Spiridion - 16

théologie, répondit-il en ouvrant son livre à la première
page: «_croire, espérer, aimer_. «Si l'Église catholique
avait pu conformer tous les points de sa doctrine à cette
sublime définition des trois vertus théologales: la foi,
l'espérance, la charité, elle serait la vérité sur la terre;
elle serait la sagesse, la justice, la perfection. Mais
l'Église romaine s'est porté le dernier coup; elle a
consommé son suicide le jour où elle a fait Dieu implacable
et la damnation éternelle. Ce jour-là tous les grands
cœurs se sont détachés d'elle; et l'élément d'amour et
de miséricorde manquant à sa philosophie, la théologie
chrétienne n'a plus été qu'un jeu d'esprit, un sophisme
où de grandes intelligences se sont débattues en vain
contre leur témoignage intérieur, un voile pour couvrir
de vastes ambitions, un masque pour cacher d'énormes
iniquités...»
Ici le père Alexis s'arrêta de nouveau et me regarda
attentivement pour voir quel effet produirait sur moi
cet anathème définitif. Je le compris, et, saisissant ses
mains dans les miennes, je les pressai fortement en lui
disant d'une voix ferme et avec un sourire qui devait lui
révéler toute ma confiance:
«Ainsi, père, nous ne sommes plus catholiques?
--Ni chrétiens, répondit-il d'une voix forte; ni
protestants, ajouta-t-il en me serrant les mains; ni
philosophes comme Voltaire, Helvétius et Diderot; nous
ne sommes pas même socialistes comme Jean-Jacques et
la Convention française: et cependant nous ne sommes
ni païens ni athées!
--Que sommes-nous donc, père Alexis? lui dis-je;
car, vous l'avez dit, nous avons une âme, Dieu existe, et
il nous faut une religion.
--Nous en avons une, s'écria-t-il en se levant et en
étendant vers le ciel ses bras maigres avec un mouvement
d'enthousiasme. Nous avons la seule vraie, la seule
immense, la seule digne de la Divinité. Nous croyons en
la Divinité, c'est dire que nous la connaissons et la voulons;
nous espérons en elle, c'est dire que nous la désirons
et travaillons pour la posséder; nous l'aimons, c'est
dire que nous la sentons et la possédons virtuellement;
et Dieu lui-même est une trinité sublime dont notre vie
mortelle est le reflet affaibli. Ce qui est foi chez l'homme
est science chez Dieu; ce qui est espérance chez l'homme
est puissance chez Dieu; ce qui est charité, c'est-à-dire
piété, vertu, effort, chez l'homme, est amour, c'est-à-dire
production, conservation et progression éternelle
chez Dieu. Aussi Dieu nous connaît, nous appelle, et
nous aime; c'est lui qui nous révèle cette connaissance
que nous avons de lui, c'est lui qui nous commande le
besoin que nous avons de lui, c'est lui qui nous inspire
cet amour dont nous brûlons pour lui; et une des grandes
preuves de Dieu et de ses attributs, c'est l'homme et ses
instincts. L'homme conçoit, aspire et tente sans cesse,
dans sa sphère finie, ce que Dieu sait, veut et peut dans
sa sphère infinie. Si Dieu pouvait cesser d'être un foyer
d'intelligence, de puissance et d'amour, l'homme retomberait
au niveau de la brute; et chaque fois qu'une
intelligence humaine a nié la Divinité intelligente, elle
s'est suicidée.
--Mais, mon père, interrompis-je, ces grands
athées du siècle dont on vante les lumières et l'éloquence...
