Tamaris - 08
moitié Provençale et stupide en tant que demoiselle française, moitié
Indienne et très-poétique sous cet aspect-là. Elle a été étonnée de
ma visite, elle n'y comprenait rien, quoique je la lui eusse fait
annoncer par Pasquali. Elle n'avait pas dit non, et elle ne disait
pas oui en me voyant. Elle se méfiait, elle avait peur: sa gaucherie
française n'était pas sans mélange de majesté asiatique; mais peu à
peu, voyant mes bonnes intentions, elle s'est humanisée, rassurée,
et, au bout d'une heure, elle m'appelait sa meilleure, sa seule amie;
elle m'accablait de caresses enfantines et consentait à tout ce que
j'exigeais d'elle.
--Et qu'exigiez-vous donc?
--Je n'exigeais pas, comme Pasquali, qu'elle quittât sa maison: c'était
trop demander du premier coup; mais je voulais qu'elle en sortît plus
souvent et plus longtemps chaque jour. Figurez-vous qu'elle ne sort
qu'à la nuit tombante ou à la première aube, pour aller de temps en
temps, à trois pas de là, prier sur la tombe de son père, dans le
cimetière de la Seyne! Elle ne connaît donc le soleil et la lune que de
vue; car elle parcourt cette petite distance sur son âne, et, dès que
la chaleur se fait sentir, elle s'enferme à triple rideau pour végéter
dans l'ombre, la rêverie oisive et l'immobilité délétère. Certes elle
ne peut pas durer à ce régime, et le moins qui puisse lui arriver,
c'est d'y devenir idiote ou paralytique. J'ai donc obtenu d'elle
que, deux fois par semaine, elle viendrait me voir, à pied, après sa
sieste, à midi, et que, deux autres fois par semaine, elle viendrait se
promener dans la calèche avec moi.
--Vous êtes bonne! mais elle vous ennuiera beaucoup, je le crains.
--On n'est pas précisément jeté en ce monde pour s'amuser, docteur;
mais j'ai peu de mérite à plaindre et à soigner les malades. J'ai passé
ma vie à cela. Mon pauvre père était couvert de blessures; mon mari....
--Payait une jeunesse orageuse par une vieillesse prématurée?
--Le baron vous l'a dit? Eh bien, c'est vrai, et puis mon Paul si
délicat, toujours languissant dans sa première enfance! Le voilà guéri,
je n'ai plus de malades, et cela me manque. D'ailleurs, mademoiselle
Roque m'est sympathique. Vous savez combien dans le cœur des femmes
la pitié est prête à devenir de l'affection. Vraiment cette fille est
touchante avec son respect filial, son inertie fataliste, et l'espèce
de terreur où elle vit sans se plaindre, car vous n'ignorez pas qu'elle
est fort mal vue parmi les paysans, et même parmi les bourgeois
campagnards des environs. Sa mère était restée musulmane, sa négresse
l'est encore, et on l'accuse de l'être elle-même, bien qu'elle ait reçu
le baptême. Je me suis fait expliquer par elle comme quoi son père,
ne croyant à rien, avait pourtant exigé qu'elle fût enregistrée comme
chrétienne aux archives de la paroisse. Il voulait ainsi la préserver
des persécutions et des répugnances dont sa mère et sa servante noire
étaient l'objet; mais, comme il ne se souciait d'aucun culte, il la
laissa pratiquer l'islamisme avec ces deux femmes, en exigeant qu'elle
fît de temps à autre acte de présence à l'église catholique. Il est
résulté de ce système un mélange très-extraordinaire des deux religions
dans l'esprit de cette fille, qui a des instincts très-mystiques, qui
se signe avec ferveur au nom de Mahomet, et qui professe une dévotion
passionnée pour la Vierge et les saints. Elle adore les pèlerinages,
et ce qui l'a décidée à sortir avec moi, c'est que je lui ai promis de
la mener à la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, que, de sa fenêtre
et depuis qu'elle est au monde, elle voit à l'horizon en se persuadant
qu'elle en est aussi loin que de l'Afrique. En même temps, elle prie et
célèbre les fêtes en secret avec sa négresse selon les rites du Coran,
qu'elle sait par cœur, et toutes ses idées sont d'une islamite passive
et fataliste.
--Vous comprenez et vous résumez fort bien mademoiselle Roque; mais je
ne vois pas quel rapport vous établissez entre elle....
--Et le lieutenant la Florade? Attendez donc! Mademoiselle Roque, ou
plutôt Nama, car l'Hindoue domine en elle, a une peur effroyable des
chrétiens. Cela se comprend: elle n'a reçu d'eux que des menaces et
des insultes! Aussi, pour peu qu'un ou _une_ de nous s'humanise et la
traite avec bonté, elle est reconnaissante comme un pauvre chien perdu
et battu qui trouve un maître compatissant. M. la Florade est entré un
soir chez elle, croyant qu'elle appelait au secours. Il lui a témoigné
de l'intérêt et lui a offert ses services. Pasquali assure que tout
s'est borné là....
--Pasquali dit la vérité.
--Bien! tant mieux ... et tant pis! car cette fille s'est éprise de
la Florade, et n'aspire qu'à être aimée de lui. Voilà ce qu'elle m'a
confié dès la première entrevue, tant ma sollicitude l'avait gagnée.
Elle est venue me voir ce matin au moment où M. la Florade, dont
elle ne sait pas le nom--il le lui a caché, et Pasquali ne l'a pas
trahi--abordait sur la grève. Elle me l'a montré de la terrasse en
criant: «C'est lui! je le vois!...» Elle voulait descendre pour lui
parler. J'ai eu beaucoup de peine à l'en empêcher; j'ai dû même la
gronder comme on gronde une petite fille de six ans, pour l'engager à
retourner chez elle. Un quart d'heure après, je descendais moi-même au
rivage, en vue d'une promenade en mer pour mon compte. Vous savez le
reste, et vous comprenez maintenant que la curiosité est entrée pour
quelque chose dans la facilité avec laquelle j'ai accepté l'équipage
et la compagnie de votre ami le lieutenant; car il est votre ami: il
n'a fait autre chose que de me parler avec enthousiasme de vous qui ne
m'aviez pas du tout parlé de lui.
--J'ignorais, répondis-je en cachant mon amertume sous un air
d'enjouement, que votre curiosité dût être éveillée à ce point par le
récit d'une aventure de ce genre.
--L'aventure m'a été présentée comme innocente, reprit-elle.
M'avez-vous trompée? Voyons.
--La Florade est homme d'honneur, il m'a donné sa parole. Mademoiselle
Roque est pure, mais elle est trop dépourvue de toute idée des
convenances pour que sa passion ne vous suscite pas quelque désagrément.
--Mais pourquoi? Puisque M. la Florade l'aime, ne peut-il l'épouser?
--Mais s'il ne l'aime pas? Elle s'abuse étrangement, je vous le déclare.
--Ah! pauvre fille! Il l'a donc moralement trompée et séduite, car elle
jure qu'il l'aime. Elle avoue qu'il est un peu bizarre et quinteux
avec elle, qu'il a souvent l'air de l'abandonner, qu'il refuse d'aller
la voir par crainte d'être blâmé de _son peuple_, mais qu'en dépit de
tout cela il est très-ému auprès d'elle, et qu'il ne la quitte jamais
sans avoir les larmes aux yeux. Est-ce donc un perfide, votre ami la
Florade? Il n'a pas cet air-là. J'ai, au contraire, été frappée de sa
physionomie ouverte et de ses manières franches. Je crois bien plutôt
qu'il aime réellement Nama, mais que quelques empêchements de position,
de fortune ou de préjugé le forcent à renoncer à elle. Je voudrais les
connaître, ces empêchements, afin d'en apprécier l'importance et la
durée. Enfin je voudrais savoir quelle est ma mission auprès de cette
pauvre fille, si je dois lui conseiller le courage d'oublier, ou agir
de manière à renouer des liens encore tendres en vue d'un mariage
possible.
