Spiridion - 13
religion! ô mon espérance! étiez-vous le rêve de la folie, ou la
voix mystérieuse du Dieu vivant?»
«Au milieu de ces occupations innocentes, mon âme
avait repris du calme et mon corps de la vigueur; je fus
tiré de mon repos par l'irruption d'un fléau imprévu. À
la contagion qu'avaient éprouvée le monastère et les environs
succéda la peste qui désola le pays tout entier.
J'avais eu l'occasion de faire quelques observations sur
la possibilité de se préserver des maladies épidémiques
par un système hygiénique fort simple. Je fis part de mes
idées à quelques personnes; et, comme elles eurent à se
louer d'y avoir ajouté foi, on me fit la réputation d'avoir
des remèdes merveilleux contre la peste. Tout en niant
la science qu'on m'attribuait, je me prêtai de grand
cœur à communiquer mes humbles découvertes. Alors
on vint me chercher de tous côtés, et bientôt mon temps
et mes forces purent à peine suffire au nombre du consultations
qu'on venait me demander; il fallut même que
le Prieur m'accordât la permission extraordinaire de
sortir du monastère à toute heure, et d'aller visiter les
malades. Mais, à mesure que la peste étendait ses ravages,
les sentiments de piété et d'humanité, qui d'abord
avaient porté les moines à se montrer accessibles et
compatissants, s'effacèrent de leurs âmes. Une peur
égoïste et lâche glaça tout esprit de charité. Défense me
fut faite de communiquer avec les pestiférés, et les
portes du monastère furent fermées à ceux qui venaient
implorer des secours. Je ne pus m'empêcher d'en témoigner
mon indignation au Prieur. Dans un autre temps,
il m'eût envoyé au cachot; mais les esprits étaient tellement
abattus par la crainte de la mort, qu'il m'écouta
avec calme. Alors il me proposa un terme moyen: c'était
d'aller m'établir à deux lieues d'ici, dans l'ermitage de
Saint-Hyacinthe, et d'y demeurer avec l'ermite jusqu'à
ce que la fin de la contagion et l'absence de tout danger
pour _nos frères_ me permissent de rentrer dans le couvent.
Il s'agissait de savoir si l'ermite consentirait à me
laisser vaquer aux devoirs de ma nouvelle charge de
médecin, et à partager avec moi sa natte et son pain
noir. Je fus autorisé à l'aller voir pour sonder ses intentions,
et je m'y rendis à l'instant même. Je n'avais
pas grand espoir de le trouver favorable: cet homme,
qui venait une fois par mois demander l'aumône à la
porte du couvent, m'avait toujours inspiré de l'éloignement.
Quoique la piété des âmes simples ne le laissât
pas manquer du nécessaire, il était obligé par ses vœux
à mendier de porte en porte à des intervalles périodiques,
plutôt pour faire acte d'abjection que pour assurer son
existence. J'avais un grand mépris pour cette pratique;
et cet ermite, avec son grand crâne conique, ses yeux
pâles et enfoncés qui ne semblaient pas capables de
supporter la lumière du soleil, son dos voûté, son silence
farouche, sa barbe blanche, jaunie à toutes les
intempéries de l'air, et sa grande main décharnée, qu'il
tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de
commandement qu'avec l'apparence de l'humilité, était
devenu pour moi un type de fanatisme et d'orgueil
hypocrite.
«Quand j'eus gravi la montagne, je fus ravi de l'aspect
de la mer. Vue ainsi en plongeant de haut sur ses
abîmes, elle semblait une immense plaine d'azur fortement
inclinée vers les rocs énormes qui la surplombaient;
et ses flots réguliers, dont le mouvement n'était plus
sensible, présentaient l'apparence de sillons égaux
tracés par la charrue. Cette masse bleue, qui se dressait
comme une colline et qui semblait compacte et solide
comme le saphir, me saisit d'un tel vertige d'enthousiasme,
que je me retins aux oliviers de la montagne
pour ne pas me précipiter dans l'espace. Il me semblait
qu'en face de ce magnifique élément le corps devait
prendre les formes de l'esprit et parcourir l'immensité
dans un vol sublime. Je pensai alors à Jésus marchant
sur les flots, et je me représentai cet homme divin,
grand comme les montagnes, resplendissant comme le
soleil. «Allégorie de la métaphysique, ou rêve d'une
confiance exaltée, m'écriai-je, tu es plus grand et plus
poétique que toutes nos certitudes mesurées au compas
et tous nos raisonnements alignés au cordeau!...»
«Comme je disais ces paroles, une sorte de plainte
psalmodiée, faible et lugubre prière qui semblait sortir
des entrailles de la montagne, me força de me retourner.
Je cherchai quelque temps des yeux et de l'oreille d'où
pouvaient partir ces sons étranges; et enfin, étant
monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à
quelque distance, dans un écartement du rocher, l'ermite,
nu jusqu'à la ceinture, occupé à creuser une fosse
dans le sable. À ses pieds était étendu un cadavre roulé
dans une natte et dont les pieds bleuâtres, maculés par
les traces de la peste, sortaient de ce linceul rustique.