--Il n'y a pas d'athées, reprit le père Alexis avec
chaleur; non, il n'y en a pas! Il est des temps de recherche
et de travail philosophique, où les hommes,
dégoûtés des erreurs du passé, cherchent une nouvelle
route vers la vérité. Alors ils errent sur des sentiers
inconnus. Les uns, dans leur lassitude, s'asseyent et se
livrent au désespoir. Qu'est-ce que ce désespoir, sinon
un cri d'amour vers cette Divinité qui se voile à leurs
yeux fatigués? D'autres s'avancent sur toutes les cimes
avec une précipitation ardente, et, dans leur présomption
naïve, s'écrient qu'ils ont atteint le but et qu'on
ne peut aller plus loin. Qu'est-ce que cette présomption,
qu'est-ce que cet aveuglement, sinon un désir inquiet
et une impatience immodérée d'embrasser la Divinité?
Non, ces athées, dont on vante avec raison la grandeur
intellectuelle, sont des âmes profondément religieuses,
qui se fatiguent ou qui se trompent dans leur essor vers
le ciel. Si, à leur suite, on voit se traîner des âmes
basses et perverses, qui invoquent le néant, le hasard,
la nature brutale, pour justifier leurs vices honteux et
leurs grossiers penchants, c'est encore là un hommage
rendu à la majesté de Dieu. Pour se dispenser de tendre
vers l'idéal, et de soutenir par le travail et la vertu la
dignité humaine, la créature est forcée de nier l'idéal.
Mais, si une voix intérieure ne troublait pas l'ignoble
repos de sa dégradation, elle ne se donnerait pas tant de
peine pour rejeter l'existence d'un juge suprême. Quand
les philosophes de ce siècle ont invoqué la Providence,
la nature, les lois de la création, ils n'ont pas cessé
d'invoquer le vrai Dieu sous ces noms nouveaux. En se
réfugiant dans le sein d'une Providence universelle et
d'une nature inépuisablement généreuse, ils ont protesté
contre les anathèmes que les sectes farouches se lançaient
l'une à l'autre, contre les monstruosités de l'inquisition,
contre l'intolérance et le despotisme. Lorsque
Voltaire, à la vue d'une nuit étoilée, proclamait le grand
horloger céleste; lorsque Rousseau conduisait son élève
au sommet d'une montagne pour lui révéler la première
notion du Créateur au lever du soleil, quoique ce fussent
là des preuves incomplètes et des vues étroites, en comparaison
de ce que l'avenir réserve aux hommes de
preuves éclatantes et d'infaillibles certitudes, c'étaient
du moins des cris de l'âme élevés vers ce Dieu que
toutes les générations humaines ont proclamé sous des
noms divers et adoré sous différents symboles.
--Mais ces preuves éclatantes, mais cette certitude,
lui dis-je, où les puiserons-nous, si nous rejetons la
révélation, et si le sens intérieur ne nous suffit pas?
--Nous ne rejetons pas la révélation, reprit-il vivement,
et le sens intérieur nous suffit jusqu'à un certain
point; mais nous y joignons d'autres preuves encore:
quant au passé, le témoignage de l'humanité tout entière;
quant au présent, l'adhésion de toutes les consciences
pures au culte de la Divinité, et la voix éloquente de
notre propre cœur.
--Si je vous entends bien, repris-je, vous acceptez
de la révélation ce qu'elle a d'éternellement divin, les
grandes notions sur la Divinité et l'immortalité, les préceptes
de vertu et le devoir qui en découlent.
--- L'homme, répondit-il, arrache au ciel même la
connaissance de l'idéal, et la conquête des vérités sublimes
qui y conduisent est un pacte, un hyménée entre
l'intelligence humaine qui cherche, aspire et demande,
et l'intelligence divine qui, elle aussi, cherche le cœur
de l'homme, aspire à s'y répandre, et consent à y régner.
Nous reconnaissons donc des maîtres, de quelque nom
que l'on ait voulu les appeler. Héros, demi-dieux, philosophes,
saints ou prophètes, nous pouvons nous incliner
devant ces pères et ces docteurs de l'humanité. Nous
pouvons adorer chez l'homme investi d'une haute science
et d'une haute vertu un reflet splendide de la Divinité.
Ô Christ! un temps viendra où l'on t'élèvera de nouveaux
autels, plus dignes de toi, en te restituant ta véritable
grandeur, celle d'avoir été vraiment le fils de la femme et
le sauveur, c'est-à-dire l'ami de l'humanité, le prophète
de l'idéal.
