Tamaris - 06
regarder sur ma droite l'ouverture du val de Fabregas. Je passai
le fort Blanc, puis un autre fort ruiné, et, par des sentiers d'un
mouvement hardi, tantôt dans les pinèdes, tantôt sur la falaise rouge,
je découvris dans un pli de terrain, au bord d'un ruisseau et près
d'une petite anse très-bien découpée, la maison que je cherchais. Ces
rainures dans la montagne, qu'on appelle trop pompeusement en Provence
des vallons, sont produites par l'écoulement des pluies dans les veines
tendres du roc ou dans les schistes désagrégés. Le ruisseau est à sec
huit mois de l'année; mais il suffit qu'il ait amené quelques mètres
de terte meuble, pour que la végétation et un peu de culture s'en
emparent. Le poste des douaniers était très-agréablement situé sur
une terrasse dallée qui permettait de surveiller la côte; cependant
l'habitation adossée au roc ne regardait pas la mer, et ne présentait
au vent d'est que son profil. Malgré cette précaution, j'y trouvai la
température fort aigre. Une varande et des mûriers taillés en berceau
ombrageaient la maison, ou plutôt les cinq ou six maisons basses
construites sur le même alignement en carré long. Là vivaient cinq ou
six familles, les gardes-côtes ayant presque tous femmes et enfants.
La Zinovèse était assise avec les siens sur la terrasse. C'étaient deux
petites filles charmantes, très-proprement tenues, mais dont l'air
craintif révélait le régime de soumission forcée.
--Entrez dans mon logement, me dit-elle, et soyez tranquille; vous n'y
attraperez point de vermine, comme dans ceux des autres! Quant à vous,
dit-elle à ses filles, restez là, et, si je ne vous y retrouve pas,
gare à moi tantôt!
--Vous n'êtes pas phthisique, lui dis-je quand je l'eus auscultée, vous
avez le foie et le cœur légèrement malades. Votre toux n'est qu'une
excitation nerveuse très-développée, et je ne vois rien en vous dont
vous ne puissiez guérir, si vous le voulez fortement. Tenez-vous à la
vie?
--Oui et non. Qu'est-ce qu'il faut faire?
Je lui prescrivis une médication et un régime; après quoi, je lui
demandai si elle entretenait quelque habitude de souffrance morale
impossible à surmonter.
--Oui, dit-elle, j'ai une grosse peine, et je vais vous parler comme au
confesseur. J'aime un homme qui ne m'aime plus.
--Est-ce votre mari?
--Non, _l'homme_ est un brave homme qui m'aime trop, et que je n'ai
jamais pu aimer. Ça ne fait rien, on faisait bon ménage quand même. Je
suis une femme honnête, moi, voyez-vous, et ceux qui vous diraient le
contraire, c'est des menteurs et des canailles!
--Calmez-vous: personne ne m'a dit le contraire.
--Non, vrai? A la bonne heure; mais je vais vous dire tout. Dans ma vie
de femme raisonnable et courageuse, j'ai fait une faute: j'ai eu un
amant, un seul, et je n'en aurai pas d'autre, j'ai trop souffert. C'est
ce qui m'a tuée.
--Oubliez-le.
--Ça ne se peut pas. J'y penserai jusqu'à ce qu'il meure. Ah! s'il
pouvait mourir! Que Dieu me fasse la grâce de le faire périr en mer, et
je crois bien que je serai guérie!
--Étiez-vous vindicative comme cela avant d'être malade?
--Avant d'être malade, je m'ennuyais un peu du mari et des enfants,
voilà tout. Ça n'allait pas comme je voulais, je ne me trouvais pas
assez riche. Pierre Estagel m'avait trompée: il croyait hériter d'un
oncle riche, et le vieux gueux n'a rien laissé. J'ai bien eu des robes
et des bijoux à mon mariage, et puis, après, rien que la place du mari.
Il a fallu travailler sans jamais s'amuser. J'ai fait mon devoir, mais
j'avais bien du dégoût, quand j'ai rencontré ce damné qui m'a aimée.
Je croyais bien que je ne lui céderais pas. J'étais contente et fière
de ses compliments, voilà tout; par malheur, il n'était pas comme les
autres, lui, il savait parler! Enfin j'ai été folle, et pendant deux
mois j'étais contente, je ne me reprochais rien. J'endurais tous mes
ennuis, je ne pensais qu'à le voir! J'étais toute changée, un petit
enfant m'aurait fait faire sa volonté. Le mari disait: «Qu'est-ce que
tu as? Je ne t'ai jamais vue si douce!» Et il m'aimait d'autant plus,
pauvre bête d'homme!... Mais l'autre s'est lassé de moi tout d'un coup.
Il a dit qu'il avait eu occasion de voir Estagel, que c'était un homme
de bien, qu'il était fâché de le tromper, que ça lui paraissait mal!
Qu'est-ce que je sais? tout ce qu'on ne se dit pas quand on aime, tout
ce qu'on veut bien dire quand on n'aime plus. Et moi, je ne peux pas
pardonner ça, vous pensez! Je le garderai sur mon cœur tant que le sien
sera dans son corps!
--Alors, quand vous voulez vivre, c'est pour vous venger?
--Si je dois rester laide, il faudra que je le voie mourir! Si je
redeviens jolie, je me ferai fière, j'irai dans les fêtes, je mettrai
mes chaînes d'or et tout ce que j'ai, et on parlera encore de la
Zinovèse, et je ferai celle qui se moque de lui, et il me reviendra;
mais je le chasserai d'autour de moi comme un chien, et il vivra pour
me regretter.
J'essayai de calmer par le raisonnement cette âme irritée; je
ne l'entamai pas d'une ligne, et je la quittai sans espérance de
la guérir. Son état physique n'était certes pas désespéré; mais
la passion, et la passion mauvaise et persistante, combattrait
vraisemblablement l'effet de mes ordonnances et les derniers efforts de
la nature. On ne sauve pas aisément ceux qui s'appliquent à détruire
leur âme, car c'est le grand moteur que nos remèdes n'atteignent pas.
Comme aucune espèce de voiture ne pouvait venir au cap Sicier par le
bord de la mer, je montai sur le _baou rouge_, afin de voir si, de
là, je découvrirais dans la vallée intérieure de la presqu'île la
vieille et déjà bien-aimée calèche de Marescat, amenant de ce côté
la marquise et son fils. Le _baou rouge_ est bien nommé. La pierre
et la terre y sont d'un rouge sombre à teintes violacées. Une forêt
de pins maritimes, maigres et tordus par le vent, l'enveloppe de la
base au sommet; mais les buissons de chêne coccifère, de globulaires
en broussailles, ainsi que les cistes, les romarins et les lavandes,
donnent de la grâce et de la fraîcheur aux éclaircies. Un unique
sentier gravit rapidement jusqu'au sommet. Là, je trouvai une guérite
de garde-côte, et je fus curieux d'en visiter l'intérieur.
Ces guérites sont des huttes de pierres brutes, de mottes de terre
et de branchages, avec un toit de roseaux ou de lames de schiste.
Comme elles sont tolérées plutôt que permises, elles sont l'ouvrage
des factionnaires, et il leur est interdit d'y avoir aucune espèce
de meuble, de couverture, de bien-être quelconque propre à favoriser
le sommeil. Un banc de pierre ou de briques leur permet cependant de
s'y étendre; mais, comme il n'y a ni porte ni fenêtre, le froid des
nuits mauvaises et le bruit assourdissant des tempêtes se chargent
probablement de tenir le factionnaire éveillé. Ces huttes doivent, en
outre, être placées de manière à dominer tout ce qui ferait obstacle à
la vue dans le rayon de la surveillance assignée au factionnaire. On
les trouve donc souvent perchées dans les sites les plus effrayants,
et le sentier battu qui entourait celle-ci n'avait pas, au bord du
précipice vertical, plus de quinze centimètres de large. Il n'y eût pas
fait bon d'être somnambule; mais on sait que là où passe la chèvre le
douanier peut passer.