Une odeur fétide s'exhalait de la fosse entr'ouverte, à
peine refermée la veille sur d'autres cadavres ensevelis
à la hâte. Auprès du nouveau mort il y avait une petite
croix de bois d'olivier grossièrement taillée, ornement
unique du mausolée commun; une jatte de grès avec
un rameau d'hysope pour l'ablution lustrale, et un petit
bûcher de genièvre fumant pour épurer l'air. Un soleil
dévorant tombait d'aplomb sur la tête chauve et sur les
maigres épaules du solitaire. La sueur collait à sa poitrine
les longues mèches de sa barbe couleur d'ambre.
Saisi de respect et de pitié, je m'élançai vers lui. Il ne
témoigna aucune surprise, et, jetant sa bêche, il me fit
signe de prendre les pieds du cadavre, en même temps
qu'il le prenait par les épaules. Quand nous l'eûmes enseveli,
il replanta la croix, fit l'immersion d'eau bénite;
et, me priant de ranimer le bûcher, il s'agenouilla,
murmura une courte prière, et s'éloigna sans s'occuper
de moi davantage. Quand nous eûmes gagné son ermitage,
il s'aperçut seulement que je marchais près de lui;
et, me regardant alors avec quelque étonnement, il me
demanda si j'avais besoin de me reposer. Je lui expliquai
en peu de mots le but de ma visite. Il ne me répondit
que par un serrement de main; puis, ouvrant la porte de
l'ermitage, il me montra, dans une salle creusée au
sein du roc, quatre ou cinq malheureux pestiférés
agonisants sur des nattes.
«--Ce sont, me dit-il, des pêcheurs de la côte et des
contrebandiers que leurs parents, saisis de terreur, ont
jetés hors des huttes. Je ne puis rien faire pour eux que
de combattre le désespoir de leur agonie par des paroles
de foi et de charité; et puis je les ensevelis quand ils
ont cessé de souffrir. N'entrez pas, mon frère, ajouta-t-il
en voyant que je m'avançais sur le seuil; ces gens-là
sont sans ressources, et ce lieu est infecté; conservez
vos jours pour ceux que vous pouvez sauver encore.
«--Et vous, mon père, lui dis-je, ne craignez-vous
donc rien pour vous-même?
«--Rien, répondit-il en souriant; j'ai un préservatif
certain.
«--Et quel est-il?
«--C'est, dit-il d'un air inspiré, la tâche que j'ai à
remplir qui me rend invulnérable. Quand je ne serai plus
nécessaire, je redeviendrai un homme comme les autres;
et quand je tomberai, je dirai: «Seigneur, ta volonté
soit faite; puisque tu me rappelles, c'est que tu n'as plus
rien à me commander.»
«Comme il disait cela, ses yeux éteints se ranimèrent,
et semblèrent renvoyer les rayons du soleil qu'ils avaient
absorbés. Leur éclat fut tel que j'en détournai les miens
et les reportai involontairement sur la mer qui étincelait
à nos pieds.
«--À quoi songez-vous? me dit-il.
«--Je songe, répondis-je, que Jésus a marché sur
les eaux.
«--Quoi d'étonnant? reprit le digne homme, qui ne
me comprenait pas; la seule chose étonnante, c'est que
saint Pierre ait douté, lui qui voyait le Sauveur face à
face.»
«Je revins tout de suite au monastère pour rendre
compte à l'abbé de mon message. J'aurais dû m'épargner
cette peine, et me souvenir que les moines se soucient
fort peu de la règle, surtout quand la peur les
gouverne. Je trouvai toutes les portes closes; et quand
je présentai ma tête au guichet, on me le referma au
visage en me criant que, quel que fût le résultat de ma
démarche je ne pouvais plus rentrer au couvent. J'allai
donc coucher à l'ermitage.
«J'y passai trois mois dans la société de l'ermite.
C'était vraiment un homme des anciens jours, un saint
digne des plus beaux temps du christianisme. Hors de
l'exercice des bonnes œuvres, c'était peut-être un esprit
vulgaire; mais sa piété était si grande qu'elle lui donnait
le génie au besoin. C'était surtout dans ses exhortations
aux mourants que je le trouvais admirable. Il
était alors vraiment inspiré; l'éloquence débordait en lui
comme un torrent des montagnes. Des larmes de componction
inondaient son visage sillonné par la fatigue. Il
connaissait vraiment le chemin des cœurs. Il combattait
les angoisses et les terreurs de la mort, comme George
le guerrier céleste terrassait les dragons. Il avait une
intelligence merveilleuse des diverses passions qui avaient
pu remplir l'existence de ces moribonds, et il avait un
langage et des promesses appropriés à chacun d'eux. Je
remarquais avec satisfaction qu'il était possédé du désir
sincère de leur donner un instant de soulagement moral
à leur pénible départ de ce monde, et non trop préoccupé
des vaines formalités du dogme. En cela, il s'élevait
au-dessus de lui-même; car sa foi avait dans l'application
personnelle toutes les minuties du catholicisme
le plus étroit et le plus rigide: mais la bonté est un don
de Dieu au-dessus des pouvoirs et des menaces de l'Église.
