Tamaris - 12
encore, vous ne l'aimeriez pas?
--C'est encore vrai! Alors ... vous croyez que le cœur ne se trompe pas?
--Un cœur comme le vôtre ne doit pas se tromper.
--Expliquez-moi cela. Je suis une femme très-ordinaire ... et je me
suis trompée une fois ... en amitié.
--En amitié conjugale?
--Oui, puisque vous le savez. Je n'aime pas à me plaindre; n'y revenons
pas. Expliquez-moi comment l'amour, qui est aveugle, à ce qu'on dit,
peut apporter la lumière dans un cœur qui la cherche.
--Vous faites la question et la réponse, chère madame. Si ce cœur-là
ne cherche réellement que la vérité, il la tient déjà, et l'amour y
entrera en pleine lumière.
--Comment peut-on chercher autre chose qu'un amour vrai?
--On le cherche rarement, parce qu'on l'éprouve rarement soi-même. On
prend si souvent pour de l'amour des instincts ou des passions qui sont
tout le contraire! Mais soyez certaine que, quand on aime avec l'unique
passion de rendre heureux l'être aimé, sans songer à soi-même, à ce
que les autres en penseront, au profit, plaisir ou gloire qui vous
en reviendra, on est dans la vérité. Voilà du moins ce que je pense.
Ayant, comme vous, passé ma vie sans connaître et sans pouvoir chercher
l'amour, je ne peux vous apporter le tribut de l'expérience.
--Alors nous sommes tous ici sans expérience, car le baron n'a jamais
aimé non plus. C'est peut-être Nama qui aime? Et quand j'y songe,
cette passion de chien fidèle qu'elle a pour la Florade, ce dévouement
aveugle, tranquille, soumis, qui n'est ni amour ni amitié....
--Prenez garde, c'est un instinct fanatique dans une intelligence sans
clarté, et ces engouements-là ne viennent pas sans motif dans les têtes
bien saines. Je ne veux pas dire que la Florade en soit indigne; mais
elle le connaît si peu et elle est si incapable de l'apprécier, qu'elle
eût pu en aimer tout autant un autre sans savoir pourquoi.
--Alors vous êtes persuadé qu'une tête saine peut se fier à son cœur?
--Quand le cœur est aussi sain que la tête, quand il a conscience de
sa dignité, de sa pureté et de sa force, peut-il donner place à des
fantômes et adorer au hasard une figure incertaine? Se laisse-t-il
troubler et surprendre? Ces grands magnétismes dont on parle ne
s'adressent-ils pas aux sens plus qu'à l'esprit? L'âme éprise d'un
type idéal peut-elle descendre aux agitations vulgaires et se laisser
envahir par des nuages grossiers? Je ne le crois pas, et voilà pourquoi
je vous dis, madame: Ne prenez conseil que de vous-même.
--Vous avez raison, docteur! répondit la marquise en me tendant la
main. Tout ce que vous me dites là est ce que je pense. Vous venez de
me donner une consultation, et vous reconnaissez que je ne suis pas
trop malade?
--Puissiez-vous ne pas l'être du tout!
--Vous en doutez donc?
--Et vous, madame?
--Ah! docteur, vous êtes trop curieux, répondit-elle avec un sourire
dont je fus ébloui. Attendez que je vous interroge une autre fois. Pour
aujourd'hui, en voilà assez: il faut que j'aille rejoindre Paul, qui
travaillerait trop ou trop peu. Je connais sa dose!
Cet entretien réveilla en moi le trouble inexprimable que j'avais tant
combattu. Le sourire, le dernier sourire, si clair, avec un regard si
beau, dont le fluide divin m'avait enveloppé de confiance ardente et de
reconnaissance passionnée;... mais c'était un regard et un sourire de
femme qui n'a pas aimé, qui n'aime peut-être pas, et qui ne sait pas
la portée de ses manifestations sympathiques. Qu'est-ce que le regard
et le sourire? Des choses infiniment mystérieuses qui échappent à la
volonté, et qui s'adressent quelquefois à l'un parce qu'on pense à
l'autre. Est-ce que toutes les paroles, toutes les questions et toutes
les réponses de la marquise ne pouvaient pas ou ne devaient pas se
résumer ainsi: «J'ai pensé malgré moi à la Florade, et je veux savoir
si je l'aime? Vous me prouvez que j'aurais tort de l'aimer si vite, et
je vais me méfier un peu plus de lui et de moi. Réussirai-je? Je vous
le dirai plus tard.»
--Oui, oui, pensais-je en descendant au hasard chez Pasquali, voilà
certainement comment il faut comprendre: c'est le vrai sens! Ah! pauvre
homme! tu te croyais fort! Tu ne sais ni guérir ni combattre.
Quand je fus au bas de l'escalier, je m'aperçus de ma distraction.
Je n'avais aucune envie de voir Pasquali, je redoutais au contraire
d'avoir à parler de ce qui me serrait la poitrine. Je passai outre
furtivement, sans regarder par la petite barrière qui fermait son
jardin du côté des degrés, et j'allais m'élancer sur le sentier de la
plage, lorsqu'une voix m'appela:
--Hé! par ici, le médecin!
Et, tournant la tête, je vis la Zinovèse, qui, n'ayant trouvé personne
chez Pasquali, s'était assise sur les marches de la maisonnette.
--Comment, c'est vous? lui dis-je. J'ai peine à vous reconnaître!
--Vous voyez, vous m'avez guérie! Eh! on n'est pas trop vilaine à
présent, qu'est-ce que vous en dites?
En effet, madame Estagel, encore un peu mince et pâle, avait recouvré
sa beauté, qui était peu ordinaire. Beauté n'est pas le mot qui
convient, si par là on entend une forme idéale animée d'une expression
sympathique. La Zinovèse n'était jolie que par la délicate régularité
de ses traits. Il n'y avait en elle ni charme, ni distinction réelle.
Ses yeux, ramenés à leur expression normale, ne parlaient qu'aux sens.
Ils offraient un mélange plus piquant qu'agréable de dédain et de
provocation.
Elle était fort bien mise à la mode de je ne sais quel pays méridional,
un costume de fantaisie peut-être, mais élégant, simple, sombre, et,
comme d'habitude, d'une propreté recherchée. Une grosse chaîne d'or
faisait huit ou dix fois le tour de son cou, et de longues boucles
d'oreilles de corail de Gênes se détachaient sur sa chemisette d'un
blanc de neige. Je ne me sentis pourtant pas porté à lui faire le
compliment qu'elle réclamait. Je me contentai de la questionner sur sa
santé et de lui demander si elle en devait réellement le retour à mes
ordonnances.
--Oui, répondit-elle, évidemment blessée de mon peu de galanterie;
je crois que je vous dois le mieux que j'ai eu tout de suite, et, à
présent, il y a autre chose. Je suis plus contente.
--Vous avez oublié....
--Rien du tout! personne! mais on m'a demandé grâce et pardon, c'est
tout ce que je voulais. Ne parlons plus de ça. Je suis venue ici pour
vous. Je vous apporte un présent.
--Je ne veux pas de présent.
--Alors vous méprisez le monde?
--Non, puisque j'ai été chez vous pour le plaisir de vous être utile.
--Gardez le plaisir, c'est bien; mais ne refusez pas ce que mon mari
vous envoie.
Et elle me montra un grand panier qui était près d'elle, et qui
contenait un très-beau poisson de mer.
--C'est moi qui l'ai pêché, reprit-elle, moi et l'_homme_ (le mari)!
Nous l'aurions mangé, car nous ne sommes pas marchands. Vous voyez que
ça ne nous coûte rien et ne nous prive guère. Si vous refusez, vous
ferez de la peine au brigadier.
--Alors j'accepte, et je vous remercie. Laissez cela ici, je l'enverrai
chercher.
