Tamaris - 07

les excite par la passion, on n'a que ce qu'on mérite, s'ils vous
étranglent.
--Qu'elle m'étrangle donc, mais qu'elle guérisse!
--Cela pourrait bien arriver. Prenez garde!
--Je vous répondrai comme Paul-Louis Courier: «Eh! mon ami, quelle
garde veux-tu que je prenne? Celle qui veille à la porte du Louvre....»
--Soit, ce qui est fait est fait. J'ignore si mes pilules d'opium vous
serviront de préservatif contre une _coutelade;_ mais vous devriez
bien songer à ne pas vous replonger dans de pareils embarras. Pour peu
que votre passé nous en révèle encore deux ou trois du même genre, je
crains de fortes atteintes à la tranquillité de votre avenir.
--Oh! _tranquillité_, je me ris de toi, s'écria-t-il. Voilà bien la
plus forte attrape que les hommes aient inventée. Eh! mon cher, le
cœur de l'homme est fait pour la tranquillité comme un oiseau pour
la cage. Amassez donc une provision de tranquillité pour vos vieux
jours! Enseignez-moi où ça se trouve, où ça se vend, et dans quelles
bouteilles ça se conserve! Pendant que je m'amuserai à ficeler et à
cacheter ma tranquillité dans une cave, la voûte s'effondrera sur ma
tête, ou un tremblement de terre nous engloutira, ma tranquillité et
moi! Nous voici bien tranquilles sur ce navire monumental et bien
amarrés dans un port tranquille: où serons-nous dans cinq minutes?
Peut-être aurai-je un coup de sang et serez-vous en train de vouloir
retenir ma pauvre âme déjà envolée, ou bien, en descendant tout à
l'heure dans le canot, peut-être ferez-vous un faux pas et irez-vous
voir l'Achéron pendant que nous perdrons tous notre tranquillité pour
vous retirer de la mer. Mon cher docteur, ne me parlez jamais de cette
chose que je n'admets pas et dont je ne puis me faire aucune idée. La
vie, c'est le mouvement, l'agitation, la dépense incessante des forces
physiques, morales et intellectuelles. Aimons, souffrons, risquons et
acceptons tout gaiement, ou tuons-nous tout de suite, car elle n'est
pas ailleurs que dans la mort, votre dame tranquillité! C'est la chaste
épouse qui nous attend dans le tombeau, et je vous réponds que nous
l'y trouverons bien vierge, car nous n'aurons pas seulement aperçu sa
figure durant notre vie!
--Alors lâchons la bride à tous nos instincts sauvages, et, comme le
repos est un rêve, accablons de fatigues et de désespoirs à notre
profit l'existence des autres âmes!
--Non pas! ne me faites pas dire des choses injustes et cruelles!
--Si vous vous en privez, vous n'êtes pas logique!
--Mais quelle est donc votre logique, à vous? Voyons.
--Elle est tout le contraire de la vôtre. La vie est un orage, soit!
Nous sommes orage et convulsion nous-mêmes. Laissons-nous aller à
cette loi, qui emporte tout dans l'abîme, et il n'y a plus de société,
plus d'humanité, plus rien: nous finissons comme les sauvages, par
l'eau de feu; si nous croyons à la civilisation, c'est-à-dire à Dieu
et à l'homme, luttons contre l'orage extérieur et contre l'orage
intérieur; exerçons-nous à la force, réservons le peu que nous
en acquérons chaque jour pour un noble emploi. Abstenons-nous de
curiosités qui ne peuvent nous donner qu'une sensation égoïste et
passagère, ne courons pas après tous les feux follets de la passion:
cherchons le soleil durable et vivifiant de l'amour.
--Oh! ce soleil-là,... à quoi le reconnaîtrais-je? dit la Florade,
railleur, mais un peu pensif.
--A l'utilité de votre dévouement pour la personne aimée, répondis-je.