--Tout ceci est fort délicat, répondis-je, et je vous dois la vérité.
La Florade est mon ami, non un ami ancien, mais, si je peux parler
ainsi, un ami d'inclination. Il y aura donc peut-être un peu de
trahison de ma part à vous dévoiler les dangers de son caractère; mais
il a tellement le courage de ses défauts et de ses qualités, que,
s'il était ici sommé par vous de s'expliquer, il vous dirait, j'en
ai la certitude, tout ce que je vais vous en dire. C'est une nature
séduisante et généreuse, mais sans frein. Il se livre tout entier à
première vue, n'interroge rien, et se plaît en quelque sorte à braver
toutes les conséquences de ses entraînements.... Certes, il s'est
beaucoup dominé en présence de Nama; mais il n'est pas homme à jouer
le calme qu'il ne sait pas imposer réellement à son imagination. Il a
troublé la tête faible de cette fille par le trouble qu'il éprouvait
lui-même. Elle a donc quelque motif pour s'abuser, sinon pour se
plaindre.
--Alors me voilà fixée. Je ferai ce que Pasquali me conseille aussi:
j'ôterai toute espérance à la pauvre créature. Pourtant ... attendez!
Il faut, avant de me charger de ce rôle cruel, que vous me disiez
très-sérieusement votre dernier mot. Vous me jurez qu'épris d'elle,
peu ou beaucoup, la pitié, l'admiration pour sa beauté, l'estime
qu'après tout la naïveté de son cœur et de son esprit mérite, ne le
décideront jamais à en faire sa compagne? Vous êtes bien sûr que mes
représentations, ma conviction, mon éloquence de femme, si vous voulez,
ne pourraient absolument rien sur lui?
--Vous m'en demandez trop, répondis-je. Personne ne peut engager ainsi
sa responsabilité pour un absent. Vous voulez voir la Florade, vous le
verrez.... Quel jour voulez-vous que je vous l'amène?
La marquise sembla deviner mon désespoir. Elle me regarda
attentivement, avec une sorte de surprise. Je soutins bravement son
regard, je dois le dire, car elle reprit aussitôt avec la même liberté
d'esprit qu'auparavant:
--Amenez-le demain chez Pasquali. Je descendrai comme par hasard.
Ne prévenez votre ami de rien! Il s'armerait d'avance contre mes
arguments. En le prenant au dépourvu, je verrai bien plus clairement si
je dois espérer ou désespérer pour Nama. Et maintenant, ajouta-t-elle,
parlons de vous, docteur! Est-ce que les charmants projets du baron ne
vont pas modifier les vôtres? Est-ce que vous ne prolongerez pas de
quelques semaines votre séjour ici?
--J'y ferai mon possible, répondis-je, afin qu'elle ne combattît pas ma
résolution de fuir au plus tôt.
Je ne me sentais plus assez de force pour recevoir des témoignages
d'estime et de confiance qui me navraient.
--Dans huit jours, pensais-je, elle m'ouvrira peut-être son cœur, comme
Nama lui a ouvert le sien, et, au fond de ce cœur troublé ou souffrant,
je trouverai encore la Florade.
Je la quittai avec un peu de précipitation, prétextant un rendez-vous
donné à Toulon, et je partis la mort dans l'âme. A mes yeux, la
destinée suivait son implacable fantaisie de rapprocher ces deux êtres,
si peu faits, selon moi, l'un pour l'autre. Ils s'étaient vus, ils
se parleraient le lendemain; car, dans certaines situations, parler
ensemble sur l'amour, c'est déjà se parler d'amour. Et moi, j'étais là,
condamné à opérer ce rapprochement!
Je sentais que je n'aurais pas la force de m'y prêter. J'attendis
Pasquali sur le chemin de la Seyne. C'était l'heure où il y retournait.
Il venait d'échanger quelques mots avec la marquise en traversant la
colline. Il savait son projet, et n'y trouvait rien à reprendre.
--Elle est bonne, dit-il, bien bonne femme, le diable m'emporte! Il
faudrait que _le petit_ (il désignait encore ainsi quelquefois son
filleul) fût trois fois effronté pour lui lâcher des douceurs en
pareille circonstance. D'ailleurs, nous serons là.
--Vous y serez, cher monsieur. Moi, j'ai oublié, en m'engageant à être
de la partie, que cela m'était impossible; mais vous n'avez pas besoin
de moi, vous me raconterez l'affaire un autre jour. J'ai à acheter
quelques meubles pour installer un mien ami au nom de qui je viens de
louer la maison Caire; il faut que je passe le contrat....
--Ah! vous m'amenez un voisin? Bon! tant mieux!
Et, sans s'informer de son âge, de ses goûts et de son caractère, il
m'offrit pour lui ses barques, ses engins, son vin d'Espagne et ses
services personnels avec cette cordialité simple et brusque qui le
caractérisait.
J'envoyai une lettre à la Florade pour lui dire que son parrain
l'attendait encore le lendemain à sa bastide; puis je m'occupai
activement de l'installation prochaine du baron. Je consacrai encore
toute l'après-midi de ce lendemain à passer le contrat avec le
propriétaire de sa nouvelle demeure, et je partis pour Hyères, où
j'avais un ami. Je croyais devoir m'éloigner un peu du théâtre de mes
agitations.
III
Hyères est une assez jolie ville, grâce à ses beaux hôtels et aux
nombreuses villas qui la peuplent et l'entourent. Sa situation n'a rien
de remarquable. La colline, trop petite, est trop près, la côte est
trop plate et la mer trop loin. Tout l'intérêt pour moi fut d'examiner
ses jardins, riches en plantes exotiques d'une belle venue. Les
pittospores et les palmiers y sont des arbres véritables. L'ami que
je comptais rencontrer était parti. J'errai seul aux environs durant
quelques jours, et je revins convaincu que, si le climat y était moins
brutal qu'aux environs de Toulon, la nature de ceux-ci, pittoresquement
parlant, était infiniment plus grandiose et plus belle.
Ce qu'il y avait de plus remarquable à Hyères, c'était précisément
la vue des montagnes de Toulon, les deux grands massifs calcaires du
_Phare_ et du _Coude_, dont les profils sont admirables de hardiesse.
Vu de face, c'est-à-dire de la mer, le Pharon n'est qu'une masse grise
absolument nue et aride, qui, par ses formes molles, ressemble à un
gigantesque amas de cendres moutonnées par le vent; mais les lignes du
profil exposé à l'est sont splendides. Le Coudon est beau sur toutes
ses faces. Peu pressé de rentrer à Toulon, je résolus d'aller voir le
pays du haut de cette montagne, qui est en somme la plus intéressante
de la contrée. Je retournai donc vers Toulon par la route qui vient de
Nice, et que je quittai à la Valette. Je m'enfonçai seul, à pied, dans
la gorge qui sépare le Coudon du Pharon, et je commençai à monter le
Coudon par une route de charrettes qui s'arrête au hameau de Turris.