--Non, nous allons le monter là-haut, à Tamaris, chez vous; je serai
contente de voir votre dame.
--Que diable croyez-vous là? Je ne demeure pas à Tamaris, moi, et je ne
suis pas marié.
--Ah! vous ne l'êtes pas encore; mais vous le serez bientôt!
--Je vous jure que je n'ai encore jamais pensé à cela, et que je ne
connais personne....
--Comment! s'écria la Zinovèse, dont les yeux reprirent pour un instant
leur ancienne contraction, vous n'êtes pas pour épouser la dame de
Tamaris, celle qui était avec vous et _un petit_ le jour où je vous ai
rencontrés à la chapelle de là-bas?
--Quel imbécile vous a fait une pareille histoire?
--Ce n'est pas un imbécile, c'est un menteur et un lâche!
Il ne fallait pas réfléchir longtemps pour conclure de tout ce qui
précède que la Florade avait revu la Zinovèse, qu'elle était de nouveau
éprise et jalouse, qu'elle surveillait ses démarches, que ses soupçons
s'étaient portés sur la marquise, et que, pour la tranquilliser, la
Florade lui avait fait croire que j'étais l'époux ou le fiancé de
celle-ci. Je me trouvai assez embarrassé, je devais ou compromettre la
marquise, ou exposer la Florade au ressentiment de sa maîtresse. Je
n'aurais pas hésité à sacrifier les plaisirs de l'amant de la Zinovèse
au respect dû à madame d'Elmeval; mais la vindicative créature pouvait
s'en prendre à la marquise elle-même, et je cherchai un moyen de la
rassurer.
--La dame de là-haut se marie, lui dis-je, mais ce n'est ni avec moi ni
avec celui que vous pensez.
--Pourquoi m'a-t-il menti?
--Je ne sais pas; peut-être s'est-il imaginé....
--Vous meniez aussi, vous; mais je saurai bien la vérité!
Et, poussant avec vigueur la mince barrière du jardin Pasquali, qui
céda sous son impulsion nerveuse, elle s'élança sur l'escalier avant
que j'eusse pu m'y opposer. Je l'y suivis à la hâte, mais j'avais déjà
eu le temps de me dire qu'il valait mieux la surveiller que de la
contraindre ouvertement. Elle était femme à s'exaspérer en se croyant
redoutable. Je la rejoignis en riant, et, comme elle n'avait pas songé
à se débarrasser de son grand panier, je le lui ôtai des mains et lui
offris mon bras, en lui disant qu'elle se fatiguait trop pour mon
service.
--C'est bien, c'est bien, répondit-elle, vous vous moquez de moi, ou
vous croyez m'empêcher de faire ce que je voudrai!
--Je n'aurai pas la moindre peine à vous faire tenir tranquille, ma
chère malade. Les médecins ne craignent pas les fous, et vous allez
voir comment je m'y prends pour arrêter l'accès!
Cette menace mystérieuse et vague dont je m'avisais pour la frapper de
terreur produisit son effet.
--Ne craignez rien, docteur, reprit-elle, je ne suis pas folle, et je
ne veux de mal à personne.
--Je l'espère bien: le mal serait pour vous! Mais pourquoi montez-vous
à Tamaris? C'est à la bastide Caire que je demeure.
--Je veux voir la dame! Laissez-moi la voir.
--Pourquoi?
--Je veux la remercier. C'est elle qui vous a dit de venir chez moi
pour me guérir, vous savez bien! C'est une femme bonne, on dit.
--Eh bien, venez la remercier, rien ne s'y oppose; mais ne dites rien
d'inconvenant, ou gare au médecin!
Je l'amenai sous la varande où madame d'Elmeval était assise, et
celle-ci s'écria en la voyant:
--Ah! bravo, docteur! voilà comment il faut guérir les gens! Je vous
fais aussi mon compliment, madame, vous voilà redevenue charmante. Vous
ne pleurez plus votre beauté, n'est-ce pas? et, ce qui vaut encore
mieux, vous ne souffrez plus? Asseyez-vous et reposez-vous. Est-ce que
vous êtes venue à pied?
La Zinovèse fut imperceptiblement émue, mais sensiblement intimidée
de l'accueil de celle qu'elle regardait comme sa rivale. J'en fus ému
agréablement pour ma part. On se rappelle que la marquise connaissait
l'histoire de la Florade avec cette femme, et je pouvais constater
que, sans aucune préparation ni effort, elle la recevait avec la
plus parfaite aménité. La Zinovèse s'assit au bout du banc. Madame
d'Elmeval fut un peu surprise de me voir me placer entre elles. Au bout
d'un instant, elle comprit ou devina que je n'étais pas absolument
tranquille.
--Et comme ça, dit la Zinovèse après avoir remercié la marquise aussi
poliment qu'il lui était possible, vous ne venez donc plus vous
promener du côté de chez moi? Vous allez sur mer plus souvent que sur
terre, n'est-ce pas?
--Non, pas très-souvent.
--Il y a des officiers de marine qui vous promènent dans les canots de
l'État pourtant?
--Une seule fois, répondit la marquise avec un sourire de douceur
railleuse.
--Ah! une fois?
--Vous trouvez que c'est trop?
--Une fois suffit pour se perdre ... en mer!
--Certaines gens ont du bonheur et ne se perdent nulle part!
--Ah! oui? Quelles gens donc?
--Les bonnes personnes que Dieu protége.
--Les femmes qui aiment leurs maris, vous croyez?
--Ou celles qui aiment leurs devoirs, leur bonne renommée, leurs
enfants surtout!
--Et il y en a qui ne les aiment pas, vous dites? s'écria la Zinovèse
en se levant et en regardant Paul, qui jouait au bout de la terrasse.
--Je ne parle que pour moi, répondit la marquise en se levant aussi.
--Oh! vous êtes fière de vous! Eh bien, n'allez pas sur mer avec tout
le monde.
--Vous me le défendez?
--Peut-être!
--Alors je me soumets, non par crainte des dangers de la mer, mais pour
ne pas vous causer d'inquiétudes. D'ailleurs, je n'aime pas la mer, et
le docteur ne me la conseille pas.
--Le docteur ... vous ne faites peut-être pas toujours sa volonté?
--Pardonnez-moi; je n'en reconnais pas d'autre que la sienne!
--Oh! alors..., dit la Zinovèse en changeant de ton et en s'adressant
à moi, vous ne vouliez pas me le dire; mais je vois bien.... Adieu et
merci, madame; un grand bonheur je vous souhaite dans le mariage, plus
que je n'en ai. Prenez ce que je vous apporte pour votre souper avec le
futur, et rendez-moi mon panier.
La marquise m'empêcha de répondre en me serrant le bras à la dérobée,
fit prendre le poisson par Nicolas, remercia la Zinovèse, et la pria
d'accepter une jolie bague qu'elle ôta de son doigt. La Zinovèse
hésita, sa fierté se refusait à l'échange des cadeaux; mais les
bijoux la fascinaient: elle accepta la bague avec un plaisir qu'elle
ne put dissimuler. Je voulais la reconduire, la marquise me retint
en s'emparant de mon bras, qu'elle serra encore avec une émotion
extraordinaire, et la Zinovèse partit en me disant:
--Restez, restez avec votre dame! Le bonheur ne dure pas toute la vie,
allez! il n'en faut pas laisser perdre une miette!
