Teverino - 02
--Mais, Monsieur, dit le curé qui montrait un peu de méfiance, et qui
regardait attentivement la voiture, vous n'êtes point seul; vous avez
avec vous deux autres personnes.
--Ce sont nos domestiques, qu'un sentiment instinctif des convenances
nous a engagé à emmener.
--Eh bien, alors, je ne vois pas ce que vous pouvez craindre des
méchantes langues. On ne fait point le mal devant des serviteurs.
--La présence des domestiques ne compte pas dans l'esprit des gens du
monde.
--C'est par trop de mépris des gens qui sont nos frères.
--Vous parlez dignement, monsieur le curé, et je suis de votre opinion.
Mais vous conviendrez que, placés comme les voilà sur le siège de la
voiture, on pourrait supposer que je tiens à cette dame des discours
trop tendres, que je peux lui prendre et lui baiser la main à la
dérobée.
Le curé fit un geste d'effroi, mais c'était pour la forme; son visage
ne trahit aucune émotion. Il avait passé l'âge où de brûlantes pensées
tourmentent le prêtre. Ou bien possible est qu'il ne se fût pas abstenu
toujours au point de haïr la vie et de condamner le bonheur. Léonce se
divertit à voir combien ses prétendus scrupules lui semblaient puérils.
--Si ce n'est que cela, repartit le bonhomme, vous pouvez placer _la
noire_ dans la voiture entre vous deux. Sa présence mettra en fuite le
démon de la médisance.
--Ce n'est guère l'usage, dit le jeune homme embarrassé de la judiciaire
du vieux prêtre. Cela semblerait affecté. Le danger est donc bien grand,
penseraient les méchants, puisqu'ils sont forcés de mettre entre eux une
vilaine négresse? Au lieu que la présence d'un prêtre sanctifie tout.
Un digne pasteur comme vous est l'ami naturel de tous les fidèles, et
chacun doit comprendre que l'on recherche sa société.
--Vous êtes fort aimable, mon cher Monsieur, et je ne demanderais qu'à
vous obliger, répondit le curé, flatté et séduit peu à peu; mais je n'ai
pas encore dit ma messe, et voici le premier coup qui sonne. Donnez-moi
vingt minutes... ou plutôt venez entendre la messe. Ce n'est pas
obligatoire dans la semaine, mais cela ne peut jamais faire de mal;
après cela vous me permettrez de déjeuner, et nous irons ensuite faire
un tour de promenade ensemble si vous le désirez.
--Nous entendrons la messe, répondit Léonce; mais aussitôt après, nous
vous emmènerons déjeuner avec nous dans la campagne.
--Vous y déjeunerez fort mal, observa vivement le curé, à qui cette idée
parut plus sérieuse que tout ce qui avait précédé. On ne trouve rien qui
vaille dans ce pays aussi pauvre que pittoresque.
--Nous avons d'excellent vin et des vivres assez recherchés dans la
caisse de la voiture, reprit Léonce. Nous avions donné rendez-vous à
plusieurs personnes pour aller manger sur l'herbe, et chacun de nous
devait porter une part du festin. Mais comme toutes ont manqué de
parole, excepté moi, il se trouve que je suis assez bien pourvu pour le
petit nombre de convives que nous sommes.
--A la bonne heure, dit le curé, tout à fait décidé. Je vois que vous
aviez une jolie partie en train, et que sans moi elle serait troublée
par l'embarras de ce dangereux tête-à-tête. Je ne veux pas vous la faire
manquer, j'irai avec vous, pourvu que ce ne soit pas trop loin; car je
ne manque pas d'affaires ici. Il plaît à l'un de naître, à l'autre
de mourir, et c'est tous les jours à recommencer. Allons, avertissez
_votre_ dame; je cours à mon église.
--Eh bien, donc, dit Sabina, qui, en attendant le retour de Léonce,
avait pris un livre dans la poche de la voiture et feuilletait
_Wilhelm-Meister_; j'ai cru que vous m'aviez oubliée, et je m'en
consolais avec cet adorable conte.
--Je l'avais apporté pour vous, dit Léonce; je savais que vous ne le
connaissiez pas encore, et que c'était la lecture qu'il vous fallait
pour le moment.
--Vous avez des attentions charmantes. Mais que faisons-nous?
--Nous allons à la messe.
--L'étrange idée! Est-ce en me faisant faire mon salut que vous comptez
me divertir?
--Il vous est interdit de scruter mes pensées et de deviner mes
intentions. Du moment où je ne porterais plus votre inconnu dans
mon cerveau, vous ne me laisseriez rien achever de ce que j'aurais
entrepris.
--C'est vrai. Allons donc à la messe; mais que vouliez-vous faire de ce
curé?
--Eh quoi, toujours des questions, quand vous savez que l'oracle doit
être muet?
--Vos bizarreries commencent à m'intéresser. Est-ce qu'il ne m'est pas
même permis de chercher à comprendre?
--Parfaitement, je ne risque point d'être deviné.
Le wurst traversa le hameau et s'arrêta devant l'église rustique. Elle
était ordinairement presque déserte aux messes de la semaine, mais
elle se remplit de femmes et d'enfants curieux dès que les deux nobles
voyageurs y furent entrés. Cependant le plus grand nombre retourna
bientôt sous le porche pour admirer les chevaux, toucher la voiture,
et surtout contempler la négresse, qui leur causait un étonnement mêlé
d'ironie et d'effroi.
Le sacristain vint placer Sabina et Léonce dans le banc d'honneur. L'air
des montagnes est si vif, que le curé avait déjà faim et ne traînait pas
sa messe en longueur.
Lady G... avait pris du bout des doigts un missel respectable parmi
d'autres bouquins de dévotion épars sur le prie-Dieu. Elle paraissait
fort recueillie; mais Léonce s'aperçut bientôt qu'elle tenait toujours
_Wilhelm-Meister_ sous son châle, qu'elle le glissait peu à peu sur le
missel ouvert devant elle, et enfin qu'elle le lisait avidement pendant
le _confiteor_.
Lui, s'agenouilla près d'elle à l'élévation, et lui dit bien bas:--Je
gage que ce pasteur naïf et ces bonnes gens qui vous regardent sont
édifiés de votre piété, Sabina! Mais moi, je me dis que vous respectez
les apparences d'une religion à laquelle vous ne croyez plus.
Elle ne lui répondit qu'en lui montrant du doigt le mot _pédant_ qui se
retrouve en plusieurs endroits de _Wilhelm-Meister_, à propos d'un des
personnages de la troupe vagabonde.
--Vous savez bien que je ne suis pas dévote, lui dit-elle après la
messe, en parcourant avec lui la nef bordée de petites chapelles; j'ai
la religion de mon temps.
--C'est-à-dire que vous n'en avez pas?
--Je crois qu'au contraire aucune époque n'a été plus religieuse, en ce
sens que les esprits élevés luttent contre le passé, et aspirent vers
l'avenir. Mais le présent ne peut s'abriter sous aucun temple. Pourquoi
m'avez-vous fait entrer dans celui-ci?
--N'allez-vous pas à la messe le dimanche?
--C'est une affaire de convenance, et pour ne pas jouer le rôle d'esprit
fort. Le dimanche est d'obligation religieuse, par conséquent d'usage
mondain.
--Hélas! vous êtes hypocrite.
--De religion? Non pas. Je ne cache à personne que j'obéis à une
coutume.
--Vous vous êtes fait un dieu de ce monde profane, et vous le trouvez
plus facile à servir.
--Léonce, seriez-vous dévot? dit-elle en le regardant.