Le terrain de ces collines ne m'offrit aucun intérêt botanique. J'en
profitai pour contempler le défilé des blocs de calcaire traînés vers
la vallée sur cette route très-rapide par les plus forts chevaux et
les plus forts mulets que j'aie jamais vus. Ces attelages descendent
par convois de cinq, et je rencontrai cinq convois dont je dus me
garer, car ces masses roulantes ne peuvent s'arrêter sur place.
C'était, du reste, un beau spectacle que celui de ces monstrueux chars
portant des quartiers de montagne. Les roues étaient bandées par des
arbres fraîchement coupés, tendus en arcs et passés sous les moyeux.
Le calme des chevaux énormes placés dans le brancard, l'ardeur des
mulets moins dociles secouant leurs ornements rouges, les figures et
les cris sauvages des conducteurs à pied, le bruit des chaînes qui
servent de traits, le grincement des moyeux souvent trop larges pour
les parois du chemin encaissé, le bruit, sourd des roues descendant et
brisant les escaliers de rocher, tout cela présentait un ensemble de
vie énergique dans le cadre d'une région âpre et morne. Le travail de
l'homme était là en pleine émission de puissance. Les animaux, soignés
et nourris comme méritent de l'être des bêtes d'un grand prix, étaient
magnifiques, caractérisés comme les études de Géricault, mais d'un type
plus noble. A un endroit aplani où l'un de ces convois faisait halte,
j'interrogeai les conducteurs. J'appris que les vingt-cinq chars,
attelés de cinq chevaux chacun, ne pouvaient être évalués à moins d'un
total qui dépassait deux cent mille francs, sans parler du chargement.
Comme la journée s'avançait et que je ne voulais pas perdre mon temps à
errer, je cherchai un guide à Turris, qui est situé sur la croupe de la
montagne, à l'entrée de la forêt. Un vieux charbonnier qui s'y rendait
m'offrit de me conduire: j'acceptai; mais, au bout d'un quart d'heure
de marche, je vis qu'il allait au hasard; il m'avoua qu'il n'était pas
du pays même et n'était pas monté là depuis vingt ans.
--Alors, lui dis-je, allez où bon vous semblera; j'en sais aussi long
que vous.
Il haussa les épaules sans rien dire et disparut dans le fourré.
Évidemment, il m'avait déjà égaré, car on m'avait parlé d'un sentier
commode à suivre, et il n'y en avait plus trace autour de moi. La forêt
n'était plus qu'un taillis de petits arbres bossus et malheureux; mais
ils masquaient partout la vue, et, tout en gravissant la pente, je
cherchai une clairière pour m'orienter.
Au bout d'une heure de marche, je me trouvai auprès d'une tête blanche
que je crus devoir être celle du mont. Je gagnai le pied de sa
paroi verticale; mais, là, je vis que c'était un simple contre-fort
de la cime réelle, et que j'avais une clairière à traverser pour
atteindre celle-ci. La clairière franchie, la cime n'était qu'un autre
contre-fort. Cette longue terrasse lisse et montant en ligne douce vers
la brisure de la montagne, cette surface blanche et plane que j'avais
vue d'Hyères et de Tamaris, et que, du pied même du Coudon, on croit
voir encore, offrait une suite de créneaux assez réguliers séparés par
des vallons. J'en traversai ainsi une demi-douzaine, tous plus jolis
les uns que les autres et semés de massifs très-frais percés de roches
bien pures, et tapissés tantôt d'un beau gazon, tantôt de grandes
plaques de sable fin piétinées par les loups, qui vivent là fort
tranquilles, à une lieue à vol d'oiseau au-dessus du grand mouvement et
du grand bruit de la ville et de la rade de Toulon.
J'avais laissé loin derrière moi les dernières huttes des charbonniers
de la forêt; j'étais en plein désert par une soirée magnifique. Ma
vue était complétement enfermée par les créneaux successifs de la
montagne; mais, abrité de tous les vents, je respirais un air souple et
délicieux. Ma tristesse s'en allait. Les plantes des régions élevées
se montraient et commençaient à m'intéresser; enfin la sensation de
la solitude absolue exerçait sa magie sur mon imagination, quand
j'entendis une voix forte qui semblait déclamer avec emphase dans le
silence profond de ce sanctuaire.
Je marchai dans la direction de la voix, et vis mon vieux charbonnier
qui courait les bras étendus vers la cime, parlant haut, gesticulant et
comme en proie à une sorte de vertige. Je l'observai et me convainquis
bientôt qu'il était un de ces sorciers de campagne qui croient à
leurs conjurations. Je me rappelai que, dans le pays, la race des
charbonniers et des autres ouvriers forestiers de montagne passe pour
très-exaltée. On m'avait assuré que beaucoup d'entre eux devenaient
fous, ou tombaient dans une mélancolie noire qui les conduisait au
suicide. C'est, qu'en effet l'austérité des montagnes de Provence
semble un milieu impossible pour cette race éminemment matérialiste et
portée à l'activité de la vie pratique. Le Provençal est poëte à la
manière des Italiens: tout est image pour lui, et son langage figuré,
orné de comparaisons et de métaphores, prouve qu'il ne subit pas la
contemplation à l'état de rêverie; il a besoin de réagir contre la
nature, et quand elle réagit sur lui, il doit en être écrasé.
Mon sorcier était, à coup sûr, à moitié fou; mais il n'agissait
pourtant pas au hasard. Il se baissait et se relevait, s'arrêtait et
parlait avec une idée suivie, peut-être selon un rite prescrit. Il
interrogeait attentivement les pistes nombreuses des animaux sauvages,
et je le soupçonnai même d'être un peu lycanthrope. Je le perdis de
vue, et gagnai enfin avec quelque fatigue le sommet à angle presque
droit de la montagne. C'est, après tout, une promenade qui n'est pas
exorbitante, d'autant plus qu'on peut la faire en grande partie à
dos de quadrupède, et je la conseille à tous les amants de la nature
pittoresque. La grande masse, brusquement coupée, ne plonge pas dans
la mer: une vaste plaine et des falaises l'en séparent; mais elle est
assez élevée pour dominer toutes les hauteurs environnantes et pour que
la vue embrasse tout le littoral de Marseille jusqu'à Nice. Les Alpes
montrent leurs cimes neigeuses à l'horizon est, et on y distingue à
l'œil nu les fortes brisures du col de Tende.
Mais ce n'est pas l'étendue qui fait, selon moi, la beauté d'un
tableau, c'est la composition, et celui-ci est un des mieux composés
que j'aie vus. Ces rives austères, hardiment festonnées de la région
toulonaise, ne paraissent pas de petits accidents en face de la mer
incommensurable, car ces festons sont des golfes et des rades d'une
étendue majestueuse et d'une grâce de contours parfaite. Leur grâce a
cela de particulier qu'elle n'est jamais empreinte de mollesse: partout
des falaises puissantes font ressortir les plages adoucies, et partout
le dessin trouve le moyen d'être imprévu en restant logique.