Comme je regardais le beau spectacle de la mer écumante contre les
âpres racines de la falaise, le garde-côte, qu'on croit parfois absent,
mais qui est toujours là, guettant toutes choses, sortit je ne sais
d'où, et m'aborda d'un air grave et bienveillant. C'était un homme
d'une quarantaine d'années, d'une belle et douce figure.
--Êtes-vous le médecin? me dit-il.
Et, sur ma réponse affirmative:
--Alors vous venez du poste? Vous avez vu ma femme?
--Vous êtes donc maître Pierre Estagel? Eh bien, votre femme a besoin
d'être soignée; mais il y a de la ressource.
Le garde-côte secoua la tête.
--Elle se donne trop de mal, dit-il, elle n'a pas de repos, et Dieu
sait qu'elle n'est pourtant pas obligée de se tourmenter: nous avons
bien de quoi vivre; mais c'est une pauvre femme qui voudrait toujours
ce qu'elle n'a pas, et qui ne se contente jamais de ce qu'elle a.
Il resta pensif. C'était un homme doux, mais peu expansif, habitué
à la solitude, au silence par conséquent. Je vis qu'il fallait le
questionner; moyennant quoi, je sus toute l'histoire de sa femme.
Elle avait été riche. Son père était patron d'une grosse barque de
pêche et propriétaire de deux autres. Un coup de mer avait brisé toute
sa fortune. Estagel l'avait aidé à se sauver lui-même, et il avait
apporté au rivage Catarina (la Zinovèse), demi-morte de peur et de
froid. Elle était venue là en partie de plaisir avec son père, comme
cela lui arrivait souvent. Elle était déjà connue pour sa beauté et sa
_belle danse_ aux pèlerinages de la côte. Il y avait donc près d'un an
qu'Estagel l'avait remarquée. En la voyant ruinée et désolée, il lui
offrit le mariage, qu'elle accepta sous le coup du découragement; mais
elle se flattait d'un héritage qui leur échappa. On sait le reste, la
Zinovèse me l'avait dit. Le mari n'avait aucune espèce de soupçon sur
elle. Il la jugeait plus inaccessible que les rochers de son poste,
et sa confiance n'avait rien qui ne lui fît honneur à lui-même. On
sentait en lui une droiture de cœur et une patience de caractère assez
remarquables. Il ne s'exprimait pas mal, il lisait même quelquefois, et
je vis dans la hutte un vieux volume dépareillé du Plutarque d'Amyot à
côté de sa pipe.
--Mais vous ne faîtes plus de faction, lui dis-je, puisque vous voilà
gradé?
--Gradé et décoré, répondit-il en soulevant la capote qu'il avait jetée
sur ses épaules par-dessus son uniforme. On m'a donné cela pour un
sauvetage. Je ne le demandais pas. Quant au grade, il me dispense de la
faction, et vous me voyez ici en remplacement volontaire d'un camarade
qui s'est trouvé indisposé aujourd'hui.
Et il se mit à réparer la cabane, qui tombait en ruine.
--Il paraît, lui dis-je, qu'on a peu de soin de ce pauvre abri, où
certes il n'y a rien de trop.
--Ah! que voulez-vous! on s'ennuie de réparer ce qui tombe toujours!
Quand je faisais mon quart de nuit, je n'entendais pas rouler une
pierre sans la relever.
--Vous y avez passé des nuits bien dures, n'est-ce pas?
--Oui! Une fois,--la guérite n'était qu'en terre et en feuillée dans
ce temps-là,--j'ai été emporté avec sur cette pointe de rocher que vous
voyez là-dessous. Heureusement, il s'est trouvé un petit arbre pour me
retenir. Les plus mauvais coups de vent ici sont ceux qui tournent tout
d'un coup de l'est au nord-ouest. Ça vous prend comme en tire-bouchon
et vous enlève; mais il y a aussi de bonnes nuits. Quand on étouffe
dans les villes et même dans les maisons à la côte, ici, l'été, on est
content de respirer, et, de temps en temps, on regarde la lune pour se
désennuyer de regarder la mer.
--Avez-vous affaire aux contrebandiers quelquefois?
--Non, la côte est trop mauvaise, la calangue est petite et trop facile
à surveiller. Vous voyez ces deux pointes de rocher qui sortent de la
mer à cinq cents mètres de la falaise. On les appelle les _freirets_
ou les _frères_, parce que de loin les écueils ont l'air d'être tout
pareils. Eh bien, toute la falaise est bordée de roches sous-marines du
même genre, et on appelle ces endroits-là les _mal-passets_. Ce n'est
donc pas une plage pour débarquer de la contrebande dans les mauvaises
nuits, et, quand la mer est douce, nous entendons tout. Notre affaire,
c'est de regarder, aussi loin que nous pouvons voir, s'il n'y a pas
quelque embarcation en détresse, afin d'aller avertir le poste et
porter secours. Vous voyez que nous faisons plus de bien que de peine
aux gens de mer, et nous sommes aimés dans le pays.
Après avoir arraché par lambeaux tous les renseignements que je
rapporte ici en bloc, car maître Estagel semblait compter ses paroles,
et ses yeux attentifs ne quittaient pas l'horizon, je pris congé de lui
en lui serrant la main et en refusant, bien entendu, d'être indemnisé
de ma visite à sa femme. Il me montra un sentier pour rejoindre la
route de mulets qui monte jusqu'au sommet du cap Sicier, celui de la
falaise étant trop dangereux.
--D'ailleurs, vous ne pourriez pas le suivre sans vous égarer, me
cria-t-il. Il n'y a que nous qui sachions au juste où il faut poser un
pied et puis l'autre.
Et, comme je me rapprochais de lui pour allumer un cigare, je lui
demandai si réellement un douanier était un chamois qu'aucun autre
homme ne pouvait suivre dans les précipices.
--Ma foi, répondit-il, je n'ai vu, en fait de messieurs, qu'un seul
jeune homme, un petit officier de marine, capable de me suivre partout.
Il venait là pour son plaisir, et, une fois, nous avons fait assaut
à qui descendrait le plus vite de la rampe de Notre-Dame-de-la-Garde
jusqu'au rivage.
--Et qui a gagné?
--Personne, nous sommes arrivés ensemble.
Je partais; je ne sais quelle induction rapide de mon cerveau me fit
revenir encore pour ramasser une plante que j'avais remarquée auprès de
la hutte.
--Comment l'appelez-vous? me dit le garde-côte.
--- _Épipacte blanc de neige_. Et l'officier de marine, comment
s'appelait-il?
--Ah! l'officier.... C'était, dans ce temps-là, un enseigne à bord du
_Finistère_; je crois qu'il a passé lieutenant à bord de _la Bretagne_,
mais je ne me rappelle pas son nom.
--Ce n'était pas la Florade?
--Juste! Vous l'avez dit; un charmant garçon! Vous le connaissez?
--Oui. Adieu, merci!
De déduction en déduction, j'arrivai, tout en marchant, à me persuader
que la Florade devait être l'amant volage et maudit de la Zinovèse.
Était-ce vraisemblable? On le saura plus tard.