Une larme de ses mourants lui paraissait plus importante
que les cérémonies de l'extrême-onction, et un
jour je l'entendis prononcer une grande parole pour un
catholique. Il avait présenté le crucifix aux lèvres d'un
agonisant; celui-ci détourna la tête, et, prenant l'autre
main de l'ermite, il la lui baisa en rendant l'esprit.
«--Eh bien! dit l'ermite en lui fermant les yeux, il te
sera pardonné, car tu as senti la reconnaissance; et si
tu as compris le dévoûment d'un homme en ce monde,
tu sentiras la bonté de Dieu dans l'autre.»
«Avec les chaleurs de l'été cessa la contagion. Je
passai encore quelque temps avec l'ermite avant que l'on
osât me rappeler au couvent. Le repos nous était bien
nécessaire à l'un et à l'autre; et je dois dire que ces
derniers jours de l'année, pleins de calme, de fraîcheur
et de suavité dans un des sites les plus magnifiques
qu'il soit possible d'imaginer, loin de toute contrainte,
et dans la société d'un homme vraiment respectable,
furent au nombre des rares beaux jours de ma vie. Cette
existence rude et frugale me plaisait, et puis je me
sentais un autre homme qu'en arrivant à l'ermitage;
un travail utile, un dévoûment sincère, m'avaient retrempé.
Mon cœur s'épanouissait, comme une fleur aux
brises du printemps. Je comprenais l'amour fraternel
sur un vaste plan; le dévoûment pour tous les hommes,
la charité, l'abnégation, la vie de l'âme en un mot. Je
remarquais bien quelque puérilité dans les idées de mon
compagnon rendu au calme de sa vie habituelle. Lorsque
l'enthousiasme ne le soutenait plus, il redevenait capucin
jusqu'à un certain point; mais je n'essayai pas de
combattre ses scrupules, et j'étais pénétré de respect
pour la foi épurée au creuset d'une telle vertu.
«Lorsque l'ordre me vint de retourner au monastère,
j'étais un peu malade; la peur de me voir rapporter un
germe de contagion fit attendre très-patiemment mon
retour. Je reçus immédiatement une licence pour rester
dehors le temps nécessaire à mon rétablissement; temps
qu'on ne limitait pas, et dont je résolus de faire le meilleur
emploi possible.
«Jusque là une des principales idées qui m'avaient
empêché de rompre mon vœu, c'était la crainte du
scandale: non que j'eusse aucun souci personnel de
l'opinion d'un monde avec lequel je ne désirais établir
aucun rapport, ni que je conservasse aucun respect pour
ces moines que je ne pouvais estimer; mais une rigidité
naturelle, un instinct profond de la dignité du serment,
et, plus que tout cela peut-être, un respect invincible
pour la mémoire d'Hébronius, m'avaient retenu. Maintenant
que le couvent me rejetait, pour ainsi dire, de
son enceinte, il me semblait que je pouvais l'abandonner
sans faire un éclat de mauvais exemple et sans
violer mes résolutions. J'examinai la vie que j'avais
menée dans le cloître et celle que j'y pouvais mener encore.
Je me demandai si elle pouvait produire ce qu'elle
n'avait pas encore produit, quelque chose de grand ou
d'utile. Cette vie de bénédictin que Spiridion avait pratiquée
et rêvée sans doute pour ses successeurs, était devenue
impossible. Les premiers compagnons de la savante
retraite de Spiridion durent lui faire rêver les beaux
jours du cloître et les grands travaux accomplis sous ces
voûtes antiques, sanctuaire de l'érudition et de la persévérance;
mais Spiridion, contemporain des derniers hommes
remarquables que le cloître ait produits, mourut
pourtant dégoûté de son œuvre, à ce qu'on assure, et désillusionné
sur l'avenir de la vie monastique, quant à moi,
qui puis sans orgueil, puisqu'il s'agit de pénibles travaux
entrepris, et non de glorieuses œuvres accomplies, dire
que j'ai été le dernier des bénédictins en ce siècle, je
voyais bien que même mon rôle de paisible érudit n'était
plus tenable. Pour des études calmes, il faut un esprit
calme; et comment le mien eût-il pu l'être au sein de la
tourmente qui grondait sur l'humanité? Je voyais les
sociétés prêtes à se dissoudre, les trônes trembler comme
des roseaux que la vague va couvrir, les peuples se réveiller
d'un long sommeil et menacer tout ce qui les
avait enchaînés, le bon et le mauvais confondus dans la
même lassitude du joug, dans la même haine du passé.
Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en bas
comme à l'heure de la résurrection du crucifié dont ces
peuples étaient l'image, et les turpitudes du sanctuaire
allaient être mises à nu devant l'œil de la vengeance.
Comment mon âme eût-elle pu être indifférente aux
approches de ce vaste déchirement qui allait s'opérer?
Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugissement
de la grande mer qui montait, impatiente de
briser ses digues et de submerger les empires? À la
veille des catastrophes dont nous sentirons bientôt
l'effet, les derniers moines peuvent bien achever à la
hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de
nourriture, s'étendre sur leur couche souillée pour y
attendre sans souci la mort au milieu des fumées de
l'ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-là; je m'inquiète
de savoir comment et pourquoi j'ai vécu, pourquoi et
comment je dois mourir.
«Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais
faire de la liberté que je m'arrogeais, je ne vis, hors des
travaux de l'esprit, rien qui me convînt en ce monde.
Aux premiers temps de mon détachement du catholicisme,
j'avais été travaillé sans doute par de vastes ambitions;
j'avais fait des projets gigantesques; j'avais médité
la réforme de l'Église sur un plan plus vaste que
celui de Luther; j'avais rêvé le développement du protestantisme.
C'est que, comme Luther, j'étais chrétien;
et, conçu dans le sein de l'Église, je ne pouvais imaginer
une religion, si émancipée qu'elle se fît, qui ne fût
d'abord engendrée par l'Église. Mais, en cessant de
croire au Christ, en devenant philosophe comme mon
siècle, je ne voyais plus le moyen d'être un novateur;
on avait tout osé. En fait de liberté de principes, j'avais
été aussi loin que les autres, et je voyais bien que, pour
élever un avis nouveau au milieu de tous ces destructeurs, il
eût fallu avoir à leur proposer un plan de réédification
quelconque. J'eusse pu faire quelque chose pour
les sciences, et je l'eusse dû peut-être; mais, outre que
je n'avais nul souci de me faire un nom dans cette
branche des connaissances humaines, je ne me sentais
vraiment de désirs et d'énergie que pour les questions
philosophiques. Je n'avais étudié les sciences que pour
me guider dans le labyrinthe de la métaphysique, et
pour arriver à la connaissance de l'Être suprême. Ce
but manqué, je n'aimai plus ces études qui ne m'avaient
passionné qu'indirectement; et la perte de toute
croyance me paraissait une chose si triste à éprouver
qu'il m'eût paru également pénible de l'annoncer aux
hommes. Qu'eut été, d'ailleurs, une voix de plus dans
ce grand concert de malédictions qui s'élevait contre
l'Église expirante? Il y aurait eu de la lâcheté à lancer
la pierre contre ce moribond, déjà aux prises avec la
révolution française qui commençait à éclater, et qui,
n'en doute pas, Angel, aura dans nos contrées un retentissement
plus fort et plus prochain qu'on ne se plaît ici
à le croire. Voilà pourquoi je t'ai conseillé souvent de ne
pas déserter le poste où peut-être d'honorables périls
viendront bientôt nous chercher. Quant à moi, si je ne
suis plus moine par l'esprit, je le suis et le serai toujours
par la robe. C'est une condition sociale, je ne
dirai pas comme une autre, mais c'en est une; et plus
elle est déconsidérée, plus il importe de s'y comporter
en homme. Si nous sommes appelés à vivre dans le
monde, sois sur que plus d'un regard d'ironie et de
mépris viendra scruter la contenance de ces tristes
oiseaux de nuit, dont la race habite depuis quinze cents
ans les ténèbres et la poussière des vieux murs. Ceux
qui se présenteront alors au grand jour avec l'opprobre
de la tonsure doivent lever la tête plus haut que les autres;
car la tonsure est ineffaçable, et les cheveux repoussent
en vain sur le crâne: rien ne cache ce stigmate
jadis vénéré, aujourd'hui abhorré des peuples. Sans
doute, Angel, nous porterons la peine des crimes que
nous n'avons pas commis, et des vices que nous n'avons
pas connus. Que ceux qui auront mérité les supplices
prennent donc la fuite; que ceux qui auront mérité des
soufflets se cachent donc le visage. Mais nous, nous pouvons
tendre la joue aux insultes et les mains à la corde,
et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce philosophe
sublime que tu m'entends rarement nommer,
parce que son nom illustre, prononcé sans cesse autour
de moi par tant de bouches impures, ne peut sortir
de mes lèvres qu'à propos des choses les plus sérieuses
de la vie et des sentiments les plus profonds de l'âme.
«Que pouvais-je donc faire de ma liberté? rien qui
me satisfît. Si je n'eusse écouté qu'une vaine avidité de
bruit, de changement et de spectacles, je serais certainement
parti pour longtemps, pour toujours peut-être.
J'eusse exploré des contrées lointaines, traversé les
vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. Je
vainquis plus d'une vive tentation de ce genre. Tantôt
j'avais envie de me joindre à quelque savant missionnaire,
et d'aller chercher, loin du bruit des nations nouvelles,
le calme du passé chez des peuples conservateurs
religieux des lois et des croyances de l'antiquité. La
Chine, l'Inde surtout, m'offraient un vaste champ de
recherches et d'observations. Mais j'éprouvai presque
aussitôt une répugnance insurmontable pour ce repos de
la tombe auquel je ne risquais certainement pas d'échapper,
et que j'allais, tout vivant, me mettre sous les
yeux. Je ne voulus point voir des peuples morts intellectuellement,
attachés comme des animaux stupides au
joug façonné par l'intelligence de leurs aïeux, et marchant
tout d'une pièce comme des momies dans leur
suaire d'hiéroglyphes. Quelque violent, quelque terrible,
quelque sanglant que pût être le dénoûment du drame
qui se préparait autour de moi, c'était l'histoire, c'était
le mouvement éternel des choses, c'était l'action fatale
ou providentielle du destin, c'était la vie, en un mot,
qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave. J'aimai
mieux être emporté par elle comme un brin d'herbe que
d'aller chercher les vestiges d'une végétation pétrifiée
sur des cendres à jamais refroidies.