--Je suis artiste, répondit-il; je sens partout la présence de Dieu,
même devant ces grossières images du moyen âge, qui font ressembler le
lieu où nous sommes à quelque pagode barbare.
--Vous êtes plus impie que moi: ces fétiches affreux, ces _ex-voto_
cyniques me font peur.
--Je vois, le passé est votre effroi; il vous gâte le présent. Que ne
comprenez-vous l'avenir? Vous seriez dans l'idéal.
--Tenez, artiste, regardez! lui dit Sabina en attirant son attention
sur une figure agenouillée sur le pavé, dans la profondeur sombre d'une
chapelle funéraire.
C'était une jeune fille, presque un enfant, pauvrement vêtue, quoique
avec propreté. Elle n'était pas jolie, mais sa figure avait une
expression saisissante, et son attitude une noblesse singulière. Un
rayon de soleil, égaré dans cette cave humide où elle priait, tombait
sur sa nuque rosée et sur une magnifique tresse de cheveux d'un blond
pâle, presque blanchâtre, roulée et serrée autour d'un petit béguin de
velours rouge brodé d'or fané, et garni de dentelle noire, à la mode du
pays. Elle était haute en couleur, malgré le ton fade de sa chevelure.
Le bleu tranché de ses yeux paraissait plus brillant sous ses longs cils
d'or mat tirant sur l'argent. Son profil trop court avait des courbes
d'une finesse et d'une énergie extraordinaires.
--Allons, Léonce, ne vous oubliez pas trop à la regarder, dit Sabina à
son compagnon, qui était comme pétrifié devant la villageoise, c'est
de moi seule qu'il faut être occupé aujourd'hui; si vous avez une
distraction, je suis perdue, je m'ennuie.
--Je ne pense qu'à vous en la regardant. Regardez-la aussi. Il faut que
vous compreniez cela.
--Cela? c'est la foi aveugle et stupide, c'est le passé qui vit encore,
c'est le peuple. C'est curieux pour l'artiste, mais moi je suis poëte,
et il me faut plus que l'étrange, il me faut le beau... Cette petite est
laide.
--C'est que vous n'y comprenez rien. Elle est belle selon le type rare
auquel elle appartient.
--Type d'Albinos.
--Non! c'est la couleur de Rubens, avec l'expression austère des vierges
du Bas-Empire. Et l'attitude?
--Est raide comme le dessin des maîtres primitifs. Vous aimez cela?
--Cela a sa grâce, parce que c'est naïf et imprévu. La Madeleine de
Canova pose, les vierges de la Renaissance savent qu'elles sont belles;
les modèles primitifs sont tout d'un jet, tout d'une pièce, on pourrait
dire tout d'une venue, comme la pensée qui les fit éclore.
--Et qui les pétrifia... Tenez, elle a fini sa prière; parlez-lui, vous
verrez qu'elle est bête malgré l'expression de ses traits.
--Mon enfant, dit Léonce à la jeune fille, vous paraissez très-pieuse. Y
a-t-il quelque dévotion particulière attachée à cette chapelle?
--Non, Monseigneur, répondit la jeune fille en faisant la révérence;
mais je me cache ici pour prier, afin que M. le curé ne me voie point.
--Et que craignez-vous des regards de M. le curé? demanda lady G...
--Je crains qu'il ne me chasse, reprit la montagnarde; il ne veut plus
que je rentre dans l'église, sous prétexte que je suis en état de péché
mortel.
Elle fit cette réponse avec tant d'aplomb et d'un air à la fois si
ingénu et si décidé, que Sabina ne put s'empêcher de rire.
--Est-ce que cela est vrai? lui demanda-t-elle.
--Je crois que M. le curé se trompe, répondit la jeune fille, et que
Dieu voit plus clair que lui dans mon coeur.
Là-dessus elle fit une nouvelle révérence et s'éloigna rapidement, car
le curé, qui avait fini de se dépouiller de ses habits sacerdotaux,
paraissait au fond de la nef.
Interrogé par nos deux voyageurs, le curé jeta un regard sur la
pécheresse qui fuyait, haussa les épaules, et dit d'un ton courroucé:
--Ne faites pas attention à cette vagabonde, c'est une âme perdue.
--Cela est fort étrange, dit Sabina; sa figure n'annonce rien de
semblable.
--Maintenant, dit le curé, je suis aux ordres de Vos Seigneuries.
On remonta en voiture, et après quelques mots de conversation générale,
le curé demanda la permission de lire son bréviaire, et bientôt il fut
si absorbé par cette dévotion, que Léonce et Sabina se retrouvèrent
comme en tête-à-tête. Par égard pour le bonhomme, qui ne paraissait pas
entendre l'anglais, ils causèrent dans cette langue afin de ne lui point
donner de distractions.
--Ce prêtre intolérant, esclave de ses patenôtres, ne nous promet pas
grand plaisir, dit Sabina. Je crois que vous l'avez recruté pour me
punir d'avoir pris un peu d'humeur de la rencontre de la marquise.
--J'ai peut-être eu un motif plus sérieux, répondit Léonce. Vous ne le
devinez pas?
--Nullement.
--Je veux bien vous le dire; mais c'est à condition que vous l'écouterez
très-sérieusement.
--Vous m'inquiétez!
--C'est déjà quelque chose. Sachez donc que j'ai mis ce tiers entre nous
pour me préserver moi-même.
--Et de quoi, s'il vous plaît?
--Du danger caché au fond de toutes les conversations qui roulent sur
l'amour entre jeunes gens.
--Parlez pour vous, Léonce; je ne me suis pas aperçue de ce danger. Vous
m'aviez promis de ne pas laisser l'ennui approcher de moi; je comptais
sur votre parole, j'étais tranquille.
--Vous raillez? C'est trop facile. Vous m'aviez promis plus de gravité.
--Allons, je suis très-grave, grave comme ce curé. Que vouliez-vous
dire?
--Que, seul avec vous, j'aurais pu me sentir ému et perdre ce calme
d'où dépend ma puissance sur vous aujourd'hui. Je fais ici l'office de
magnétiseur pour endormir votre irritation habituelle. Or, vous savez
que la première condition de la puissance magnétique c'est un flegme
absolu, c'est une tension de la volonté vers l'idée de domination
immatérielle; c'est l'absence de toute émotion étrangère au phénomène de
l'influence mystérieuse. Je pouvais me laisser troubler, et arriver à
être dominé par votre regard, par le son de votre voix, par votre fluide
magnétique, en un mot, et alors les rôles eussent été intervertis.
--Est-ce que c'est une déclaration, Léonce? dit Sabina avec une hauteur
ironique.
--Non, Madame; c'est tout le contraire, répondit-il tranquillement.
--Une impertinence, peut-être?
--Nullement. Je suis votre ami depuis longtemps, et un ami sérieux, vous
le savez bien, quoique vous soyez une femme étrange et parfois injuste.
Nous nous sommes connus enfants: notre affection fut toujours loyale et
douce. Vous l'avez cultivée avec franchise, moi avec dévouement. Peu
d'hommes sont autant mes amis que vous, et je ne recherche la société
d'aucun d'eux avec autant d'attrait que la vôtre. Cependant vous me
causez quelquefois une sorte de souffrance indéfinissable. Ce n'est pas
le moment d'en rechercher la cause; c'est un problème intérieur que je
n'ai pas encore cherché à résoudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que
je ne suis pas amoureux de vous et que je ne l'ai jamais été. Sans
entrer dans des explications qui auraient peut-être quelque chose de
trop libre après cette déclaration, je pense que vous comprenez pourquoi
je ne veux pas être ému auprès d'une femme aussi belle que vous, et
pourquoi la figure paisible et rebondie qui est là m'était nécessaire
pour m'empêcher de vous trop regarder.
