en augmentant, et bientôt elle
apprivoisera les ours, j'en suis sûr.
--Non, non, jamais, répondit l'oiselière avec une sorte d'effroi et de
dégoût peinte dans tous ses traits. _Mon esprit ne s'accorde qu'avec ce
qui vole dans l'air._
--Eh bien, que vous disais-je? s'écria Léonce frappé de cette parole.
Elle sent, bien qu'elle ne puisse en rendre compte ni aux autres, ni
à elle-même, que d'indéfinissables affinités donnent de l'attrait à
certains êtres pour elle. Ces rapports intimes sont des merveilles à nos
yeux, parce que nous ne pouvons en saisir la loi naturelle, et le monde
des faits physiques est plein de ces miracles qui nous échappent.
Soyez-en certain, monsieur le curé, le diable n'est pour rien dans ces
particularités; c'est Dieu seul qui a le secret de toute énigme et qui
préside à tout mystère.
--A la bonne heure, dit le curé assez satisfait de cette explication.
A votre sens, il y aurait donc des rapports inconnus entre certaines
organisations différentes? Peut-être que celle petite exhale une odeur
d'oiseau perceptible seulement à l'odorat subtil de ces volatiles?
--Ce qu'il y a de certain, dit Sabina en riant, c'est qu'elle a un
profil d'oiseau. Son petit nez recourbé, ses yeux vifs et saillants, ses
paupières mobiles et pâles, joignez à cela sa légèreté, ses bras agiles
comme des ailes, ses jambes fines et fermes comme des pattes d'oiseau,
et vous verrez qu'elle ressemble à un aiglon.
--Comme il vous plaira, dit Madeleine, qui paraissait être douée d'une
rapide intelligence et comprendre tout ce qui se disait sur son compte.
Mais, outre le don de me faire aimer, j'ai aussi celui de faire
comprendre; j'ai la science, et je défie les autres de découvrir ce que
je sais. Qui de vous dira à quelle heure on peut se faire obéir et à
quelle heure on ne le peut pas? quel cri peut être entendu de bien loin?
en quels endroits il faut se mettre? quelles influences il faut écarter?
quel temps est propice? Ah! monsieur le curé, si vous saviez persuader
les gens comme je sais attirer les bêtes, votre église serait plus riche
et vos saints mieux fêtés.
--Elle a de l'esprit, dit le curé bourru, qui était au fond un bourru
bienfaisant et enjoué, surtout _après boire;_ mais c'est un esprit
diabolique, et il faudra, quelque jour, que je l'exorcise. En attendant,
Madelon, fais venir tes aigles.
--Et où les prendrai-je à cette heure? répondit-elle avec malice.
Savez-vous où ils sont, monsieur le curé? Si vous le savez, dites-le,
j'irai vous les chercher.
--Vas-y, toi, puisque tu prétends le savoir.
--Ils sont où je ne puis aller maintenant. Je vois bien, monsieur le
curé, que vous ne le savez pas. Mais si vous voulez venir ce soir avec
moi, au coucher du soleil, et si vous n'avez pas peur, je vous ferai
voir quelque chose qui vous étonnera.
Le curé haussa les épaules; mais l'ardente imagination de Sabina
s'empara de cette fantaisie.--J'y veux aller, moi, s'écria-t-elle, je
veux avoir peur, je veux être étonnée, je veux croire au diable et le
voir, si faire se peut!
--Tout doux! lui dit Léonce à l'oreille, vous n'avez pas encore ma
permission, chère malade.
--Je vous la demande, je vous l'arrache, docteur aimable.
--Eh bien, nous verrons cela; j'interrogerai la magicienne, et je
déciderai comme il me conviendra.
--Je compte donc sur votre désir, sur votre promesse de m'amuser. En
attendant, n'allons-nous pas retourner à la villa pour voir comment
mylord G... aura dormi?
--Si vous avez des volontés arrêtées, je vous donne ma démission.
