Tamaris - 02

mystérieux qu'il désignait, puis pendant vingt minutes encore un
sentier qui remontait vers des collines, et nous entrâmes à tout hasard
dans un bois de pins, de liéges et de bruyère blanche de la même nature
que celui du fort. Un sentier tracé par des troupeaux dans le fourré
nous conduisit à une palombière. Dix pas plus loin, pénétrant à tour
de bras à travers des buissons épineux, nous trouvâmes les débris d'un
four à boulets rouges et les buttes régulières bien apparentes de la
fameuse batterie; les arbres et les arbustes avaient poussé tout à
l'entour, mais ils avaient respecté la terre végétale sans profondeur
qui avait été remuée et recouverte de fragments de schiste. Nous
pûmes suivre, retrouver et reconstruire tout le plan des travaux et
ramasser des débris de forge et de projectiles. En face de nous, à
portée de boulet, nous apercevions le fort à travers les branches;
un peu plus loin, d'énormes blocs de quartz portés par des collines
vertes avaient été soulevés par la nature dans un désordre pittoresque;
puis, à la lisière du bois, une vallée charmante d'un aspect sauvage
et mélancolique que le soleil bas couvrait d'un reflet violet; les
montagnes, la mer au loin; autour de nous, un troupeau de chèvres
d'Afrique couleur de caramel, gardées par une belle petite fille de
cinq ans, qui, chose fantastique et comme fatale, ressemblait d'une
manière saisissante à une médaille du premier consul.
--Impératrice romaine, m'écriai-je, que diable faites-vous ici?
--Elle s'appelle Rosine, répondit la mère de l'enfant en sortant des
bruyères.
--Et comment s'appelle l'endroit où vous êtes?
--Roquille.
--Et la batterie?
--Il n'y a pas de batterie.
--Personne ne vient se promener dans ce bois?
--Personne; mais on vient là-bas chez moi pour boire de bon lait; en
souhaitez-vous? Tenez, voilà une chèvre blonde qui me rapporte un franc
par jour. _Croyez-vous que c'est là une chèvre!_
Le jour tombait, nous nous fîmes montrer un sentier pour gagner la
Seyne à vol d'oiseau. J'y pris congé à la hâte de mon aimable compagnon
de promenade. Il rentrait à _son bord_, c'est-à-dire dans sa maison de
citadin, et j'avais à me presser pour ne pas manquer le dernier départ
du petit _steamer-omnibus_ qui, à chaque heure du jour, transporte
en vingt minutes à Toulon la nombreuse et active population ouvrière
et bourgeoise occupée ou intéressée aux travaux des ateliers de
construction marine.
A peine eus-je retrouvé la Florade, qui m'attendait sur le port avec
une anxiété à laquelle je ne donnai pas en ce moment l'attention
voulue, que je lui parlai de ma découverte et de l'abandon où j'avais
trouvé la batterie des hommes sans peur; mais il était distrait, et il
n'écoutait pas.
--Avez-vous enfin vu votre propriété? me dit-il.
--Non, je n'ai pas eu le temps.
--Ah! vous n'avez pris alors aucun renseignement sur la valeur de votre
lot?
--Si fait! Est-ce que cela vous intéresse?
--A cause de vous ... oui! Combien ça vaut-il?
--Quinze mille.
--Diable! c'est trop cher!
--Vous croyez? Moi, je n'en sais rien.
--Je ne discute pas la valeur, du moment que c'est le papa Pasquali....
--Auriez-vous par hasard l'intention d'acheter?
--Je l'avais, je ne l'ai plus.
--Que ne le disiez-vous? Vous auriez fait le prix vous-même.
--Moi, je n'y entends rien, et je m'en serais rapporté au parrain. Je
m'étais imaginé que c'était une affaire de deux ou trois mille francs;
mais la différence est trop grande. Je n'ai pas le sou, je n'attends
aucun héritage, il n'y faut plus songer.
--Comment! m'écriai-je en riant, vous êtes Provençal à ce point-là, de
penser déjà, vous, marin de vingt-huit ans, à l'achat d'un verger et
d'une bastide! Si quelqu'un me semblait devoir être exempt de cette
manie locale, c'est vous, le roi du beau pays d'imprévoyance.
--Aussi, répondit-il, n'était-ce pas pour moi.... On a toujours quelque
parent ou ami à caser;... mais n'en parlons plus, je chercherai autre
chose.--Vous me disiez donc que la fameuse batterie était abandonnée?