--Vous voilà étonné? me dit la marquise quand nous fûmes seuls. Vous
allez prétendre que je me compromets vis-à-vis de cette femme? Oh!
tant pis, docteur! Que l'on dise et pense tout ce qu'on voudra de nos
prétendues fiançailles, sachez que, malgré mon air brave et tranquille,
j'ai très-peur de la Zinovèse. J'ai vu dans ses yeux qu'elle avait le
génie du mal, et j'ai remarqué que, quand j'étais sur le point de la
blesser, elle a regardé Paul avec une expression diabolique. Si elle
croit avoir à se venger de moi, c'est par lui qu'elle cherchera à me
faire souffrir. Savez-vous? plus j'y pense, plus j'ai peur. J'ai envie
de quitter le pays pour quelque temps.
--Ne serait-il pas plus simple de prier la Florade de ne pas revenir de
quelque temps?
--Aura-t-il la bonté d'y consentir? dit la marquise en rougissant de
dépit contre lui ou d'émotion secrète.
--La Florade est homme de cœur, repris-je, et, quelque désagréable pour
moi que soit la commission, je m'en charge ... si vous me l'ordonnez!
--Eh bien, je vous en prie, allez le trouver demain. Dites-lui ce qui
s'est passé, et ma frayeur maternelle. Qu'il ne devine surtout en
aucune façon que j'ai le moindre soupçon de ses prétentions. Il ne me
conviendrait pas d'avoir l'air de m'en garantir.
--Mais, si demain il a revu la Zinovèse, si elle lui a dit....
--Que je me mariais avec vous, docteur? Eh bien, laissez-le-lui croire,
à lui aussi! Demandez-lui le secret, et ensuite.... Mais je ferais
mieux de m'en aller, ce serait plus sûr. Que me conseillez-vous?
En parlant ainsi avec une animation demi-enjouée, demi-inquiète, la
marquise, que j'avais suivie auprès du banc de coquillages, se détourna
comme pour regarder où était Paul, et je crus voir qu'elle essuyait
furtivement des larmes soudaines. Je fus si troublé, si consterné
moi-même, que je ne sais ce que je lui répondis. Pensait-elle avec
effroi à son fils, menacé par une furie?... L'effroi ne se traduit
pas ordinairement par des larmes! Sentait-elle avec déchirement la
nécessité de renoncer à la Florade, ou de s'en séparer pour quelque
temps? Était-elle jalouse, ou honteuse d'elle-même, ou désespérée?
J'étais éperdu, moi, et, à mon tour, je me détournai pour lui cacher
ma douleur. Elle renouvela sa question avec un visible effort sur
elle-même.
--Tenez, lui répondis-je au hasard en lui montrant la Zinovèse, qui
s'éloignait sur le golfe, enlevant d'un bras vigoureux sa petite
barque; elle s'en va, elle ne vous hait pas en ce moment, Paul est bien
en sûreté, je suis là, et vous avez le temps d'aviser. Calmez-vous
donc! Pourquoi vous affecter ainsi?
--Savez-vous ce que je remarque? répondit la marquise en regardant avec
attention l'élégante batelière. C'est qu'elle a sans façon détaché un
des canots de pêche de Pasquali, et qu'elle s'en sert pour retourner
chez elle. Elle n'ira que jusqu'à la plage de sable qui ferme le
golfe, et, là, je vois une autre barque qui est sûrement la sienne....
Mais vous savez si Pasquali aime qu'on touche à ses canots, et comme
les pêcheurs du rivage sont avertis de ne pas s'en servir sans sa
permission! Eh bien, il faudra qu'il aille chercher celui-ci demain
aux Sablettes, si la Zinovèse daigne l'y amarrer et ne pas le laisser
flotter au hasard. Cette femme ne connaît pas d'obstacles à sa volonté,
elle est partout comme en pays conquis. Je la crains, vous dis-je, et
j'ai raison de la craindre! Elle fera quelque malheur, comme on dit.
Elle tuera Paul, ou moi, ou la pauvre Nama, si ses soupçons tombent
sur elle, ou bien vous, si elle apprend que nous la trompons, ... ou
la Florade lui-même.... Que sais-je? Elle est entrée ici comme un
interrogatoire, et elle s'en va comme une menace. Ah! pourquoi m'a-t-on
amené ce la Florade? A quoi bon? J'étais si heureuse et si tranquille
ici! Voilà tout mon bonheur gâté!
En disant cela, la marquise n'avait pas perdu cet accent de douceur que
la plainte et le reproche ne pouvaient aigrir; mais elle ne retenait
plus ses larmes, et je les vis couler jusque sur son corsage de soie.
Je perdis la tête, je tombai presque à ses genoux sur le gazon, et,
prenant ses mains dans les miennes, je lui parlai, pleurant aussi, sans
trop savoir ce que je lui disais; mais je me rappelle bien le sentiment
de douleur, de tendresse et de pitié qui débordait en moi. Elle
l'aimait, celui qu'elle maudissait avec une colère de colombe, celui
qui avait détruit la paix de son âme angélique, celui qui attirait
l'orage sur sa tête, ou tout au moins la terreur sous son toit. Elle
l'aimait, elle souffrait par lui, pour lui peut-être; elle ne savait à
quelle inquiétude s'arrêter entre son fils et lui. Aux combats qu'elle
avait dû se livrer déjà venait se joindre l'effroi de le perdre ou le
chagrin mortel de le quitter. Elle avait fini d'être heureuse, elle
entrait dans la vie d'émotions, de périls et d'angoisses! Il n'était
plus temps de chercher à la préserver des tempêtes. Je ne le pouvais ni
ne le devais d'ailleurs. Comprit-elle ce scrupule qui m'échappait sans
doute sous forme de réticence?--Mais, qu'elle fût ou non blâmable de
n'avoir pas mieux défendu son bonheur, et peut-être celui de son fils,
était-ce une raison pour qu'elle fût abandonnée dans sa détresse?
Était-elle moins chère à ses amis parce qu'elle souffrait? N'était-ce
pas le moment de l'entourer de dévouement, de consolations, et de la
défendre contre les dangers extérieurs? Oui, certes, il ne s'agissait
plus de songer à soi-même, de calculer le plus ou le moins de chances
de sa destinée, le plus ou le moins de confiance et de sympathie que
pouvait inspirer la Florade. Il fallait précisément aimer, conseiller,
préserver, diriger la Florade, et faire que cette affection pleine
d'écueils eût au moins ses jours de bonheur et ses refuges assurés dans
le sein de l'amitié vraie. Oui, on lui devait cela, à lui si jeune
et si téméraire, mais marqué par la destinée pour cette grande tâche
de devenir en tout digne d'elle. On lui devait cela, à elle surtout,
elle si pure, si douce, si maternelle et si vraie! On se le devait à
soi-même, pour échapper à la lâcheté du rôle d'ami pédant qui s'éloigne
sans porter secours.
Et, comme elle pleurait encore en rendant à mes mains leur fraternelle
étreinte et en m'interrompant pour me dire d'une voix entrecoupée
que j'étais le meilleur des êtres, je la grondai de me parler ainsi.
Voulait-elle flatter mon orgueil et me faire perdre la douceur de la
servir? Non, non, il ne fallait pas m'attribuer un rôle au-dessus de
moi. Mon dévouement n'était que l'accomplissement du devoir auquel
j'avais consacré ma vie. Ne m'étais-je pas donné aux souffrants et aux
menacés de ce monde en me faisant médecin? Et peut-on être médecin du
corps sans être celui de l'âme? Pouvais-je renier ma tâche au moment où
je la voyais le plus nécessaire? Le mérite était mince avec une amie
comme elle, qui m'avait accueilli avec confiance dès le premier jour,
dont l'estime m'avait récompensé des labeurs de ma jeunesse, et dont
les soins délicats et généreux m'avaient probablement sauvé la vie?