--Et le successeur de Platon, ajoutai-je.
--Comme Platon fut celui des autres révélateurs que
nous vénérons, et dont nous sommes les disciples.
«Oui, poursuivit Alexis après une pause, comme pour
me donner le temps de peser ses paroles, nous sommes
les disciples de ces révélateurs, mais nous sommes leurs
libres disciples. Nous avons le droit de les examiner, de
les commenter, de les discuter, de les redresser même;
car, s'ils participent par leur génie de l'infaillibilité de
Dieu, ils participent par leur nature de l'impuissance de
la raison humaine. Il est donc non-seulement dans notre
privilège, mais dans notre devoir comme dans notre
destinée, de les expliquer et d'aider à la continuation de
leurs travaux.
--Nous, mon père! m'écriai-je avec effroi; mais quel
est donc notre mandat?
--C'est d'être venus après eux. Dieu veut que nous
marchions; et, s'il fait lever des prophètes au milieu du
cours des âges, c'est pour pousser les générations devant
eux, comme il convient à des hommes, et non pour les
enchaîner à leur suite, comme il appartient à de vils
troupeaux. Quand Jésus guérit le paralytique, il ne lui
dit pas: «Prosterne-toi, et suis-moi.» Il lui dit: «Lève-toi,
et marche.»
--Mais où irons-nous, mon père?
--Nous irons vers l'avenir; nous irons, pleins du
passé et remplissant nos jours présents par l'étude, la
méditation et un continuel effort vers la perfection. Avec
du courage et de l'humilité, en puisant dans la contemplation
de l'idéal la volonté et la force, en cherchant dans
la prière l'enthousiasme et la confiance, nous obtiendrons
que Dieu nous éclaire et nous aide à instruire les hommes,
chacun de nous selon ses forces... Les miennes sont
épuisées, mon enfant. Je n'ai pas fait ce que j'aurais pu
faire si je n'eusse pas été élevé dans le catholicisme. Je
t'ai raconté ce qu'il m'a fallu de temps et de peines pour
arriver à proclamer sur le bord de ma tombe ce seul
mot: «Je suis libre!»
--Mais ce mot en dit beaucoup, mon père! m'écriai-je.
Dans votre bouche il est tout puissant sur moi, et c'est
de votre bouche seule que j'ai pu l'entendre sans méfiance
et sans trouble. Peut-être, sans ce mot de vous,
toute ma vie eût été livrée à l'erreur. Que j'eusse continué
mes jours dans ce cloître, il est probable que j'y
eusse vécu courbé et abruti sous le joug du fanatisme.
Que j'eusse vécu dans le tumulte du monde, il est possible
que je me fusse laissé égarer par les passions
humaines et les maximes de l'impiété. Grâce à vous,
j'attends mon sort de pied ferme. Il me semble que je
ne peux plus succomber aux dangers de l'athéisme, et
je sens que j'ai secoué pour toujours les liens de la
superstition.
--Et si ce mot de ma bouche, dit Alexis, profondément
ému, est le seul bien que j'aie pu faire en ce
monde, ces mots de la tienne sont une récompense suffisante.
Je ne mourrai donc pas sans avoir vécu, car le
but de la vie est de transmettre la vie. J'ai toujours
pensé que le célibat était un état sublime, mais tout à
fait exceptionnel, parce qu'il entraînait des devoirs immenses.
Je pense encore que celui qui se refuse à donner
la vie physique à des êtres de son espèce doit donner en
revanche, par ses travaux et ses lumières, la vie intellectuelle
au grand nombre de ses semblables. C'est pour
cela que je révère la féconde virginité du Christ. Mais,
lorsque, après avoir nourri dans ma jeunesse des espérances
orgueilleuses de science et de vertu, je me suis
vu courbé sous les années et les mains vides de grandes
œuvres, je me suis affligé et repenti d'avoir embrassé
un état à la hauteur duquel je n'avais pas su m'élever.