«En même temps que mes idées prirent ce cours,
une autre tentation vint m'assaillir: ce fut d'aller précisément
me jeter au milieu du mouvement des choses,
et de quitter cette terre où le réveil ne se faisait pas
sentir encore, pour voir l'orage éclater. Oubliant alors
que j'étais moine et que j'avais résolu de rester moine,
je me sentais homme, et un homme plein d'énergie et
de passions; je songeais alors à ce que peut être la vie
d'action, et, lassé de la réflexion, je me sentais emporté,
comme un jeune écolier (je devrais plutôt dire
comme un jeune animal), par le besoin de remuer et de
dépenser mes forces. Ma vanité me berçait alors de
menteuses promesses. Elle me disait que là un rôle
utile m'attendait peut-être, que les idées philosophiques
avaient accompli leur tâche, que le moment d'appliquer
ces idées était venu, qu'il s'agissait désormais d'avoir
de grands sentiments, que les caractères allaient être
mis à l'épreuve, et que les grands cœurs seraient aussi
nécessaires qu'ils seraient rares. Je me trompais. Les
grandes époques engendrent les grands hommes; et,
réciproquement, les grandes actions naissent les unes
des autres. La révolution française, tant calomniée à tes
oreilles par tous ces imbéciles qu'elle épouvante et tous
ces cafards qu'elle menace, enfante tous les jours, sans
que tu l'en doutes, Angel, des phalanges de héros, dont
les noms n'arrivent ici qu'accompagnés de malédictions,
mais dont tu chercheras un jour avidement la trace
dans l'histoire contemporaine.
«Quant à moi, je quitterai ce monde sans savoir
clairement le mot de la grande énigme révolutionnaire,
devant laquelle viennent se briser tant d'orgueils étroits
ou d'intelligences téméraires. Je ne suis pas né pour
savoir. J'aurai passé dans cette vie comme sur une
ponte rapide conduisant à des abîmes où je serai lancé
sans avoir le temps de regarder autour de moi, et sans
avoir servi à autre chose qu'à marquer par mes souffrances
une heure d'attente au cadran de l'éternité.
Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire
de plus grands maux encore en vue de l'avenir que nous
ne nous en sommes fait en vue du passé, je me dis que
tout ce mal doit amener de grands biens; car aujourd'hui
je crois qu'il y a une action providentielle, et que
l'humanité obéit instinctivement et sympathiquement
aux grands et profonds desseins de la pensée divine.
«J'étais aux prises avec ce nouvel élan d'ambition,
dernier éclair d'une jeunesse de cœur mal étouffée, et
prolongée par cela même au delà des temps marqués
pour la candeur et l'inexpérience. La révolution américaine
m'avait tenté vivement, celle de France me tentait
plus encore. Un navire faisant voile pour la France
fut jeté sur nos côtes par des vents contraires. Quelques
passagers vinrent visiter l'ermitage et s'y reposer, tandis
que le navire se préparait à reprendre sa route. C'étaient
les personnes distinguées; du moins elles me parurent
telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d'entendre
parler avec liberté des événements politiques et du mouvement
philosophique qui les produisait. Ces hommes
étaient pleins de foi dans l'avenir, pleins de confiance en
eux-mêmes. Ils ne s'entendaient pas beaucoup entre eux
sur les moyens; mais il était aisé de voir que tous les
moyens leur sembleraient bons dans le danger. Cette
manière d'envisager les questions les plus délicates de
l'équité sociale me plaisait et m'effrayait en même temps;
tout ce qui était courage et dévoûment éveillait des échos
endormis dans mon sein. Pourtant les idées de violence
et de destruction aveugle troublaient mes sentiments de
justice et mes habitudes de patience.
«Parmi ces gens-là il y avait un jeune Corse dont les
traits austères et le regard profond ne sont jamais sortis
de ma mémoire. Son attitude négligée, jointe à une
grande réserve, ses paroles énergiques et concises, ses
yeux clairs et pénétrants, son profil romain, une certaine
gaucherie gracieuse qui semblait une méfiance de
lui-même prête à se changer en audace emportée au
moindre défi, tout me frappa dans ce jeune homme; et,
quoiqu'il affectât de mépriser toutes les choses présentes
et de n'estimer qu'un certain idéal d'austérité spartiate,
je crus deviner qu'il brûlait de s'élancer dans la vie, je
crus pressentir qu'il y ferait des choses éclatantes.