--En voilà bien assez, Léonce, répondit Sabina, qui affectait d'arranger
ses manchettes afin de baisser la tête et de cacher la rougeur qui
brûlait ses joues. C'en est même trop. Il y a quelque chose de blessant
pour moi dans vos pensées.
--Je vous défie de me le prouver.
--Je ne l'essaierai pas. Votre conscience doit vous le dire.
--Nullement. Je ne puis vous donner une plus grande preuve de respect
que de chasser l'amour de mes pensées.
--L'amour! Il est bien loin de votre coeur! Ce que vous croyez devoir
craindre me flatte peu; je ne suis pas une vieille coquette pour m'en
enorgueillir.
--Et pourtant, si c'était l'amour, l'amour du coeur comme vous
l'entendez, vous seriez plus irritée encore.
--Affligée peut-être, parce que je n'y pourrais pas répondre, mais
irritée beaucoup moins que je ne le suis par l'aveu de votre souffrance
_indéfinissable_.
--Soyez franche, mon amie; vous ne seriez même pas affligée; vous
ririez, et ce serait tout.
--Vous m'accusez de coquetterie? vous n'en avez pas le droit: qu'en
savez-vous, puisque vous ne m'avez jamais aimée, et que vous ne m'avez
jamais vue aimer personne?
--Écoutez, Sabina, il est certain que je n'ai jamais essayé de vous
plaire. Tant d'autres ont échoué! Sais-je seulement si quelqu'un a
jamais réussi à se faire aimer de vous? Vous me l'avez pourtant dit une
fois, dans un jour d'expansion et de tristesse; mais j'ignore si vous ne
vous êtes pas vantée par exaltation. Si je vous avais laissé voir que je
suis capable d'aimer ardemment, peut-être eussiez-vous reconnu que je
méritais mieux que votre amitié. Mais, pour vous le faire comprendre, il
eût fallu ou vous aimer ainsi, ce que je nie, ou feindre, et m'enivrer
de mes propres affirmations. Cela eût été indigne de la noblesse de mon
attachement pour vous, et je ne sais pas descendre à de telles ruses:
ou bien encore, il eût fallu vous raconter les secrets de ma vie, vous
peindre mon vrai caractère, me vanter en un mot. Fi! et n'être pas
compris, être raillé!... Juste punition de la vanité puérile! Loin de
moi une telle honte!
--De quoi vous justifiez-vous donc, Léonce? Est-ce que je me plains de
n'avoir que votre amitié? est-ce que j'ai jamais désiré autre chose?
--Non, mais de ce que je m'observe si scrupuleusement, vous pourriez
conclure que je suis une brute, si vous ne me deviniez pas.
--A quoi bon vous observer tant, puisqu'il n'y a rien à craindre?
L'amour est spontané. Il surprend et envahit, il ne raisonne point, il
n'a pas besoin de s'interroger, ni de s'entourer de prévisions, de plans
d'attaque et de projets de retraite; il se trahit, et c'est alors qu'il
s'impose.
«Voilà une bonne leçon, pensa Léonce, et c'est elle qui me la donne!»
Il sentit qu'il avait besoin d'étouffer son dépit, et, prenant la main
de lady G..., il lui dit en la serrant d'un air affectueux et calme:
--Vous voyez donc bien, chère Sabina, qu'il ne peut y avoir d'amour
entre nous; nous n'avons dans le coeur rien de neuf et de mystérieux
l'un pour l'autre; nous nous connaissons trop, nous sommes comme frère
et soeur.
--Vous dites un mensonge et un blasphème, répondit la fière lady en
retirant sa main. Les frères et les soeurs ne se connaissent jamais,
puisque les points les plus vivants et les plus profonds de leurs âmes
ne sont jamais en contact. Ne dites pas que nous nous connaissons trop,
vous et moi; je prétends, au contraire, n'être nullement connue de vous,
et ne l'être jamais. Voilà pourquoi, au lieu de me fâcher, j'ai souri
à toutes les duretés que vous me dites depuis ce matin. Tenez, j'aime
mieux aussi ne pas vous connaître davantage. Si vous voulez garder votre
fluide magnétique, laissez-moi croire que vous avez dans le coeur des
trésors de passion et de tendresse, dont notre paisible amitié n'est que
l'ombre.
--Et si vous le croyiez, vous m'aimeriez, Sabina! Il est donc certain
pour moi que vous ne le croyez pas.
--Je puis vous en dire autant. Faut-il en conclure que si nous sommes
seulement amis, c'est parce que nous n'avons pas grande opinion l'un de
l'autre?
«Elle est piquée, pensa Léonce, et voilà que nous sommes au moment de
nous haïr ou de nous aimer.»
--M'est avis, dit le curé en fermant son bréviaire, que nous voici bien
assez loin, et que nous pourrions, s'il plaisait à Vos Seigneuries,
mettre quelque chose sous la dent.
--D'autant plus, dit Léonce, que voici à deux pas, au-dessus de nous, un
plateau de rochers avec de l'ombre, et d'où l'on doit découvrir une vue
admirable.
--Quoi, là-haut? s'écria le curé qui était un peu chargé d'embonpoint;
vous voulez grimper jusqu'à la Roche-Verte? Nous serions bien plus à
l'aise dans ce bosquet de sapins, au bord de la route.
--Mais nous n'aurions pas de vue! dit lady G... en passant son bras d'un
air folâtre sous celui du vieux prêtre, et peut-on se passer de la vue
des montagnes?
--Fort bien quand on mange, répondit le curé, qui, pourtant, se laissa
entraîner.
Le jockey conduisit la voiture à l'ombre, dans le bosquet, et bientôt de
nombreux serviteurs se présentèrent pour l'aider à chasser les mouches
et à faire manger ses chevaux. C'étaient les petits pâtres, épars sur
tous les points de la montagne, qui, en un clin d'oeil, se rassemblèrent
autour de nos promeneurs, comme une volée d'oiseaux curieux et affamés.
L'un prit les coussins du char-à-bancs pour faire asseoir les convives
sur le rocher, l'autre se chargea du transport des pâtés de gibier, un
troisième de celui des vins; chacun voulait porter ou casser quelque
chose. Le déjeuner champêtre fut bientôt installé sur la Roche-Verte,
et, en voyant qu'il était splendide et succulent, le curé s'essuya
le front et laissa échapper un soupir de jubilation de sa poitrine
haletante. On fit la part des petits pages déguenillés, celle des
serviteurs aussi, car on avait de quoi satisfaire tout le monde. Léonce
n'avait pas fait les choses à demi; on eût dit qu'il avait prévu à quel
estomac de prêtre il aurait affaire. Sabina redevint très-enjouée, et
avoua que, pour la première fois depuis longtemps, elle avait beaucoup
d'appétit. Léonce ayant servi tout le monde, commençait à manger à
son tour, lorsque les enfants, assis en groupe à quelque distance, se
prirent à s'agiter, à bondir et à crier en faisant de grands mouvements
avec leurs bras, comme pour appeler quelqu'un du fond du ravin: «La
fille aux oiseaux! la fille aux oiseaux!»
[Illustration: Léonce courut au-devant du curé.]
III.
ENLEVONS HERMIONE.
--Taisez-vous, sotte engeance, dit le curé: n'attirez point cette folle
par ici; nous n'avons que faire de ses jongleries.