Je savais cela. J'y ai été, comme vous, à l'aventure, et j'ai vu avec
chagrin que le caprice de la pioche du propriétaire peut la faire
disparaître d'ici à demain. Les antiquaires cherchent avec amour sur
nos rivages les vestiges de Tauroëntum et de Pomponiana; on a écrit
des volumes sur le moindre pan de muraille romaine ou sarrasine de nos
montagnes, et vous trouveriez difficilement des détails et des notions
topographiques bien exactes sur le théâtre d'un exploit si récent et si
grandiose! Aucune administration, aucun gouvernement, même celui-ci,
n'a eu l'idée d'acheter ces vingt mètres de terrain, de les enclore,
de tracer un sentier pour y conduire, et de planter là une pierre avec
ces simples mots: _Ici reposent les hommes sans peur!_--Ça coûterait
peut-être cinq cents francs!--Ma foi, si je les avais, je me payerais
ça! Il semble que chacun de nous soit coupable de ne l'avoir pas encore
fait! Quoi! tant de braves sont tombés là, et l'écriteau prestigieux
qui les clouait à leurs pièces n'est pas même quelque part dans
l'arsenal ou dans le musée militaire de la ville?
--Ah! qui sait, lui dis-je, si, en présence d'un monument fréquenté
par les oisifs, le charme serait aussi vif que dans la solitude? Je
ne peux pas vous dire l'émotion que j'ai eue là. Je reconstruisais
dans ma pensée une série de tableaux qui me faisaient battre le cœur.
Je rétablissais la petite redoute, je revoyais les vieux habits
troués des volontaires de la République, et leurs armes, et leurs
groupes pittoresques, et leurs bivacs, et la baraque des officiers ...
peut-être la palombière qui est là auprès dans une petite clairière
gazonnée.
--Et _lui!_ s'écria la Florade, l'avez-vous vu, lui, le petit jeune
homme pâle, avec son habit râpé, ses bottes percées, ses longs cheveux
plats, son œil méditatif, son prestige de certitude et d'autorité
déjà rayonnant sur son front, et cela sans orgueil, sans ambition
personnelle, sans autre rêve de grandeur que le salut de la patrie? La
plus belle page, la plus belle heure de sa vie peut-être! Mais il est
trop beau quand on le voit là, et la foule aime mieux le voir drapé et
couronné sur les monuments grecs et romains de l'Empire!
Tout en causant avec le jeune lieutenant, je commis une grande faute
que je me reprocherai toute ma vie. Je ne me bornai pas à lui parler du
bon accueil que m'avait fait son parrain, je me laissai entraîner à lui
parler avec enthousiasme de _la voisine_ établie depuis peu au petit
manoir de Tamaris. Je vis aussitôt ses yeux briller et ses paupières
rougir jusqu'aux sourcils.
--Ah! ah! lui dis-je, vous la connaissiez avant moi?
--Je vous jure que je n'en ai jamais entendu parler. Il y a deux ou
trois mois que je n'ai été voir Pasquali, et vous m'apprenez que le
gaillard a une belle voisine; mais je vous réponds bien que, s'il en
rêve la nuit, c'est sous la forme d'un poulpe caché entre deux roches.
Voyons, voyons! parlez-moi de cette beauté mystérieuse: une grande
dame, vous dites?
--J'ai dit l'air d'une grande dame; mais elle s'appelle d'un nom
plébéien.
--Ça m'est bien égal! il n'y a pour moi de noblesse que celle du type.
Une batelière est une reine, si elle a l'air d'une reine.
--Comment se nomme-t-elle?
--Qui?
--La batelière qui vous fait roi?
--Il n'est pas question d'elle. Parlez-moi de la voisine à Pasquali.
Quel âge?
--Quarante-cinq ans, répondis-je pour me divertir de son
désenchantement.
--J'y perdis ma peine.
--Quarante-cinq ans, c'est beaucoup, si elle les a, reprit-il; mais, si
elle a vingt-cinq ans sur la figure, c'est comme si elle les avait sur
son acte de naissance.
--Comme vous prenez feu, mon petit ami! Je vois que vous êtes comme
tous ces rassasiés que vous méprisez tant. La plus belle des femmes est
pour vous celle que vous rêvez.