J'ignore si je me suis trompé. Peut-être n'a-t-il pu percer
encore, peut-être son nom est-il un de ceux qui remplissent
aujourd'hui le monde, ou peut-être encore est-il tombé
sur un champ de bataille, tranché comme un
jeune épi avant le temps de la moisson. S'il vit et s'il
prospère, fasse le ciel que sa puissante énergie ait servi
le développement de ses principes rigides, et non celui
des passions ambitieuses! Il remarqua peu le vieux
ermite, et, quoique j'en fusse bien moins digne, il concentra
toute son attention sur moi, durant le peu
d'heures que nous passâmes à marcher de long en large
sur la terrasse de rochers qui entoure l'ermitage. Sa
démarche était saccadée, toujours rapide, à chaque instant
brisée brusquement, comme le mouvement de la
mer qu'il s'arrêtait pour écouter avec admiration; car il
avait le sentiment de la poésie mêlé à un degré extraordinaire
à celui de la réalité. Sa pensée semblait embrasser
le ciel et la terre; mais elle était sur la terre plus qu'au
ciel, et les choses divines ne lui semblaient que des institutions
protectrices des grandes destinées humaines.
Son Dieu était la volonté, la puissance son idéal, la
force son élément de vie. Je me rappelle assez distinctement
l'élan d'enthousiasme qui le saisit lorsque j'essayai
de connaître ses idées religieuses.
«Oh! s'écria-t-il vivement, je ne connais que Jéhovah,
parce que c'est le Dieu de la force.
«Oh! oui, la force! c'est là le devoir, c'est là la révélation
du Sinaï, c'est là le secret des prophètes!
«L'appétition de la force, c'est le besoin de développement
que la nécessité inflige à tous les êtres. Chaque
chose veut être parce qu'elle doit être. Ce qui n'a pas la
force de vouloir est destiné à périr, depuis l'homme sans
cœur jusqu'au brin d'herbe privé des sucs nourriciers.
Ô mon père! toi qui étudies les secrets de la nature,
incline-toi devant la force! Vois dans tout quelle âpreté
d'envahissement, quelle opiniâtreté de résistance! comme
le lichen cherche à dévorer la pierre! comme le lierre
étreint les arbres, et, impuissant à percer leur écorce,
se roule à l'entour comme un aspic en fureur! Vois le
loup gratter la terre et l'ours creuser la neige avant de
s'y coucher. Hélas! comment les hommes ne se feraient-ils
pas la guerre, nation contre nation, individu contre
individu? comment la société ne serait-elle pas un conflit
perpétuel de volontés et de besoins contraires, lorsque
tout est travail dans la nature, lorsque les îlots de la mer
se soulèvent les uns contre les autres, lorsque l'aigle
déchire le lièvre et l'hirondelle le vermisseau, lorsque la
gelée fend les blocs de marbre, et que la neige résiste
au soleil? Lève la tête; vois ces masses granitiques qui
se dressent sur nous comme des géants, et qui, depuis
des siècles, soutiennent les assauts des vents déchaînés!
Que veulent ces dieux de pierre qui lassent l'haleine
d'Éole? pourquoi la résistance d'Atlas sous le fardeau de
la matière? pourquoi les terribles travaux du cyclope
aux entrailles du géant, et les laves qui jaillissent de sa
bouche? C'est que chaque chose veut avoir sa place et
remplir l'espace autant que sa puissance d'extension le
comporte; c'est que, pour détacher une parcelle de ces
granités, il faut l'action d'une force extérieure formidable;
c'est que chaque être et chaque chose porte en soi
les éléments de la production et de la destruction; c'est
que la création entière offre le spectacle d'un grand
combat, où l'ordre et la durée ne reposent que sur la
lutte incessante et universelle. Travaillons donc, créatures
mortelles, travaillons à notre propre existence!
Ô homme! travaille à refaire ta société, si elle est
mauvaise; en cela tu imiteras le castor industrieux qui
bâtit sa maison. Travaille à la maintenir, si elle est
voix mystérieuse du Dieu vivant?»
«Au milieu de ces occupations innocentes, mon âme
avait repris du calme et mon corps de la vigueur; je fus
tiré de mon repos par l'irruption d'un fléau imprévu. À
la contagion qu'avaient éprouvée le monastère et les environs
succéda la peste qui désola le pays tout entier.
J'avais eu l'occasion de faire quelques observations sur
la possibilité de se préserver des maladies épidémiques
par un système hygiénique fort simple. Je fis part de mes
idées à quelques personnes; et, comme elles eurent à se
louer d'y avoir ajouté foi, on me fit la réputation d'avoir
des remèdes merveilleux contre la peste. Tout en niant
la science qu'on m'attribuait, je me prêtai de grand
cœur à communiquer mes humbles découvertes. Alors
on vint me chercher de tous côtés, et bientôt mon temps
et mes forces purent à peine suffire au nombre du consultations
qu'on venait me demander; il fallut même que
le Prieur m'accordât la permission extraordinaire de
sortir du monastère à toute heure, et d'aller visiter les
malades. Mais, à mesure que la peste étendait ses ravages,
les sentiments de piété et d'humanité, qui d'abord
avaient porté les moines à se montrer accessibles et
compatissants, s'effacèrent de leurs âmes. Une peur
égoïste et lâche glaça tout esprit de charité. Défense me
fut faite de communiquer avec les pestiférés, et les
portes du monastère furent fermées à ceux qui venaient
implorer des secours. Je ne pus m'empêcher d'en témoigner
mon indignation au Prieur. Dans un autre temps,
il m'eût envoyé au cachot; mais les esprits étaient tellement
abattus par la crainte de la mort, qu'il m'écouta
avec calme. Alors il me proposa un terme moyen: c'était
d'aller m'établir à deux lieues d'ici, dans l'ermitage de
Saint-Hyacinthe, et d'y demeurer avec l'ermite jusqu'à
ce que la fin de la contagion et l'absence de tout danger
pour _nos frères_ me permissent de rentrer dans le couvent.