Je ne sais ce que je lui dis encore. Elle ne pleurait plus, elle
m'écoutait, les yeux attachés sur mes yeux, les mains endormies dans
les miennes, les joues animées d'une sainte rougeur et les lèvres émues
d'un sourire sérieux et profond. Tout à coup elle se pencha vers moi,
et, comme si dans sa chasteté parfaite elle n'eût jamais rien pressenti
de ma passion, elle posa sur mon front brûlant un baiser aussi tendre
et aussi pur que ceux qu'elle donnait à Paul. Puis elle se leva en me
disant:
--Vous m'avez fait un bien que je ne peux pas vous dire à présent;
voilà Paul qui vient. Allez-vous-en; qu'il ne vous voie pas pleurer.
J'ai beaucoup de choses à vous confier, ainsi qu'au baron, demain!...
ou après-demain! Mais, si vous voyez M. la Florade, pas un mot qui
puisse l'enhardir auprès de moi. Dites-lui simplement de ne pas revenir
ici sans ma permission; rien de plus! Au nom d'une amitié dont le pacte
est aujourd'hui sacré, je vous le défends.
Elle alla au-devant de Paul. Je courus m'enfermer chez moi; j'étais
brisé, je ne voyais plus clair, les larmes me suffoquaient, et je me
sentais aussi faible qu'un enfant.
[Footnote 1: On s'en sert à Montluçon, dit-on, pour polir les miroirs.]
IV
Je ne pus dîner avec le baron. Je parlai d'une migraine violente, il
s'inquiéta, et vint plusieurs fois me voir. Il craignait une rechute.
Je fis semblant de dormir, et il fut mandé, je crois, par la marquise,
car j'entendis la voix de Nicolas dans la maison. Deux heures après,
le baron rentra, m'interrogea, et, me croyant mieux, me dit qu'il
remettait au lendemain de me parler de choses intéressantes.
--Oui, oui, lui répondis-je; en ce moment, j'ai vraiment besoin de
repos. Demain, je serai tout à vous.
J'espérais retremper mes forces morales en imposant l'inaction à mes
facultés; mais je ne pus trouver le sommeil, et je dus y renoncer. Je
me levai; j'écrivis à mes parents que ma santé était rétablie, mais que
d'impérieux devoirs devaient retarder de quelques jours, de quelques
semaines peut-être encore le moment de notre réunion. Je sentais, en
effet, que ce n'était pas au début de sa carrière d'agitations et
peut-être de malheurs que je devais quitter la marquise. Le baron était
bon pour le conseil, mais pas assez ingambe pour courir de la Florade
à la Zinovèse, si le péril devenait sérieux de ce côté-là. La marquise
avait sans doute pressenti l'horrible vérité; Paul était peut-être
menacé. Ses craintes m'avaient paru exagérées; mais, dans le calme
sinistre des nuits sans sommeil, les fantômes grandissent, et celui-là
se présentait devant moi. J'aimais Paul avec une sorte d'adoration, moi
aussi! Que ce fût à cause de sa mère ou parce que l'enfant avait par
lui-même un charme irrésistible, je me sentais pour lui des entrailles
de père, et l'idée de quelque tentative contre sa vie me faisait venir
au front des sueurs froides.
Bien résolu à ne pas le perdre de vue, à faire la ronde chaque nuit
autour de sa maison s'il le fallait, à jouer le rôle, atroce pour
mon cœur, de fiancé de la marquise, si elle l'exigeait, pour cacher
jusqu'à nouvel ordre ses fiançailles avec un autre, à être, quand elle
me l'ordonnerait, le confident de cet autre et le sien propre, à les
suivre pour les installer où besoin serait; à me consacrer en un mot,
âme et corps, à l'œuvre effrayante de leur salut, j'épuisai dans cette
nuit d'insomnie le calice de ma souffrance. Je voulus regarder tout au
fond et en savourer tout le fiel, afin d'être préparé à tout. Et je
ne voulus pas lutter contre moi-même, ni me dissimuler que mon amour
insensé grandissait dans cette épreuve; mais au fond de tout cela je
trouvai, sinon le calme, du moins une persistance de résolution et de
résignation qu'aucun démon ne put ébranler.
A trois heures du matin, je sentis que j'étais fort pour la journée
du lendemain, que je pourrais écouter les confidences, connaître
l'histoire mystérieuse de cette passion dont les fils déliés avaient
échappé à ma clairvoyance inquiète, enfin me mettre en campagne
pour les autres, en guerre ouverte contre moi-même. Je dormis deux
heures. Le soleil se levait quand un méchant rêve, résultat de mes
préoccupations de la nuit, m'éveilla brusquement. Il me semblait
entendre la voix de la marquise m'appeler avec un accent de détresse
inexprimable. Était-ce un pressentiment, un avis de la destinée?
Sous l'empire des perplexités, on croit aisément à des instincts
exceptionnels. Je m'habillai, je traversai les jardins, je m'approchai
de Tamaris, et, au versant de la colline, j'écoutai attentivement. Un
calme profond régnait partout. Un petit oiseau chantait. Le golfe, déjà
rose, reflétait encore le fanal de quelques pêcheurs de nuit. Je montai
encore quelques pas. Je regardai la maison de Tamaris, éclairée à demi
par le rayon matinal. Tout était fermé, tout était muet. Rien n'avait
troublé le pur sommeil de la mère et de l'enfant.
Comme je redescendais vers ma demeure, j'entendis un frôlement d'herbes
et de branches. Je regardai avec soin. Je vis la Florade enveloppé
dans son caban, à cinq ou six pas de moi, dans les buissons. Il ne
me vit pas, il s'en allait furtivement du côté de l'escalier qui
conduisait chez Pasquali.... Demeurait-il là toutes les nuits, et
voyait-il la marquise au lever du jour?--Je ne voulais rien savoir
que d'elle-même. Je rentrai chez moi, maudissant l'imprudence de ces
rendez-vous, qu'un jour ou l'autre la Zinovèse pouvait surprendre et
faire payer si cher.--Mais, après tout, puisque la Florade avait appelé
le danger, son devoir n'était-il pas de faire bonne garde, et le plus
près possible, pour avertir ou porter secours?
J'étais depuis peu d'instants dans ma chambre lorsque j'entendis ses
pas et sa voix sous ma fenêtre. Il m'appelait avec précaution. Je
descendis aussitôt et le trouvai fort agité.
--La Zinovèse a vu la marquise hier! me dit-il. Et, comme, en raison
de la défense qui m'avait été faite de donner aucune explication,
j'essayais de feindre l'ignorance:
--Je sais tout! ajouta-t-il. J'ai vu la Zinovèse hier au soir. Tiens,
voici la preuve!
Et il me montra à son petit doigt la bague que la marquise avait donnée
la veille à madame Estagel.
--Ah! la Florade, m'écriai-je, tu lui as pris cette bague! Tu lui
avoues donc que tu aimes la marquise? Et tu viens ici, la nuit, au
risque d'être suivi! et tu ne crains pas la vengeance d'une femme
poussée à bout!
--Non, je ne crains rien, répondit-il, rien que de n'être pas aimé de
celle que j'aime.
--Mais c'est d'un affreux égoïsme, ce que tu dis là? Tu ne songes qu'à
toi!
La Florade ne me comprenait pas. Quand je lui racontai les terreurs de
la marquise et la défense qu'elle lui faisait de la voir jusqu'à nouvel
ordre, il fut en proie à l'étonnement le plus sincère.
--Comment! s'écria-t-il, on craint pour Paul? Mais c'est fantastique,
cette idée-là! Ah çà! vous prenez donc cette Zinovèse pour une mégère
ou pour une Brinvilliers?
Et, passant tout à coup à la joie:
--Ah! mon ami, s'écria-t-il, est-ce que la marquise la craint? est-ce
qu'elle a un peu souffert en la voyant? est-ce qu'elle l'a trouvée
belle à présent qu'elle est guérie?
--Ainsi tu voudrais voir la marquise jalouse? tu voudrais la faire
souffrir?