--A Dieu ne plaise! Jusqu'ici je n'ai pas eu un instant d'ennui. Faites
donc ce que vous jugerez opportun; mais où que vous me conduisiez,
laissez-moi emmener la fille aux oiseaux.
--C'était bien mon intention. Croyez-vous donc qu'elle se soit trouvée
ici par hasard?
--Vous la connaissiez donc? Vous lui aviez donc donné rendez-vous?
--Ne m'interrogez pas.
--J'oubliais! Gardez vos secrets; mais j'espère que vous en avez encore?
--Certes, j'en ai encore, et je vous annonce, Madame, que ce jour ne
se passera pas sans que vous ayez des émotions qui troubleront votre
sommeil la nuit prochaine.
--Des émotions! Ah! quel bonheur! s'écria Sabina; en garderai-je
longtemps le souvenir?
--Toute votre vie, dit Léonce avec un sérieux qui semblait passer la
plaisanterie.
--Vous êtes un personnage fort singulier, reprit-elle. On dirait que
vous croyez à votre puissance sur moi, comme Madeleine à la sienne sur
les aigles.
--Vous avez la fierté et la férocité de ces rois de l'air, et moi
j'ai peut-être la finesse de l'observation, la patience et la ruse de
Madeleine.
--De la ruse? vous me faites peur.
--C'est ce que je veux. Jusqu'ici vous vous êtes raillée de moi, Sabina,
précisément parce que vous ne me connaissiez pas.
--Moi? dit-elle un peu émue et tourmentée de la tournure bizarre que
prenait l'esprit de Léonce. Moi, je ne connais pas mon ami d'enfance,
mon loyal chevalier servant? C'est tout aussi raisonnable que de me dire
que je songe à vous railler.
--Vous l'avez pourtant dit, Madame, les frères et les soeurs sont
éternellement inconnus les uns aux autres, parce que les points les plus
intéressants et les plus vivants de leur être ne sont jamais en contact.
Un mystère profond comme ces abîmes nous sépare; vous ne me connaîtrez
jamais, avez-vous dit. Eh bien, Madame, je prétends aujourd'hui vous
connaître et vous rester inconnu. C'est vous dire, ajouta-t-il en voyant
la méfiance et la terreur se peindre sur les traits de Sabina, que je
me résigne à vous aimer davantage que je ne veux et ne puis prétendre à
être aimé de vous.
--Pourvu que nous restions amis, Léonce, dit lady G..., dominée tout à
coup par une angoisse qu'elle ne pouvait s'expliquer à elle-même, je
consens à vous laisser continuer ce badinage; sinon je veux retourner
tout de suite à la villa, me remettre sous la cloche de plomb de l'amour
conjugal.
--Si vous l'exigez, j'obéis; je redeviens homme du monde, et j'abandonne
la cure merveilleuse que vous m'avez permis d'entreprendre.
--Et dont vous répondez pourtant! Ce serait dommage.
--J'en puis répondre encore si vous ne résistez pas. Une révolution
complète, inouïe, peut s'opérer aujourd'hui dans votre vie morale et
intellectuelle, si vous abjurez jusqu'à ce soir l'empire de votre
volonté.
--Mais quelle confiance faut-il donc avoir en votre honneur pour se
soumettre à ce point?
--Me croyez-vous capable d'en abuser? Vous pouvez vous faire reconduire
à la villa par le curé. Moi, je vais dans la montagne chercher des
aigles moins prudents et moins soupçonneux.
--Avec Madeleine, sans doute?
--Pourquoi non?
--Eh bien, l'amitié a ses jalousies comme l'amour: vous n'irez pas sans
moi.
--Partons donc!
--Partons!
Lady G... se leva avec une sorte d'impétuosité, et prit le bras de
l'oiselière sous le sien, comme si elle eût voulu s'emparer d'une proie.