Mais les enfants ne l'entendaient point et continuaient à appeler et à
faire des gestes. Sabina, se penchant alors sur le bord du rocher, vit
un spectacle fort extraordinaire. Une jeune montagnarde grimpait la
pente escarpée qui conduisait à la Roche-Verte, et cette enfant marchait
littéralement dans une nuée d'oiseaux qui voltigeaient autour d'elle,
les uns béquetant sa chevelure, d'autres se posant sur ses épaules,
d'autres, tout jeunes, sautillant et se traînant à ses pieds, dans le
sable. Tous semblaient se disputer le plaisir de la toucher ou le
profit de l'implorer, et remplissaient l'air de leurs cris de joie
et d'impatience. Quand la jeune fille fut plus près et qu'on put la
distinguer à travers son cortège tourbillonnant, Léonce et Sabina
reconnurent la blonde aux joues vermeilles et aux cheveux d'or pâle
qu'ils avaient vue dans l'église une heure auparavant.
[Illustration: A l'instant même de tous les buissons d'alentour.]
Alors le curé se pencha aussi vers le ravin, et, par ses gestes, lui
prescrivit de s'éloigner.
La grosse figure et l'habit noir du prêtre firent sur elle l'effet de
la tête de Méduse. Elle s'arrêta immobile, et les oiseaux, effarouchés,
s'envolèrent sur les arbres qui bordaient le sentier.
Cependant les instances de lady G... et la vue de son verre rempli d'un
excellent vin de Grèce qu'on venait d'entamer calmèrent l'ire du saint
homme, et il consentit à crier à la fille aux oiseaux:
--Allons, venez faire vos pasquinades devant Leurs Seigneuries,
bohémienne que vous êtes!
La jeune fille tenait dans sa main une poignée de grains qu'elle jeta
derrière elle le plus loin qu'elle put, et si adroitement, qu'elle
sembla seulement faire un geste impératif aux oisillons qui
recommençaient à la poursuivre. Ils s'abattirent tous dans le fourré
qu'elle feignait de leur désigner, et, occupés qu'ils étaient à chercher
leurs petites graines, ils eurent l'air de se tenir tranquilles à son
commandement. Les autres enfants n'étaient pas dupes de ce petit manège,
mais Sabina eut tout le plaisir d'y être trompée.
--Eh bien, la voilà donc, cette pécheresse endurcie, dit Léonce, en
tendant la main à la montagnarde pour l'aider à atteindre le plateau,
qui était fort escarpé de ce côté-là. Mais elle le gravit d'un bond
pareil à celui d'un jeune chamois, et, portant les deux mains à son
front, elle demanda la permission de _travailler_.
--Faites voir, faites vite voir, fainéante, dit le curé, ce qu'il vous
plaît d'appeler votre _travail_.
Alors elle s'approcha des enfants et les pria de bien tenir leurs chiens
et ne pas bouger; puis elle ôta un petit mantelet de laine qui couvrait
ses épaules, et, grimpant sur une roche voisine encore plus élevée que
la Roche-Verte, elle fit tournoyer en l'air cette étoffe rouge comme un
drapeau au-dessus de sa tête. A l'instant même, de tous les buissons
d'alentour, vint se précipiter sur elle une foule d'oiseaux de diverses
espèces, moineaux, fauvettes, linottes, bouvreuils, merles, ramiers,
et même quelques hirondelles à la queue fourchue et aux larges ailes
noires. Elle joua quelques instants avec eux, les repoussant, faisant
des gestes, et agitant son mantelet comme pour les effrayer, attrapant
au vol quelques-uns, et les rejetant dans l'espace sans réussir à les
dégoûter de leur amoureuse poursuite. Puis, quand elle eut bien montré à
quel point elle était souveraine absolue et adorée de ce peuple libre,
elle se couvrit la tête de son manteau, se coucha par terre, et feignit
de s'endormir. Alors on vit tous ces volatiles se poser sur elle, se
blottir à l'envi dans les plis de ses vêtements, et paraître magnétisés
par son sommeil. Enfin, quand elle se releva, elle réitéra son
stratagème, et les envoya, à l'aide d'une nouvelle pâture, s'abattre sur
des bruyères, où ils disparurent et cessèrent leur babil.
Il y eut quelque chose de si gracieux et de si poétique dans toute
sa pantomime, et son pouvoir sur les habitants de l'air semblait si
merveilleux, que cette petite scène causa un plaisir extrême aux
voyageurs. La négresse n'hésita pas à croire qu'elle assistait à un
enchantement, et le curé lui-même ne put s'empêcher de sourire à la
gentillesse des _élèves_, pour se dispenser d'applaudir leur éducatrice.
--Voilà vraiment une petite fée, dit Sabina en l'attirant auprès d'elle,
et je vous déclare, Léonce, que je suis réconciliée avec ses cils
d'ambre. _Mignon_ lui avait fait tort dans mon imagination. Je l'aurais
voulue brune et jouant de la guitare; mais j'accepte maintenant cette
_Mignon_ rustique et blonde, et j'aime autant sa scène de magie avec
les oiseaux que la _danse des oeufs_. Dis-moi d'abord, ma chère enfant,
comment tu t'appelles?
--Je m'appelle Madeleine Mélèze, dite l'oiselière ou la fille aux
oiseaux, pour servir Votre Altesse.
--Voilà de jolis noms, et cela te complète. Assieds-toi là près de moi,
et déjeune avec nous; pourvu, toutefois, que ton peuple d'oiseaux ne
vienne pas, comme une plaie d'Égypte, dévorer notre festin.
--Oh! ne craignez rien, Madame, _mes enfants_ n'approchent pas de moi
quand il y a d'autres personnes trop près.
--En ce cas, si tu veux conserver ton sot métier, ton gagne-pain, dit le
curé d'un ton grondeur, je te conseille de ne pas te laisser accompagner
si souvent dans tes promenades par certains vagabonds de rencontre; car
bientôt, à force d'être tenus en respect par la présence de ces oiseaux
de passage, les oiseaux du pays ne te connaîtront plus, Madeleine.
--Mais, monsieur le curé, on vous a trompé, assurément, répondit
l'oiselière, je n'ai encore eu qu'un seul compagnon de promenade, et il
n'y a pas si longtemps que cela dure; nous sommes toujours tous deux
seuls; ceux qui vous ont dit le contraire ont menti.
Le sérieux dont elle accompagna cette réponse mit Léonce en gaieté et le
curé en colère.
--Voyez un peu la belle réponse! dit-il, et si l'on peut rien trouver de
plus effronté que cette petite fille!
L'oiselière leva sur le pasteur courroucé ses yeux bleus comme des
saphirs et resta muette d'étonnement.
--Il me semble que vous vous trompez beaucoup sur le compte de cette
enfant, dit Sabina au curé: sa surprise et sa hardiesse sont l'effet
d'une candeur que vous troublerez par vos mauvaises pensées;
permettez-moi de vous le dire, monsieur le curé, vous faites, par bonne
intention sans doute, tout votre possible pour lui donner l'idée du mal
qu'elle n'a pas.
--Est-ce vous qui parlez ainsi, Madame? répondit à demi-voix le curé;
vous qui, par prudence et vertu, ne vouliez pas rester en tête-à-tête
avec ce noble seigneur, malgré ses bons sentiments et le voisinage de
vos domestiques?
Sabina regarda le curé avec étonnement, et ensuite Léonce d'un air de
reproche et de dérision: puis elle ajouta avec un noble abandon de
coeur:
--Si vous jugez ainsi le motif qui nous a fait rechercher votre société,
monsieur le curé, vous devez y trouver la confirmation de ce que je
pense de cette enfant: c'est que ses pensées sont plus pures que les
nôtres.