Et puis je pensai à l'existence de ces gardes-côtes, humble providence
des navigateurs, si longtemps haïs et menacés par la population
côtière. Il n'est pas de situation particulière dont l'examen ne
produise en nous un retour personnel et qui n'amène cette question
intérieure: «Si j'étais à la place d'un de ces hommes, quel effet
en ressentirais-je?» Et j'allais m'identifiant par la rêverie à
cette rêverie continue de la sentinelle de mer, seule dans un endroit
terrible, écoutant les arbres se briser autour d'elle dans les nuits
sinistres, et cherchant à distinguer l'appel suprême de la voix humaine
au milieu des sifflements de la bourrasque et des rugissements du
flot. Je rêvais aussi aux délices des belles nuits d'été, aux harmonies
de la brise marine, à la succession de spectacles enchanteurs, que
la lune prodigue aux montagnes désertes et aux noirs écueils plongés
dans la vague phosphorescente. Être sans besoins, sans appréhensions
personnelles sous ce toit de branches, sans souvenirs et sans projets,
et posséder à soi tout seul, pendant des saisons entières, le tableau
grandiose de la nature à tous les moments de sa vie mystérieuse,
compter ses pulsations, respirer ses parfums sauvages, étudier ses
moindres habitudes, connaître les moindres phases de tous ses modes
d'existence et de manifestation depuis le sommeil du brin d'herbe
jusqu'à la marche du nuage, et depuis le réveil bruyant de l'oiseau
de proie jusqu'au muet travail de décomposition du rocher! L'homme
du peuple sent vaguement ces jouissances, mais la continuité de sa
contemplation forcée le blase et l'attriste. Il arrive à participer
au calme stupéfiant de la pierre rongée par la lune ou à la monotonie
du mouvement des ondes fouettées par le vent. L'homme intelligent
résisterait davantage, mais il pourrait bien s'exaspérer tout à coup
contre l'assouvissement de sa jouissance; car, il n'y a pas à dire,
c'est un idéal pour tous les amants de la nature que de se trouver aux
prises avec elle dans un lieu déterminé, sans être rappelé à chaque
instant aux obligations de la vie sociale; mais l'habitude de cette
vie devient impérieuse, et ceux qu'elle fatigue ou irrite le plus sont
peut-être ceux qui s'en passeraient le moins.
Je voulus gravir jusqu'à la pointe du promontoire; mais, de là, je ne
vis que la mer immense et la garigue déserte jusqu'à la forêt parcourue
la veille. Je me flattais de reconnaître la robe noire de la marquise,
si elle était en promenade de ce côté. Je ne vis pas un être humain
entre la falaise et la forêt. Je redescendis, et, comme j'approchais
d'une source où, sur quelques mètres de terre fraîche entourés d'une
palissade, croissaient au beau milieu du désert des légumes, Dieu sait
par qui plantés, je vis un homme assis au bord de l'eau qui se leva
à mon approche: c'était Marescat. Le cœur me battit bien fort, mais
j'appris vite qu'il était seul.
--Je suis venu, dit-il, vous chercher de la part de _madame_. M. Paul
s'est un peu enrhumé hier à la chapelle. On n'a pas voulu sortir
aujourd'hui; mais madame a dit: «Peut-être que le docteur nous
cherchera. Il ne faut pas qu'il revienne à pied, c'est trop loin.
Conduisez-lui la calèche et priez-le de venir nous voir s'il a le temps
de s'arrêter; si ça le dérange, vous le mènerez tout droit au paquebot
de la Seyne.»
C'était aimable et bon de la part de la marquise; mais il n'y avait
pas lieu de s'enfler d'orgueil. Paul était enrhumé, et on désirait mes
soins avant tout.
--N'importe, chère et digne femme, pensai-je, j'irai avec joie.
--Eh bien, me dit Marescat en me ramenant à Tamaris, vous avez revu
la Zinovèse? Mais elle ne vous a pas tout dit, allez! Et moi, je vous
dirai tout, si vous voulez. Elle est malade d'amour.
J'essayai de changer la conversation, il y revint plusieurs fois.
Il aimait à causer dans un langage impossible, dont je ne saurais
donner aucune idée. Il avait beaucoup voyagé, il avait été conducteur
d'omnibus en Afrique, où il avait appris un peu d'arabe; il avait été
au siége de Sébastopol, et puis en Grèce et en Turquie, pour voiturer
des vivres et des effets de campagne. Il savait donc s'expliquer en
russe, en grec moderne et en turc. Il joignait à cela un peu d'anglais
et d'italien à force de conduire des étrangers de Toulon à Nice et
réciproquement, si bien qu'à force de cultiver les langues étrangères,
il n'en savait aucune et parlait le français le plus étrange que
j'aie jamais entendu. Je l'écoutais avec plaisir et curiosité. La
construction de sa phrase était aussi originale que le choix de ses
mots; mais je n'essayerai guère de l'imiter, j'y perdrais ma peine.
Quand je vis à son insistance qu'il était en possession de quelque
secret dont il avait besoin de se débarrasser, plutôt par tourment de
conscience que par bavardage, je l'interrogeai sérieusement.
--Eh bien, me dit-il, gardez ça pour vous tout seul et pour _lui_;
mais dites au lieutenant la Florade de faire attention.
--Vous pensez donc?...
--Je ne pense rien; j'ai vu! Une fois que je dormais dans un fossé,
attendant un homme de la campagne avec qui j'avais affaire de fourrage
pour mes bêtes,--c'était un soir qu'il faisait un grand brouillard
sur le cap,--j'ai été réveillé par des pas, et j'ai vu passer le
lieutenant, qui s'en allait suivi de la femme au brigadier. Il s'est
arrêté deux fois pour lui dire: «Adieu, va-t'en!» Mais, à la
troisième fois, comme elle le suivait toujours, il s'est fâché, et il
l'a un peu poussée, en disant: «T'en iras-tu? Veux-tu te perdre? Je
veux que tu t'en ailles!» Elle est restée là plantée comme un arbre
au bord du chemin, et elle l'a regardé marcher du côté de la mer tant
qu'elle a pu le voir. Elle était tout à côté de moi, et moi de ne pas
bouger, car qui sait quelle dispute elle m'aurait cherchée! Alors je
l'ai vue qui levait son poing comme ça au ciel, et elle a juré dans son
patois italien en disant: «Tu mourras! tu mourras!» Vous sentez que
je n'ai parlé de ceci à personne, et, si je vous en parle, c'est pour
que vous avertissiez votre ami de ne pas retourner par là tout seul.
Une femme n'est qu'une femme; mais il y a, dans nos pays de rivages,
des bandits qui sortent on ne sait pas d'où, et qui, pour une pièce de
cinq francs.... Vous m'entendez bien. Faites ce que je vous dis et ne
me nommez pas, car la _brigadière_ pourrait bien me le faire payer plus
cher que cent sous!
Marescat étant un excellent homme, je crus devoir prendre son avis en
considération, et je promis d'avertir la Florade le soir même.
Comme je descendais de voiture à l'entrée de la petite terrasse
de Tamaris, j'eus comme un éblouissement en voyant la Florade en
personne vis-à-vis de moi, à l'autre bout de cette même terrasse. Il
avait été voir Pasquali pour connaître le résultat de sa conférence
avec mademoiselle Roque; il s'en retournait à pied par la Seyne avec
Pasquali. La marquise, en voyant passer son voisin, l'avait appelé
pour lui dire bonjour. Elle échangeait avec lui quelques mots à
travers la grille du rez-de-chaussée. La Florade se tenait à distance
respectueuse. Je ne sais si elle le savait là ou si elle remarquait
la présence d'un étranger; mais il la voyait, lui, et, à travers le
buisson d'arbousiers, il la contemplait avec tant d'attention, qu'il ne
me vit pas tout de suite. Toutes les furies de la jalousie me firent
sentir instantanément leurs griffes. Je n'avais jamais aimé, et j'avais
trente ans! Je feignis de ne pas l'apercevoir. Je saluai rapidement
Pasquali et j'entrai brusquement dans le vestibule, comme si j'eusse
voulu défendre la maison d'un assaut.