En un clin d'oeil les enfants reportèrent dans la voiture l'attirail du
déjeuner. Tout fut lavé, rangé et emballé comme par magie. La négresse,
semblable à une sibylle affairée, présidait à l'opération; la libéralité
de Léonce donnait des ailes aux plus paresseux et de l'adresse aux
plus gauches. Il me semble, lui dit Sabina en les voyant courir, que
j'assiste à la noce fantastique du conte de _Gracieuse et Percinet_;
lorsque l'errante princesse ouvre dans la forêt la boîte enchantée, on
en voit sortir une armée de marmitons en miniature et de serviteurs de
toute sorte qui mettent la broche, font la cuisine et servent un repas
merveilleux à la joyeuse bande des Lilliputiens, le tout en chantant et
en dansant, comme font ces petits pages rustiques.
--L'apologue est plus vrai ici que vous ne pensez, répondit Léonce.
Rappelez-vous bien le conte, cette charmante fantaisie que Hoffmann n'a
point surpassée. Il est un moment où la princesse Gracieuse, punie de
son inquiète curiosité par la force même du charme qu'elle ne peut
conjurer, voit tout son petit monde enchanté prendre la fuite et
s'éparpiller dans les broussailles. Les cuisiniers emportent la broche
toute fumante, les musiciens leurs violons, le nouveau marié entraîne sa
jeune épouse, les parents grondent, les convives rient, les serviteurs
jurent, tous courent et se moquent de Gracieuse, qui, de ses belles
mains, cherche vainement à les arrêter, à les retenir, à les rassembler.
Comme des fourmis agiles, ils s'échappent, passent à travers ses doigts,
se répandent et disparaissent sous la mousse et les violettes, qui sont
pour eux comme une futaie protectrice, comme un bois impénétrable. La
cassette reste vide, et Gracieuse, épouvantée, va retomber au pouvoir
des mauvais génies, lorsque...
--Lorsque l'aimable Léonce, je veux dire le tout puissant prince
Percinet, reprit Sabina, le protégé des bonnes fées, vient à son
secours, et, d'un coup de baguette, fait rentrer dans la boîte parents
et fiancés, marmitons et broches, ménétriers et violons.
--Alors il lui dit, reprit Léonce: Sachez, princesse Gracieuse, que vous
n'êtes point assez savante pour gouverner le monde de vos fantaisies;
vous les semez à pleines mains sur le sol aride de la réalité, et
là, plus agiles et plus fines que vous, elles vous échappent et vous
trahissent. Sans moi, elles allaient se perdre comme l'insecte que
l'oeil poursuit en vain dans ses mystérieuses retraites de gazon et
de feuillage; et alors vous vous retrouviez seule avec la peur et le
regret, dans ce lieu solitaire et désenchanté. Plus de frais ombrages,
plus de cascades murmurantes, plus de fleurs embaumées; plus de chants,
de danses et de rires sur le tapis de verdure. Plus rien que le vent qui
siffle sous les platanes pelés, et la voix lointaine des bêtes sauvages
qui monte dans l'air avec l'étoile sanglante de la nuit. Mais, grâce à
moi, que vous n'implorerez jamais en vain, tous vos trésors sont rentrés
dans le coffre magique, et nous pouvons poursuivre notre route, certains
de les retrouver quand nous le voudrons, à quelque nouvelle halte, dans
le royaume des songes.
IV.
FAUSSE ROUTE.
--Voilà une très-jolie histoire, et que je me rappellerai pour la
raconter à la veillée, dit l'oiselière que Sabina tenait toujours par le
bras.
--Prince Percinet, s'écria lady G... passant son autre bras sous celui
de Léonce, et en courant avec lui vers la voiture qui les attendait,
vous êtes mon bon génie, et je m'abandonne à votre admirable sagesse.
--J'espère, dit le curé en s'asseyant dans le fond du wurst avec Sabina,
tandis que Léonce et Madeleine se plaçaient vis-a-vis, que nous
allons reprendre le chemin de Saint-Apollinaire? Je suis sûr que mes
paroissiens ont déjà besoin de moi pour quelque sacrement.