--C'est encore vrai! Alors ... vous croyez que le cœur ne se trompe pas?
--Un cœur comme le vôtre ne doit pas se tromper.
--Expliquez-moi cela. Je suis une femme très-ordinaire ... et je me
suis trompée une fois ... en amitié.
--En amitié conjugale?
--Oui, puisque vous le savez. Je n'aime pas à me plaindre; n'y revenons
pas. Expliquez-moi comment l'amour, qui est aveugle, à ce qu'on dit,
peut apporter la lumière dans un cœur qui la cherche.
--Vous faites la question et la réponse, chère madame. Si ce cœur-là
ne cherche réellement que la vérité, il la tient déjà, et l'amour y
entrera en pleine lumière.
--Comment peut-on chercher autre chose qu'un amour vrai?
--On le cherche rarement, parce qu'on l'éprouve rarement soi-même. On
prend si souvent pour de l'amour des instincts ou des passions qui sont
tout le contraire! Mais soyez certaine que, quand on aime avec l'unique
passion de rendre heureux l'être aimé, sans songer à soi-même, à ce
que les autres en penseront, au profit, plaisir ou gloire qui vous
en reviendra, on est dans la vérité. Voilà du moins ce que je pense.
Ayant, comme vous, passé ma vie sans connaître et sans pouvoir chercher
l'amour, je ne peux vous apporter le tribut de l'expérience.
--Alors nous sommes tous ici sans expérience, car le baron n'a jamais
aimé non plus. C'est peut-être Nama qui aime? Et quand j'y songe,
cette passion de chien fidèle qu'elle a pour la Florade, ce dévouement
aveugle, tranquille, soumis, qui n'est ni amour ni amitié....
--Prenez garde, c'est un instinct fanatique dans une intelligence sans
clarté, et ces engouements-là ne viennent pas sans motif dans les têtes
bien saines. Je ne veux pas dire que la Florade en soit indigne; mais
elle le connaît si peu et elle est si incapable de l'apprécier, qu'elle
eût pu en aimer tout autant un autre sans savoir pourquoi.
--Alors vous êtes persuadé qu'une tête saine peut se fier à son cœur?
--Quand le cœur est aussi sain que la tête, quand il a conscience de
sa dignité, de sa pureté et de sa force, peut-il donner place à des
fantômes et adorer au hasard une figure incertaine? Se laisse-t-il
troubler et surprendre? Ces grands magnétismes dont on parle ne
s'adressent-ils pas aux sens plus qu'à l'esprit? L'âme éprise d'un
type idéal peut-elle descendre aux agitations vulgaires et se laisser
envahir par des nuages grossiers? Je ne le crois pas, et voilà pourquoi
je vous dis, madame: Ne prenez conseil que de vous-même.
--Vous avez raison, docteur! répondit la marquise en me tendant la
main. Tout ce que vous me dites là est ce que je pense. Vous venez de
me donner une consultation, et vous reconnaissez que je ne suis pas
trop malade?
--Puissiez-vous ne pas l'être du tout!
--Vous en doutez donc?
--Et vous, madame?
--Ah! docteur, vous êtes trop curieux, répondit-elle avec un sourire
dont je fus ébloui. Attendez que je vous interroge une autre fois. Pour
aujourd'hui, en voilà assez: il faut que j'aille rejoindre Paul, qui
travaillerait trop ou trop peu. Je connais sa dose!
Cet entretien réveilla en moi le trouble inexprimable que j'avais tant
combattu. Le sourire, le dernier sourire, si clair, avec un regard si
beau, dont le fluide divin m'avait enveloppé de confiance ardente et de
reconnaissance passionnée;... mais c'était un regard et un sourire de
femme qui n'a pas aimé, qui n'aime peut-être pas, et qui ne sait pas
la portée de ses manifestations sympathiques. Qu'est-ce que le regard
et le sourire? Des choses infiniment mystérieuses qui échappent à la
volonté, et qui s'adressent quelquefois à l'un parce qu'on pense à
l'autre. Est-ce que toutes les paroles, toutes les questions et toutes
les réponses de la marquise ne pouvaient pas ou ne devaient pas se
résumer ainsi: «J'ai pensé malgré moi à la Florade, et je veux savoir
si je l'aime? Vous me prouvez que j'aurais tort de l'aimer si vite, et
je vais me méfier un peu plus de lui et de moi. Réussirai-je? Je vous
le dirai plus tard.»
--Oui, oui, pensais-je en descendant au hasard chez Pasquali, voilà
certainement comment il faut comprendre: c'est le vrai sens! Ah! pauvre
homme! tu te croyais fort! Tu ne sais ni guérir ni combattre.
Quand je fus au bas de l'escalier, je m'aperçus de ma distraction.
Je n'avais aucune envie de voir Pasquali, je redoutais au contraire
d'avoir à parler de ce qui me serrait la poitrine. Je passai outre
furtivement, sans regarder par la petite barrière qui fermait son
jardin du côté des degrés, et j'allais m'élancer sur le sentier de la
plage, lorsqu'une voix m'appela:
--Hé! par ici, le médecin!
Et, tournant la tête, je vis la Zinovèse, qui, n'ayant trouvé personne
chez Pasquali, s'était assise sur les marches de la maisonnette.
--Comment, c'est vous? lui dis-je. J'ai peine à vous reconnaître!
--Vous voyez, vous m'avez guérie! Eh! on n'est pas trop vilaine à
présent, qu'est-ce que vous en dites?
En effet, madame Estagel, encore un peu mince et pâle, avait recouvré
sa beauté, qui était peu ordinaire. Beauté n'est pas le mot qui
convient, si par là on entend une forme idéale animée d'une expression
sympathique. La Zinovèse n'était jolie que par la délicate régularité
de ses traits. Il n'y avait en elle ni charme, ni distinction réelle.
Ses yeux, ramenés à leur expression normale, ne parlaient qu'aux sens.
Ils offraient un mélange plus piquant qu'agréable de dédain et de
provocation.
Elle était fort bien mise à la mode de je ne sais quel pays méridional,
un costume de fantaisie peut-être, mais élégant, simple, sombre, et,
comme d'habitude, d'une propreté recherchée. Une grosse chaîne d'or
faisait huit ou dix fois le tour de son cou, et de longues boucles
d'oreilles de corail de Gênes se détachaient sur sa chemisette d'un
blanc de neige. Je ne me sentis pourtant pas porté à lui faire le
compliment qu'elle réclamait. Je me contentai de la questionner sur sa
santé et de lui demander si elle en devait réellement le retour à mes
ordonnances.
--Oui, répondit-elle, évidemment blessée de mon peu de galanterie;
je crois que je vous dois le mieux que j'ai eu tout de suite, et, à
présent, il y a autre chose. Je suis plus contente.
--Vous avez oublié....
--Rien du tout! personne! mais on m'a demandé grâce et pardon, c'est
tout ce que je voulais. Ne parlons plus de ça. Je suis venue ici pour
vous. Je vous apporte un présent.
--Je ne veux pas de présent.
--Alors vous méprisez le monde?
--Non, puisque j'ai été chez vous pour le plaisir de vous être utile.
--Gardez le plaisir, c'est bien; mais ne refusez pas ce que mon mari
vous envoie.
Et elle me montra un grand panier qui était près d'elle, et qui
contenait un très-beau poisson de mer.
--C'est moi qui l'ai pêché, reprit-elle, moi et l'_homme_ (le mari)!
Nous l'aurions mangé, car nous ne sommes pas marchands. Vous voyez que
ça ne nous coûte rien et ne nous prive guère. Si vous refusez, vous
ferez de la peine au brigadier.
--Alors j'accepte, et je vous remercie. Laissez cela ici, je l'enverrai
chercher.