Il était huit heures du soir. Le soleil couchant abreuvait de ses
splendeurs la mer et le continent. Quand j'eus savouré ce spectacle,
je me retournai pour voir l'aride Provence dans l'intérieur des
terres. Je ne vis par là que chaînes dénudées se perdant à l'horizon
en lignes sombres, quelques-unes si droites, qu'on les eût prises pour
des murailles sans fin. Ce sont ces hauteurs stériles, complétement
inhabitées sur une étendue de dix à douze lieues, que dans le pays
on appelle proprement le désert. Entre ces désolantes masses et moi,
les reflets du couchant s'éteignaient rapidement sur de larges abîmes
de verdure coupés de collines fertiles et d'accidents calcaires fort
étranges, sur des cirques de monticules coniques portant ou semblant
porter un ou plusieurs cônes plus élevés au centre, mais tout cela
sur une grande échelle, reposant sur des plateaux très-vastes, et
renfermant des lits de torrents, des gouffres, des vallons profondément
creusés, et des cultures ondoyantes ou des abîmes impénétrables. Il
n'y a pas de grandes élévations en Provence: le Coudon lui-même n'est
qu'une montagne de troisième ordre; mais le dessin de ces aspérités
est toujours fier et large. Le laid même, car il y a de très-laides
régions, n'a rien d'étroit et de mesquin.
Je jetais un dernier regard sur le panorama maritime, quand je me
rappelai que, de Tamaris, madame d'Elmeval regardait tous les soirs
au coucher du soleil la cime où je me trouvais. Je l'avais regardée
avec elle une fois justement à l'heure où le pic recevait le reflet
rose vif du couchant. Nous l'avions vu devenir couleur d'ambre, puis
d'un lilas pur, et enfin d'un gris de perle satiné à mesure que le
soleil descendait derrière nous dans la mer. La colline Caire, avec
son bois de pins et de liéges noirâtres, servait de repoussoir à cette
illumination chatoyante.
L'idée me vint naturellement qu'à ce moment même la marquise consultait
le temps pour sa promenade du lendemain, en regardant si le sommet du
Coudon était clair, et, comme j'étais dans des flots de lumière pure,
si par hasard elle se servait de la longue-vue, elle pouvait distinguer
un imperceptible point noir sur les masses blanches de la cime. Je me
trompais, la distance est trop grande, et, malgré d'excellents yeux,
je ne discernais pas même la microscopique colline de Tamaris au bord
de la mer. Il est vrai qu'elle était noyée dans l'ombre du cap Sicier.
Je me servis de la lunette portative que je m'étais procurée, et je
crus reconnaître la bastide comme un point pâle dans la verdure des
pins; cela était flottant comme un rêve, et toute ma tristesse revint.
Je me répétais ce sot et amer proverbe: «Loin des yeux, loin du cœur!»
Cela pouvait être vrai pour elle; pour moi, cet éloignement, cette
impossibilité de communiquer avec elle à travers l'espace irritaient ma
douleur.
Comme la nuit approchait et que la lune était déjà levée, je résolus
d'attendre qu'elle fût assez haut sur l'horizon pour m'éclairer un peu.
L'air devenait très-froid. Je descendis de la dernière cime et me mis
à l'abri du vent au bord du précipice, dont la brisure est admirable.
Au bout d'un quart d'heure, je me levais pour partir, lorsque je me vis
reflété par une lueur étrange et tout à fait mystérieuse. Je remontai à
la cime et vis mon vieux sorcier livré à une conjuration capitale. Il
avait allumé un feu d'herbes sèches sur l'extrême pointe du rocher, et,
à mesure que la cendre se formait, il en ramassait le plus fin dans un
sachet de toile. Il avait coupé du thym, du romarin et de la santoline,
dont il avait fait trois paquets séparés. Il prenait dans chaque paquet
pour obtenir la cendre des trois plantes brûlées ensemble. Après cette
opération, accompagnée de gestes et de paroles que j'observais avec
curiosité, il fit trois bottes des mêmes plantes fraîches qu'il lia de
cordons noirs, jaunes et rouges; il chargea le tout sur ses épaules
et s'éloigna rapidement sans paraître m'avoir vu, bien que je fusse
très-près de lui.
Cet homme avait une tête caractérisée. En se livrant à son acte
cabalistique, il avait ôté le haillon qui lui servait de bonnet.
Quelques mèches de cheveux encore noirs voltigeaient sur son crâne
dégarni, très-élevé et très-étroit. Sa figure pâle, maculée d'un noir
de charbon indélébile, était assez régulière et assez distinguée. Ses
yeux saillants et brillants avaient une expression de terreur, comme
s'il eût craint sérieusement de voir apparaître les esprits évoqués, ou
comme s'il eût cru les voir en effet. Il n'était vêtu que d'une chemise
et d'un pantalon de toile dont le ton sale et blafard lui donnait à
lui-même quelque chose d'un spectre enfumé. Il fit le signe de la croix
sur le feu avant de le quitter, jugeant peut-être que cela suffisait
pour l'éteindre. Je ne crus pas devoir négliger d'étouffer sous mes
pieds un reste de braise qui eût pu porter l'incendie dans la forêt.
Je franchis sans difficulté les clairières situées entre les créneaux
de la montagne. Le passage de ces mêmes créneaux était plus pénible,
toute trace de sentier disparaissait sur le roc nu et sur les pentes de
pierres brisées où rien n'arrêtait le pied; mais cette solitude tour
à tour aride et boisée, ces gazons où les veines de sable entraîné
par les pluies dessinaient de folles allées sans but, ces massifs
d'arbrisseaux à feuilles luisantes qui scintillaient dans l'ombre,
ces grandes cimes de pierres blanchies par l'air salin et que la lune
blanchissait encore, pouvaient faire l'illusion d'un jardin de fées
planté dans un lieu inaccessible et illuminé par des pics de neige.
Le froid devenait très-vif; je pris le pas gymnastique pour me
réchauffer, et, pour la troisième fois, je rencontrai mon sorcier,
qui, au lieu de se diriger vers Turris, prenait un sentier abrupt pour
descendre dans la vallée. Comme le passage me paraissait périlleux sur
ce flanc encore très-peu incliné du Coudon, je lui demandai s'il le
connaissait assez pour s'y risquer au clair de lune, il me répondit
d'un ton préoccupé:
--Bah! bah! les loups connaissent tous les chemins.
--Vous avez donc la prétention d'être loup?
Il s'arrêta, et, comme s'il fût sorti d'un rêve:
--Est-ce vous, dit-il, qui étiez là-haut quand j'ai allumé un feu?
--Oui, c'était moi. Pourquoi ne m'avez-vous point parlé?
--Je n'osais pas.
--Vous me preniez pour le diable?
--Non; mais le diable s'habille comme il veut. Vous ne vous êtes donc
pas perdu dans la forêt?
--Non, le diable m'a servi de guide.
--Le diable!... il n'en faut point plaisanter!
--Non, il faut l'appeler respectueusement, faire du feu sur les
montagnes, cueillir des herbes poussées dans certains endroits, car
celles qui viennent en plaine, quoique toutes pareilles, n'ont pas la
même vertu: il faut en brûler, ramasser les cendres, dire des paroles,
faire trois paquets....
--Vous m'avez vu, et vous vous figurez un tas de choses!... Vous n'êtes
pas aussi savant que vous voulez bien le dire.
--Je suis plus savant que toi, lui répondis-je avec aplomb, et je lui
débitai en latin quelques préceptes de la cabale des bergers, que
j'avais apprise autrefois dans mes montagnes. Il me regardait avec
stupeur et méfiance; il ne comprenait rien à ma traduction latine;
mais certaines formules prétendues arabes ou juives, et qui, sans être
réellement d'aucune langue, sont communes à presque tous les sorciers
de campagne, le frappaient de respect.
--Où allez-vous? demanda-t-il.
--C'est à toi de me répondre, lui dis-je d'un ton emphatique; où vas-tu?
--A un endroit que tu ne connais pas, répondit-il avec un accent
craintif malgré le tutoiement qu'il se croyait forcé d'adopter.