--Oh! ma foi, non, je vous jure que non! La plus belle est celle qui
me plaît; mais, si vous êtes peintre, ce n'est pas ma faute! Si vous
me montrez un portrait qui me tourne la tête! On peut s'éprendre à la
folie d'un portrait. Cela se voit dans tous les contes de fées, et la
jeunesse se passe dans le pays des fées. J'irai demain à Tamaris. Je
suis sûr que Pasquali jure après moi, parce que je l'abandonne!
Le lendemain, il était à Tamaris; il en revint sans avoir aperçu la
dame. Elle était partie dès le matin en voiture, avec son enfant, pour
une promenade dont M. Pasquali ignorait le but. Les devoirs du service
ne permettaient pas à la Florade d'attendre qu'elle rentrât. Il était
désappointé, un peu rêveur, aussi contrarié que le permettait son
caractère ouvert et riant.
--Il n'est pas possible, lui dis-je, que le regret de n'avoir pas vu
cette inconnue vous pénètre à ce point. Cette aventure-là en cache une
autre, n'est-ce pas?
--Ma foi, non! répondit-il. Parlons de la batterie des hommes sans peur.
--Ah! bien, c'est-à-dire ne me faites pas de questions!
Deux jours après, M. Aubanel, l'avoué, que je consultais pour ma
vente, et qui était précisément le propriétaire de la bastide Tamaris,
m'engagea à ne pas vendre mon terrain à mademoiselle Roque, la fille
naturelle de mon défunt parent. Il motiva ce conseil sur ce que la
pauvre héritière était bien capable de se faire illusion sur ses
ressources, mais non de jamais rembourser.
Il m'est si odieux de me faire faire droit au préjudice d'une
personne gênée, tant d'occupations plus intéressantes pour moi me
rappelaient dans ma province, que j'eusse, à coup sûr, abandonné tout
à mademoiselle Roque ou à mon ami la Florade, si cette mince affaire
n'eût concerné que moi; mais ma famille, fière et discrète, était
pauvre. Mon père n'était plus, et ma mère rêvait de ces quinze mille
francs pour doter ma jeune sœur. Tout est relatif; cela avait donc de
l'importance pour nous, et je résolus de m'en rapporter entièrement
aux sages avis de M. Aubanel. Je ne pus cependant me défendre de lui
demander si mademoiselle Roque était une personne digne d'intérêt.
--Je n'en sais rien, répondit-il. Elle a été élevée si singulièrement,
que personne ne la connaît. Et puis ... Permettez-moi de ne pas
m'expliquer davantage; je craindrais de faire un propos hasardé. Voyez
vous-même si elle vous intéresse.
--Je ne sais pas pourquoi elle m'intéresserait, répondis-je. Vendez mon
terrain, et renvoyez-moi le plus tôt possible.
Une difficulté arrêtait M. Aubanel. La petite propriété perdait
beaucoup à être divisée. Il eût voulu me faire acheter l'autre moitié,
ou tout au moins persuader à mademoiselle Roque, dans notre commun
intérêt, de vendre sa part indivise avec la mienne. Il me promit de
s'occuper de cette solution, et me proposa de m'emmener à Tamaris, où
il devait se rendre le jour même; mais je n'étais pas libre. Je promis
de l'y rejoindre le lendemain.
Je m'y rendis cette fois par la Seyne, dont le port est à l'entrée
nord de la presqu'île ou promontoire du cap Sicier. Tamaris est sur le
versant oriental.
Ce coin de terre, où j'ai tant erré depuis, et que je connais si bien
à présent, est la pointe la plus méridionale que la France pousse dans
la Méditerranée, car la presqu'île de Giens, auprès des îles d'Hyères,
est un doigt presque détaché, tandis que ceci est une main dont le
large et solide poignet est bien soudé au corps de la Provence. Cette
main s'est en partie fermée, abandonnant au flot qui la ronge deux
de ses doigts mutilés, la presqu'île du cap Cépet, qui formait son
index, et les îlots des Ambiers, qui sont les phalanges rompues de son
petit doigt. Son pouce écourté ou rentré est la pointe de Balaguier,
qui protége la petite rade de Toulon d'un côté, de l'autre le golfe
du Lazaret et, par conséquent, le quartier de Tamaris. Ceci n'est pas
une comparaison poétique: rien n'enlaidit la nature comme de comparer
sa grandeur à notre petitesse; c'est tout simplement une indication
géographique nécessaire pour dessiner à l'œil le mouvement d'un
littoral labouré et déchiré par de grands accidents géologiques.