--Que votre volonté soit faite, cher pasteur, répondit Léonce en donnant
des ordres à son jockey.
--Eh quoi! dit Sabina au bout de quelques instants, nous retournons sur
nos pas, et nous allons revoir les mêmes lieux?
--Soyez tranquille, répondit Léonce en lui montrant le curé que trois
tours de roue avaient suffi pour endormir profondément, nous allons où
bon nous semble.--Tourne à droite, dit-il au jeune automédon, et va où
je t'ai dit d'abord.
L'enfant obéit, et le curé ronfla.
--Eh bien, voici quelque chose de charmant, dit Sabina en éclatant
de rire; l'enlèvement d'un vieux curé grondeur, c'est neuf; et je
m'aperçois enfin du plaisir que sa présence pouvait nous procurer. Comme
il va être surpris et grognon en se réveillant à deux lieues d'ici!
--M. le curé n'est pas au bout de ses impressions de voyage, ni vous non
plus, Madame, répondit Léonce.
--Voyons, petite, raconte-moi ton histoire et confesse-moi ton péché,
dit Sabina en prenant, avec une grâce irrésistible, les deux mains de
l'oiselière assise dans la voiture en face d'elle. Léonce, n'écoutez
pas, ce sont des secrets de femme.
--Oh! Sa Seigneurie peut bien entendre, répondit Madeleine avec
assurance. Mon péché n'est pas si gros et mon secret si bien gardé, que
je ne puisse en parler à mon aise. Si M. le curé n'avait pas l'habitude
de m'interrompre pour me gronder, au lieu de m'écouter, à chaque mot de
ma confession, il ne serait pas si en colère contre moi, ou du moins il
me ferait comprendre ce qui le fâche tant. J'ai un bon ami, Altesse,
ajouta-t-elle en s'adressant à Sabina. Voilà toute l'affaire.
--En juger la gravité n'est pas aussi facile qu'on le pense, dit lady
G... à Léonce. Tant de candeur rend les questions embarrassantes.
--Pas tant que vous croyez, répondit-il. Voyons, Madeleine, t'aime-t-il
beaucoup?
--Il m'aime autant que je l'aime.
--Et toi, ne l'aimes-tu pas trop? reprit lady G...
--Trop? s'écria Madeleine; voilà une drôle de question J'aime tant que
je peux; je ne sais si c'est trop ou pas assez.
--Quel âge a-t-il? dit Léonce.
--Je ne sais pas; il me l'a dit, mais je ne m'en souviens plus. Il a
au moins... attendez! dix ans de plus que moi. J'ai quatorze ans, cela
ferait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, n'est-ce pas?
--Alors le danger est grand. Tu es trop jeune pour te marier, Madeleine.
--Trop jeune d'un an ou deux. Ce défaut-là passera vite.
--Mais ton amoureux doit être impatient?
--Non! il n'en parle pas.
--Tant pis! et toi, es-tu aussi tranquille?
--Il le faut bien; je ne peux pas faire marcher le temps comme je fais
voler les oiseaux.
--Et vous comptez vous marier ensemble?
--Cela, je n'en sais rien; nous n'avons point parlé de cela.
--Tu n'y songes donc pas, toi?
--Pas encore, puisque je suis trop jeune.
--Et s'il ne t'épousait pas, dit lady G...
--Oh! c'est impossible, il m'aime.
--Depuis longtemps? reprit Sabina.
--Depuis huit jours.
--_Oime_! dit Léonce, et tu es déjà sûre de lui à ce point?
--Sans doute, puisqu'il m'a dit qu'il m'aimait.
--Et crois-tu ainsi tous ceux qui te parlent d'amour?
--Il n'y a que lui qui m'en ait encore parlé, et c'est le seul que je
croirai dans ma vie, puisque c'est celui que j'aime.
--Ah! curé, dit Sabina en jetant un regard sur le bourru endormi, voilà
ce que vous ne pourrez jamais comprendre! c'est la foi, c'est l'amour.