--Pures tant que vous voudrez, Madame! reprit le curé, que, dans sa
regardait attentivement la voiture, vous n'êtes point seul; vous avez
avec vous deux autres personnes.
--Ce sont nos domestiques, qu'un sentiment instinctif des convenances
nous a engagé à emmener.
--Eh bien, alors, je ne vois pas ce que vous pouvez craindre des
méchantes langues. On ne fait point le mal devant des serviteurs.
--La présence des domestiques ne compte pas dans l'esprit des gens du
monde.
--C'est par trop de mépris des gens qui sont nos frères.
--Vous parlez dignement, monsieur le curé, et je suis de votre opinion.
Mais vous conviendrez que, placés comme les voilà sur le siège de la
voiture, on pourrait supposer que je tiens à cette dame des discours
trop tendres, que je peux lui prendre et lui baiser la main à la
dérobée.
Le curé fit un geste d'effroi, mais c'était pour la forme; son visage
ne trahit aucune émotion. Il avait passé l'âge où de brûlantes pensées
tourmentent le prêtre. Ou bien possible est qu'il ne se fût pas abstenu
toujours au point de haïr la vie et de condamner le bonheur. Léonce se
divertit à voir combien ses prétendus scrupules lui semblaient puérils.
--Si ce n'est que cela, repartit le bonhomme, vous pouvez placer _la
noire_ dans la voiture entre vous deux. Sa présence mettra en fuite le
démon de la médisance.
--Ce n'est guère l'usage, dit le jeune homme embarrassé de la judiciaire
du vieux prêtre. Cela semblerait affecté. Le danger est donc bien grand,
penseraient les méchants, puisqu'ils sont forcés de mettre entre eux une
vilaine négresse? Au lieu que la présence d'un prêtre sanctifie tout.
Un digne pasteur comme vous est l'ami naturel de tous les fidèles, et
chacun doit comprendre que l'on recherche sa société.
--Vous êtes fort aimable, mon cher Monsieur, et je ne demanderais qu'à
vous obliger, répondit le curé, flatté et séduit peu à peu; mais je n'ai
pas encore dit ma messe, et voici le premier coup qui sonne. Donnez-moi
vingt minutes... ou plutôt venez entendre la messe. Ce n'est pas
obligatoire dans la semaine, mais cela ne peut jamais faire de mal;
après cela vous me permettrez de déjeuner, et nous irons ensuite faire
un tour de promenade ensemble si vous le désirez.
--Nous entendrons la messe, répondit Léonce; mais aussitôt après, nous
vous emmènerons déjeuner avec nous dans la campagne.
--Vous y déjeunerez fort mal, observa vivement le curé, à qui cette idée
parut plus sérieuse que tout ce qui avait précédé. On ne trouve rien qui
vaille dans ce pays aussi pauvre que pittoresque.
--Nous avons d'excellent vin et des vivres assez recherchés dans la
caisse de la voiture, reprit Léonce. Nous avions donné rendez-vous à
plusieurs personnes pour aller manger sur l'herbe, et chacun de nous
devait porter une part du festin. Mais comme toutes ont manqué de
parole, excepté moi, il se trouve que je suis assez bien pourvu pour le
petit nombre de convives que nous sommes.
--A la bonne heure, dit le curé, tout à fait décidé. Je vois que vous
aviez une jolie partie en train, et que sans moi elle serait troublée
par l'embarras de ce dangereux tête-à-tête. Je ne veux pas vous la faire
manquer, j'irai avec vous, pourvu que ce ne soit pas trop loin; car je
ne manque pas d'affaires ici. Il plaît à l'un de naître, à l'autre
de mourir, et c'est tous les jours à recommencer. Allons, avertissez
_votre_ dame; je cours à mon église.
--Eh bien, donc, dit Sabina, qui, en attendant le retour de Léonce,
avait pris un livre dans la poche de la voiture et feuilletait
_Wilhelm-Meister_; j'ai cru que vous m'aviez oubliée, et je m'en
consolais avec cet adorable conte.
--Je l'avais apporté pour vous, dit Léonce; je savais que vous ne le
connaissiez pas encore, et que c'était la lecture qu'il vous fallait
pour le moment.
--Vous avez des attentions charmantes. Mais que faisons-nous?
--Nous allons à la messe.
--L'étrange idée! Est-ce en me faisant faire mon salut que vous comptez
me divertir?
--Il vous est interdit de scruter mes pensées et de deviner mes
intentions. Du moment où je ne porterais plus votre inconnu dans
mon cerveau, vous ne me laisseriez rien achever de ce que j'aurais
entrepris.
--C'est vrai. Allons donc à la messe; mais que vouliez-vous faire de ce
curé?
--Eh quoi, toujours des questions, quand vous savez que l'oracle doit
être muet?
--Vos bizarreries commencent à m'intéresser. Est-ce qu'il ne m'est pas
même permis de chercher à comprendre?
--Parfaitement, je ne risque point d'être deviné.
Le wurst traversa le hameau et s'arrêta devant l'église rustique. Elle
était ordinairement presque déserte aux messes de la semaine, mais
elle se remplit de femmes et d'enfants curieux dès que les deux nobles
voyageurs y furent entrés. Cependant le plus grand nombre retourna
bientôt sous le porche pour admirer les chevaux, toucher la voiture,
et surtout contempler la négresse, qui leur causait un étonnement mêlé
d'ironie et d'effroi.
Le sacristain vint placer Sabina et Léonce dans le banc d'honneur. L'air
des montagnes est si vif, que le curé avait déjà faim et ne traînait pas
sa messe en longueur.
Lady G... avait pris du bout des doigts un missel respectable parmi
d'autres bouquins de dévotion épars sur le prie-Dieu. Elle paraissait
fort recueillie; mais Léonce s'aperçut bientôt qu'elle tenait toujours
_Wilhelm-Meister_ sous son châle, qu'elle le glissait peu à peu sur le
missel ouvert devant elle, et enfin qu'elle le lisait avidement pendant
le _confiteor_.
Lui, s'agenouilla près d'elle à l'élévation, et lui dit bien bas:--Je
gage que ce pasteur naïf et ces bonnes gens qui vous regardent sont
édifiés de votre piété, Sabina! Mais moi, je me dis que vous respectez
les apparences d'une religion à laquelle vous ne croyez plus.
Elle ne lui répondit qu'en lui montrant du doigt le mot _pédant_ qui se
retrouve en plusieurs endroits de _Wilhelm-Meister_, à propos d'un des
personnages de la troupe vagabonde.
--Vous savez bien que je ne suis pas dévote, lui dit-elle après la
messe, en parcourant avec lui la nef bordée de petites chapelles; j'ai
la religion de mon temps.
--C'est-à-dire que vous n'en avez pas?
--Je crois qu'au contraire aucune époque n'a été plus religieuse, en ce
sens que les esprits élevés luttent contre le passé, et aspirent vers
l'avenir. Mais le présent ne peut s'abriter sous aucun temple. Pourquoi
m'avez-vous fait entrer dans celui-ci?
--N'allez-vous pas à la messe le dimanche?
--C'est une affaire de convenance, et pour ne pas jouer le rôle d'esprit
fort. Le dimanche est d'obligation religieuse, par conséquent d'usage
mondain.
--Hélas! vous êtes hypocrite.
--De religion? Non pas. Je ne cache à personne que j'obéis à une
coutume.
--Vous vous êtes fait un dieu de ce monde profane, et vous le trouvez
plus facile à servir.
--Léonce, seriez-vous dévot? dit-elle en le regardant.