Plus vous donnerez de votre cœur et de votre volonté, plus il vous en
sera rendu par l'influence divine de l'amour; mais, quand cette dépense
ne peut produire que le malheur des autres, soyez certain que vous vous
ruinez en pure perte.
--Pour conclure, dit-il après un instant de rêverie où il me sembla
prendre la résolution de respecter ma logique et de garder la sienne,
qu'est-ce que je peux faire pour cette pauvre Zinovèse? Vous n'allez
pas me dire, comme pour Nama, qu'il faut l'épouser ou la fuir. Je ne
peux que la fuir ou la consoler, et, dans les deux cas, je fais mal.
Je la laisse mourir ou la rends de plus en plus coupable envers un mari
qui vaut probablement mieux que moi.
--Laissez-la mourir, et tant pis pour elle!
--Vous n'êtes pas consolant, docteur.
--Vous n'êtes donc pas consolé, vous?
--Non; je plains cette pauvre femme, et, si je suivais mon instinct,
mon instinct sauvage comme vous l'appelez, j'irais lui dire que je
l'aime encore. Vous voyez bien que je me combats quelquefois. Il en
est de même à l'égard de mademoiselle Roque. Je l'aimerais de bien bon
cœur, si elle n'en devait pas souffrir.
--Ne profanez donc pas le verbe _aimer_! Vous n'aimez ni l'une ni
l'autre.
--Je les aime, comme je peux et plus que je ne devrais, car il est bien
certain qu'aucune d'elles ne réalise mon rêve d'amour. Vous avez beau
dire et croire que mon âme est dépensée en petite monnaie; je sais bien
le contraire, moi! Je sais et je sens que je n'ai pas commencé la vie
et qu'il y a en moi des trésors de tendresse et de passion qui n'auront
peut-être jamais l'occasion de se répandre. Où est la femme idéale que
nous nous créons tous? Elle existera pour nous un instant peut-être,
en ce sens que nous croirons la saisir où elle n'est pas et que nous
prendrons quelque nymphe vulgaire pour la déesse elle-même; mais
l'illusion ne durera pas. Vous voyez que je parle comme un sceptique,
mais du diable si je le suis! Puisque la vie est faite d'aspirations,
je veux toujours aspirer, et ce que je trouverai, je prétends m'en
contenter sans renier Dieu, l'amour et la jeunesse.
--Alors épousez mademoiselle Roque; vrai, épousez-la!
--Pourquoi? Je n'ai pas dit que je me bercerais toujours de la même
illusion. Je sais que ce n'est pas possible; je vivrai donc en simple
mortel. Je passerai d'une ivresse à l'autre, et je n'aurai jamais le
réveil triste, par la raison que je sais qu'il y a toujours du vin.
--Alors vous êtes gai? L'une pleure, l'autre rugit, toutes deux
mourront peut-être....
La Florade m'interrompit par un juron, et pour la première fois je
le vis en colère. Il m'accusait de pédantisme et de cruauté. Il se
disait et se croyait parfaitement innocent du malheur de ces deux
femmes, par la raison qu'il n'avait jamais consenti à être aimé d'elles
au détriment de leur honneur ou de leur devoir, ce qui n'était pas
rigoureusement vrai.
--Voyons! s'écria-t-il dans un mouvement d'entraînement oratoire aussi
naïf que paradoxal: vous qui parlez, êtes-vous plus prudent que moi?
Qu'est-ce que vous allez faire tous les jours chez cette madame Martin,
puisque Martin il y a, qui paraît être une femme vertueuse, dévouée à
son enfant malade, attachée à ses devoirs et jalouse de sa réputation?
--Ne parlez pas de madame Martin, repris-je avec vivacité. Elle n'est
pas ici en cause. Vous ne la connaissez pas. Vous ne pouvez rien dire à
propos d'elle qui ait le sens commun!