Indienne et très-poétique sous cet aspect-là. Elle a été étonnée de
ma visite, elle n'y comprenait rien, quoique je la lui eusse fait
annoncer par Pasquali. Elle n'avait pas dit non, et elle ne disait
pas oui en me voyant. Elle se méfiait, elle avait peur: sa gaucherie
française n'était pas sans mélange de majesté asiatique; mais peu à
peu, voyant mes bonnes intentions, elle s'est humanisée, rassurée,
et, au bout d'une heure, elle m'appelait sa meilleure, sa seule amie;
elle m'accablait de caresses enfantines et consentait à tout ce que
j'exigeais d'elle.
--Et qu'exigiez-vous donc?
--Je n'exigeais pas, comme Pasquali, qu'elle quittât sa maison: c'était
trop demander du premier coup; mais je voulais qu'elle en sortît plus
souvent et plus longtemps chaque jour. Figurez-vous qu'elle ne sort
qu'à la nuit tombante ou à la première aube, pour aller de temps en
temps, à trois pas de là, prier sur la tombe de son père, dans le
cimetière de la Seyne! Elle ne connaît donc le soleil et la lune que de
vue; car elle parcourt cette petite distance sur son âne, et, dès que
la chaleur se fait sentir, elle s'enferme à triple rideau pour végéter
dans l'ombre, la rêverie oisive et l'immobilité délétère. Certes elle
ne peut pas durer à ce régime, et le moins qui puisse lui arriver,
c'est d'y devenir idiote ou paralytique. J'ai donc obtenu d'elle
que, deux fois par semaine, elle viendrait me voir, à pied, après sa
sieste, à midi, et que, deux autres fois par semaine, elle viendrait se
promener dans la calèche avec moi.
--Vous êtes bonne! mais elle vous ennuiera beaucoup, je le crains.
--On n'est pas précisément jeté en ce monde pour s'amuser, docteur;
mais j'ai peu de mérite à plaindre et à soigner les malades. J'ai passé
ma vie à cela. Mon pauvre père était couvert de blessures; mon mari....
--Payait une jeunesse orageuse par une vieillesse prématurée?
--Le baron vous l'a dit? Eh bien, c'est vrai, et puis mon Paul si
délicat, toujours languissant dans sa première enfance! Le voilà guéri,
je n'ai plus de malades, et cela me manque. D'ailleurs, mademoiselle
Roque m'est sympathique. Vous savez combien dans le cœur des femmes
la pitié est prête à devenir de l'affection. Vraiment cette fille est
touchante avec son respect filial, son inertie fataliste, et l'espèce
de terreur où elle vit sans se plaindre, car vous n'ignorez pas qu'elle
est fort mal vue parmi les paysans, et même parmi les bourgeois
campagnards des environs. Sa mère était restée musulmane, sa négresse
l'est encore, et on l'accuse de l'être elle-même, bien qu'elle ait reçu
le baptême. Je me suis fait expliquer par elle comme quoi son père,
ne croyant à rien, avait pourtant exigé qu'elle fût enregistrée comme
chrétienne aux archives de la paroisse. Il voulait ainsi la préserver
des persécutions et des répugnances dont sa mère et sa servante noire
étaient l'objet; mais, comme il ne se souciait d'aucun culte, il la
laissa pratiquer l'islamisme avec ces deux femmes, en exigeant qu'elle
fît de temps à autre acte de présence à l'église catholique. Il est
résulté de ce système un mélange très-extraordinaire des deux religions
dans l'esprit de cette fille, qui a des instincts très-mystiques, qui
se signe avec ferveur au nom de Mahomet, et qui professe une dévotion
passionnée pour la Vierge et les saints. Elle adore les pèlerinages,
et ce qui l'a décidée à sortir avec moi, c'est que je lui ai promis de
la mener à la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, que, de sa fenêtre
et depuis qu'elle est au monde, elle voit à l'horizon en se persuadant
qu'elle en est aussi loin que de l'Afrique. En même temps, elle prie et
célèbre les fêtes en secret avec sa négresse selon les rites du Coran,
qu'elle sait par cœur, et toutes ses idées sont d'une islamite passive
et fataliste.
--Vous comprenez et vous résumez fort bien mademoiselle Roque; mais je
ne vois pas quel rapport vous établissez entre elle....
--Et le lieutenant la Florade? Attendez donc! Mademoiselle Roque, ou
plutôt Nama, car l'Hindoue domine en elle, a une peur effroyable des
chrétiens. Cela se comprend: elle n'a reçu d'eux que des menaces et
des insultes! Aussi, pour peu qu'un ou _une_ de nous s'humanise et la
traite avec bonté, elle est reconnaissante comme un pauvre chien perdu
et battu qui trouve un maître compatissant. M. la Florade est entré un
soir chez elle, croyant qu'elle appelait au secours. Il lui a témoigné
de l'intérêt et lui a offert ses services. Pasquali assure que tout
s'est borné là....
--Pasquali dit la vérité.
--Bien! tant mieux ... et tant pis! car cette fille s'est éprise de
la Florade, et n'aspire qu'à être aimée de lui. Voilà ce qu'elle m'a
confié dès la première entrevue, tant ma sollicitude l'avait gagnée.
Elle est venue me voir ce matin au moment où M. la Florade, dont
elle ne sait pas le nom--il le lui a caché, et Pasquali ne l'a pas
trahi--abordait sur la grève. Elle me l'a montré de la terrasse en
criant: «C'est lui! je le vois!...» Elle voulait descendre pour lui
parler. J'ai eu beaucoup de peine à l'en empêcher; j'ai dû même la
gronder comme on gronde une petite fille de six ans, pour l'engager à
retourner chez elle. Un quart d'heure après, je descendais moi-même au
rivage, en vue d'une promenade en mer pour mon compte. Vous savez le
reste, et vous comprenez maintenant que la curiosité est entrée pour
quelque chose dans la facilité avec laquelle j'ai accepté l'équipage
et la compagnie de votre ami le lieutenant; car il est votre ami: il
n'a fait autre chose que de me parler avec enthousiasme de vous qui ne
m'aviez pas du tout parlé de lui.
--J'ignorais, répondis-je en cachant mon amertume sous un air
d'enjouement, que votre curiosité dût être éveillée à ce point par le
récit d'une aventure de ce genre.
--L'aventure m'a été présentée comme innocente, reprit-elle.
M'avez-vous trompée? Voyons.
--La Florade est homme d'honneur, il m'a donné sa parole. Mademoiselle
Roque est pure, mais elle est trop dépourvue de toute idée des
convenances pour que sa passion ne vous suscite pas quelque désagrément.
--Mais pourquoi? Puisque M. la Florade l'aime, ne peut-il l'épouser?
--Mais s'il ne l'aime pas? Elle s'abuse étrangement, je vous le déclare.
--Ah! pauvre fille! Il l'a donc moralement trompée et séduite, car elle
jure qu'il l'aime. Elle avoue qu'il est un peu bizarre et quinteux
avec elle, qu'il a souvent l'air de l'abandonner, qu'il refuse d'aller
la voir par crainte d'être blâmé de _son peuple_, mais qu'en dépit de
tout cela il est très-ému auprès d'elle, et qu'il ne la quitte jamais
sans avoir les larmes aux yeux. Est-ce donc un perfide, votre ami la
Florade? Il n'a pas cet air-là. J'ai, au contraire, été frappée de sa
physionomie ouverte et de ses manières franches. Je crois bien plutôt
qu'il aime réellement Nama, mais que quelques empêchements de position,
de fortune ou de préjugé le forcent à renoncer à elle. Je voudrais les
connaître, ces empêchements, afin d'en apprécier l'importance et la
durée. Enfin je voudrais savoir quelle est ma mission auprès de cette
pauvre fille, si je dois lui conseiller le courage d'oublier, ou agir
de manière à renouer des liens encore tendres en vue d'un mariage
possible.