--Non, nous allons le monter là-haut, à Tamaris, chez vous; je serai
contente de voir votre dame.
--Que diable croyez-vous là? Je ne demeure pas à Tamaris, moi, et je ne
suis pas marié.
--Ah! vous ne l'êtes pas encore; mais vous le serez bientôt!
--Je vous jure que je n'ai encore jamais pensé à cela, et que je ne
connais personne....
--Comment! s'écria la Zinovèse, dont les yeux reprirent pour un instant
leur ancienne contraction, vous n'êtes pas pour épouser la dame de
Tamaris, celle qui était avec vous et _un petit_ le jour où je vous ai
rencontrés à la chapelle de là-bas?
--Quel imbécile vous a fait une pareille histoire?
--Ce n'est pas un imbécile, c'est un menteur et un lâche!
Il ne fallait pas réfléchir longtemps pour conclure de tout ce qui
précède que la Florade avait revu la Zinovèse, qu'elle était de nouveau
éprise et jalouse, qu'elle surveillait ses démarches, que ses soupçons
s'étaient portés sur la marquise, et que, pour la tranquilliser, la
Florade lui avait fait croire que j'étais l'époux ou le fiancé de
celle-ci. Je me trouvai assez embarrassé, je devais ou compromettre la
marquise, ou exposer la Florade au ressentiment de sa maîtresse. Je
n'aurais pas hésité à sacrifier les plaisirs de l'amant de la Zinovèse
au respect dû à madame d'Elmeval; mais la vindicative créature pouvait
s'en prendre à la marquise elle-même, et je cherchai un moyen de la
rassurer.
--La dame de là-haut se marie, lui dis-je, mais ce n'est ni avec moi ni
avec celui que vous pensez.
--Pourquoi m'a-t-il menti?
--Je ne sais pas; peut-être s'est-il imaginé....
--Vous meniez aussi, vous; mais je saurai bien la vérité!
Et, poussant avec vigueur la mince barrière du jardin Pasquali, qui
céda sous son impulsion nerveuse, elle s'élança sur l'escalier avant
que j'eusse pu m'y opposer. Je l'y suivis à la hâte, mais j'avais déjà
eu le temps de me dire qu'il valait mieux la surveiller que de la
contraindre ouvertement. Elle était femme à s'exaspérer en se croyant
redoutable. Je la rejoignis en riant, et, comme elle n'avait pas songé
à se débarrasser de son grand panier, je le lui ôtai des mains et lui
offris mon bras, en lui disant qu'elle se fatiguait trop pour mon
service.
--C'est bien, c'est bien, répondit-elle, vous vous moquez de moi, ou
vous croyez m'empêcher de faire ce que je voudrai!
--Je n'aurai pas la moindre peine à vous faire tenir tranquille, ma
chère malade. Les médecins ne craignent pas les fous, et vous allez
voir comment je m'y prends pour arrêter l'accès!
Cette menace mystérieuse et vague dont je m'avisais pour la frapper de
terreur produisit son effet.
--Ne craignez rien, docteur, reprit-elle, je ne suis pas folle, et je
ne veux de mal à personne.
--Je l'espère bien: le mal serait pour vous! Mais pourquoi montez-vous
à Tamaris? C'est à la bastide Caire que je demeure.
--Je veux voir la dame! Laissez-moi la voir.
--Pourquoi?
--Je veux la remercier. C'est elle qui vous a dit de venir chez moi
pour me guérir, vous savez bien! C'est une femme bonne, on dit.
--Eh bien, venez la remercier, rien ne s'y oppose; mais ne dites rien
d'inconvenant, ou gare au médecin!
Je l'amenai sous la varande où madame d'Elmeval était assise, et
celle-ci s'écria en la voyant:
--Ah! bravo, docteur! voilà comment il faut guérir les gens! Je vous
fais aussi mon compliment, madame, vous voilà redevenue charmante. Vous
ne pleurez plus votre beauté, n'est-ce pas? et, ce qui vaut encore
mieux, vous ne souffrez plus? Asseyez-vous et reposez-vous. Est-ce que
vous êtes venue à pied?
La Zinovèse fut imperceptiblement émue, mais sensiblement intimidée
de l'accueil de celle qu'elle regardait comme sa rivale. J'en fus ému
agréablement pour ma part. On se rappelle que la marquise connaissait
l'histoire de la Florade avec cette femme, et je pouvais constater
que, sans aucune préparation ni effort, elle la recevait avec la
plus parfaite aménité. La Zinovèse s'assit au bout du banc. Madame
d'Elmeval fut un peu surprise de me voir me placer entre elles. Au bout
d'un instant, elle comprit ou devina que je n'étais pas absolument
tranquille.
--Et comme ça, dit la Zinovèse après avoir remercié la marquise aussi
poliment qu'il lui était possible, vous ne venez donc plus vous
promener du côté de chez moi? Vous allez sur mer plus souvent que sur
terre, n'est-ce pas?
--Non, pas très-souvent.
--Il y a des officiers de marine qui vous promènent dans les canots de
l'État pourtant?
--Une seule fois, répondit la marquise avec un sourire de douceur
railleuse.
--Ah! une fois?
--Vous trouvez que c'est trop?
--Une fois suffit pour se perdre ... en mer!
--Certaines gens ont du bonheur et ne se perdent nulle part!
--Ah! oui? Quelles gens donc?
--Les bonnes personnes que Dieu protége.
--Les femmes qui aiment leurs maris, vous croyez?
--Ou celles qui aiment leurs devoirs, leur bonne renommée, leurs
enfants surtout!
--Et il y en a qui ne les aiment pas, vous dites? s'écria la Zinovèse
en se levant et en regardant Paul, qui jouait au bout de la terrasse.
--Je ne parle que pour moi, répondit la marquise en se levant aussi.
--Oh! vous êtes fière de vous! Eh bien, n'allez pas sur mer avec tout
le monde.
--Vous me le défendez?
--Peut-être!
--Alors je me soumets, non par crainte des dangers de la mer, mais pour
ne pas vous causer d'inquiétudes. D'ailleurs, je n'aime pas la mer, et
le docteur ne me la conseille pas.
--Le docteur ... vous ne faites peut-être pas toujours sa volonté?
--Pardonnez-moi; je n'en reconnais pas d'autre que la sienne!
--Oh! alors..., dit la Zinovèse en changeant de ton et en s'adressant
à moi, vous ne vouliez pas me le dire; mais je vois bien.... Adieu et
merci, madame; un grand bonheur je vous souhaite dans le mariage, plus
que je n'en ai. Prenez ce que je vous apporte pour votre souper avec le
futur, et rendez-moi mon panier.
La marquise m'empêcha de répondre en me serrant le bras à la dérobée,
fit prendre le poisson par Nicolas, remercia la Zinovèse, et la pria
d'accepter une jolie bague qu'elle ôta de son doigt. La Zinovèse
hésita, sa fierté se refusait à l'échange des cadeaux; mais les
bijoux la fascinaient: elle accepta la bague avec un plaisir qu'elle
ne put dissimuler. Je voulais la reconduire, la marquise me retint
en s'emparant de mon bras, qu'elle serra encore avec une émotion
extraordinaire, et la Zinovèse partit en me disant:
--Restez, restez avec votre dame! Le bonheur ne dure pas toute la vie,
allez! il n'en faut pas laisser perdre une miette!
--Vous voilà étonné? me dit la marquise quand nous fûmes seuls. Vous
allez prétendre que je me compromets vis-à-vis de cette femme? Oh!
tant pis, docteur! Que l'on dise et pense tout ce qu'on voudra de nos
prétendues fiançailles, sachez que, malgré mon air brave et tranquille,
j'ai très-peur de la Zinovèse. J'ai vu dans ses yeux qu'elle avait le
génie du mal, et j'ai remarqué que, quand j'étais sur le point de la
blesser, elle a regardé Paul avec une expression diabolique. Si elle
croit avoir à se venger de moi, c'est par lui qu'elle cherchera à me
faire souffrir. Savez-vous? plus j'y pense, plus j'ai peur. J'ai envie
de quitter le pays pour quelque temps.