Il s'agissait de savoir si l'ermite consentirait à me
laisser vaquer aux devoirs de ma nouvelle charge de
médecin, et à partager avec moi sa natte et son pain
noir. Je fus autorisé à l'aller voir pour sonder ses intentions,
et je m'y rendis à l'instant même. Je n'avais
pas grand espoir de le trouver favorable: cet homme,
qui venait une fois par mois demander l'aumône à la
porte du couvent, m'avait toujours inspiré de l'éloignement.
Quoique la piété des âmes simples ne le laissât
pas manquer du nécessaire, il était obligé par ses vœux
à mendier de porte en porte à des intervalles périodiques,
plutôt pour faire acte d'abjection que pour assurer son
existence. J'avais un grand mépris pour cette pratique;
et cet ermite, avec son grand crâne conique, ses yeux
pâles et enfoncés qui ne semblaient pas capables de
supporter la lumière du soleil, son dos voûté, son silence
farouche, sa barbe blanche, jaunie à toutes les
intempéries de l'air, et sa grande main décharnée, qu'il
tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de
commandement qu'avec l'apparence de l'humilité, était
devenu pour moi un type de fanatisme et d'orgueil
hypocrite.
«Quand j'eus gravi la montagne, je fus ravi de l'aspect
de la mer. Vue ainsi en plongeant de haut sur ses
abîmes, elle semblait une immense plaine d'azur fortement
inclinée vers les rocs énormes qui la surplombaient;
et ses flots réguliers, dont le mouvement n'était plus
sensible, présentaient l'apparence de sillons égaux
tracés par la charrue. Cette masse bleue, qui se dressait
comme une colline et qui semblait compacte et solide
comme le saphir, me saisit d'un tel vertige d'enthousiasme,
que je me retins aux oliviers de la montagne
pour ne pas me précipiter dans l'espace. Il me semblait
qu'en face de ce magnifique élément le corps devait
prendre les formes de l'esprit et parcourir l'immensité
dans un vol sublime. Je pensai alors à Jésus marchant
sur les flots, et je me représentai cet homme divin,
grand comme les montagnes, resplendissant comme le
soleil. «Allégorie de la métaphysique, ou rêve d'une
confiance exaltée, m'écriai-je, tu es plus grand et plus
poétique que toutes nos certitudes mesurées au compas
et tous nos raisonnements alignés au cordeau!...»
«Comme je disais ces paroles, une sorte de plainte
psalmodiée, faible et lugubre prière qui semblait sortir
des entrailles de la montagne, me força de me retourner.
Je cherchai quelque temps des yeux et de l'oreille d'où
pouvaient partir ces sons étranges; et enfin, étant
monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à
quelque distance, dans un écartement du rocher, l'ermite,
nu jusqu'à la ceinture, occupé à creuser une fosse
dans le sable. À ses pieds était étendu un cadavre roulé
dans une natte et dont les pieds bleuâtres, maculés par
les traces de la peste, sortaient de ce linceul rustique.
Une odeur fétide s'exhalait de la fosse entr'ouverte, à
peine refermée la veille sur d'autres cadavres ensevelis
à la hâte. Auprès du nouveau mort il y avait une petite
croix de bois d'olivier grossièrement taillée, ornement
unique du mausolée commun; une jatte de grès avec
un rameau d'hysope pour l'ablution lustrale, et un petit
bûcher de genièvre fumant pour épurer l'air. Un soleil
dévorant tombait d'aplomb sur la tête chauve et sur les
maigres épaules du solitaire. La sueur collait à sa poitrine
les longues mèches de sa barbe couleur d'ambre.
Saisi de respect et de pitié, je m'élançai vers lui. Il ne
témoigna aucune surprise, et, jetant sa bêche, il me fit
signe de prendre les pieds du cadavre, en même temps
qu'il le prenait par les épaules. Quand nous l'eûmes enseveli,
il replanta la croix, fit l'immersion d'eau bénite;
et, me priant de ranimer le bûcher, il s'agenouilla,
murmura une courte prière, et s'éloigna sans s'occuper
de moi davantage. Quand nous eûmes gagné son ermitage,
il s'aperçut seulement que je marchais près de lui;
et, me regardant alors avec quelque étonnement, il me
demanda si j'avais besoin de me reposer. Je lui expliquai
en peu de mots le but de ma visite. Il ne me répondit
que par un serrement de main; puis, ouvrant la porte de
l'ermitage, il me montra, dans une salle creusée au
sein du roc, quatre ou cinq malheureux pestiférés
agonisants sur des nattes.