--Ah! pardonnez-moi, mon cher; je sais par Pasquali, qui est homme
de bon jugement, que c'est une femme adorable, et j'ai vu par mes
yeux qu'elle est belle à faire tourner des têtes plus solides que la
mienne. La vôtre a beau être défendue par les sophismes d'une fausse
expérience; vous êtes jeune, que diable! et je vous dirai ce que vous
me disiez l'autre jour: vous n'êtes ni plus laid ni plus sot qu'un
autre. Vous n'êtes pas non plus un dieu, je le constate, et je suis
certain que vous ne versez pas de philtres sous forme de potion à vos
malades; mais cette femme est veuve, elle est seule, elle est sage,
elle s'ennuiera demain, si elle ne s'ennuie déjà aujourd'hui. Elle
aura besoin d'aimer; plus elle est pure et vraie, plus ce besoin sera
impérieux. Vous serez là, vous, épris, éperdu peut-être, tout prêt à
parler, si vos yeux et vos pâleurs subites n'ont parlé déjà,--car vous
avez, depuis deux jours, des yeux distraits et des pâleurs subites,
je vous en avertis! Vous êtes amoureux, mon cher, je m'y connais; la
semaine prochaine vous serez fou,--et peut-être aimé,--car les femmes,
si austères et si haut placées qu'elles soient, ne nous demandent
pas autre chose que de les aimer ardemment et naïvement. Eh bien,
quelle est la position de madame Martin? Tout fait pressentir dans les
réticences de ses confidents une grande fortune et une haute naissance.
Pourra-t-elle vous épouser, et le voudrez-vous? Non, votre fierté,
votre dévouement pour elle s'y refuseront; car, en vous épousant,
elle attirera peut-être des malheurs très-grands sur elle-même. Dans
certaines familles, la veuve est tenue de ne pas se remarier, ou de
perdre la tutelle de son fils. La voilà donc ruinée, séparée peut-être
de cet enfant qu'elle idolâtre, ou bien forcée de vous éloigner, et
mourant de chagrin ni plus ni moins que la très-placide et très-bornée
mademoiselle Roque, ou que la très-illettrée et très-emportée Zinovèse.
Vous viendrez me dire alors, comme je vous disais tout à l'heure:
«Comment cela se fait-il? Je vous jure bien, ajouterez-vous, qu'en
allant tâter le pouls à son marmot, je ne croyais pas en venir là, et
lui causer tout le mal qui lui arrive. Certes je n'ai pas prévu, je
ne m'attendais pas....» Et moi, votre confident, si je vous réponds
alors: «Mon cher, c'est votre faute; il fallait prévoir, il ne fallait
pas y retourner, il ne fallait pas être jeune, il ne fallait pas voir
qu'elle est belle; enfin tant pis pour elle et tant pis pour vous!» si
je vous dis tout cela, mon cher docteur, ne penserez-vous pas que je
suis un orgueilleux sans pitié et un ami sans entrailles?
La vive déclamation de la Florade portait si juste à certains égards,
qu'elle me troubla beaucoup intérieurement; mais je n'en fus pas
atterré, et ma réponse était toute prête dans ma conviction et dans ma
bonne foi.
--Tout ceci serait parfaitement raisonné, lui dis-je, si l'édifice ne
péchait par la base. Vous commencez toujours par établir qu'on est
autorisé à manquer de raison et de volonté en amour; je n'admets pas
cela, moi. Supposons tout ce que vous voudrez à propos d'une femme
quelconque, car je me refuse absolument à faire intervenir dans nos
thèmes celle qu'il vous a plu de nommer, et que je connais trop peu
pour pouvoir me permettre....
--Passons, passons!... Supposons qu'elle s'appelle madame Trois-Étoiles.