--Je suis artiste, répondit-il; je sens partout la présence de Dieu,
même devant ces grossières images du moyen âge, qui font ressembler le
lieu où nous sommes à quelque pagode barbare.
--Vous êtes plus impie que moi: ces fétiches affreux, ces _ex-voto_
cyniques me font peur.
--Je vois, le passé est votre effroi; il vous gâte le présent. Que ne
comprenez-vous l'avenir? Vous seriez dans l'idéal.
--Tenez, artiste, regardez! lui dit Sabina en attirant son attention
sur une figure agenouillée sur le pavé, dans la profondeur sombre d'une
chapelle funéraire.
C'était une jeune fille, presque un enfant, pauvrement vêtue, quoique
avec propreté. Elle n'était pas jolie, mais sa figure avait une
expression saisissante, et son attitude une noblesse singulière. Un
rayon de soleil, égaré dans cette cave humide où elle priait, tombait
sur sa nuque rosée et sur une magnifique tresse de cheveux d'un blond
pâle, presque blanchâtre, roulée et serrée autour d'un petit béguin de
velours rouge brodé d'or fané, et garni de dentelle noire, à la mode du
pays. Elle était haute en couleur, malgré le ton fade de sa chevelure.
Le bleu tranché de ses yeux paraissait plus brillant sous ses longs cils
d'or mat tirant sur l'argent. Son profil trop court avait des courbes
d'une finesse et d'une énergie extraordinaires.
--Allons, Léonce, ne vous oubliez pas trop à la regarder, dit Sabina à
son compagnon, qui était comme pétrifié devant la villageoise, c'est
de moi seule qu'il faut être occupé aujourd'hui; si vous avez une
distraction, je suis perdue, je m'ennuie.
--Je ne pense qu'à vous en la regardant. Regardez-la aussi. Il faut que
vous compreniez cela.
--Cela? c'est la foi aveugle et stupide, c'est le passé qui vit encore,
c'est le peuple. C'est curieux pour l'artiste, mais moi je suis poëte,
et il me faut plus que l'étrange, il me faut le beau... Cette petite est
laide.
--C'est que vous n'y comprenez rien. Elle est belle selon le type rare
auquel elle appartient.
--Type d'Albinos.
--Non! c'est la couleur de Rubens, avec l'expression austère des vierges
du Bas-Empire. Et l'attitude?
--Est raide comme le dessin des maîtres primitifs. Vous aimez cela?
--Cela a sa grâce, parce que c'est naïf et imprévu. La Madeleine de
Canova pose, les vierges de la Renaissance savent qu'elles sont belles;
les modèles primitifs sont tout d'un jet, tout d'une pièce, on pourrait
dire tout d'une venue, comme la pensée qui les fit éclore.
--Et qui les pétrifia... Tenez, elle a fini sa prière; parlez-lui, vous
verrez qu'elle est bête malgré l'expression de ses traits.
--Mon enfant, dit Léonce à la jeune fille, vous paraissez très-pieuse. Y
a-t-il quelque dévotion particulière attachée à cette chapelle?
--Non, Monseigneur, répondit la jeune fille en faisant la révérence;
mais je me cache ici pour prier, afin que M. le curé ne me voie point.
--Et que craignez-vous des regards de M. le curé? demanda lady G...
--Je crains qu'il ne me chasse, reprit la montagnarde; il ne veut plus
que je rentre dans l'église, sous prétexte que je suis en état de péché
mortel.
Elle fit cette réponse avec tant d'aplomb et d'un air à la fois si
ingénu et si décidé, que Sabina ne put s'empêcher de rire.
--Est-ce que cela est vrai? lui demanda-t-elle.
--Je crois que M. le curé se trompe, répondit la jeune fille, et que
Dieu voit plus clair que lui dans mon coeur.
Là-dessus elle fit une nouvelle révérence et s'éloigna rapidement, car
le curé, qui avait fini de se dépouiller de ses habits sacerdotaux,
paraissait au fond de la nef.
Interrogé par nos deux voyageurs, le curé jeta un regard sur la
pécheresse qui fuyait, haussa les épaules, et dit d'un ton courroucé:
--Ne faites pas attention à cette vagabonde, c'est une âme perdue.
--Cela est fort étrange, dit Sabina; sa figure n'annonce rien de
semblable.
--Maintenant, dit le curé, je suis aux ordres de Vos Seigneuries.
On remonta en voiture, et après quelques mots de conversation générale,
le curé demanda la permission de lire son bréviaire, et bientôt il fut
si absorbé par cette dévotion, que Léonce et Sabina se retrouvèrent
comme en tête-à-tête. Par égard pour le bonhomme, qui ne paraissait pas
entendre l'anglais, ils causèrent dans cette langue afin de ne lui point
donner de distractions.
--Ce prêtre intolérant, esclave de ses patenôtres, ne nous promet pas
grand plaisir, dit Sabina. Je crois que vous l'avez recruté pour me
punir d'avoir pris un peu d'humeur de la rencontre de la marquise.
--J'ai peut-être eu un motif plus sérieux, répondit Léonce. Vous ne le
devinez pas?
--Nullement.
--Je veux bien vous le dire; mais c'est à condition que vous l'écouterez
très-sérieusement.
--Vous m'inquiétez!
--C'est déjà quelque chose. Sachez donc que j'ai mis ce tiers entre nous
pour me préserver moi-même.
--Et de quoi, s'il vous plaît?
--Du danger caché au fond de toutes les conversations qui roulent sur
l'amour entre jeunes gens.
--Parlez pour vous, Léonce; je ne me suis pas aperçue de ce danger. Vous
m'aviez promis de ne pas laisser l'ennui approcher de moi; je comptais
sur votre parole, j'étais tranquille.
--Vous raillez? C'est trop facile. Vous m'aviez promis plus de gravité.
--Allons, je suis très-grave, grave comme ce curé. Que vouliez-vous
dire?
--Que, seul avec vous, j'aurais pu me sentir ému et perdre ce calme
d'où dépend ma puissance sur vous aujourd'hui. Je fais ici l'office de
magnétiseur pour endormir votre irritation habituelle. Or, vous savez
que la première condition de la puissance magnétique c'est un flegme
absolu, c'est une tension de la volonté vers l'idée de domination
immatérielle; c'est l'absence de toute émotion étrangère au phénomène de
l'influence mystérieuse. Je pouvais me laisser troubler, et arriver à
être dominé par votre regard, par le son de votre voix, par votre fluide
magnétique, en un mot, et alors les rôles eussent été intervertis.
--Est-ce que c'est une déclaration, Léonce? dit Sabina avec une hauteur
ironique.
--Non, Madame; c'est tout le contraire, répondit-il tranquillement.
--Une impertinence, peut-être?
--Nullement. Je suis votre ami depuis longtemps, et un ami sérieux, vous
le savez bien, quoique vous soyez une femme étrange et parfois injuste.
Nous nous sommes connus enfants: notre affection fut toujours loyale et
douce. Vous l'avez cultivée avec franchise, moi avec dévouement. Peu
d'hommes sont autant mes amis que vous, et je ne recherche la société
d'aucun d'eux avec autant d'attrait que la vôtre. Cependant vous me
causez quelquefois une sorte de souffrance indéfinissable. Ce n'est pas
le moment d'en rechercher la cause; c'est un problème intérieur que je
n'ai pas encore cherché à résoudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que
je ne suis pas amoureux de vous et que je ne l'ai jamais été. Sans
entrer dans des explications qui auraient peut-être quelque chose de
trop libre après cette déclaration, je pense que vous comprenez pourquoi
je ne veux pas être ému auprès d'une femme aussi belle que vous, et
pourquoi la figure paisible et rebondie qui est là m'était nécessaire
pour m'empêcher de vous trop regarder.