--Tout ceci est fort délicat, répondis-je, et je vous dois la vérité.
La Florade est mon ami, non un ami ancien, mais, si je peux parler
ainsi, un ami d'inclination. Il y aura donc peut-être un peu de
trahison de ma part à vous dévoiler les dangers de son caractère; mais
il a tellement le courage de ses défauts et de ses qualités, que,
s'il était ici sommé par vous de s'expliquer, il vous dirait, j'en
ai la certitude, tout ce que je vais vous en dire. C'est une nature
séduisante et généreuse, mais sans frein. Il se livre tout entier à
première vue, n'interroge rien, et se plaît en quelque sorte à braver
toutes les conséquences de ses entraînements.... Certes, il s'est
beaucoup dominé en présence de Nama; mais il n'est pas homme à jouer
le calme qu'il ne sait pas imposer réellement à son imagination. Il a
troublé la tête faible de cette fille par le trouble qu'il éprouvait
lui-même. Elle a donc quelque motif pour s'abuser, sinon pour se
plaindre.
--Alors me voilà fixée. Je ferai ce que Pasquali me conseille aussi:
j'ôterai toute espérance à la pauvre créature. Pourtant ... attendez!
Il faut, avant de me charger de ce rôle cruel, que vous me disiez
très-sérieusement votre dernier mot. Vous me jurez qu'épris d'elle,
peu ou beaucoup, la pitié, l'admiration pour sa beauté, l'estime
qu'après tout la naïveté de son cœur et de son esprit mérite, ne le
décideront jamais à en faire sa compagne? Vous êtes bien sûr que mes
représentations, ma conviction, mon éloquence de femme, si vous voulez,
ne pourraient absolument rien sur lui?
--Vous m'en demandez trop, répondis-je. Personne ne peut engager ainsi
sa responsabilité pour un absent. Vous voulez voir la Florade, vous le
verrez.... Quel jour voulez-vous que je vous l'amène?
La marquise sembla deviner mon désespoir. Elle me regarda
attentivement, avec une sorte de surprise. Je soutins bravement son
regard, je dois le dire, car elle reprit aussitôt avec la même liberté
d'esprit qu'auparavant:
--Amenez-le demain chez Pasquali. Je descendrai comme par hasard.
Ne prévenez votre ami de rien! Il s'armerait d'avance contre mes
arguments. En le prenant au dépourvu, je verrai bien plus clairement si
je dois espérer ou désespérer pour Nama. Et maintenant, ajouta-t-elle,
parlons de vous, docteur! Est-ce que les charmants projets du baron ne
vont pas modifier les vôtres? Est-ce que vous ne prolongerez pas de
quelques semaines votre séjour ici?
--J'y ferai mon possible, répondis-je, afin qu'elle ne combattît pas ma
résolution de fuir au plus tôt.
Je ne me sentais plus assez de force pour recevoir des témoignages
d'estime et de confiance qui me navraient.
--Dans huit jours, pensais-je, elle m'ouvrira peut-être son cœur, comme
Nama lui a ouvert le sien, et, au fond de ce cœur troublé ou souffrant,
je trouverai encore la Florade.
Je la quittai avec un peu de précipitation, prétextant un rendez-vous
donné à Toulon, et je partis la mort dans l'âme. A mes yeux, la
destinée suivait son implacable fantaisie de rapprocher ces deux êtres,
si peu faits, selon moi, l'un pour l'autre. Ils s'étaient vus, ils
se parleraient le lendemain; car, dans certaines situations, parler
ensemble sur l'amour, c'est déjà se parler d'amour. Et moi, j'étais là,
condamné à opérer ce rapprochement!
Je sentais que je n'aurais pas la force de m'y prêter. J'attendis
Pasquali sur le chemin de la Seyne. C'était l'heure où il y retournait.
Il venait d'échanger quelques mots avec la marquise en traversant la
colline. Il savait son projet, et n'y trouvait rien à reprendre.
--Elle est bonne, dit-il, bien bonne femme, le diable m'emporte! Il
faudrait que _le petit_ (il désignait encore ainsi quelquefois son
filleul) fût trois fois effronté pour lui lâcher des douceurs en
pareille circonstance. D'ailleurs, nous serons là.
--Vous y serez, cher monsieur. Moi, j'ai oublié, en m'engageant à être
de la partie, que cela m'était impossible; mais vous n'avez pas besoin
de moi, vous me raconterez l'affaire un autre jour. J'ai à acheter
quelques meubles pour installer un mien ami au nom de qui je viens de
louer la maison Caire; il faut que je passe le contrat....
--Ah! vous m'amenez un voisin? Bon! tant mieux!
Et, sans s'informer de son âge, de ses goûts et de son caractère, il
m'offrit pour lui ses barques, ses engins, son vin d'Espagne et ses
services personnels avec cette cordialité simple et brusque qui le
caractérisait.
J'envoyai une lettre à la Florade pour lui dire que son parrain
l'attendait encore le lendemain à sa bastide; puis je m'occupai
activement de l'installation prochaine du baron. Je consacrai encore
toute l'après-midi de ce lendemain à passer le contrat avec le
propriétaire de sa nouvelle demeure, et je partis pour Hyères, où
j'avais un ami. Je croyais devoir m'éloigner un peu du théâtre de mes
agitations.
III
Hyères est une assez jolie ville, grâce à ses beaux hôtels et aux
nombreuses villas qui la peuplent et l'entourent. Sa situation n'a rien
de remarquable. La colline, trop petite, est trop près, la côte est
trop plate et la mer trop loin. Tout l'intérêt pour moi fut d'examiner
ses jardins, riches en plantes exotiques d'une belle venue. Les
pittospores et les palmiers y sont des arbres véritables. L'ami que
je comptais rencontrer était parti. J'errai seul aux environs durant
quelques jours, et je revins convaincu que, si le climat y était moins
brutal qu'aux environs de Toulon, la nature de ceux-ci, pittoresquement
parlant, était infiniment plus grandiose et plus belle.
Ce qu'il y avait de plus remarquable à Hyères, c'était précisément
la vue des montagnes de Toulon, les deux grands massifs calcaires du
_Phare_ et du _Coude_, dont les profils sont admirables de hardiesse.
Vu de face, c'est-à-dire de la mer, le Pharon n'est qu'une masse grise
absolument nue et aride, qui, par ses formes molles, ressemble à un
gigantesque amas de cendres moutonnées par le vent; mais les lignes du
profil exposé à l'est sont splendides. Le Coudon est beau sur toutes
ses faces. Peu pressé de rentrer à Toulon, je résolus d'aller voir le
pays du haut de cette montagne, qui est en somme la plus intéressante
de la contrée. Je retournai donc vers Toulon par la route qui vient de
Nice, et que je quittai à la Valette. Je m'enfonçai seul, à pied, dans
la gorge qui sépare le Coudon du Pharon, et je commençai à monter le
Coudon par une route de charrettes qui s'arrête au hameau de Turris.