--Non, Madame, reprit l'oiselière, il ne peut pas comprendre, lui. Il
dit d'abord que personne ne connaît mon amoureux, et que ce doit être un
mauvais sujet. C'est tout simple: il est étranger, il vient de passer
par chez nous; il n'a ni parents ni amis pour répondre de lui; il s'est
arrêté au pays parce qu'il m'a vue et que je lui ai plu. Alors il n'y a
que moi qui le connaisse et qui puisse dire: C'est un honnête homme. M.
le curé veut qu'il s'en aille, et il menace de le faire chasser par les
gendarmes. Moi, je le cache; c'est encore tout simple.
--Et où le caches-tu!
--Dans ma cabane.
--As-tu des parents?
--J'ai mon frère qui est... sauf votre permission, contrebandier... mais
il ne faut pas le dire, même à M. le curé.
--Et cela fait qu'il passe les nuits dans la montagne et les jours à
dormir, n'est-ce pas? reprit Léonce.
--À peu près. Mais il sait bien que mon bon ami couche dans son lit
quand il est dehors.
--Et cela ne le fâche pas?
--Non, il a bon coeur.
--Et il ne s'inquiète de rien?
--De quoi s'inquiéterait-il?
--T'aime-t-il beaucoup, ton frère?
--Oh! il est très-bon pour moi... nous sommes orphelins depuis
longtemps; c'est lui qui m'a servi de père et de mère.
--Il me semble que nous pouvons être tranquilles, Léonce? dit lady G...
à son ami.
--Jusqu'à présent, oui, répondit-il. Mais l'avenir! Je crains Madeleine,
que votre bon ami ne s'en aille, de gré ou de force, un de ces matins,
et ne vous laisse pleurer.
--S'il s'en va, je le suivrai.
--Et vos oiseaux?
--Ils me suivront. Je fais quelquefois dix lieues avec eux.
--Vous suivent-ils maintenant?
--Vous ne les voyez pas voler d'arbre en arbre tout le long du chemin?
Ils n'approchent pas, parce que je ne suis pas seule et que la voiture
les effraie; mais je les vois bien, moi, et ils me voient bien aussi,
les pauvres petits!
--Le monde a plus de dix lieues de long; si votre bon ami vous emmenait
à plus de cent lieues d'ici?
--Partout où j'irai il y aura des oiseaux, et je m'en ferai connaître.
--Mais vous regretteriez ceux que vous avez élevés?
--Oh! sans doute. Il y en a deux ou trois surtout qui ont tant d'esprit,
tant d'esprit, que M. le curé n'en a pas plus, et que mon bon ami seul
en a davantage. Mais je vous dis que tous mes oiseaux me suivraient
comme je suivrais mon bon ami. Ils commencent à le connaître et à ne pas
s'envoler quand il est avec moi.
--Pourvu que le bon ami ne soit pas plus volage que les oiseaux! dit
Sabina. Est-il bien beau, ce bon ami?
--Je crois que oui; je ne sais pas.
--Vous n'osez donc pas le regarder? dit Léonce.
--Si fait. Je le regarde quand il dort, et je crois qu'il est beau comme
le soleil; mais je ne peux pas dire que je m'y connaisse.
--Quand il dort! vous entrez donc dans sa chambre?
--Je n'ai pas la peine d'y entrer, puisque j'y dors moi-même. Nous ne
sommes pas riches, Altesse; nous n'avons qu'une chambre pour nous, avec
ma chèvre et le cheval de mon frère.
--C'est la vie primitive! Mais dans tout cela, tu ne dors guère, puisque
tu passes les nuits à contempler ton bon ami?
--Oh! je n'y passe guère qu'un quart d'heure après qu'il s'est endormi.
Il se couche et s'endort pendant que je récite ma prière tout haut, le
dos tourné, au bout de la chambre. Il est vrai qu'ensuite je m'oublie
quelquefois à le regarder plus longtemps que je ne puis le dire. Mais
ensuite le sommeil me prend, et il me semble que je dors mieux après.