--Madame Trois-Étoiles étant donnée, je suppose que j'en devienne
épris. Sachant fort bien d'avance que je ne puis que l'offenser en
laissant paraître mon enthousiasme, il me paraît très-simple de
m'abstenir de toute émotion apparente, et, si je ne suis pas capable
de cela, je ne suis qu'un enfant sans raison! Mais supposons que je
sois cet enfant-là. Madame Trois-Étoiles, pour peu qu'elle ne soit pas
folle, se dira: «Cet ingénu n'est pas mon fait; je suis une femme de
bien, et je n'irai pas risquer mon avenir et celui de mon fils pour
charmer les loisirs de ce monsieur, qui n'a pas seulement le bon goût
de me cacher son émotion, et qui dès lors n'est certes pas capable
de devenir mon appui et celui de mon fils dans l'avenir.» Voilà mon
raisonnement, cher ami; il manque d'éloquence, mais il vaut bien le
vôtre.
--D'où il résulte qu'étant un fou, je n'ai eu affaire qu'à des folles?
--Eh mais!...
--Savez-vous, dit-il en riant, la morale de tout ceci? C'est que vous
me donnez une envie furieuse de devenir un homme raisonnable et d'aimer
éperdument une femme gouvernée par la raison!
On dérangea notre tête-à-tête, et, quand je rentrai à mon hôtel,
j'écrivis au baron de la Rive. J'étais assez content de moi, la Florade
m'avait rappelé à moi-même. J'étais bien résolu à me défendre de mon
propre cœur, et je ne pouvais admettre un seul instant qu'à propos de
moi la marquise pût jamais avoir à combattre le sien.
Je passai huit jours sans la revoir. J'avais des nouvelles de Tamaris
par Aubanel et Pasquali. Paul allait bien. La marquise vivait dans une
sérénité angélique. Je hâtai la conclusion de mon affaire. Mademoiselle
Roque ne se décidait à rien, et, ne voulant pas attendre indéfiniment
son caprice, je vendis ma zone d'artichauts le moins mal possible à un
riche maraîcher de la Seyne. Je fis une visite à la Zinovèse, et je la
trouvai mieux. Mes calmants faisaient merveille. Elle avait recouvré
le sommeil, ses yeux s'étaient un peu détendus, son regard était moins
effrayant. J'évitai de lui parler de son moral, craignant de réveiller
l'incendie, et je portai cette bonne nouvelle d'une amélioration
sensible à la Florade, que je cessai de sermonner, dans la crainte
qu'il ne revînt à ses commentaires sur mon propre compte. Je ne voulus
même pas savoir s'il avait de nouveau aperçu la marquise, et je ne sus
réellement pas s'il était retourné à Tamaris.
Toutes choses ainsi réglées, je me disposais à quitter la Provence et à
faire ma visite d'adieux à madame d'Elmeval, lorsque je reçus du baron
la lettre suivante:
«Mon cher enfant, je me sens assez fort pour quitter Nice, où je
m'ennuie depuis notre séparation; mais tu me trouves encore _trop
jeune_ pour habiter le nord de la France. Puisque Toulon est un terme
moyen, et qu'il y a toujours là de braves gens, puisque ma chère
Yvonne, c'est le nom d'enfance que je donnais à la marquise, se
trouve bien dans ces parages, je veux aller passer mes derniers trois
mois d'exil auprès d'elle. Mon voisinage de soixante et douze ans ne
la compromettra pas, et elle sait fort bien que je ne serai pas un
voisin importun. Cependant je ne veux rien faire sans sa permission.
Va donc la trouver de ma part, et, si elle a autant de plaisir à me
voir que j'en aurai moi-même à me sentir près d'elle, occupe-toi de
me caser dans une villa au quartier de Tamaris ou de Balaguier. Tu
vois que je me rappelle le pays. Je me rappelle aussi une assez belle
maison dans le goût italien avec une fontaine en terrasse, l'ancienne
bastide Caire. Je ne sais à qui elle est maintenant. Tâche de la louer
pour moi. Ce doit être tout près des bastides Tamaris et Pasquali, au
versant de la colline, près du rivage. Sacrifie-moi encore quelques
jours pour m'installer, et compte que, si ta réponse n'y fait pas
obstacle, ton vieux ami philosophera et radotera avec toi d'aujourd'hui
en huit.»