Aujourd'hui je vois que je ne tomberai pas de l'arbre
comme un fruit stérile. La semence de vie a fécondé ton
âme. J'ai un fils, un enfant plus précieux qu'un fruit de
mes entrailles; j'ai un fils de mon intelligence.
--Et de ton cœur, lui dis-je en pliant les deux genoux
devant lui; car tu as un grand cœur, ô père Alexis! un
cœur plus grand encore que ton intelligence! Et quand
tu t'écries: «Je suis libre!» cette parole puissante implique
celle-ci: «J'aime et je crois.»
--J'aime, je crois et j'espère, tu l'as dit! répondit-il
avec attendrissement; s'il en était autrement, je ne serais
pas libre. La brute, au fond des forêts, ne connaît point
de lois, et pourtant elle est esclave; car elle ne sait ni le
prix, ni la dignité, ni l'usage de sa liberté. L'homme
privé d'idéal est l'esclave de lui-même, de ses instincts
matériels, de ses passions farouches, tyrans plus absolus,
maîtres plus fantasques que tous ceux qu'il a renversés
avant de tomber sous l'empire de la fatalité.»
Nous causâmes ainsi longtemps encore. Il m'entretint
des grands mystères de la foi pythagoricienne, platonicienne
et chrétienne, qu'il disait être un même dogme
continué et modifié, et dont l'essence lui semblait le fond
de la vérité éternelle; vérité progressive, disait-il, en ce
sens qu'elle était enveloppée encore de nuages épais, et
qu'il appartenait à l'intelligence humaine de déchirer ces
voiles un à un, jusqu'au dernier. Il s'efforça de rassembler
tous les éléments sur lesquels il basait sa foi en un
_Dieu-Perfection:_ c'est ainsi qu'il l'appelait. Il disait:
1º que la grandeur et la beauté de l'univers accessible
aux calculs et aux observations de la science humaine,
nous montraient dans le Créateur l'ordre, la sagesse et
la science omnipotente; 2º que le besoin qu'éprouvent
les hommes de se former en société et d'établir entre
eux des rapports de sympathie, de religion commune et
de protection mutuelle, prouvait, dans le législateur
universel, l'esprit de souveraine justice; 3º que les élans
continuels du cœur de l'homme vers l'idéal prouvaient
l'amour infini du père des hommes répandu à grands
flots sur la grande famille humaine, et manifesté à
chaque âme en particulier dans le sanctuaire de sa conscience.
De là il concluait pour l'homme trois sortes de
devoirs. Le premier, appliqué à la nature extérieure:
devoir de s'instruire dans les sciences, afin de modifier
et de perfectionner autour de lui le monde physique. Le
second, appliqué à la vie sociale: devoir de respecter
ou d'établir des institutions librement acceptées par la
famille humaine et favorables à son développement. Le
troisième, applicable à la vie intérieure de l'individu:
devoir de se perfectionner soi-même en vue de la perfection
divine, et de chercher sans cesse pour soi et pour
les autres les voies de la vérité, de la sagesse et de la
vertu.
Ces entretiens et ces enseignements furent au moins
aussi longs que le récit qui les avait amenés. Ils durèrent
plusieurs jours, et nous absorbèrent tellement l'un
et l'autre que nous prenions à peine le temps de dormir.
Mon maître semblait avoir recouvré, pour m'instruire,
une force virile. Il ne songeait plus à ses souffrances et
me les faisait oublier à moi-même; il me lisait son livre
et me l'expliquait à mesure. C'était un livre étrange,
plein d'une grandeur et d'une simplicité sublimes. Il
n'avait pas affecté une forme méthodique; il avouait
n'avoir pas eu le temps de se résumer, et avoir plutôt
écrit, comme Montaigne, au jour le jour, une suite d'essais,
où il avait exprimé naïvement tantôt les élans religieux,
tantôt les accès de tristesse et de découragement
sous l'empire desquels il s'était trouvé.