--En voilà bien assez, Léonce, répondit Sabina, qui affectait d'arranger
ses manchettes afin de baisser la tête et de cacher la rougeur qui
brûlait ses joues. C'en est même trop. Il y a quelque chose de blessant
pour moi dans vos pensées.
--Je vous défie de me le prouver.
--Je ne l'essaierai pas. Votre conscience doit vous le dire.
--Nullement. Je ne puis vous donner une plus grande preuve de respect
que de chasser l'amour de mes pensées.
--L'amour! Il est bien loin de votre coeur! Ce que vous croyez devoir
craindre me flatte peu; je ne suis pas une vieille coquette pour m'en
enorgueillir.
--Et pourtant, si c'était l'amour, l'amour du coeur comme vous
l'entendez, vous seriez plus irritée encore.
--Affligée peut-être, parce que je n'y pourrais pas répondre, mais
irritée beaucoup moins que je ne le suis par l'aveu de votre souffrance
_indéfinissable_.
--Soyez franche, mon amie; vous ne seriez même pas affligée; vous
ririez, et ce serait tout.
--Vous m'accusez de coquetterie? vous n'en avez pas le droit: qu'en
savez-vous, puisque vous ne m'avez jamais aimée, et que vous ne m'avez
jamais vue aimer personne?
--Écoutez, Sabina, il est certain que je n'ai jamais essayé de vous
plaire. Tant d'autres ont échoué! Sais-je seulement si quelqu'un a
jamais réussi à se faire aimer de vous? Vous me l'avez pourtant dit une
fois, dans un jour d'expansion et de tristesse; mais j'ignore si vous ne
vous êtes pas vantée par exaltation. Si je vous avais laissé voir que je
suis capable d'aimer ardemment, peut-être eussiez-vous reconnu que je
méritais mieux que votre amitié. Mais, pour vous le faire comprendre, il
eût fallu ou vous aimer ainsi, ce que je nie, ou feindre, et m'enivrer
de mes propres affirmations. Cela eût été indigne de la noblesse de mon
attachement pour vous, et je ne sais pas descendre à de telles ruses:
ou bien encore, il eût fallu vous raconter les secrets de ma vie, vous
peindre mon vrai caractère, me vanter en un mot. Fi! et n'être pas
compris, être raillé!... Juste punition de la vanité puérile! Loin de
moi une telle honte!
--De quoi vous justifiez-vous donc, Léonce? Est-ce que je me plains de
n'avoir que votre amitié? est-ce que j'ai jamais désiré autre chose?
--Non, mais de ce que je m'observe si scrupuleusement, vous pourriez
conclure que je suis une brute, si vous ne me deviniez pas.
--A quoi bon vous observer tant, puisqu'il n'y a rien à craindre?
L'amour est spontané. Il surprend et envahit, il ne raisonne point, il
n'a pas besoin de s'interroger, ni de s'entourer de prévisions, de plans
d'attaque et de projets de retraite; il se trahit, et c'est alors qu'il
s'impose.
«Voilà une bonne leçon, pensa Léonce, et c'est elle qui me la donne!»
Il sentit qu'il avait besoin d'étouffer son dépit, et, prenant la main
de lady G..., il lui dit en la serrant d'un air affectueux et calme:
--Vous voyez donc bien, chère Sabina, qu'il ne peut y avoir d'amour
entre nous; nous n'avons dans le coeur rien de neuf et de mystérieux
l'un pour l'autre; nous nous connaissons trop, nous sommes comme frère
et soeur.
--Vous dites un mensonge et un blasphème, répondit la fière lady en
retirant sa main. Les frères et les soeurs ne se connaissent jamais,
puisque les points les plus vivants et les plus profonds de leurs âmes
ne sont jamais en contact. Ne dites pas que nous nous connaissons trop,
vous et moi; je prétends, au contraire, n'être nullement connue de vous,
et ne l'être jamais. Voilà pourquoi, au lieu de me fâcher, j'ai souri
à toutes les duretés que vous me dites depuis ce matin. Tenez, j'aime
mieux aussi ne pas vous connaître davantage. Si vous voulez garder votre
fluide magnétique, laissez-moi croire que vous avez dans le coeur des
trésors de passion et de tendresse, dont notre paisible amitié n'est que
l'ombre.
--Et si vous le croyiez, vous m'aimeriez, Sabina! Il est donc certain
pour moi que vous ne le croyez pas.
--Je puis vous en dire autant. Faut-il en conclure que si nous sommes
seulement amis, c'est parce que nous n'avons pas grande opinion l'un de
l'autre?
«Elle est piquée, pensa Léonce, et voilà que nous sommes au moment de
nous haïr ou de nous aimer.»
--M'est avis, dit le curé en fermant son bréviaire, que nous voici bien
assez loin, et que nous pourrions, s'il plaisait à Vos Seigneuries,
mettre quelque chose sous la dent.
--D'autant plus, dit Léonce, que voici à deux pas, au-dessus de nous, un
plateau de rochers avec de l'ombre, et d'où l'on doit découvrir une vue
admirable.
--Quoi, là-haut? s'écria le curé qui était un peu chargé d'embonpoint;
vous voulez grimper jusqu'à la Roche-Verte? Nous serions bien plus à
l'aise dans ce bosquet de sapins, au bord de la route.
--Mais nous n'aurions pas de vue! dit lady G... en passant son bras d'un
air folâtre sous celui du vieux prêtre, et peut-on se passer de la vue
des montagnes?
--Fort bien quand on mange, répondit le curé, qui, pourtant, se laissa
entraîner.
Le jockey conduisit la voiture à l'ombre, dans le bosquet, et bientôt de
nombreux serviteurs se présentèrent pour l'aider à chasser les mouches
et à faire manger ses chevaux. C'étaient les petits pâtres, épars sur
tous les points de la montagne, qui, en un clin d'oeil, se rassemblèrent
autour de nos promeneurs, comme une volée d'oiseaux curieux et affamés.
L'un prit les coussins du char-à-bancs pour faire asseoir les convives
sur le rocher, l'autre se chargea du transport des pâtés de gibier, un
troisième de celui des vins; chacun voulait porter ou casser quelque
chose. Le déjeuner champêtre fut bientôt installé sur la Roche-Verte,
et, en voyant qu'il était splendide et succulent, le curé s'essuya
le front et laissa échapper un soupir de jubilation de sa poitrine
haletante. On fit la part des petits pages déguenillés, celle des
serviteurs aussi, car on avait de quoi satisfaire tout le monde. Léonce
n'avait pas fait les choses à demi; on eût dit qu'il avait prévu à quel
estomac de prêtre il aurait affaire. Sabina redevint très-enjouée, et
avoua que, pour la première fois depuis longtemps, elle avait beaucoup
d'appétit. Léonce ayant servi tout le monde, commençait à manger à
son tour, lorsque les enfants, assis en groupe à quelque distance, se
prirent à s'agiter, à bondir et à crier en faisant de grands mouvements
avec leurs bras, comme pour appeler quelqu'un du fond du ravin: «La
fille aux oiseaux! la fille aux oiseaux!»
[Illustration: Léonce courut au-devant du curé.]
III.
ENLEVONS HERMIONE.
--Taisez-vous, sotte engeance, dit le curé: n'attirez point cette folle
par ici; nous n'avons que faire de ses jongleries.