--Ne serait-il pas plus simple de prier la Florade de ne pas revenir de
quelque temps?
--Aura-t-il la bonté d'y consentir? dit la marquise en rougissant de
dépit contre lui ou d'émotion secrète.
--La Florade est homme de cœur, repris-je, et, quelque désagréable pour
moi que soit la commission, je m'en charge ... si vous me l'ordonnez!
--Eh bien, je vous en prie, allez le trouver demain. Dites-lui ce qui
s'est passé, et ma frayeur maternelle. Qu'il ne devine surtout en
aucune façon que j'ai le moindre soupçon de ses prétentions. Il ne me
conviendrait pas d'avoir l'air de m'en garantir.
--Mais, si demain il a revu la Zinovèse, si elle lui a dit....
--Que je me mariais avec vous, docteur? Eh bien, laissez-le-lui croire,
à lui aussi! Demandez-lui le secret, et ensuite.... Mais je ferais
mieux de m'en aller, ce serait plus sûr. Que me conseillez-vous?
En parlant ainsi avec une animation demi-enjouée, demi-inquiète, la
marquise, que j'avais suivie auprès du banc de coquillages, se détourna
comme pour regarder où était Paul, et je crus voir qu'elle essuyait
furtivement des larmes soudaines. Je fus si troublé, si consterné
moi-même, que je ne sais ce que je lui répondis. Pensait-elle avec
effroi à son fils, menacé par une furie?... L'effroi ne se traduit
pas ordinairement par des larmes! Sentait-elle avec déchirement la
nécessité de renoncer à la Florade, ou de s'en séparer pour quelque
temps? Était-elle jalouse, ou honteuse d'elle-même, ou désespérée?
J'étais éperdu, moi, et, à mon tour, je me détournai pour lui cacher
ma douleur. Elle renouvela sa question avec un visible effort sur
elle-même.
--Tenez, lui répondis-je au hasard en lui montrant la Zinovèse, qui
s'éloignait sur le golfe, enlevant d'un bras vigoureux sa petite
barque; elle s'en va, elle ne vous hait pas en ce moment, Paul est bien
en sûreté, je suis là, et vous avez le temps d'aviser. Calmez-vous
donc! Pourquoi vous affecter ainsi?
--Savez-vous ce que je remarque? répondit la marquise en regardant avec
attention l'élégante batelière. C'est qu'elle a sans façon détaché un
des canots de pêche de Pasquali, et qu'elle s'en sert pour retourner
chez elle. Elle n'ira que jusqu'à la plage de sable qui ferme le
golfe, et, là, je vois une autre barque qui est sûrement la sienne....
Mais vous savez si Pasquali aime qu'on touche à ses canots, et comme
les pêcheurs du rivage sont avertis de ne pas s'en servir sans sa
permission! Eh bien, il faudra qu'il aille chercher celui-ci demain
aux Sablettes, si la Zinovèse daigne l'y amarrer et ne pas le laisser
flotter au hasard. Cette femme ne connaît pas d'obstacles à sa volonté,
elle est partout comme en pays conquis. Je la crains, vous dis-je, et
j'ai raison de la craindre! Elle fera quelque malheur, comme on dit.
Elle tuera Paul, ou moi, ou la pauvre Nama, si ses soupçons tombent
sur elle, ou bien vous, si elle apprend que nous la trompons, ... ou
la Florade lui-même.... Que sais-je? Elle est entrée ici comme un
interrogatoire, et elle s'en va comme une menace. Ah! pourquoi m'a-t-on
amené ce la Florade? A quoi bon? J'étais si heureuse et si tranquille
ici! Voilà tout mon bonheur gâté!
En disant cela, la marquise n'avait pas perdu cet accent de douceur que
la plainte et le reproche ne pouvaient aigrir; mais elle ne retenait
plus ses larmes, et je les vis couler jusque sur son corsage de soie.
Je perdis la tête, je tombai presque à ses genoux sur le gazon, et,
prenant ses mains dans les miennes, je lui parlai, pleurant aussi, sans
trop savoir ce que je lui disais; mais je me rappelle bien le sentiment
de douleur, de tendresse et de pitié qui débordait en moi. Elle
l'aimait, celui qu'elle maudissait avec une colère de colombe, celui
qui avait détruit la paix de son âme angélique, celui qui attirait
l'orage sur sa tête, ou tout au moins la terreur sous son toit. Elle
l'aimait, elle souffrait par lui, pour lui peut-être; elle ne savait à
quelle inquiétude s'arrêter entre son fils et lui. Aux combats qu'elle
avait dû se livrer déjà venait se joindre l'effroi de le perdre ou le
chagrin mortel de le quitter. Elle avait fini d'être heureuse, elle
entrait dans la vie d'émotions, de périls et d'angoisses! Il n'était
plus temps de chercher à la préserver des tempêtes. Je ne le pouvais ni
ne le devais d'ailleurs. Comprit-elle ce scrupule qui m'échappait sans
doute sous forme de réticence?--Mais, qu'elle fût ou non blâmable de
n'avoir pas mieux défendu son bonheur, et peut-être celui de son fils,
était-ce une raison pour qu'elle fût abandonnée dans sa détresse?
Était-elle moins chère à ses amis parce qu'elle souffrait? N'était-ce
pas le moment de l'entourer de dévouement, de consolations, et de la
défendre contre les dangers extérieurs? Oui, certes, il ne s'agissait
plus de songer à soi-même, de calculer le plus ou le moins de chances
de sa destinée, le plus ou le moins de confiance et de sympathie que
pouvait inspirer la Florade. Il fallait précisément aimer, conseiller,
préserver, diriger la Florade, et faire que cette affection pleine
d'écueils eût au moins ses jours de bonheur et ses refuges assurés dans
le sein de l'amitié vraie. Oui, on lui devait cela, à lui si jeune
et si téméraire, mais marqué par la destinée pour cette grande tâche
de devenir en tout digne d'elle. On lui devait cela, à elle surtout,
elle si pure, si douce, si maternelle et si vraie! On se le devait à
soi-même, pour échapper à la lâcheté du rôle d'ami pédant qui s'éloigne
sans porter secours.
Et, comme elle pleurait encore en rendant à mes mains leur fraternelle
étreinte et en m'interrompant pour me dire d'une voix entrecoupée
que j'étais le meilleur des êtres, je la grondai de me parler ainsi.
Voulait-elle flatter mon orgueil et me faire perdre la douceur de la
servir? Non, non, il ne fallait pas m'attribuer un rôle au-dessus de
moi. Mon dévouement n'était que l'accomplissement du devoir auquel
j'avais consacré ma vie. Ne m'étais-je pas donné aux souffrants et aux
menacés de ce monde en me faisant médecin? Et peut-on être médecin du
corps sans être celui de l'âme? Pouvais-je renier ma tâche au moment où
je la voyais le plus nécessaire? Le mérite était mince avec une amie
comme elle, qui m'avait accueilli avec confiance dès le premier jour,
dont l'estime m'avait récompensé des labeurs de ma jeunesse, et dont
les soins délicats et généreux m'avaient probablement sauvé la vie?