En me voyant, la marquise exprima une vive satisfaction et dit à
Pasquali:
--Ah! voilà notre providence, à Paul et à moi! Mais où cours-tu?
ajouta-t-elle en rappelant l'enfant, qui voulait s'échapper à travers
mes jambes par la porte entr'ouverte.
--Laisse-moi aller voir l'officier de marine qui est dans le jardin,
répondit Paul; je veux regarder de près son uniforme!
--Non, lui dis-je, vous n'irez pas! Quand on est enrhumé, on ne doit
pas courir dehors!
En lui parlant ainsi, je le retins et le ramenai vers sa mère avec une
vivacité tout à fait en désaccord avec ma manière d'être habituelle,
et dont il s'étonna et se piqua même un peu. On devine de reste le
motif secret de ma brusquerie. Je ne voulais pas que Paul devînt un
lien entre sa mère et la Florade, comme cela avait eu lieu pour moi.
Elle m'approuva sans me comprendre, et prit son fils sur ses genoux; je
regardai si la Florade épiait toujours: il avait disparu. Pasquali, qui
ne voulait pas le faire attendre, prenait congé.
Paul avait un peu de fièvre. Je prescrivis vingt-quatre heures de
claustration, à moins qu'il ne fît très-chaud le lendemain, et la
marquise me conduisit à sa petite pharmacie de voyage pour que j'eusse
à choisir les infusions convenables. J'hésitais, je réfléchissais,
j'étais minutieux comme s'il se fût agi d'une grosse affaire, le tout
pour prolonger ma visite. Je vis que ma stupide ruse inquiétait la
pauvre femme. Je me la reprochai et me hâtai de la tranquilliser.
Au fond, j'étais honteux de moi, j'étais troublé, j'avais une idée
fixe: avait-elle aperçu la Florade? avait-elle rencontré le feu de son
regard? Pauvre homme que j'étais, avec toute ma force lentement amassée
et ma longue confiance en moi-même!
La marquise ne me parut pas avoir fait la moindre attention à
l'officier de marine, et je me gardai bien de lui en parler.
--Quoi de nouveau? dis-je à la Florade en le retrouvant le soir sur son
navire, où j'étais invité à dîner par le médecin du bord.
--Rien. Elle me met dans une impasse. Elle dit qu'elle ira vivre où
je voudrai, pourvu que je promette d'aller l'y voir. Pasquali n'a pu
trouver d'autre moyen de l'ébranler qu'en lui disant qu'on devait obéir
à la personne qu'on aime, et que, ma volonté étant de l'éloigner,
elle avait à me prouver son affection en se soumettant sans condition
aucune. Elle a demandé deux jours pour réfléchir, ajoutant que j'avais
bien tort de ne pas lui dire moi-même ce que j'exigeais, marquant
quelque défiance de la validité des pouvoirs de l'intermédiaire, ne
luttant que par son inertie, et montrant à Pasquali étonné cette
douceur têtue qui est plus difficile à manier que la violence.
--Alors vous faites bon marché de la violence? vous ne craignez pas
les femmes franchement irritées?
--Pourquoi me demandez-vous cela?
--Parce que j'ai vu ce matin une autre de vos victimes qui me paraît
plus fâcheuse encore que mademoiselle Roque.
--Vous plaisantez?
--Non. J'ai vu la Zinovèse. Savez-vous qu'elle est très-malade?
--Au diable le médecin! Qu'alliez-vous faire là? Elle vous a parlé de
moi? elle a eu la folie de me nommer?
Je lui racontai toute l'affaire sans lui dire un mot de la marquise,
et, quand il sut que le bon Marescat était seul avec moi en possession
de son secret, il se calma et me parla ainsi:
--Cette Monaquoise était une beauté incomparable, et je suis sensible
à la beauté plus que je ne peux le dire. Elle était coquette. Rien
ne ressemble à une femme qui veut aimer comme une femme qui veut
plaire. Une coquette ressemble également beaucoup à une femme de
conscience large et de mœurs faciles. J'y fus trompé. Je crus qu'on
ne me demandait qu'un effort d'éloquence et un élan de passion pour
succomber avec grâce. Est-ce ma faute, à moi, si, croyant rencontrer
une aventure, je tombe dans une passion? Vous voyez que je ne suis pas
un fat. Plus la Zinovèse me disait que j'étais sa première et unique
faute, moins je voulais le croire, et, ne lui demandant aucun compte de
son passé, je lui savais mauvais gré de se faire inutilement valoir.
Je fus vite dégoûté, non pas d'elle, mais de cette importance qu'elle
voulait donner à nos relations. Il était question de quitter son mari
et ses enfants! Elle se disait si malheureuse avec son garde-côte,
assujettie à tant de travail et de privations, que je lui offris le peu
que je possède. Elle refusa avec hauteur, et je commençai à voir que
j'avais affaire à une femme plus fière et plus à craindre que je ne
l'avais prévu.
»Elle commença bientôt à se dire malade de chagrin et à m'assigner
des rendez-vous qui l'eussent perdue. J'avais déjà bravé le danger
dans l'enivrement de ma fièvre, car j'ai eu de l'emportement pour
cette nature énergique, et je ne le nie pas. Elle a une exaltation
d'esprit et une âpreté de formes qui la rendent souvent très-vulgaire,
mais sublime par moments. Il n'est pas dans ma nature d'avoir peur
d'une panthère. Je n'ai donc jamais craint sa violence; mais je devais
craindre de commettre une mauvaise action, et je fus renseigné trop
tard sur la véritable situation de cette femme. Le hasard me fit
rencontrer et connaître son mari; dois-je dire le hasard? Non! il
faillit surprendre un de nos rendez-vous. La femme eut le temps de
se cacher, et je payai d'audace en abordant le garde-côte et en le
priant de me servir de guide au bord des falaises. Je trouvai en lui
une bonté et une droiture remarquables. Je connus ses ressources;
je vis qu'il était le plus aisé et le plus considéré de son poste,
qu'il adorait sa femme, qu'ils avaient des enfants charmants, que la
Zinovèse jouissait d'une réputation de sagesse, et que j'arrivais comme
un fléau, comme un voleur, si vous voulez, dans l'existence de ces
gens-là. Je me jurai à moi-même de ne pas amener une catastrophe, et
je ne revis la Zinovèse que pour lui faire mes adieux, lui donner ma
parole d'être à tout jamais à son service en quelque détresse de sa vie
que ce fût; mais, comme je n'avais jamais songé à la disputer à ses
devoirs de famille, je la conjurai d'y revenir et de m'oublier. Elle
me fit des menaces; elle m'en fait encore, soit! ceci ne m'occupera
pas plus que tous les autres périls dont la vie se compose, depuis la
chute d'une pierre sur la tête jusqu'à une attaque de choléra; mais me
voilà fort inquiet de sa santé, que je ne savais pas si compromise.
Croyez-vous réellement que le chagrin en soit la cause?
--Je le crois, surtout parce que le chagrin agit sous forme de colère
perpétuelle et de soif de vengeance.
--Mais enfin ce n'est pas moi qui l'ai rendue méchante? Elle l'a
toujours été; je l'ai vue ainsi dès le premier jour.