Une heure après la lecture de cette lettre, j'étais à Tamaris. La
marquise était à la promenade; je résolus de l'attendre, et j'allai
examiner la maison Caire, que je n'avais vue encore qu'extérieurement.
C'était un _palazzetto_ génois assez élégant, et la fontaine avec
ses eaux jaillissantes, les escaliers du perron tapissés d'une belle
plante exotique, le jardin en terrasse bordé d'une étrange balustrade
de niches arrondies, la serre chaude assez vaste, le petit bois de
lauriers formant une voûte épaisse au-dessus du courant supérieur de
la source, la prairie bien abritée par la colline du fort, le bois de
pins et de liéges descendant jusqu'au pied de la colline même, une
ferme à deux pas, qui touchait l'enclos de Tamaris et qui communiquait
avec le jardin par une allée de beaux platanes garnie de rigoles à
eaux courantes, tout était agréable et bien disposé pour les courtes
promenades pédestres de mon vieux ami. Je m'informai auprès de fermiers
fort bourrus; la maison était inhabitée, on pouvait la visiter et la
louer en tout ou en partie. Je vis les appartements, qui me parurent
sains et assez confortables. Je demandai le prix, et, avant de rien
conclure, je retournai à Tamaris. _Madame_ n'était pas rentrée.
--Elle ne tardera guère, me dit le petit Nicolas en s'avançant sur la
terrasse; et, tenez, la voilà qui revient!
Je ne voyais sur la rive que des pêcheurs et des douaniers.
--Elle n'est pas là! dit Nicolas; regardez donc du côté de
Saint-Mandrier, là-bas, en mer! Elle a été voir le jardin botanique
avec le petit et M. Pasquali, dans le canot au lieutenant la Florade.
--Et le lieutenant?...
--Et le lieutenant aussi; voyez!
Je regardai à la longue-vue dressée sur la terrasse,--c'est le meuble
indispensable de toutes les habitations côtières,--et je distinguai la
Florade assis sur son manteau étalé à la poupe de l'embarcation. Paul
était debout entre ses jambes, la marquise à sa droite, Pasquali à sa
gauche, la bonne auprès de sa maîtresse, et les douze rameurs, assis
deux à deux vis-à-vis de ce groupe, enlevaient légèrement le canot,
qui filait comme une mouette.
Je quittai brusquement Nicolas et la longue-vue, et je descendis à
la _noria_ située dans le rocher au revers du côté maritime. C'était
comme une petite cave profonde à ciel ouvert, tapissée de lierre et
de plantes grasses rampantes à grandes fleurs blanches et roses. Là,
bien seul, je maîtrisai mon mal. La Florade s'était introduit dans
l'intimité de la marquise. Certes, il l'aimait déjà.... Avais-je
mission de la protéger contre lui? Et, d'ailleurs, n'était-il pas
capable de la bien aimer, lui avide d'idéal, intelligent, sincère
et doué d'un charme réel? A quoi bon lutter contre les mystérieuses
destinées? «Elle est seule, elle est austère, avait-il dit; elle
a besoin d'aimer, c'est fatal: elle aimera dès qu'elle sera aimée.»