Cette presqu'île, tournée vers l'Afrique, n'a pas de nom qui la
caractérise. Dans le Var, il ne faut pas beaucoup espérer retrouver
l'orthographe des noms propres; chacun les arrange à sa fantaisie, et
beaucoup de localités en ont plusieurs à choisir. Les cartes nouvelles
sont, sur beaucoup de points, en plein désaccord avec les anciennes
pour spécifier les criques, les calangues, les caps, les pointes,
les écueils et les îlots. Il paraît que le cap Sicier lui-même, ce
beau bastion naturel qui brise l'effort d'une mer furieuse, et dont
le front, souvent couronné de nuages, préserve Toulon des vents de
sud-ouest, a perdu son nom. Conservons-le-lui quand même et donnons-le
à tout le promontoire, d'environ trois lieues de long sur autant de
large, qui s'étend de la Seyne à Saint-Nazaire, et de la route de
Marseille à la pointe des Jonquiers.
Tamaris est situé dans la courbe décrite entre le pouce tronqué et
l'index déchiré. On voit dès lors que de la Seyne, située à la jointure
du poignet, j'avais peu de distance à parcourir pour m'y rendre par
terre. Le petit chemin ondulé monte et descend, remonte et redescend
et remonte encore. Un kilomètre à vol d'oiseau comporte toujours
dans cette région un kilomètre en plus, quand il n'en comporte pas
davantage. La presqu'île, si elle était dépliée sur un plan uni,
occuperait peut-être une superficie quadruple de son emplacement
maritime. Le département du Var n'a qu'une vallée, étroite et longue,
de Toulon à Fréjus; le reste est une série de plis de montagnes et de
gorges plus ou moins profondes, qui méritent à peine le nom de vallons,
mais qui recèlent des beautés de premier ordre.
Dans une des parties encaissées de mon trajet, frappé de la brusque
variété des zones de terrain fertiles ou désolées, je remarquai sur
ma gauche une bastide si laide, que je me pris à rire. Dans ce pays
du laid en fait de constructions, celle-ci devait remporter le prix;
c'était une petite masse informe de bâtiments décrépits, plantée de
travers et comme à demi enterrée au beau milieu d'un champ de blé:
ni cour ni jardin; une façade sans entrée, soudée à un appendice
complétement aveugle. En revanche, la façade avait quatre gros yeux
carrés; mais, en regardant mieux, je reconnus que trois de ces fenêtres
étaient peintes, et qu'une seule, fermée d'un volet, pouvait s'ouvrir.
Je ne sais pourquoi il est de ces gîtes insignifiants qu'on, prend en
horreur rien qu'à les regarder de loin et à rêver qu'on pourrait être
forcé par un accident d'y entrer et d'y mourir.
--En voici un, pensai-je, où je voudrais mourir vite par exemple!
Quelle créature humaine abandonnée du ciel et des hommes peut donc
s'être résignée à vivre là, et quel insensé a pu faire édifier à ses
frais une pareille demeure?
Les Provençaux sont fiers de leurs bastides, parce qu'ils ont les
matériaux à discrétion, et que leurs yeux ne sont jamais attristés
par les chaumes moussus et les pignons pittoresques du vieux temps
français. Depuis l'époque gallo-romaine, je crois qu'ils ont toujours
dû bâtir à l'instar caricaturé des villas de la campagne de Rome. Il
semble que le moyen âge et la renaissance n'aient point passé par là,
et que, de temps immémorial, on ait gardé, en l'abêtissant de plus
en plus, la tradition imposée par la conquête. On a perdu l'art des
parties en relief. Il était plus facile et plus prompt de percer les
ouvertures dans la muraille lisse, sans les rehausser par aucun filet
en saillie. Soit: l'économie est une nécessité qui ne se discute pas;
mais le goût est autre chose, et celui des Provençaux, toujours entiché
de la tradition romaine de la décadence, s'est vengé de la pénurie de
sculpture par une atroce peinture imitant de la façon la plus grossière
les angles en pierre de taille, les cordons d'architecture en saillie,
et les reliefs d'encadrement des ouvertures. De plus, comme on est sous
le ciel de la couleur, il en faut mettre partout, et les maisons sont
badigeonnées des tons les plus faux ou les plus criards. C'est beaucoup
quand on s'en tient au jaune d'ocre sale, qui est le moins voyant et
le moins prétentieux. Quant aux reliefs, sous prétexte d'imiter les
marbres antiques, ils sont d'un vert désolé ou d'un rouge féroce. Dans
l'horrible masure que j'avais sous les yeux, ils étaient vert-bouteille
rehaussés d'un filet orange dont le soleil et la pluie, qui avaient
tout rayé de noir inégalement, n'avaient encore pu atténuer l'aigre
contraste.