Mais les enfants ne l'entendaient point et continuaient à appeler et à
faire des gestes. Sabina, se penchant alors sur le bord du rocher, vit
un spectacle fort extraordinaire. Une jeune montagnarde grimpait la
pente escarpée qui conduisait à la Roche-Verte, et cette enfant marchait
littéralement dans une nuée d'oiseaux qui voltigeaient autour d'elle,
les uns béquetant sa chevelure, d'autres se posant sur ses épaules,
d'autres, tout jeunes, sautillant et se traînant à ses pieds, dans le
sable. Tous semblaient se disputer le plaisir de la toucher ou le
profit de l'implorer, et remplissaient l'air de leurs cris de joie
et d'impatience. Quand la jeune fille fut plus près et qu'on put la
distinguer à travers son cortège tourbillonnant, Léonce et Sabina
reconnurent la blonde aux joues vermeilles et aux cheveux d'or pâle
qu'ils avaient vue dans l'église une heure auparavant.
[Illustration: A l'instant même de tous les buissons d'alentour.]
Alors le curé se pencha aussi vers le ravin, et, par ses gestes, lui
prescrivit de s'éloigner.
La grosse figure et l'habit noir du prêtre firent sur elle l'effet de
la tête de Méduse. Elle s'arrêta immobile, et les oiseaux, effarouchés,
s'envolèrent sur les arbres qui bordaient le sentier.
Cependant les instances de lady G... et la vue de son verre rempli d'un
excellent vin de Grèce qu'on venait d'entamer calmèrent l'ire du saint
homme, et il consentit à crier à la fille aux oiseaux:
--Allons, venez faire vos pasquinades devant Leurs Seigneuries,
bohémienne que vous êtes!
La jeune fille tenait dans sa main une poignée de grains qu'elle jeta
derrière elle le plus loin qu'elle put, et si adroitement, qu'elle
sembla seulement faire un geste impératif aux oisillons qui
recommençaient à la poursuivre. Ils s'abattirent tous dans le fourré
qu'elle feignait de leur désigner, et, occupés qu'ils étaient à chercher
leurs petites graines, ils eurent l'air de se tenir tranquilles à son
commandement. Les autres enfants n'étaient pas dupes de ce petit manège,
mais Sabina eut tout le plaisir d'y être trompée.
--Eh bien, la voilà donc, cette pécheresse endurcie, dit Léonce, en
tendant la main à la montagnarde pour l'aider à atteindre le plateau,
qui était fort escarpé de ce côté-là. Mais elle le gravit d'un bond
pareil à celui d'un jeune chamois, et, portant les deux mains à son
front, elle demanda la permission de _travailler_.
--Faites voir, faites vite voir, fainéante, dit le curé, ce qu'il vous
plaît d'appeler votre _travail_.
Alors elle s'approcha des enfants et les pria de bien tenir leurs chiens
et ne pas bouger; puis elle ôta un petit mantelet de laine qui couvrait
ses épaules, et, grimpant sur une roche voisine encore plus élevée que
la Roche-Verte, elle fit tournoyer en l'air cette étoffe rouge comme un
drapeau au-dessus de sa tête. A l'instant même, de tous les buissons
d'alentour, vint se précipiter sur elle une foule d'oiseaux de diverses
espèces, moineaux, fauvettes, linottes, bouvreuils, merles, ramiers,
et même quelques hirondelles à la queue fourchue et aux larges ailes
noires. Elle joua quelques instants avec eux, les repoussant, faisant
des gestes, et agitant son mantelet comme pour les effrayer, attrapant
au vol quelques-uns, et les rejetant dans l'espace sans réussir à les
dégoûter de leur amoureuse poursuite. Puis, quand elle eut bien montré à
quel point elle était souveraine absolue et adorée de ce peuple libre,
elle se couvrit la tête de son manteau, se coucha par terre, et feignit
de s'endormir. Alors on vit tous ces volatiles se poser sur elle, se
blottir à l'envi dans les plis de ses vêtements, et paraître magnétisés
par son sommeil. Enfin, quand elle se releva, elle réitéra son
stratagème, et les envoya, à l'aide d'une nouvelle pâture, s'abattre sur
des bruyères, où ils disparurent et cessèrent leur babil.
Il y eut quelque chose de si gracieux et de si poétique dans toute
sa pantomime, et son pouvoir sur les habitants de l'air semblait si
merveilleux, que cette petite scène causa un plaisir extrême aux
voyageurs. La négresse n'hésita pas à croire qu'elle assistait à un
enchantement, et le curé lui-même ne put s'empêcher de sourire à la
gentillesse des _élèves_, pour se dispenser d'applaudir leur éducatrice.
--Voilà vraiment une petite fée, dit Sabina en l'attirant auprès d'elle,
et je vous déclare, Léonce, que je suis réconciliée avec ses cils
d'ambre. _Mignon_ lui avait fait tort dans mon imagination. Je l'aurais
voulue brune et jouant de la guitare; mais j'accepte maintenant cette
_Mignon_ rustique et blonde, et j'aime autant sa scène de magie avec
les oiseaux que la _danse des oeufs_. Dis-moi d'abord, ma chère enfant,
comment tu t'appelles?
--Je m'appelle Madeleine Mélèze, dite l'oiselière ou la fille aux
oiseaux, pour servir Votre Altesse.
--Voilà de jolis noms, et cela te complète. Assieds-toi là près de moi,
et déjeune avec nous; pourvu, toutefois, que ton peuple d'oiseaux ne
vienne pas, comme une plaie d'Égypte, dévorer notre festin.
--Oh! ne craignez rien, Madame, _mes enfants_ n'approchent pas de moi
quand il y a d'autres personnes trop près.
--En ce cas, si tu veux conserver ton sot métier, ton gagne-pain, dit le
curé d'un ton grondeur, je te conseille de ne pas te laisser accompagner
si souvent dans tes promenades par certains vagabonds de rencontre; car
bientôt, à force d'être tenus en respect par la présence de ces oiseaux
de passage, les oiseaux du pays ne te connaîtront plus, Madeleine.
--Mais, monsieur le curé, on vous a trompé, assurément, répondit
l'oiselière, je n'ai encore eu qu'un seul compagnon de promenade, et il
n'y a pas si longtemps que cela dure; nous sommes toujours tous deux
seuls; ceux qui vous ont dit le contraire ont menti.
Le sérieux dont elle accompagna cette réponse mit Léonce en gaieté et le
curé en colère.
--Voyez un peu la belle réponse! dit-il, et si l'on peut rien trouver de
plus effronté que cette petite fille!
L'oiselière leva sur le pasteur courroucé ses yeux bleus comme des
saphirs et resta muette d'étonnement.
--Il me semble que vous vous trompez beaucoup sur le compte de cette
enfant, dit Sabina au curé: sa surprise et sa hardiesse sont l'effet
d'une candeur que vous troublerez par vos mauvaises pensées;
permettez-moi de vous le dire, monsieur le curé, vous faites, par bonne
intention sans doute, tout votre possible pour lui donner l'idée du mal
qu'elle n'a pas.
--Est-ce vous qui parlez ainsi, Madame? répondit à demi-voix le curé;
vous qui, par prudence et vertu, ne vouliez pas rester en tête-à-tête
avec ce noble seigneur, malgré ses bons sentiments et le voisinage de
vos domestiques?
Sabina regarda le curé avec étonnement, et ensuite Léonce d'un air de
reproche et de dérision: puis elle ajouta avec un noble abandon de
coeur:
--Si vous jugez ainsi le motif qui nous a fait rechercher votre société,
monsieur le curé, vous devez y trouver la confirmation de ce que je
pense de cette enfant: c'est que ses pensées sont plus pures que les
nôtres.
--Pures tant que vous voudrez, Madame! reprit le curé, que, dans sa