--C'est possible, et vous n'en êtes que plus à blâmer. On doit plaindre
les méchants et s'efforcer de les calmer. Quand on les enflamme et
le fort Blanc, puis un autre fort ruiné, et, par des sentiers d'un
mouvement hardi, tantôt dans les pinèdes, tantôt sur la falaise rouge,
je découvris dans un pli de terrain, au bord d'un ruisseau et près
d'une petite anse très-bien découpée, la maison que je cherchais. Ces
rainures dans la montagne, qu'on appelle trop pompeusement en Provence
des vallons, sont produites par l'écoulement des pluies dans les veines
tendres du roc ou dans les schistes désagrégés. Le ruisseau est à sec
huit mois de l'année; mais il suffit qu'il ait amené quelques mètres
de terte meuble, pour que la végétation et un peu de culture s'en
emparent. Le poste des douaniers était très-agréablement situé sur
une terrasse dallée qui permettait de surveiller la côte; cependant
l'habitation adossée au roc ne regardait pas la mer, et ne présentait
au vent d'est que son profil. Malgré cette précaution, j'y trouvai la
température fort aigre. Une varande et des mûriers taillés en berceau
ombrageaient la maison, ou plutôt les cinq ou six maisons basses
construites sur le même alignement en carré long. Là vivaient cinq ou
six familles, les gardes-côtes ayant presque tous femmes et enfants.
La Zinovèse était assise avec les siens sur la terrasse. C'étaient deux
petites filles charmantes, très-proprement tenues, mais dont l'air
craintif révélait le régime de soumission forcée.
--Entrez dans mon logement, me dit-elle, et soyez tranquille; vous n'y
attraperez point de vermine, comme dans ceux des autres! Quant à vous,
dit-elle à ses filles, restez là, et, si je ne vous y retrouve pas,
gare à moi tantôt!
--Vous n'êtes pas phthisique, lui dis-je quand je l'eus auscultée, vous
avez le foie et le cœur légèrement malades. Votre toux n'est qu'une
excitation nerveuse très-développée, et je ne vois rien en vous dont
vous ne puissiez guérir, si vous le voulez fortement. Tenez-vous à la
vie?
--Oui et non. Qu'est-ce qu'il faut faire?
Je lui prescrivis une médication et un régime; après quoi, je lui
demandai si elle entretenait quelque habitude de souffrance morale
impossible à surmonter.
--Oui, dit-elle, j'ai une grosse peine, et je vais vous parler comme au
confesseur. J'aime un homme qui ne m'aime plus.
--Est-ce votre mari?
--Non, _l'homme_ est un brave homme qui m'aime trop, et que je n'ai
jamais pu aimer. Ça ne fait rien, on faisait bon ménage quand même. Je
suis une femme honnête, moi, voyez-vous, et ceux qui vous diraient le
contraire, c'est des menteurs et des canailles!
--Calmez-vous: personne ne m'a dit le contraire.
--Non, vrai? A la bonne heure; mais je vais vous dire tout. Dans ma vie
de femme raisonnable et courageuse, j'ai fait une faute: j'ai eu un
amant, un seul, et je n'en aurai pas d'autre, j'ai trop souffert. C'est
ce qui m'a tuée.
--Oubliez-le.
--Ça ne se peut pas. J'y penserai jusqu'à ce qu'il meure. Ah! s'il
pouvait mourir! Que Dieu me fasse la grâce de le faire périr en mer, et
je crois bien que je serai guérie!
--Étiez-vous vindicative comme cela avant d'être malade?
--Avant d'être malade, je m'ennuyais un peu du mari et des enfants,
voilà tout. Ça n'allait pas comme je voulais, je ne me trouvais pas
assez riche. Pierre Estagel m'avait trompée: il croyait hériter d'un
oncle riche, et le vieux gueux n'a rien laissé. J'ai bien eu des robes
et des bijoux à mon mariage, et puis, après, rien que la place du mari.
Il a fallu travailler sans jamais s'amuser. J'ai fait mon devoir, mais
j'avais bien du dégoût, quand j'ai rencontré ce damné qui m'a aimée.
Je croyais bien que je ne lui céderais pas. J'étais contente et fière
de ses compliments, voilà tout; par malheur, il n'était pas comme les
autres, lui, il savait parler! Enfin j'ai été folle, et pendant deux
mois j'étais contente, je ne me reprochais rien. J'endurais tous mes
ennuis, je ne pensais qu'à le voir! J'étais toute changée, un petit
enfant m'aurait fait faire sa volonté. Le mari disait: «Qu'est-ce que
tu as? Je ne t'ai jamais vue si douce!» Et il m'aimait d'autant plus,
pauvre bête d'homme!... Mais l'autre s'est lassé de moi tout d'un coup.
Il a dit qu'il avait eu occasion de voir Estagel, que c'était un homme
de bien, qu'il était fâché de le tromper, que ça lui paraissait mal!
Qu'est-ce que je sais? tout ce qu'on ne se dit pas quand on aime, tout
ce qu'on veut bien dire quand on n'aime plus. Et moi, je ne peux pas
pardonner ça, vous pensez! Je le garderai sur mon cœur tant que le sien
sera dans son corps!
--Alors, quand vous voulez vivre, c'est pour vous venger?
--Si je dois rester laide, il faudra que je le voie mourir! Si je
redeviens jolie, je me ferai fière, j'irai dans les fêtes, je mettrai
mes chaînes d'or et tout ce que j'ai, et on parlera encore de la
Zinovèse, et je ferai celle qui se moque de lui, et il me reviendra;
mais je le chasserai d'autour de moi comme un chien, et il vivra pour
me regretter.
J'essayai de calmer par le raisonnement cette âme irritée; je
ne l'entamai pas d'une ligne, et je la quittai sans espérance de
la guérir. Son état physique n'était certes pas désespéré; mais
la passion, et la passion mauvaise et persistante, combattrait
vraisemblablement l'effet de mes ordonnances et les derniers efforts de
la nature. On ne sauve pas aisément ceux qui s'appliquent à détruire
leur âme, car c'est le grand moteur que nos remèdes n'atteignent pas.
Comme aucune espèce de voiture ne pouvait venir au cap Sicier par le
bord de la mer, je montai sur le _baou rouge_, afin de voir si, de
là, je découvrirais dans la vallée intérieure de la presqu'île la
vieille et déjà bien-aimée calèche de Marescat, amenant de ce côté
la marquise et son fils. Le _baou rouge_ est bien nommé. La pierre
et la terre y sont d'un rouge sombre à teintes violacées. Une forêt
de pins maritimes, maigres et tordus par le vent, l'enveloppe de la
base au sommet; mais les buissons de chêne coccifère, de globulaires
en broussailles, ainsi que les cistes, les romarins et les lavandes,
donnent de la grâce et de la fraîcheur aux éclaircies. Un unique
sentier gravit rapidement jusqu'au sommet. Là, je trouvai une guérite
de garde-côte, et je fus curieux d'en visiter l'intérieur.
Ces guérites sont des huttes de pierres brutes, de mottes de terre
et de branchages, avec un toit de roseaux ou de lames de schiste.
Comme elles sont tolérées plutôt que permises, elles sont l'ouvrage
des factionnaires, et il leur est interdit d'y avoir aucune espèce
de meuble, de couverture, de bien-être quelconque propre à favoriser
le sommeil. Un banc de pierre ou de briques leur permet cependant de
s'y étendre; mais, comme il n'y a ni porte ni fenêtre, le froid des
nuits mauvaises et le bruit assourdissant des tempêtes se chargent
probablement de tenir le factionnaire éveillé. Ces huttes doivent, en
outre, être placées de manière à dominer tout ce qui ferait obstacle à
la vue dans le rayon de la surveillance assignée au factionnaire. On
les trouve donc souvent perchées dans les sites les plus effrayants,
et le sentier battu qui entourait celle-ci n'avait pas, au bord du
précipice vertical, plus de quinze centimètres de large. Il n'y eût pas
fait bon d'être somnambule; mais on sait que là où passe la chèvre le
douanier peut passer.