Eh bien, pourquoi non? Si une mésalliance compromet son avenir,
ne trouvera-t-elle pas dans la passion d'un homme enthousiaste et
charmant des compensations infinies? Faut-il qu'elle ignore l'amour
parce qu'elle est mère? Et qui prouve que cet enfant n'aimera pas la
Florade avec engouement et ne luttera pas pour lui avec elle? Il l'aime
aujourd'hui pour sa figure riante, pour son uniforme et son canot. Ce
qu'il rêve déjà, c'est d'être marin, je parie! Demain, il l'aimera
pour ses tendres caresses et ses fines gâteries.... Il ne connaît de
moi que la tisane et les cataplasmes! Vais-je donc être jaloux de
Paul?... Non, pas plus que je ne veux l'être de sa mère. La Florade
est aventureux. Il recule sans doute encore devant l'idée de conquérir
la fortune avec la femme; mais il est homme à accepter et à dominer à
force de cœur et d'audace les plus délicates situations.... Oui, oui,
il osera ce que je n'oserais pas, et ce sera tant mieux pour elle. Il
saura l'étourdir sur les dangers et les déboires de la lutte engagée
avec le monde en s'étourdissant lui-même, et tout ce qui me paraît
obstacle et malheur sera pour eux l'aiguillon de l'amour. Allons! pas
un mot, pas un regard qui trahisse ma souffrance. Dans huit jours,
j'installerai le baron et je fuirai, laissant à la marquise un conseil
et un appui sérieux.--Moi, j'oublierai, puisqu'il le faut!
J'essuyai la sueur froide qui coulait de mon front, je remontai les
degrés de la noria, je redescendis ceux de la bastide, et j'étais au
rivage quand le canot y déposa ses passagers. Malgré moi, mon premier
regard fut pour la Florade. Sa physionomie était sérieuse et comme
éteinte par le respect. Il n'y avait certes rien à reprendre dans son
attitude. J'en fus d'autant plus consterné. Trop confiant en lui-même,
il eût certainement déplu.
La marquise me fit le bon accueil des autres jours, et témoigna du
plaisir à me voir; mais elle rougit sensiblement. Pasquali eut un
sourire de sphinx, qui n'était peut-être qu'un sourire de cordialité.
Il me sembla que Paul ne faisait de lui-même aucune attention à moi.
Cependant la scène changea au bout d'un instant. La marquise remerciait
Pasquali, en désignant la Florade, de lui avoir procuré un si bon
pilote. Elle remerciait le pilote aussi; mais elle n'invitait personne
à la suivre, et, comme la Florade m'offrait de me remmener dans son
embarcation, elle mit sa main sur mon bras en disant:
--Non! j'ai à parler au docteur, il faut qu'il me sacrifie au moins
dix minutes. La calèche est là-haut comme tous les jour; je le ferai
reconduire à la Seyne, et, s'il est pressé, il arrivera aussitôt que
vous, car vous avez le vent contraire.
La Florade devint pourpre. Pasquali continua de sourire mystérieusement.
Ce fut à mon tour de montrer une soumission impassible.
--Arrêtons-nous chez le voisin, me dit la marquise dès que la Florade
eut crié: «File!» à ses rameurs. Je veux l'interroger en même temps
que vous.
Elle s'assit dans le jardinet de Pasquali. La bonne remonta vers la
bastide Tamaris avec Paul, qui criait la faim.
--Mon brave voisin et mon bon docteur, nous dit la marquise, qu'est-ce
que c'est que M. de la Florade? Vous d'abord, voisin, c'est votre
filleul, le fils d'un de vos meilleurs amis. Il est très-jeune,
très-décoré, très-gradé pour son âge. Il est doux, brave et
intelligent, et après?
--Après, dit Pasquali, c'est le meilleur enfant de la terre. Pourtant,
je ne vous l'aurais jamais présenté _chez vous_. Il venait me chercher
dans son canot d'officier; vous partiez pour le même but dans une
grosse barque, un vrai fiacre. Vous auriez mis deux heures, Paul se
serait enrhumé. Je vous ai conseillé d'accepter l'offre du lieutenant.
Votre santé et celle du petit avant tout!...
--Oui, oui, reprit-elle, nous avons tous bien fait. La promenade a été
charmante, votre ami très-obligeant. J'aurais été prude de refuser son
embarcation avec votre compagnie; mais pourquoi me dites-vous que vous
ne me l'eussiez jamais présenté chez moi?