«J'ai senti, me disait-il, que je n'étais plus capable
d'écrire un grand ouvrage pour mes contemporains, tel
que je l'avais rêvé dans mes jours de noble, mais aveugle
ambition. Alors, conformant ma manière à l'humilité de
ma position, et mes espérances à la faiblesse de mon
être, j'ai songé à répandre mon cœur tout entier sur ces
pages intimes, afin de former un disciple qui, ayant bien
compris les désirs et les besoins de l'âme humaine, consacrât
son intelligence à chercher le soulagement et la
satisfaction de ses désirs et de ses besoins, dont tôt ou
tard, après les agitations politiques, tous les hommes
sentiront l'importance. Expression plaintive de la triste
époque où le sort m'a jeté, je ne puis qu'élever un cri de
détresse afin qu'on me rende ce qu'on m'a ôté: une foi,
un dogme et un culte. Je sens bien que nul encore ne
peut me répondre et que je vais mourir hors du temple,
plein de trouble et de frayeur, n'emportant pour tout
mérite, aux pieds du juge suprême, que le combat opiniâtre
de mes sentiments religieux contre l'action dissolvante
d'un siècle sans religion. Mais j'espère, et mon
désespoir même enfante chez moi des espérances nouvelles;
car, plus je souffre de mon ignorance, plus j'ai
horreur du néant, et plus je sens que mon âme a des
droits sacrés sur cet héritage céleste dont elle a l'insatiable
Désir...»
[Illustration]

C'était la troisième nuit de cet entretien, et, malgré
l'intérêt puissant qui m'y enchaînait, je fus tout à coup
saisi d'un tel accablement, que je m'assoupis auprès du
lit de mon maître tandis qu'il parlait encore, d'une voix
affaiblie, au milieu des ténèbres; car toute l'huile de la
lampe était consumée, et le jour ne paraissait point encore.
Au bout de quelques instants, je m'éveillai; Alexis
faisait entendre encore des sons inarticulés et semblait
se parler à lui-même. Je fis d'incroyables efforts pour
l'écouter et pour résister au sommeil; ses paroles étaient
inintelligibles, et, la fatigue l'emportant, je m'endormis
de nouveau, la tête appuyée sur le bord de son lit. Alors,
dans mon sommeil, j'entendis une voix pleine de douceur
et d'harmonie qui semblait continuer les discours
de mon maître, et je l'écoutais sans m'éveiller et sans
la comprendre. Enfin, je sentis comme un souffle rafraîchissant
qui courait dans mes cheveux, et la voix
me dit: «_Angel, Angel, l'heure est venue_.» Je m'imaginai
que mon maître expirait, et, faisant un grand
effort, je m'éveillai et j'étendis les mains vers lui. Ses
mains étaient tièdes, et sa respiration régulière annonçait
un paisible repos. Je me levai alors pour rallumer la
lampe; mais je crus sentir le frôlement d'un être d'une
nature indéfinissable qui se plaçait devant moi et qui
s'opposait à mes mouvements. Je n'eus point peur et je
lui dis avec assurance:
«Qui es-tu, et que veux-tu? es-tu celui que nous
aimons? as-tu quelque-chose à m'ordonner?
--Angel, dit la voix, le manuscrit est sous la pierre,
et le cœur de ton maître sera tourmenté tant qu'il
n'aura pas accompli la volonté de celui...»
[Illustration]

Ici la voix se perdit; je n'entendis plus aucun autre
bruit dans la chambre que la respiration égale et faible
d'Alexis. J'allumai la lampe, je m'assurai qu'il dormait,
que nous étions seuls, que toutes les portes étaient fermées;
je m'assis, incertain et agité. Puis, au bout de peu
d'instants, je pris mon parti, je sortis de la cellule, sans
bruit, tenant d'une main ma lampe, de l'autre une
barre d'acier que j'enlevai à une des machines de l'observatoire,
et je me rendis à l'église.