Prétention et misère, c'est le caractère de toutes ces maisons; or,
toute maison est comme le vêtement d'une pensée ou la révélation d'un
instinct.--La Provence possède à profusion la plus belle pierre à bâtir
qui existe, un calcaire gris ou bleuâtre qui a la finesse de grain et
la densité du marbre. Les yeux indigènes ont horreur de ce beau produit
de la nature. Il faut cacher et barbouiller cela. Il faut tâcher
de faire croire aux Italiens qui passent en mer, le long des côtes,
qu'on a comme eux des palais de marbre de toutes les couleurs. Aussi
cette région, que la nature semble avoir mouvementée et plantée pour
les délices des artistes, est-elle gâtée par une sorte de gale. On ne
peut appeler autrement cette multitude de bâtisses ridicules qui lui
sortent de partout, et qui semblent se disputer la gloire de grimacer
et de clignoter d'une façon burlesque, en détruisant l'harmonie sévère
de sa belle couleur, jusque dans les sites les plus sauvages. La
bastide, épuisons ce sujet pour n'y plus revenir, a encore un agrément
remarquable: c'est que, sous un ciel généralement pur et sur un sol
désastreusement sec, elle est une éponge salpêtrée qui trouve moyen
de ne jamais sécher. Les habitants prétendent que les pluies amenées
par le vent d'est, et qui sont diluviennes, il faut le reconnaître,
prennent les murs horizontalement et les pénètrent en vingt-quatre
heures de part en part; mais, au lieu de bâtir à cette exposition une
muraille épaisse et dense, ils imaginent toute sorte de revêtements
ingénieux. Le moins laid est en tuiles imbriquées. Le plus atroce et le
plus estimé est en goudron de navire. Imaginez l'agréable effet de ces
maisons, dont la couleur voyante accuse les formes piètres et bâtardes,
flanquées sur toute une face d'une immense tache d'encre! Pauvre
charmant paysage, qu'as-tu donc fait à l'homme barbare de ces contrées?
Au reste, le site, qu'achevait d'enlaidir la bastide aux trois yeux
crevés, la bastide cyclope que j'avais devant moi, était d'une
tristesse navrante. Deschamps maigres où l'on ne connaît pas le bluet,
et que n'égayait pas encore la fleur du glaïeul pourpré des moissons;
au delà des champs, les pentes pierreuses de la colline, l'horizon
fermé par une ligne symétrique d'oliviers blafards et par la masse
carrée du fort Napoléon: il y avait là de quoi mourir du spleen en
vingt-quatre heures. Tout à coup l'idée me vint que ce maussade terrain
pourrait bien être le mien, la cause de mon séjour forcé dans un pays
où je n'avais rien autre chose à faire que de m'en défaire. Qui me
l'eût demandé en ce moment eût pu l'avoir à bon marché; mais non, la
dot de ma pauvre petite sœur! Voyons ce que cela peut être.
Je pris une espèce de chemin à demi perdu sous les sillons et
obstinément disputé à la charrue par les lentisques, et je cherchai une
entrée. Il n'y avait pas de clôture à la petite cour infecte placée
derrière la maison; le pays nourrit très-peu de bestiaux; donc il
manque d'engrais, et, ne voyant point là de fumiers, je cherchais la
cause de cette insupportable odeur. Des grognements sourds me firent
remarquer que j'étais sur une espèce de pont à fleur de terre, et
qu'une demi-douzaine de porcs engraissaient dans les silos abjects
creusés sous mes pieds. C'est l'usage du pays; ces misérables bêtes ne
sortent de là que pour mourir. On ne nettoie guère leur bauge qu'une
fois l'an, pour prendre le fumier à la saison du labour. Un médecin
ne voit pas sans en être indigné ces foyers de pestilence auprès des
habitations.