--Parce que c'est un jeune homme, et que vous ne voulez pas recevoir de
jeunes gens, en quoi vous avez raison.
--Je reçois pourtant le docteur, qui n'est pas précisément un vieillard.
--Oh! moi, répondis-je avec un rire forcé, je ne compte pas: un médecin
n'est jamais jeune.
--Alors, reprit la marquise en souriant et en s'adressant au voisin,
vous n'avez pas d'autre motif pour ne pas m'amener votre filleul que sa
qualité de jeune homme?
--Ma foi! vous m'embarrassez, répondit Pasquali. Questionnez donc un
peu le docteur; c'est à son tour de parler.
--Oui, voyons, docteur! reprit la marquise.
Pasquali, qui était fin sous son air d'insouciance habituelle, me
regardait dans les yeux. Je fis l'éloge de la Florade sans restriction
et avec un peu de ce feu héroïque dont j'avais fait provision sous les
pampres de la noria.
La marquise m'examinait aussi avec une attention extraordinaire.
--Alors, dit-elle quand j'eus fini, vous ne m'approuveriez pas de
fermer ma porte à votre ami, s'il venait me voir avec son parrain ou
avec vous?
Je ne pus surmonter un peu d'amertume. Je lui témoignai ma surprise
d'avoir à examiner une question de prudence et de convenance avec une
femme qui savait le monde mieux que moi. Je me récusai quant au conseil
à donner, et j'ajoutai que je n'aurais probablement pas l'occasion
d'accompagner la Florade chez elle, puisque je partais dans huit jours.
Et, comme ce sujet de conversation commençait à dépasser mes forces, je
la priai de vouloir bien m'écouter sur un autre sujet plus intéressant
peut-être pour elle et pour moi. Pasquali se levait par discrétion: je
le retins et présentai à la marquise la lettre du baron; après quoi,
pendant qu'elle en prenait lecture, je suivis notre hôte au fond de son
petit jardin.
--Quelle diable d'idée a-t-elle, me dit-il, de vouloir inviter la
Florade? J'ai peur que ce gaillard-là ne lui fasse une déclaration à la
seconde visite!
--Eh bien, qu'est-ce que cela vous fait? répondis-je avec une
indifférence très-bien jouée.
--Cela ne vous fait donc rien, à vous?
--Il me semble que cela ne me regarde pas du tout.
--Eh bien, moi, c'est différent; c'est mon filleul, et je l'aime, _le
mâtin!_ Croyez-vous que ça m'amuse, de le voir flanquer à la porte? Et
qu'aurai-je à dire? Il l'aura mérité! Elle m'en fera des reproches, la
brave femme!
--Non; après ce que vous venez de lui dire....
--Vous croyez?
--Ses reproches seraient injustes. S'il l'offense, elle ne pourra s'en
prendre qu'à elle-même. Elle est suffisamment avertie par votre silence.
--Allons, je m'en lave les mains alors!
Pasquali ralluma philosophiquement sa pipe, et alla donner un coup
d'œil à ses engins, la porte de son jardin n'étant séparée du flot
paisible que par un chemin étroit, élevé d'un mètre sur les galets.
--Venez donc que je vous dise ma joie! s'écria la marquise en se levant
et en me tendant la lettre. Oui, je veux qu'il vienne, notre excellent,
notre meilleur ami! Je vais lui écrire moi-même. Venez vite là-haut; la
lettre peut encore partir aujourd'hui. J'enverrai Nicolas au galop du
petit âne d'Afrique.... Au revoir, voisin! cria-t-elle à Pasquali par
la porte ouverte. Je monte.... Une lettre pressée! à tantôt!