Comment, moi, si jeune, si timide et si superstitieux
jusqu'à ce jour, j'eus tout à coup la volonté et le courage
d'entreprendre seul une telle chose, c'est ce que
je n'expliquerai pas. Je sais seulement que mon esprit
était élevé à sa plus haute puissance en cet instant, soit
que je fusse sous l'empire d'une exaltation étrange, soit
qu'un pouvoir supérieur à moi agît en moi à mon insu.
Ce qu'il y a de certain, c'est que j'attaquai sans trembler
la pierre du _Hic est_, et que je l'enlevai sans peine. Je
descendis dans le caveau, et je trouvai le cercueil de
plomb dans sa niche de marbre noir. M'aidant du levier
et de mon couteau, j'en dessoudai sans peine une partie;
je trouvai, à l'endroit de la poitrine où j'avais dirigé mes
recherches, des lambeaux de vêtement que je soulevai
et qui se roulèrent autour de mes doigts comme des
toiles d'araignée. Puis, glissant ma main jusqu'à la
place où ce noble cœur avait battu, je sentis sans horreur
le froid de ses ossements. Le paquet de parchemin
n'étant plus retenu par les plis du vêtement, roula dans
le fond du cercueil; je l'en retirai, et, refermant le sépulcre
à la hâte, je retournai auprès d'Alexis et déposai
le manuscrit sur ses genoux. Alors, un vertige me saisit,
et je faillis perdre connaissance; mais ma volonté l'emporta
encore: car Alexis dépliait le manuscrit d'une
main ferme et empressée.
«_Hic est veritas_!» s'écria-t-il en jetant les yeux sur
la devise favorite de Spiridion, qui servait d'épigraphe à
cet écrit. «Angel, que vois-je? en croirai-je mes yeux?
Tiens, regarde toi-même, il me semble que je suis en
proie à une hallucination.»
Je regardai avec lui; c'était un de ces beaux manuscrits
du treizième siècle tracés sur parchemin avec une
netteté et une élégance dont l'imprimerie n'approche
point; travail manuel, humble et patient, de quelque
moine inconnu; et ce manuscrit, quelle fut ma surprise,
quelle fut la consternation de mon maître Alexis, en
voyant que ce n'était pas autre chose que le livre des
Évangiles selon l'apôtre saint Jean?
«Nous sommes trompés! dit Alexis. Il y a eu là une
substitution. Fulgence aura laissé déjouer sa vigilance
pendant les funérailles de son maître, ou bien Donatien
a surpris le secret de nos entretiens; il a enlevé le livre
et mis à la place la parole du Christ sans appel et sans
commentaire.
--Attendez, mon père, m'écriai-je après avoir examiné
attentivement le manuscrit; ceci est un monument
bien rare et bien précieux. Il est de la propre main du
célèbre abbé Joachim de Flore, moine cistercien de la
Calabre... Sa signature l'atteste.
--Oui, dit Alexis en reprenant le manuscrit et en le
regardant avec soin, celui qu'on appelait l'_homme vêtu
de lin_, celui qu'on regardait comme un inspiré, comme
un prophète, le messie du nouvel Évangile au commencement
du treizième siècle! Je ne sais quelle émotion
profonde remue mes entrailles à la vue de ces caractères.
Ô chercheur de vérité, j'ai souvent aperçu la trace de tes
pas sur mon propre chemin! Mais, regarde, Angel,
rien ici ne doit échapper à notre attention; car ce n'est
certes pas sans dessein que ce précieux exemplaire a
servi de linceul au cœur d'Hébronius; vois-tu ces caractères
tracés en plus grosses lettres et avec plus d'élégance
que le reste du texte?
--Ils sont aussi marqués d'une couleur particulière,
et ce ne sont pas les seuls peut-être. Voyons, mon père!»