Sauf la présence de ces animaux et de quelques poules criardes,
j'aurais cru la bastide abandonnée. Les petits bâtiments, dégradés et
lézardés, tombaient en ruine. Le châssis sans vitres de ce qui pouvait
avoir été la fenêtre du fermier pendait le long du mur, à une corde
fatiguée de le disputer au vent d'est. Il y avait pourtant derrière
le logis principal une espèce de jardin, quelques légumes dans un
carré de cyprès. Le cyprès pyramidal est encore une des grâces de la
bastide: on en plante une haie serrée qui forme péristyle devant les
fenêtres, cache la vue, et jette dans les chambres basses une ombre
de cimetière. J'avisai une porte entre-bâillée, je frappai: rien ne
répondit. Je voulais simplement demander le nom de l'habitation, et
j'allais y renoncer, lorsque je vis, au fond du couloir sombre, une
vieille femme assise par terre et courbée dans l'attitude du sommeil.
J'élevai la voix en l'appelant _madame_; elle se leva, comme en colère,
en grommelant qu'elle n'était pas _madame_, et, quand elle fut dans le
rayon de jour que projetait la porte entr'ouverte, je vis que c'était
une négresse d'un âge très-avancé et vraiment hideuse.
--Moi _madame_ donc aujourd'hui? dit-elle d'un ton grondeur. Vous plus
aimer personne ici donc? Vous méchant de plus jamais venir! Maîtresse
toujours pleurer!
En me tenant cet étrange discours, la vieille Africaine, presque
aveugle, marchait devant moi vers un horrible escalier noir.
--Vous vous trompez sûrement, lui dis-je. Je ne connais personne ici;
je suis un passant qui vient vous demander le nom....
Elle ne me laissa pas achever, et, donnant les signes de la plus
grande terreur, elle fit entendre des cris inarticulés. Ne pouvant lui
faire comprendre que je n'étais pas un voleur, j'allais me retirer,
lorsqu'un petit chien furieux, s'élançant par l'escalier, vint ajouter
au ridicule de la scène.
--Qu'est-ce qu'il y a donc? cria d'en haut une voix dont le timbre doux
et voilé contrastait avec la rudesse de l'accent provençal.
Et une très-belle jeune femme se montra comme une apparition dans le
cadre noir de l'escalier.
Dès que je lui eus expliqué, pour la rassurer, l'objet de ma demande,
elle me regarda avec attention, et me dit:
--Ne seriez-vous pas le docteur ***?
--Précisément.
--Eh bien, vous êtes ici chez mademoiselle Roque. Entrez, monsieur, on
s'attendait à l'honneur de votre visite.
Je montai une douzaine de marches derrière elle, et je me trouvai avec
surprise dans un très-joli salon entièrement meublé à l'orientale.
Je me rappelai alors que la défunte mère de mademoiselle Roque était
une Indienne de Calcutta, et je crus reconnaître là les vestiges de
l'héritage maternel; mais je ne fus pas longtemps occupé de l'étrangeté
de ce riche mobilier dans une maison si misérable. Mademoiselle Roque,
car c'était elle en personne qui m'introduisait dans son sanctuaire,
devenait tout d'un coup pour moi un bien autre objet de surprise et de
curiosité. Elle offrait dans toute sa personne un mélange singulier de
races, et ce mélange avait produit un de ces types indéfinissables que
l'on rencontre parfois dans les régions maritimes commerçantes, et en
Provence particulièrement. Elle était petite et grasse, très-brune,
mais non mulâtre; une peau unie magnifique, des yeux superbes, un peu
trop longs pour le reste de sa figure, qui était courte et sans autre
expression que celle d'une curiosité enfantine; le nez arqué, les
lèvres fortes et fraîches, de beaux bras, de petites mains effilées
et paresseuses, de belles poses, de la grâce dans les mouvements,
un air de nonchalance qui semblait trahir l'absence complète de la
réflexion; un ensemble de séductions toutes physiques qui n'éveillait
dans l'esprit aucun intérêt puissant ou délicat. «Elle est très-belle!
» voilà tout ce qu'on pouvait dire d'elle. L'idée ne venait pas de
chercher dans son cœur ou dans son cerveau l'âme de sa beauté. Comme
elle était trop belle pour sourire, rougir ou s'effrayer de quoi que
ce soit, son accueil était impassible. La tranquille froideur de ses
manières mit les miennes à l'unisson.