Le terrain de ces collines ne m'offrit aucun intérêt botanique. J'en
profitai pour contempler le défilé des blocs de calcaire traînés vers
la vallée sur cette route très-rapide par les plus forts chevaux et
les plus forts mulets que j'aie jamais vus. Ces attelages descendent
par convois de cinq, et je rencontrai cinq convois dont je dus me
garer, car ces masses roulantes ne peuvent s'arrêter sur place.
C'était, du reste, un beau spectacle que celui de ces monstrueux chars
portant des quartiers de montagne. Les roues étaient bandées par des
arbres fraîchement coupés, tendus en arcs et passés sous les moyeux.
Le calme des chevaux énormes placés dans le brancard, l'ardeur des
mulets moins dociles secouant leurs ornements rouges, les figures et
les cris sauvages des conducteurs à pied, le bruit des chaînes qui
servent de traits, le grincement des moyeux souvent trop larges pour
les parois du chemin encaissé, le bruit, sourd des roues descendant et
brisant les escaliers de rocher, tout cela présentait un ensemble de
vie énergique dans le cadre d'une région âpre et morne. Le travail de
l'homme était là en pleine émission de puissance. Les animaux, soignés
et nourris comme méritent de l'être des bêtes d'un grand prix, étaient
magnifiques, caractérisés comme les études de Géricault, mais d'un type
plus noble. A un endroit aplani où l'un de ces convois faisait halte,
j'interrogeai les conducteurs. J'appris que les vingt-cinq chars,
attelés de cinq chevaux chacun, ne pouvaient être évalués à moins d'un
total qui dépassait deux cent mille francs, sans parler du chargement.
Comme la journée s'avançait et que je ne voulais pas perdre mon temps à
errer, je cherchai un guide à Turris, qui est situé sur la croupe de la
montagne, à l'entrée de la forêt. Un vieux charbonnier qui s'y rendait
m'offrit de me conduire: j'acceptai; mais, au bout d'un quart d'heure
de marche, je vis qu'il allait au hasard; il m'avoua qu'il n'était pas
du pays même et n'était pas monté là depuis vingt ans.
--Alors, lui dis-je, allez où bon vous semblera; j'en sais aussi long
que vous.
Il haussa les épaules sans rien dire et disparut dans le fourré.
Évidemment, il m'avait déjà égaré, car on m'avait parlé d'un sentier
commode à suivre, et il n'y en avait plus trace autour de moi. La forêt
n'était plus qu'un taillis de petits arbres bossus et malheureux; mais
ils masquaient partout la vue, et, tout en gravissant la pente, je
cherchai une clairière pour m'orienter.
Au bout d'une heure de marche, je me trouvai auprès d'une tête blanche
que je crus devoir être celle du mont. Je gagnai le pied de sa
paroi verticale; mais, là, je vis que c'était un simple contre-fort
de la cime réelle, et que j'avais une clairière à traverser pour
atteindre celle-ci. La clairière franchie, la cime n'était qu'un autre
contre-fort. Cette longue terrasse lisse et montant en ligne douce vers
la brisure de la montagne, cette surface blanche et plane que j'avais
vue d'Hyères et de Tamaris, et que, du pied même du Coudon, on croit
voir encore, offrait une suite de créneaux assez réguliers séparés par
des vallons. J'en traversai ainsi une demi-douzaine, tous plus jolis
les uns que les autres et semés de massifs très-frais percés de roches
bien pures, et tapissés tantôt d'un beau gazon, tantôt de grandes
plaques de sable fin piétinées par les loups, qui vivent là fort
tranquilles, à une lieue à vol d'oiseau au-dessus du grand mouvement et
du grand bruit de la ville et de la rade de Toulon.
J'avais laissé loin derrière moi les dernières huttes des charbonniers
de la forêt; j'étais en plein désert par une soirée magnifique. Ma
vue était complétement enfermée par les créneaux successifs de la
montagne; mais, abrité de tous les vents, je respirais un air souple et
délicieux. Ma tristesse s'en allait. Les plantes des régions élevées
se montraient et commençaient à m'intéresser; enfin la sensation de
la solitude absolue exerçait sa magie sur mon imagination, quand
j'entendis une voix forte qui semblait déclamer avec emphase dans le
silence profond de ce sanctuaire.
Je marchai dans la direction de la voix, et vis mon vieux charbonnier
qui courait les bras étendus vers la cime, parlant haut, gesticulant et
comme en proie à une sorte de vertige. Je l'observai et me convainquis
bientôt qu'il était un de ces sorciers de campagne qui croient à
leurs conjurations. Je me rappelai que, dans le pays, la race des
charbonniers et des autres ouvriers forestiers de montagne passe pour
très-exaltée. On m'avait assuré que beaucoup d'entre eux devenaient
fous, ou tombaient dans une mélancolie noire qui les conduisait au
suicide. C'est, qu'en effet l'austérité des montagnes de Provence
semble un milieu impossible pour cette race éminemment matérialiste et
portée à l'activité de la vie pratique. Le Provençal est poëte à la
manière des Italiens: tout est image pour lui, et son langage figuré,
orné de comparaisons et de métaphores, prouve qu'il ne subit pas la
contemplation à l'état de rêverie; il a besoin de réagir contre la
nature, et quand elle réagit sur lui, il doit en être écrasé.
Mon sorcier était, à coup sûr, à moitié fou; mais il n'agissait
pourtant pas au hasard. Il se baissait et se relevait, s'arrêtait et
parlait avec une idée suivie, peut-être selon un rite prescrit. Il
interrogeait attentivement les pistes nombreuses des animaux sauvages,
et je le soupçonnai même d'être un peu lycanthrope. Je le perdis de
vue, et gagnai enfin avec quelque fatigue le sommet à angle presque
droit de la montagne. C'est, après tout, une promenade qui n'est pas
exorbitante, d'autant plus qu'on peut la faire en grande partie à
dos de quadrupède, et je la conseille à tous les amants de la nature
pittoresque. La grande masse, brusquement coupée, ne plonge pas dans
la mer: une vaste plaine et des falaises l'en séparent; mais elle est
assez élevée pour dominer toutes les hauteurs environnantes et pour que
la vue embrasse tout le littoral de Marseille jusqu'à Nice. Les Alpes
montrent leurs cimes neigeuses à l'horizon est, et on y distingue à
l'œil nu les fortes brisures du col de Tende.
Mais ce n'est pas l'étendue qui fait, selon moi, la beauté d'un
tableau, c'est la composition, et celui-ci est un des mieux composés
que j'aie vus. Ces rives austères, hardiment festonnées de la région
toulonaise, ne paraissent pas de petits accidents en face de la mer
incommensurable, car ces festons sont des golfes et des rades d'une
étendue majestueuse et d'une grâce de contours parfaite. Leur grâce a
cela de particulier qu'elle n'est jamais empreinte de mollesse: partout
des falaises puissantes font ressortir les plages adoucies, et partout
le dessin trouve le moyen d'être imprévu en restant logique.