Nous feuilletâmes l'Évangile de saint Jean, et nous
trouvâmes dans ce chef-d'œuvre calligraphique de l'abbé
Joachim, trois passages écrits en caractères plus gros,
plus ornés, et d'une autre encre que le reste, comme si
le copiste eût voulu arrêter la méditation du commentateur
sur ces passages décisifs. Le premier, écrit en lettres
d'azur, était celui qui ouvre si magnifiquement l'Évangile
de saint Jean.
«LA PAROLE ÉTAIT AU COMMENCEMENT, LA PAROLE ÉTAIT
AVEC DIEU, ET CETTE PAROLE ÉTAIT DIEU. TOUTES CHOSES
ONT ÉTÉ FAITES PAR ELLE; ET RIEN DE CE QUI A ÉTÉ FAIT
N'A ÉTÉ FAIT SANS ELLE. C'EST EN ELLE QU'ÉTAIT LA
VIE, ET LA VIE ÉTAIT LA LUMIÈRE DES HOMMES. ET LA
LUMIÈRE LUIT DANS LES TÉNÈBRES, ET LES TÉNÈBRES NE
L'ONT POINT REÇUE. C'ÉTAIT LA VÉRITABLE LUMIÈRE QUI
ÉCLAIRE TOUT HOMME VENANT EN CE MONDE.»
Le second passage était écrit en lettres de pourpre.
C'était celui-ci:
«L'HEURE VIENT QUE VOUS N'ADOREREZ LE PÈRE NI SUR
CETTE MONTAGNE NI À JÉRUSALEM. L'HEURE VIENT QUE LES
VRAIS ADORATEURS ADORERONT LE PÈRE EN ESPRIT ET EN
VÉRITÉ.»
Et le troisième, écrit en lettres d'or, était celui-ci:
«C'EST ICI LA VIE ÉTERNELLE DE TE CONNAÎTRE, TOI LE
SEUL VRAI DIEU, ET CELUI QUE TU AS ENVOYÉ, JÉSUS LE
CHRIST.»
Un quatrième passage était encore signalé à l'attention,
mais uniquement par la grosseur des caractères;
c'était celui-ci du chapitre X:
«JÉSUS LEUR RÉPONDIT: J'AI FAIT DEVANT VOUS PLUSIEURS
BONNES ŒUVRES DE LA PART DE MON PÈRE; POUR
LAQUELLE ME LAPIDEZ-VOUS?--LES JUIFS LUI RÉPONDIRENT:
CE N'EST POINT POUR UNE BONNE ŒUVRE QUE NOUS
TE LAPIDONS, MAIS C'EST À CAUSE DE TON BLASPHÈME,
C'EST À CAUSE QUE, ÉTANT HOMME, TU TE FAIS DIEU.
JÉSUS LEUR RÉPONDIT: N'EST-IL PAS ÉCRIT DANS VOTRE
LOI: «J'AI DIT: VOUS ÊTES TOUS DES DIEUX_.» SI ELLE A
APPELÉ DIEUX CEUX À QUI LA PAROLE DE DIEU ÉTAIT
ADRESSÉE, ET SI L'ÉCRITURE NE PEUT ÊTRE REJETÉE,
DITES-VOUS QUE JE BLASPHÈME, MOI QUE LE PÈRE A
SANCTIFIÉ, ET QU'IL A ENVOYÉ DANS LE MONDE, PARCE
QUE J'AI DIT: JE SUIS LE FILS DE DIEU?»
«Angel! s'écria Alexis, comment ce passage n'a-t-il
pas frappé les chrétiens lorsqu'ils ont conçu l'idée idolâtrique
de faire de Jésus-Christ un Dieu Tout-Puissant,
un membre de la Trinité divine? Ne s'est-il pas expliqué
lui-même sur cette prétendue divinité? n'en a-t-il pas
repoussé l'idée comme un blasphème? Oh! oui, il nous
l'a dit, cet homme divin! nous sommes tous des dieux,
nous sommes tous les enfants de Dieu, dans le sens où
saint Jean l'entendait en exposant le dogme au début de
son Évangile... «À tous ceux qui ont reçu la parole (le
_logos_ divin) il a donné le droit d'être faits enfants de
Dieu.» Oui, la parole est Dieu; la révélation, c'est Dieu,
c'est la vérité divine manifestée, et l'homme est Dieu
aussi, en ce sens qu'il est le fils de Dieu, et une manifestation
de la Divinité: mais il est une manifestation
finie, et Dieu seul est la Trinité infinie. Dieu était
en Jésus, le Verbe parlait par Jésus, mais Jésus n'était
pas le Verbe.