Sa toilette, car elle était en toilette, était métissée comme sa
figure. Sur une robe de soie de Lyon très-garnie de franfreluches
et très-mal faite, elle portait une sorte de draperie en foulard
qui n'était ni châle ni manteau; ses cheveux, divisés en nombreuses
petites nattes, pendaient sur son dos, et je vis sur la table, auprès
d'elle, un de ces petits chapeaux de feutre à plumes blanches, que les
Françaises ont eu l'esprit de mettre à la mode pour la campagne, et
qu'elles devraient avoir celui de porter à la ville.
Un superbe narghileh était posé à terre devant une pile de riches
carreaux. Était-ce pour l'ingrat dont la négligence, au dire de sa
négresse, la faisait pleurer? Mais ces beaux yeux d'émail, fixes comme
ceux d'un sphinx, connaissaient-ils les larmes?
Je m'adressais rapidement ces deux questions, lorsque je vis
mademoiselle Roque repousser du pied le tapis, comme s'il n'eût pas dû
être profané par un étranger, m'offrir un siége et s'asseoir elle-même
sur le divan, ni plus ni moins qu'une Française qui se dispose à faire
la conversation; mais elle ne trouva rien à me dire, et ne chercha
rien; ce qui, je le reconnus, valait mieux que de parler à tort et
à travers. J'avais donc à faire tous les frais de la conversation.
J'allai droit au but en lui parlant du projet de notre avoué dans mon
intérêt comme dans le sien.
Quand elle m'eut bien écouté sans donner le moindre signe d'assentiment
ou de répugnance:
--Que voulez-vous que je pense de cela? me dit-elle. Je n'y entends
rien. Je sais que me voilà très-gênée. J'avais toujours compté sur la
petite fortune de mon père. Ma pauvre mère ne savait seulement pas
qu'elle ne fût pas bien mariée avec lui, et il n'y a pas longtemps
que je le sais moi-même. J'ai toujours vécu sans rien comprendre à
l'argent, et je ne savais pas qu'il faut en avoir beaucoup pour vivre
en France. Je suis pourtant Française; mais on ne m'a rien appris de
ce qu'il faudrait savoir. Mon père disait que j'en aurais assez. Je
croyais qu'il avait pensé à tout; mais vous savez comment le pauvre
homme est mort!
--D'un coup de sang, m'a-t-on dit?
--Oh! non, d'un coup de pistolet.
--Comment! il s'est battu?
--Mais non! il s'est tué.
Mademoiselle Roque me fit cette réponse avec un sang-froid tout
fataliste, et elle ajouta en bonne chrétienne: «Dieu lui pardonne!»
du ton dont elle aurait dit la phrase sacramentelle des Orientaux:
«C'était écrit.»
--Vous ne savez donc pas? reprit-elle en voyant ma surprise. Je croyais
qu'on vous l'aurait dit en confidence. On l'a caché parce que les
prêtres lui auraient refusé la terre sainte, et parce que le peuple
d'ici aurait peut-être brûlé la maison. Ils ont bien assez crié contre
nous dans le pays, parce que ma mère était de la religion de ses pères.
Ils auraient dit que c'était la cause du péché de suicide commis ici.
Vous voyez qu'il ne faut pas en parler à ceux qui n'ont rien su.
--Je m'en garderai bien! mais M. Roque avait donc quelque grand chagrin?
--Non, il s'ennuyait. Il disait qu'il avait assez vécu. Il avait
la goutte, il ne pouvait plus sortir, il n'avait plus de patience.
Voulez-vous voir ce qu'il a écrit avant de mourir?
--Oui; si c'est quelque disposition en votre faveur, je vous réponds
que ma famille la respectera, fût-elle illégale.
--Oh! il n'est pas question de moi, reprit mademoiselle Roque en tirant
d'un sachet de soie parfumé un papier maculé de sang qu'elle toucha
sans frémir. Je lus ces mots:
«Cachez mon suicide, si c'est possible; mais, si
quelqu'un était soupçonné, produisez cet écrit. Je meurs
de ma propre main.
»JEAN ROQUE.»
--Il ne vous aimait donc pas? dis-je à mon hôtesse impassible.
--Je ne sais pas, répondit-elle sans aucune amertume.
Et je vis alors deux grosses larmes se détacher de ses yeux et tomber
sur ses joues, qu'elle ne songea point à essuyer. Ces larmes ne