--D'où il résulte pourtant qu'il dort plus que toi?
--Mais il dort très-bien, lui; pourquoi ne dormirait-il pas? la maison
est très-propre, quoique pauvre, et j'ai soin que son lit soit toujours
bien fait.
--Il ne se réveille donc pas, lui, pour te regarder pendant ton sommeil?
--Je n'en sais rien, mais je ne le crois pas, je l'entendrais. J'ai le
sommeil léger comme celui d'un oiseau.
--Il t'aime donc moins que tu ne l'aimes?
--C'est possible, dit tranquillement l'oiselière après un instant de
réflexion, et même ça doit être, puisque je suis encore trop jeune pour
qu'il m'épouse.
--Enfin, tu es certaine qu'il t'aimera un jour assez pour t'épouser?
--Il ne m'a rien promis; mais il me dit tous les jours: «Madeleine, tu
es bonne comme Dieu, et je voudrais ne jamais te quitter. Je suis bien
malheureux de songer que, bientôt peut-être, je serai forcé de m'en
aller.» Moi, je ne réponds rien, mais je suis bien décidée à le suivre,
afin qu'il ne soit pas malheureux; et puisqu'il me trouve bonne et
désire ne jamais me quitter, il est certain qu'il m'épousera quand je
serai en âge.
--Eh bien, Léonce, dit Sabina en anglais à son ami, admirons, et
gardons-nous de troubler par nos doutes cette foi sainte de l'âme d'un
enfant. Il se peut que son amant la séduise et l'abandonne; il se peut
qu'elle soit brisée par la honte et la douleur; mais encore, dans son
désastre, je trouverais son existence digne d'envie. Je donnerais tout
ce que j'ai vécu, tout ce que je vivrai encore, pour un jour de cet
amour sans bornes, sans arrière-pensée, sans hésitation, aveuglément
sublime, où la vie divine pénètre en nous par tous les pores.
--Certes, elle vit dans l'extase, dit Léonce, et sa passion la
transfigure. Voyez comme elle est belle, en parlant de celui qu'elle
aime, malgré que la nature ne lui ait rien donné de ce qui fait de vous
la plus belle des femmes! Eh bien! pourtant, à cette heure, Sabina, elle
est beaucoup plus belle que vous. Ne le pensez-vous pas ainsi?
--Vous avez une manière de dire des grossièretés qui ne peut pas me
blesser aujourd'hui, quoique vous y fassiez votre possible. Cependant,
Léonce, il y a quelque chose d'impitoyable dans votre amitié. Mon
malheur est assez grand de ne pouvoir connaître cet amour extatique,
sans que vous veniez me le reprocher juste au moment où je mesurais
l'étendue de ma misère. Si je voulais me venger, ne pourrais-je pas vous
dire que vous êtes aussi misérable que moi, aussi incapable de croire
aveuglément et d'aimer sans arrière pensée? qu'enfin les mêmes abîmes de
savoir et d'expérience nous séparent l'un et l'autre de l'état de l'âme
de cet enfant?
--Cela, vous n'en savez rien, rien en vérité! répondit Léonce avec
énergie, mais sans qu'il fût possible d'interpréter l'émotion de sa
voix: son regard errait sur le paysage.
--Nous parcourons un affreux pays, dit lady G..., après un assez
long silence. Ces roches nues, ce torrent toujours irrité, ce ciel
étroitement encadré, cette chaleur étouffante, et jusqu'au lourd sommeil
de cet homme d'église, tout cela porte à la tristesse et à l'effroi de
la vie.
--Un peu de patience, dit Léonce, nous serons bientôt dédommagés.
En effet la gorge aride et resserrée s'élargit tout à coup au détour
d'une rampe, et un vallon délicieux, jeté comme une oasis dans ce
désert, s'offrit aux regards charmés de Sabina. D'autres gorges de
montagnes étroites et profondes, venaient aboutir à cet amphithéâtre de
verdure, et mêler leurs torrents aplanis et calmes au principal cours