«Mais nous avons d'autres trésors à examiner et à
commenter, Angel; car voici trois manuscrits au lieu
d'un. Modère l'ardeur de ta curiosité, comme je dompte
la mienne. Procédons avec ordre, et passons au second
ayant de regarder le troisième. L'ordre dans lequel Spiridion
a placé ces trois manuscrits sous une même enveloppe
doit être sacré pour nous, et signifie incontestablement
le progrès, le développement et le complément
de sa pensée.»
Nous déroulâmes le second manuscrit. Il n'était ni
moins précieux ni moins curieux que le premier. C'était
ce livre perdu durant des siècles, inconnu aux générations
qui nous séparent de son apparition dans le monde;
ce livre poursuivi par l'Université de Paris, toléré d'abord
et puis condamné, et livré aux flammes par le
saint-siège en 1260: c'était la fameuse _Introduction à
l'Évangile éternel_, écrite de la propre main de l'auteur,
le célèbre Jean de Parme, général des Franciscains
et disciple de Joachim de Flore. En voyant sous
nos yeux ce monument de l'hérésie, nous fûmes saisis,
Alexis et moi, d'un frisson involontaire. Cet exemplaire,
probablement unique dans le monde, était dans
nos mains; et par lui qu'allions-nous apprendre? avec
quel étonnement nous en lûmes le sommaire, écrit à la
première page:
«La religion a trois époques comme le règne des trois
personnes de la Trinité. Le règne du Père a duré pendant
la loi mosaïque. Le règne du Fils, c'est-à-dire
la religion chrétienne, ne doit pas durer toujours. Les
cérémonies et les sacrements dans lesquels cette religion
s'enveloppe, ne doivent pas être éternels. Il doit
venir un temps où ces mystères cesseront, et alors
doit commencer la religion du Saint-Esprit, dans laquelle
les hommes n'auront plus besoin de sacrements,
et rendront à l'Être suprême un culte purement
spirituel. Le règne du Saint-Esprit a été prédit par
saint Jean, et c'est ce règne qui va succéder à la religion
chrétienne, comme la religion chrétienne a succédé
à la loi mosaïque.»
«Quoi! s'écria Alexis, est-ce ainsi qu'il faut entendre
le développement des paroles de Jésus à la Samaritaine:
_L'heure vient que vous n'adorerez plus le
Père ni à Jérusalem ni sur cette montagne, mais
que vous l'adorerez en Esprit et en Vérité_? Oui la
doctrine de l'Évangile-éternel! cette doctrine de liberté,
d'égalité et de fraternité qui sépare Grégoire VII de
Luther, l'a entendu ainsi. Or, cette époque est bien
grande: c'est elle qui, après avoir rempli le monde,
féconde encore la pensée de tous les grands hérésiarques,
de toutes les sectes persécutées jusqu'à nos jours.
Condamné, détruit, cet œuvre vit et se développe dans
tous les penseurs qui nous ont produits; et des cendres
de son bûcher, l'Évangile éternel projette une flamme
qui embrase la suite des générations. Wiclef, Jean Huss,
Jérôme de Prague, Luther! vous êtes sortis de ce bûcher,
vous avez été couvés sous cette cendre glorieuse; et toi-même
Bossuet, protestant mal déguisé, le dernier
évêque, et toi aussi Spiridion, le dernier apôtre, et
nous aussi les derniers moines! Mais quelle était donc
la pensée supérieure de Spiridion par rapport à cette
révélation du treizième siècle? Le disciple de Luther et