Comme je regardais le beau spectacle de la mer écumante contre les
âpres racines de la falaise, le garde-côte, qu'on croit parfois absent,
mais qui est toujours là, guettant toutes choses, sortit je ne sais
d'où, et m'aborda d'un air grave et bienveillant. C'était un homme
d'une quarantaine d'années, d'une belle et douce figure.
--Êtes-vous le médecin? me dit-il.
Et, sur ma réponse affirmative:
--Alors vous venez du poste? Vous avez vu ma femme?
--Vous êtes donc maître Pierre Estagel? Eh bien, votre femme a besoin
d'être soignée; mais il y a de la ressource.
Le garde-côte secoua la tête.
--Elle se donne trop de mal, dit-il, elle n'a pas de repos, et Dieu
sait qu'elle n'est pourtant pas obligée de se tourmenter: nous avons
bien de quoi vivre; mais c'est une pauvre femme qui voudrait toujours
ce qu'elle n'a pas, et qui ne se contente jamais de ce qu'elle a.
Il resta pensif. C'était un homme doux, mais peu expansif, habitué
à la solitude, au silence par conséquent. Je vis qu'il fallait le
questionner; moyennant quoi, je sus toute l'histoire de sa femme.
Elle avait été riche. Son père était patron d'une grosse barque de
pêche et propriétaire de deux autres. Un coup de mer avait brisé toute
sa fortune. Estagel l'avait aidé à se sauver lui-même, et il avait
apporté au rivage Catarina (la Zinovèse), demi-morte de peur et de
froid. Elle était venue là en partie de plaisir avec son père, comme
cela lui arrivait souvent. Elle était déjà connue pour sa beauté et sa
_belle danse_ aux pèlerinages de la côte. Il y avait donc près d'un an
qu'Estagel l'avait remarquée. En la voyant ruinée et désolée, il lui
offrit le mariage, qu'elle accepta sous le coup du découragement; mais
elle se flattait d'un héritage qui leur échappa. On sait le reste, la
Zinovèse me l'avait dit. Le mari n'avait aucune espèce de soupçon sur
elle. Il la jugeait plus inaccessible que les rochers de son poste,
et sa confiance n'avait rien qui ne lui fît honneur à lui-même. On
sentait en lui une droiture de cœur et une patience de caractère assez
remarquables. Il ne s'exprimait pas mal, il lisait même quelquefois, et
je vis dans la hutte un vieux volume dépareillé du Plutarque d'Amyot à
côté de sa pipe.
--Mais vous ne faîtes plus de faction, lui dis-je, puisque vous voilà
gradé?
--Gradé et décoré, répondit-il en soulevant la capote qu'il avait jetée
sur ses épaules par-dessus son uniforme. On m'a donné cela pour un
sauvetage. Je ne le demandais pas. Quant au grade, il me dispense de la
faction, et vous me voyez ici en remplacement volontaire d'un camarade
qui s'est trouvé indisposé aujourd'hui.
Et il se mit à réparer la cabane, qui tombait en ruine.
--Il paraît, lui dis-je, qu'on a peu de soin de ce pauvre abri, où
certes il n'y a rien de trop.
--Ah! que voulez-vous! on s'ennuie de réparer ce qui tombe toujours!
Quand je faisais mon quart de nuit, je n'entendais pas rouler une
pierre sans la relever.
--Vous y avez passé des nuits bien dures, n'est-ce pas?
--Oui! Une fois,--la guérite n'était qu'en terre et en feuillée dans
ce temps-là,--j'ai été emporté avec sur cette pointe de rocher que vous
voyez là-dessous. Heureusement, il s'est trouvé un petit arbre pour me
retenir. Les plus mauvais coups de vent ici sont ceux qui tournent tout
d'un coup de l'est au nord-ouest. Ça vous prend comme en tire-bouchon
et vous enlève; mais il y a aussi de bonnes nuits. Quand on étouffe
dans les villes et même dans les maisons à la côte, ici, l'été, on est
content de respirer, et, de temps en temps, on regarde la lune pour se
désennuyer de regarder la mer.
--Avez-vous affaire aux contrebandiers quelquefois?
--Non, la côte est trop mauvaise, la calangue est petite et trop facile
à surveiller. Vous voyez ces deux pointes de rocher qui sortent de la
mer à cinq cents mètres de la falaise. On les appelle les _freirets_
ou les _frères_, parce que de loin les écueils ont l'air d'être tout
pareils. Eh bien, toute la falaise est bordée de roches sous-marines du
même genre, et on appelle ces endroits-là les _mal-passets_. Ce n'est
donc pas une plage pour débarquer de la contrebande dans les mauvaises
nuits, et, quand la mer est douce, nous entendons tout. Notre affaire,
c'est de regarder, aussi loin que nous pouvons voir, s'il n'y a pas
quelque embarcation en détresse, afin d'aller avertir le poste et
porter secours. Vous voyez que nous faisons plus de bien que de peine
aux gens de mer, et nous sommes aimés dans le pays.
Après avoir arraché par lambeaux tous les renseignements que je
rapporte ici en bloc, car maître Estagel semblait compter ses paroles,
et ses yeux attentifs ne quittaient pas l'horizon, je pris congé de lui
en lui serrant la main et en refusant, bien entendu, d'être indemnisé
de ma visite à sa femme. Il me montra un sentier pour rejoindre la
route de mulets qui monte jusqu'au sommet du cap Sicier, celui de la
falaise étant trop dangereux.
--D'ailleurs, vous ne pourriez pas le suivre sans vous égarer, me
cria-t-il. Il n'y a que nous qui sachions au juste où il faut poser un
pied et puis l'autre.
Et, comme je me rapprochais de lui pour allumer un cigare, je lui
demandai si réellement un douanier était un chamois qu'aucun autre
homme ne pouvait suivre dans les précipices.
--Ma foi, répondit-il, je n'ai vu, en fait de messieurs, qu'un seul
jeune homme, un petit officier de marine, capable de me suivre partout.
Il venait là pour son plaisir, et, une fois, nous avons fait assaut
à qui descendrait le plus vite de la rampe de Notre-Dame-de-la-Garde
jusqu'au rivage.
--Et qui a gagné?
--Personne, nous sommes arrivés ensemble.
Je partais; je ne sais quelle induction rapide de mon cerveau me fit
revenir encore pour ramasser une plante que j'avais remarquée auprès de
la hutte.
--Comment l'appelez-vous? me dit le garde-côte.
--- _Épipacte blanc de neige_. Et l'officier de marine, comment
s'appelait-il?
--Ah! l'officier.... C'était, dans ce temps-là, un enseigne à bord du
_Finistère_; je crois qu'il a passé lieutenant à bord de _la Bretagne_,
mais je ne me rappelle pas son nom.
--Ce n'était pas la Florade?
--Juste! Vous l'avez dit; un charmant garçon! Vous le connaissez?
--Oui. Adieu, merci!
De déduction en déduction, j'arrivai, tout en marchant, à me persuader
que la Florade devait être l'amant volage et maudit de la Zinovèse.
Était-ce vraisemblable? On le saura plus tard.