Elle monta légèrement l'escalier rapide et difficile. Elle arriva
sans être essoufflée. Je remarquai la force et l'équilibre de son
organisation, qui m'avaient déjà frappé à la promenade. Ce n'était
pas une femme du monde étiolée par l'oisiveté ou usée par l'activité
sans but. Elle était toute jeune encore, solidement trempée comme une
Armoricaine de forte race, et la délicatesse de ses linéaments cachait
une vie arrivée à son développement sans solution de continuité.
N'était-elle pas faite pour l'expansion du bonheur, cette femme sans
tache et sans remords? Était-il possible que la Florade ne comprît pas
qu'elle méritait une vie de dévouement sans partage et d'adoration
sans défaillance? Elle était si belle dans son activité et dans son
rayonnement, que je faillis tomber à ses pieds et lui promettre de tuer
celui qui la rendrait malheureuse.
Son premier mouvement fut d'embrasser son fils, et, tout en se mettant
à son bureau, elle lui demandait s'il n'avait pas oublié le vieux baron
et s'il allait être content de le revoir. Elle écrivit avec effusion,
me priant de lire à mesure par-dessus son épaule pour voir si, dans sa
précipitation, elle n'oubliait pas quelques mots. Puis elle se leva et
me tendit la plume.
--Écrivez, écrivez dans ma lettre, dit-elle; ce sera convenable ou non:
avec lui, il n'y a pas de malice à craindre. Nous n'avons pas le temps
de faire deux lettres. Faites vite! je vais presser Nicolas.
--Mais non, je pars aussi; je porterai la lettre....
--Je vous dis que non! _Boumaka_ (c'était l'âne) ira plus vite que tout
le monde.
Malgré son ordre, j'écrivis trois lignes sur une autre feuille. Je
cachetai rapidement les deux lettres, et l'envoi partit.
--A présent, dit la marquise, allons vite à la maison Caire!
--Non, j'y ai été; tout est vu, tout est réglé; je n'ai plus qu'un mot
à dire en passant pour que l'affaire soit conclue.
--Allez-y et revenez; je vous attends sous les pins. N'oubliez pas le
denier à Dieu, et, ce soir, à Toulon, vous verrez les propriétaires
pour plus de sûreté.
A peine étais-je de retour, oubliant presque déjà ma blessure au
rayonnement de son beau et franc sourire, qu'elle me consterna de
nouveau en me disant:
--A présent, parlons du _fameux la Florade!_
Et, comme elle s'aperçut de la stupeur où me plongeait sa trop naïve
insistance, elle ajouta en riant:
--Vous n'en revenez pas! C'est que j'ai un roman à vous raconter.
Pourquoi êtes-vous resté huit jours absent? Il se passe tant de choses
en huit jours! Allons, venez vous asseoir sur mon banc favori, je vais
vous raconter cela pendant que vous regarderez le point de vue que vous
aimez.
Elle s'assit sur un banc creusé en demi-cercle dans le rocher et revêtu
de coquillages à la mode italienne. De là, on découvrait la grande rade
prise dans le sens de sa longueur, avec ses belles falaises et ses eaux
irisées; mais je n'étais guère disposé à goûter ce spectacle, j'avais
un poids atroce sur le cœur.
--Figurez-vous, reprit la marquise, que j'ai été rendre visite à
mademoiselle Roque, et que je suis au mieux avec elle.
--Vraiment!
--Oui. Pasquali m'avait renseigné sur cette bizarre et mystérieuse
existence d'une fille toute jeune et très-belle abandonnée du ciel et
des hommes, enfermée volontairement dans ce coupe-gorge, devant lequel
je n'aime guère à passer le soir, et où j'ai pourtant pénétré ces
jours-ci, poussée par un sentiment de commisération bien naturel. J'ai
trouvé ce que l'on m'avait décrit: une maison à donner le _spleen_,
une espèce de terrasse plantée de cyprès qui ressemble à une tombe,
une vieille négresse fantastique, un escalier malpropre, le tout
conduisant à un riche salon et à une très-belle et douce personne,