Je ne sais ce que je lui dis encore. Elle ne pleurait plus, elle
m'écoutait, les yeux attachés sur mes yeux, les mains endormies dans
les miennes, les joues animées d'une sainte rougeur et les lèvres émues
d'un sourire sérieux et profond. Tout à coup elle se pencha vers moi,
et, comme si dans sa chasteté parfaite elle n'eût jamais rien pressenti
de ma passion, elle posa sur mon front brûlant un baiser aussi tendre
et aussi pur que ceux qu'elle donnait à Paul. Puis elle se leva en me
disant:
--Vous m'avez fait un bien que je ne peux pas vous dire à présent;
voilà Paul qui vient. Allez-vous-en; qu'il ne vous voie pas pleurer.
J'ai beaucoup de choses à vous confier, ainsi qu'au baron, demain!...
ou après-demain! Mais, si vous voyez M. la Florade, pas un mot qui
puisse l'enhardir auprès de moi. Dites-lui simplement de ne pas revenir
ici sans ma permission; rien de plus! Au nom d'une amitié dont le pacte
est aujourd'hui sacré, je vous le défends.
Elle alla au-devant de Paul. Je courus m'enfermer chez moi; j'étais
brisé, je ne voyais plus clair, les larmes me suffoquaient, et je me
sentais aussi faible qu'un enfant.
[Footnote 1: On s'en sert à Montluçon, dit-on, pour polir les miroirs.]
IV
Je ne pus dîner avec le baron. Je parlai d'une migraine violente, il
s'inquiéta, et vint plusieurs fois me voir. Il craignait une rechute.
Je fis semblant de dormir, et il fut mandé, je crois, par la marquise,
car j'entendis la voix de Nicolas dans la maison. Deux heures après,
le baron rentra, m'interrogea, et, me croyant mieux, me dit qu'il
remettait au lendemain de me parler de choses intéressantes.
--Oui, oui, lui répondis-je; en ce moment, j'ai vraiment besoin de
repos. Demain, je serai tout à vous.
J'espérais retremper mes forces morales en imposant l'inaction à mes
facultés; mais je ne pus trouver le sommeil, et je dus y renoncer. Je
me levai; j'écrivis à mes parents que ma santé était rétablie, mais que
d'impérieux devoirs devaient retarder de quelques jours, de quelques
semaines peut-être encore le moment de notre réunion. Je sentais, en
effet, que ce n'était pas au début de sa carrière d'agitations et
peut-être de malheurs que je devais quitter la marquise. Le baron était
bon pour le conseil, mais pas assez ingambe pour courir de la Florade
à la Zinovèse, si le péril devenait sérieux de ce côté-là. La marquise
avait sans doute pressenti l'horrible vérité; Paul était peut-être
menacé. Ses craintes m'avaient paru exagérées; mais, dans le calme
sinistre des nuits sans sommeil, les fantômes grandissent, et celui-là
se présentait devant moi. J'aimais Paul avec une sorte d'adoration, moi
aussi! Que ce fût à cause de sa mère ou parce que l'enfant avait par
lui-même un charme irrésistible, je me sentais pour lui des entrailles
de père, et l'idée de quelque tentative contre sa vie me faisait venir
au front des sueurs froides.
Bien résolu à ne pas le perdre de vue, à faire la ronde chaque nuit
autour de sa maison s'il le fallait, à jouer le rôle, atroce pour
mon cœur, de fiancé de la marquise, si elle l'exigeait, pour cacher
jusqu'à nouvel ordre ses fiançailles avec un autre, à être, quand elle
me l'ordonnerait, le confident de cet autre et le sien propre, à les
suivre pour les installer où besoin serait; à me consacrer en un mot,
âme et corps, à l'œuvre effrayante de leur salut, j'épuisai dans cette
nuit d'insomnie le calice de ma souffrance. Je voulus regarder tout au
fond et en savourer tout le fiel, afin d'être préparé à tout. Et je
ne voulus pas lutter contre moi-même, ni me dissimuler que mon amour
insensé grandissait dans cette épreuve; mais au fond de tout cela je
trouvai, sinon le calme, du moins une persistance de résolution et de
résignation qu'aucun démon ne put ébranler.
A trois heures du matin, je sentis que j'étais fort pour la journée
du lendemain, que je pourrais écouter les confidences, connaître
l'histoire mystérieuse de cette passion dont les fils déliés avaient
échappé à ma clairvoyance inquiète, enfin me mettre en campagne
pour les autres, en guerre ouverte contre moi-même. Je dormis deux
heures. Le soleil se levait quand un méchant rêve, résultat de mes
préoccupations de la nuit, m'éveilla brusquement. Il me semblait
entendre la voix de la marquise m'appeler avec un accent de détresse
inexprimable. Était-ce un pressentiment, un avis de la destinée?
Sous l'empire des perplexités, on croit aisément à des instincts
exceptionnels. Je m'habillai, je traversai les jardins, je m'approchai
de Tamaris, et, au versant de la colline, j'écoutai attentivement. Un
calme profond régnait partout. Un petit oiseau chantait. Le golfe, déjà
rose, reflétait encore le fanal de quelques pêcheurs de nuit. Je montai
encore quelques pas. Je regardai la maison de Tamaris, éclairée à demi
par le rayon matinal. Tout était fermé, tout était muet. Rien n'avait
troublé le pur sommeil de la mère et de l'enfant.
Comme je redescendais vers ma demeure, j'entendis un frôlement d'herbes
et de branches. Je regardai avec soin. Je vis la Florade enveloppé
dans son caban, à cinq ou six pas de moi, dans les buissons. Il ne
me vit pas, il s'en allait furtivement du côté de l'escalier qui
conduisait chez Pasquali.... Demeurait-il là toutes les nuits, et
voyait-il la marquise au lever du jour?--Je ne voulais rien savoir
que d'elle-même. Je rentrai chez moi, maudissant l'imprudence de ces
rendez-vous, qu'un jour ou l'autre la Zinovèse pouvait surprendre et
faire payer si cher.--Mais, après tout, puisque la Florade avait appelé
le danger, son devoir n'était-il pas de faire bonne garde, et le plus
près possible, pour avertir ou porter secours?
J'étais depuis peu d'instants dans ma chambre lorsque j'entendis ses
pas et sa voix sous ma fenêtre. Il m'appelait avec précaution. Je
descendis aussitôt et le trouvai fort agité.
--La Zinovèse a vu la marquise hier! me dit-il. Et, comme, en raison
de la défense qui m'avait été faite de donner aucune explication,
j'essayais de feindre l'ignorance:
--Je sais tout! ajouta-t-il. J'ai vu la Zinovèse hier au soir. Tiens,
voici la preuve!
Et il me montra à son petit doigt la bague que la marquise avait donnée
la veille à madame Estagel.
--Ah! la Florade, m'écriai-je, tu lui as pris cette bague! Tu lui
avoues donc que tu aimes la marquise? Et tu viens ici, la nuit, au
risque d'être suivi! et tu ne crains pas la vengeance d'une femme
poussée à bout!
--Non, je ne crains rien, répondit-il, rien que de n'être pas aimé de
celle que j'aime.
--Mais c'est d'un affreux égoïsme, ce que tu dis là? Tu ne songes qu'à
toi!
La Florade ne me comprenait pas. Quand je lui racontai les terreurs de
la marquise et la défense qu'elle lui faisait de la voir jusqu'à nouvel
ordre, il fut en proie à l'étonnement le plus sincère.
--Comment! s'écria-t-il, on craint pour Paul? Mais c'est fantastique,
cette idée-là! Ah çà! vous prenez donc cette Zinovèse pour une mégère
ou pour une Brinvilliers?
Et, passant tout à coup à la joie:
--Ah! mon ami, s'écria-t-il, est-ce que la marquise la craint? est-ce
qu'elle a un peu souffert en la voyant? est-ce qu'elle l'a trouvée
belle à présent qu'elle est guérie?
--Ainsi tu voudrais voir la marquise jalouse? tu voudrais la faire
souffrir?