Et puis je pensai à l'existence de ces gardes-côtes, humble providence
des navigateurs, si longtemps haïs et menacés par la population
côtière. Il n'est pas de situation particulière dont l'examen ne
produise en nous un retour personnel et qui n'amène cette question
intérieure: «Si j'étais à la place d'un de ces hommes, quel effet
en ressentirais-je?» Et j'allais m'identifiant par la rêverie à
cette rêverie continue de la sentinelle de mer, seule dans un endroit
terrible, écoutant les arbres se briser autour d'elle dans les nuits
sinistres, et cherchant à distinguer l'appel suprême de la voix humaine
au milieu des sifflements de la bourrasque et des rugissements du
flot. Je rêvais aussi aux délices des belles nuits d'été, aux harmonies
de la brise marine, à la succession de spectacles enchanteurs, que
la lune prodigue aux montagnes désertes et aux noirs écueils plongés
dans la vague phosphorescente. Être sans besoins, sans appréhensions
personnelles sous ce toit de branches, sans souvenirs et sans projets,
et posséder à soi tout seul, pendant des saisons entières, le tableau
grandiose de la nature à tous les moments de sa vie mystérieuse,
compter ses pulsations, respirer ses parfums sauvages, étudier ses
moindres habitudes, connaître les moindres phases de tous ses modes
d'existence et de manifestation depuis le sommeil du brin d'herbe
jusqu'à la marche du nuage, et depuis le réveil bruyant de l'oiseau
de proie jusqu'au muet travail de décomposition du rocher! L'homme
du peuple sent vaguement ces jouissances, mais la continuité de sa
contemplation forcée le blase et l'attriste. Il arrive à participer
au calme stupéfiant de la pierre rongée par la lune ou à la monotonie
du mouvement des ondes fouettées par le vent. L'homme intelligent
résisterait davantage, mais il pourrait bien s'exaspérer tout à coup
contre l'assouvissement de sa jouissance; car, il n'y a pas à dire,
c'est un idéal pour tous les amants de la nature que de se trouver aux
prises avec elle dans un lieu déterminé, sans être rappelé à chaque
instant aux obligations de la vie sociale; mais l'habitude de cette
vie devient impérieuse, et ceux qu'elle fatigue ou irrite le plus sont
peut-être ceux qui s'en passeraient le moins.
Je voulus gravir jusqu'à la pointe du promontoire; mais, de là, je ne
vis que la mer immense et la garigue déserte jusqu'à la forêt parcourue
la veille. Je me flattais de reconnaître la robe noire de la marquise,
si elle était en promenade de ce côté. Je ne vis pas un être humain
entre la falaise et la forêt. Je redescendis, et, comme j'approchais
d'une source où, sur quelques mètres de terre fraîche entourés d'une
palissade, croissaient au beau milieu du désert des légumes, Dieu sait
par qui plantés, je vis un homme assis au bord de l'eau qui se leva
à mon approche: c'était Marescat. Le cœur me battit bien fort, mais
j'appris vite qu'il était seul.
--Je suis venu, dit-il, vous chercher de la part de _madame_. M. Paul
s'est un peu enrhumé hier à la chapelle. On n'a pas voulu sortir
aujourd'hui; mais madame a dit: «Peut-être que le docteur nous
cherchera. Il ne faut pas qu'il revienne à pied, c'est trop loin.
Conduisez-lui la calèche et priez-le de venir nous voir s'il a le temps
de s'arrêter; si ça le dérange, vous le mènerez tout droit au paquebot
de la Seyne.»
C'était aimable et bon de la part de la marquise; mais il n'y avait
pas lieu de s'enfler d'orgueil. Paul était enrhumé, et on désirait mes
soins avant tout.
--N'importe, chère et digne femme, pensai-je, j'irai avec joie.
--Eh bien, me dit Marescat en me ramenant à Tamaris, vous avez revu
la Zinovèse? Mais elle ne vous a pas tout dit, allez! Et moi, je vous
dirai tout, si vous voulez. Elle est malade d'amour.
J'essayai de changer la conversation, il y revint plusieurs fois.
Il aimait à causer dans un langage impossible, dont je ne saurais
donner aucune idée. Il avait beaucoup voyagé, il avait été conducteur
d'omnibus en Afrique, où il avait appris un peu d'arabe; il avait été
au siége de Sébastopol, et puis en Grèce et en Turquie, pour voiturer
des vivres et des effets de campagne. Il savait donc s'expliquer en
russe, en grec moderne et en turc. Il joignait à cela un peu d'anglais
et d'italien à force de conduire des étrangers de Toulon à Nice et
réciproquement, si bien qu'à force de cultiver les langues étrangères,
il n'en savait aucune et parlait le français le plus étrange que
j'aie jamais entendu. Je l'écoutais avec plaisir et curiosité. La
construction de sa phrase était aussi originale que le choix de ses
mots; mais je n'essayerai guère de l'imiter, j'y perdrais ma peine.
Quand je vis à son insistance qu'il était en possession de quelque
secret dont il avait besoin de se débarrasser, plutôt par tourment de
conscience que par bavardage, je l'interrogeai sérieusement.
--Eh bien, me dit-il, gardez ça pour vous tout seul et pour _lui_;
mais dites au lieutenant la Florade de faire attention.
--Vous pensez donc?...
--Je ne pense rien; j'ai vu! Une fois que je dormais dans un fossé,
attendant un homme de la campagne avec qui j'avais affaire de fourrage
pour mes bêtes,--c'était un soir qu'il faisait un grand brouillard
sur le cap,--j'ai été réveillé par des pas, et j'ai vu passer le
lieutenant, qui s'en allait suivi de la femme au brigadier. Il s'est
arrêté deux fois pour lui dire: «Adieu, va-t'en!» Mais, à la
troisième fois, comme elle le suivait toujours, il s'est fâché, et il
l'a un peu poussée, en disant: «T'en iras-tu? Veux-tu te perdre? Je
veux que tu t'en ailles!» Elle est restée là plantée comme un arbre
au bord du chemin, et elle l'a regardé marcher du côté de la mer tant
qu'elle a pu le voir. Elle était tout à côté de moi, et moi de ne pas
bouger, car qui sait quelle dispute elle m'aurait cherchée! Alors je
l'ai vue qui levait son poing comme ça au ciel, et elle a juré dans son
patois italien en disant: «Tu mourras! tu mourras!» Vous sentez que
je n'ai parlé de ceci à personne, et, si je vous en parle, c'est pour
que vous avertissiez votre ami de ne pas retourner par là tout seul.
Une femme n'est qu'une femme; mais il y a, dans nos pays de rivages,
des bandits qui sortent on ne sait pas d'où, et qui, pour une pièce de
cinq francs.... Vous m'entendez bien. Faites ce que je vous dis et ne
me nommez pas, car la _brigadière_ pourrait bien me le faire payer plus
cher que cent sous!
Marescat étant un excellent homme, je crus devoir prendre son avis en
considération, et je promis d'avertir la Florade le soir même.
Comme je descendais de voiture à l'entrée de la petite terrasse
de Tamaris, j'eus comme un éblouissement en voyant la Florade en
personne vis-à-vis de moi, à l'autre bout de cette même terrasse. Il
avait été voir Pasquali pour connaître le résultat de sa conférence
avec mademoiselle Roque; il s'en retournait à pied par la Seyne avec
Pasquali. La marquise, en voyant passer son voisin, l'avait appelé
pour lui dire bonjour. Elle échangeait avec lui quelques mots à
travers la grille du rez-de-chaussée. La Florade se tenait à distance
respectueuse. Je ne sais si elle le savait là ou si elle remarquait
la présence d'un étranger; mais il la voyait, lui, et, à travers le
buisson d'arbousiers, il la contemplait avec tant d'attention, qu'il ne
me vit pas tout de suite. Toutes les furies de la jalousie me firent
sentir instantanément leurs griffes. Je n'avais jamais aimé, et j'avais
trente ans! Je feignis de ne pas l'apercevoir. Je saluai rapidement
Pasquali et j'entrai brusquement dans le vestibule, comme si j'eusse
voulu défendre la maison d'un assaut.