Il était huit heures du soir. Le soleil couchant abreuvait de ses
splendeurs la mer et le continent. Quand j'eus savouré ce spectacle,
je me retournai pour voir l'aride Provence dans l'intérieur des
terres. Je ne vis par là que chaînes dénudées se perdant à l'horizon
en lignes sombres, quelques-unes si droites, qu'on les eût prises pour
des murailles sans fin. Ce sont ces hauteurs stériles, complétement
inhabitées sur une étendue de dix à douze lieues, que dans le pays
on appelle proprement le désert. Entre ces désolantes masses et moi,
les reflets du couchant s'éteignaient rapidement sur de larges abîmes
de verdure coupés de collines fertiles et d'accidents calcaires fort
étranges, sur des cirques de monticules coniques portant ou semblant
porter un ou plusieurs cônes plus élevés au centre, mais tout cela
sur une grande échelle, reposant sur des plateaux très-vastes, et
renfermant des lits de torrents, des gouffres, des vallons profondément
creusés, et des cultures ondoyantes ou des abîmes impénétrables. Il
n'y a pas de grandes élévations en Provence: le Coudon lui-même n'est
qu'une montagne de troisième ordre; mais le dessin de ces aspérités
est toujours fier et large. Le laid même, car il y a de très-laides
régions, n'a rien d'étroit et de mesquin.
Je jetais un dernier regard sur le panorama maritime, quand je me
rappelai que, de Tamaris, madame d'Elmeval regardait tous les soirs
au coucher du soleil la cime où je me trouvais. Je l'avais regardée
avec elle une fois justement à l'heure où le pic recevait le reflet
rose vif du couchant. Nous l'avions vu devenir couleur d'ambre, puis
d'un lilas pur, et enfin d'un gris de perle satiné à mesure que le
soleil descendait derrière nous dans la mer. La colline Caire, avec
son bois de pins et de liéges noirâtres, servait de repoussoir à cette
illumination chatoyante.
L'idée me vint naturellement qu'à ce moment même la marquise consultait
le temps pour sa promenade du lendemain, en regardant si le sommet du
Coudon était clair, et, comme j'étais dans des flots de lumière pure,
si par hasard elle se servait de la longue-vue, elle pouvait distinguer
un imperceptible point noir sur les masses blanches de la cime. Je me
trompais, la distance est trop grande, et, malgré d'excellents yeux,
je ne discernais pas même la microscopique colline de Tamaris au bord
de la mer. Il est vrai qu'elle était noyée dans l'ombre du cap Sicier.
Je me servis de la lunette portative que je m'étais procurée, et je
crus reconnaître la bastide comme un point pâle dans la verdure des
pins; cela était flottant comme un rêve, et toute ma tristesse revint.
Je me répétais ce sot et amer proverbe: «Loin des yeux, loin du cœur!»
Cela pouvait être vrai pour elle; pour moi, cet éloignement, cette
impossibilité de communiquer avec elle à travers l'espace irritaient ma
douleur.
Comme la nuit approchait et que la lune était déjà levée, je résolus
d'attendre qu'elle fût assez haut sur l'horizon pour m'éclairer un peu.
L'air devenait très-froid. Je descendis de la dernière cime et me mis
à l'abri du vent au bord du précipice, dont la brisure est admirable.
Au bout d'un quart d'heure, je me levais pour partir, lorsque je me vis
reflété par une lueur étrange et tout à fait mystérieuse. Je remontai à
la cime et vis mon vieux sorcier livré à une conjuration capitale. Il
avait allumé un feu d'herbes sèches sur l'extrême pointe du rocher, et,
à mesure que la cendre se formait, il en ramassait le plus fin dans un
sachet de toile. Il avait coupé du thym, du romarin et de la santoline,
dont il avait fait trois paquets séparés. Il prenait dans chaque paquet
pour obtenir la cendre des trois plantes brûlées ensemble. Après cette
opération, accompagnée de gestes et de paroles que j'observais avec
curiosité, il fit trois bottes des mêmes plantes fraîches qu'il lia de
cordons noirs, jaunes et rouges; il chargea le tout sur ses épaules
et s'éloigna rapidement sans paraître m'avoir vu, bien que je fusse
très-près de lui.
Cet homme avait une tête caractérisée. En se livrant à son acte
cabalistique, il avait ôté le haillon qui lui servait de bonnet.
Quelques mèches de cheveux encore noirs voltigeaient sur son crâne
dégarni, très-élevé et très-étroit. Sa figure pâle, maculée d'un noir
de charbon indélébile, était assez régulière et assez distinguée. Ses
yeux saillants et brillants avaient une expression de terreur, comme
s'il eût craint sérieusement de voir apparaître les esprits évoqués, ou
comme s'il eût cru les voir en effet. Il n'était vêtu que d'une chemise
et d'un pantalon de toile dont le ton sale et blafard lui donnait à
lui-même quelque chose d'un spectre enfumé. Il fit le signe de la croix
sur le feu avant de le quitter, jugeant peut-être que cela suffisait
pour l'éteindre. Je ne crus pas devoir négliger d'étouffer sous mes
pieds un reste de braise qui eût pu porter l'incendie dans la forêt.
Je franchis sans difficulté les clairières situées entre les créneaux
de la montagne. Le passage de ces mêmes créneaux était plus pénible,
toute trace de sentier disparaissait sur le roc nu et sur les pentes de
pierres brisées où rien n'arrêtait le pied; mais cette solitude tour
à tour aride et boisée, ces gazons où les veines de sable entraîné
par les pluies dessinaient de folles allées sans but, ces massifs
d'arbrisseaux à feuilles luisantes qui scintillaient dans l'ombre,
ces grandes cimes de pierres blanchies par l'air salin et que la lune
blanchissait encore, pouvaient faire l'illusion d'un jardin de fées
planté dans un lieu inaccessible et illuminé par des pics de neige.
Le froid devenait très-vif; je pris le pas gymnastique pour me
réchauffer, et, pour la troisième fois, je rencontrai mon sorcier,
qui, au lieu de se diriger vers Turris, prenait un sentier abrupt pour
descendre dans la vallée. Comme le passage me paraissait périlleux sur
ce flanc encore très-peu incliné du Coudon, je lui demandai s'il le
connaissait assez pour s'y risquer au clair de lune, il me répondit
d'un ton préoccupé:
--Bah! bah! les loups connaissent tous les chemins.
--Vous avez donc la prétention d'être loup?
Il s'arrêta, et, comme s'il fût sorti d'un rêve:
--Est-ce vous, dit-il, qui étiez là-haut quand j'ai allumé un feu?
--Oui, c'était moi. Pourquoi ne m'avez-vous point parlé?
--Je n'osais pas.
--Vous me preniez pour le diable?
--Non; mais le diable s'habille comme il veut. Vous ne vous êtes donc
pas perdu dans la forêt?
--Non, le diable m'a servi de guide.
--Le diable!... il n'en faut point plaisanter!
--Non, il faut l'appeler respectueusement, faire du feu sur les
montagnes, cueillir des herbes poussées dans certains endroits, car
celles qui viennent en plaine, quoique toutes pareilles, n'ont pas la
même vertu: il faut en brûler, ramasser les cendres, dire des paroles,
faire trois paquets....
--Vous m'avez vu, et vous vous figurez un tas de choses!... Vous n'êtes
pas aussi savant que vous voulez bien le dire.
--Je suis plus savant que toi, lui répondis-je avec aplomb, et je lui
débitai en latin quelques préceptes de la cabale des bergers, que
j'avais apprise autrefois dans mes montagnes. Il me regardait avec
stupeur et méfiance; il ne comprenait rien à ma traduction latine;
mais certaines formules prétendues arabes ou juives, et qui, sans être
réellement d'aucune langue, sont communes à presque tous les sorciers
de campagne, le frappaient de respect.
--Où allez-vous? demanda-t-il.
--C'est à toi de me répondre, lui dis-je d'un ton emphatique; où vas-tu?
--A un endroit que tu ne connais pas, répondit-il avec un accent
craintif malgré le tutoiement qu'il se croyait forcé d'adopter.