En me voyant, la marquise exprima une vive satisfaction et dit à
Pasquali:
--Ah! voilà notre providence, à Paul et à moi! Mais où cours-tu?
ajouta-t-elle en rappelant l'enfant, qui voulait s'échapper à travers
mes jambes par la porte entr'ouverte.
--Laisse-moi aller voir l'officier de marine qui est dans le jardin,
répondit Paul; je veux regarder de près son uniforme!
--Non, lui dis-je, vous n'irez pas! Quand on est enrhumé, on ne doit
pas courir dehors!
En lui parlant ainsi, je le retins et le ramenai vers sa mère avec une
vivacité tout à fait en désaccord avec ma manière d'être habituelle,
et dont il s'étonna et se piqua même un peu. On devine de reste le
motif secret de ma brusquerie. Je ne voulais pas que Paul devînt un
lien entre sa mère et la Florade, comme cela avait eu lieu pour moi.
Elle m'approuva sans me comprendre, et prit son fils sur ses genoux; je
regardai si la Florade épiait toujours: il avait disparu. Pasquali, qui
ne voulait pas le faire attendre, prenait congé.
Paul avait un peu de fièvre. Je prescrivis vingt-quatre heures de
claustration, à moins qu'il ne fît très-chaud le lendemain, et la
marquise me conduisit à sa petite pharmacie de voyage pour que j'eusse
à choisir les infusions convenables. J'hésitais, je réfléchissais,
j'étais minutieux comme s'il se fût agi d'une grosse affaire, le tout
pour prolonger ma visite. Je vis que ma stupide ruse inquiétait la
pauvre femme. Je me la reprochai et me hâtai de la tranquilliser.
Au fond, j'étais honteux de moi, j'étais troublé, j'avais une idée
fixe: avait-elle aperçu la Florade? avait-elle rencontré le feu de son
regard? Pauvre homme que j'étais, avec toute ma force lentement amassée
et ma longue confiance en moi-même!
La marquise ne me parut pas avoir fait la moindre attention à
l'officier de marine, et je me gardai bien de lui en parler.
--Quoi de nouveau? dis-je à la Florade en le retrouvant le soir sur son
navire, où j'étais invité à dîner par le médecin du bord.
--Rien. Elle me met dans une impasse. Elle dit qu'elle ira vivre où
je voudrai, pourvu que je promette d'aller l'y voir. Pasquali n'a pu
trouver d'autre moyen de l'ébranler qu'en lui disant qu'on devait obéir
à la personne qu'on aime, et que, ma volonté étant de l'éloigner,
elle avait à me prouver son affection en se soumettant sans condition
aucune. Elle a demandé deux jours pour réfléchir, ajoutant que j'avais
bien tort de ne pas lui dire moi-même ce que j'exigeais, marquant
quelque défiance de la validité des pouvoirs de l'intermédiaire, ne
luttant que par son inertie, et montrant à Pasquali étonné cette
douceur têtue qui est plus difficile à manier que la violence.
--Alors vous faites bon marché de la violence? vous ne craignez pas
les femmes franchement irritées?
--Pourquoi me demandez-vous cela?
--Parce que j'ai vu ce matin une autre de vos victimes qui me paraît
plus fâcheuse encore que mademoiselle Roque.
--Vous plaisantez?
--Non. J'ai vu la Zinovèse. Savez-vous qu'elle est très-malade?
--Au diable le médecin! Qu'alliez-vous faire là? Elle vous a parlé de
moi? elle a eu la folie de me nommer?
Je lui racontai toute l'affaire sans lui dire un mot de la marquise,
et, quand il sut que le bon Marescat était seul avec moi en possession
de son secret, il se calma et me parla ainsi:
--Cette Monaquoise était une beauté incomparable, et je suis sensible
à la beauté plus que je ne peux le dire. Elle était coquette. Rien
ne ressemble à une femme qui veut aimer comme une femme qui veut
plaire. Une coquette ressemble également beaucoup à une femme de
conscience large et de mœurs faciles. J'y fus trompé. Je crus qu'on
ne me demandait qu'un effort d'éloquence et un élan de passion pour
succomber avec grâce. Est-ce ma faute, à moi, si, croyant rencontrer
une aventure, je tombe dans une passion? Vous voyez que je ne suis pas
un fat. Plus la Zinovèse me disait que j'étais sa première et unique
faute, moins je voulais le croire, et, ne lui demandant aucun compte de
son passé, je lui savais mauvais gré de se faire inutilement valoir.
Je fus vite dégoûté, non pas d'elle, mais de cette importance qu'elle
voulait donner à nos relations. Il était question de quitter son mari
et ses enfants! Elle se disait si malheureuse avec son garde-côte,
assujettie à tant de travail et de privations, que je lui offris le peu
que je possède. Elle refusa avec hauteur, et je commençai à voir que
j'avais affaire à une femme plus fière et plus à craindre que je ne
l'avais prévu.
»Elle commença bientôt à se dire malade de chagrin et à m'assigner
des rendez-vous qui l'eussent perdue. J'avais déjà bravé le danger
dans l'enivrement de ma fièvre, car j'ai eu de l'emportement pour
cette nature énergique, et je ne le nie pas. Elle a une exaltation
d'esprit et une âpreté de formes qui la rendent souvent très-vulgaire,
mais sublime par moments. Il n'est pas dans ma nature d'avoir peur
d'une panthère. Je n'ai donc jamais craint sa violence; mais je devais
craindre de commettre une mauvaise action, et je fus renseigné trop
tard sur la véritable situation de cette femme. Le hasard me fit
rencontrer et connaître son mari; dois-je dire le hasard? Non! il
faillit surprendre un de nos rendez-vous. La femme eut le temps de
se cacher, et je payai d'audace en abordant le garde-côte et en le
priant de me servir de guide au bord des falaises. Je trouvai en lui
une bonté et une droiture remarquables. Je connus ses ressources;
je vis qu'il était le plus aisé et le plus considéré de son poste,
qu'il adorait sa femme, qu'ils avaient des enfants charmants, que la
Zinovèse jouissait d'une réputation de sagesse, et que j'arrivais comme
un fléau, comme un voleur, si vous voulez, dans l'existence de ces
gens-là. Je me jurai à moi-même de ne pas amener une catastrophe, et
je ne revis la Zinovèse que pour lui faire mes adieux, lui donner ma
parole d'être à tout jamais à son service en quelque détresse de sa vie
que ce fût; mais, comme je n'avais jamais songé à la disputer à ses
devoirs de famille, je la conjurai d'y revenir et de m'oublier. Elle
me fit des menaces; elle m'en fait encore, soit! ceci ne m'occupera
pas plus que tous les autres périls dont la vie se compose, depuis la
chute d'une pierre sur la tête jusqu'à une attaque de choléra; mais me
voilà fort inquiet de sa santé, que je ne savais pas si compromise.
Croyez-vous réellement que le chagrin en soit la cause?
--Je le crois, surtout parce que le chagrin agit sous forme de colère
perpétuelle et de soif de vengeance.
--Mais enfin ce n'est pas moi qui l'ai rendue méchante? Elle l'a
toujours été; je l'ai vue ainsi dès le premier jour.
--C'est possible, et vous n'en êtes que plus à blâmer. On doit plaindre
les méchants et s'efforcer de les calmer. Quand on les enflamme et