«--Ce sont, me dit-il, des pêcheurs de la côte et des
contrebandiers que leurs parents, saisis de terreur, ont
jetés hors des huttes. Je ne puis rien faire pour eux que
de combattre le désespoir de leur agonie par des paroles
de foi et de charité; et puis je les ensevelis quand ils
ont cessé de souffrir. N'entrez pas, mon frère, ajouta-t-il
en voyant que je m'avançais sur le seuil; ces gens-là
sont sans ressources, et ce lieu est infecté; conservez
vos jours pour ceux que vous pouvez sauver encore.
«--Et vous, mon père, lui dis-je, ne craignez-vous
donc rien pour vous-même?
«--Rien, répondit-il en souriant; j'ai un préservatif
certain.
«--Et quel est-il?
«--C'est, dit-il d'un air inspiré, la tâche que j'ai à
remplir qui me rend invulnérable. Quand je ne serai plus
nécessaire, je redeviendrai un homme comme les autres;
et quand je tomberai, je dirai: «Seigneur, ta volonté
soit faite; puisque tu me rappelles, c'est que tu n'as plus
rien à me commander.»
«Comme il disait cela, ses yeux éteints se ranimèrent,
et semblèrent renvoyer les rayons du soleil qu'ils avaient
absorbés. Leur éclat fut tel que j'en détournai les miens
et les reportai involontairement sur la mer qui étincelait
à nos pieds.
«--À quoi songez-vous? me dit-il.
«--Je songe, répondis-je, que Jésus a marché sur
les eaux.
«--Quoi d'étonnant? reprit le digne homme, qui ne
me comprenait pas; la seule chose étonnante, c'est que
saint Pierre ait douté, lui qui voyait le Sauveur face à
face.»
«Je revins tout de suite au monastère pour rendre
compte à l'abbé de mon message. J'aurais dû m'épargner
cette peine, et me souvenir que les moines se soucient
fort peu de la règle, surtout quand la peur les
gouverne. Je trouvai toutes les portes closes; et quand
je présentai ma tête au guichet, on me le referma au
visage en me criant que, quel que fût le résultat de ma
démarche je ne pouvais plus rentrer au couvent. J'allai
donc coucher à l'ermitage.
«J'y passai trois mois dans la société de l'ermite.
C'était vraiment un homme des anciens jours, un saint
digne des plus beaux temps du christianisme. Hors de
l'exercice des bonnes œuvres, c'était peut-être un esprit
vulgaire; mais sa piété était si grande qu'elle lui donnait
le génie au besoin. C'était surtout dans ses exhortations
aux mourants que je le trouvais admirable. Il
était alors vraiment inspiré; l'éloquence débordait en lui
comme un torrent des montagnes. Des larmes de componction
inondaient son visage sillonné par la fatigue. Il
connaissait vraiment le chemin des cœurs. Il combattait
les angoisses et les terreurs de la mort, comme George
le guerrier céleste terrassait les dragons. Il avait une
intelligence merveilleuse des diverses passions qui avaient
pu remplir l'existence de ces moribonds, et il avait un
langage et des promesses appropriés à chacun d'eux. Je
remarquais avec satisfaction qu'il était possédé du désir
sincère de leur donner un instant de soulagement moral
à leur pénible départ de ce monde, et non trop préoccupé
des vaines formalités du dogme. En cela, il s'élevait
au-dessus de lui-même; car sa foi avait dans l'application
personnelle toutes les minuties du catholicisme
le plus étroit et le plus rigide: mais la bonté est un don
de Dieu au-dessus des pouvoirs et des menaces de l'Église.
Une larme de ses mourants lui paraissait plus importante
que les cérémonies de l'extrême-onction, et un
jour je l'entendis prononcer une grande parole pour un
catholique. Il avait présenté le crucifix aux lèvres d'un
agonisant; celui-ci détourna la tête, et, prenant l'autre
main de l'ermite, il la lui baisa en rendant l'esprit.
«--Eh bien! dit l'ermite en lui fermant les yeux, il te
sera pardonné, car tu as senti la reconnaissance; et si
tu as compris le dévoûment d'un homme en ce monde,
tu sentiras la bonté de Dieu dans l'autre.»
«Avec les chaleurs de l'été cessa la contagion. Je
passai encore quelque temps avec l'ermite avant que l'on
osât me rappeler au couvent. Le repos nous était bien
nécessaire à l'un et à l'autre; et je dois dire que ces
derniers jours de l'année, pleins de calme, de fraîcheur
et de suavité dans un des sites les plus magnifiques
qu'il soit possible d'imaginer, loin de toute contrainte,
et dans la société d'un homme vraiment respectable,
furent au nombre des rares beaux jours de ma vie. Cette
existence rude et frugale me plaisait, et puis je me
sentais un autre homme qu'en arrivant à l'ermitage;
un travail utile, un dévoûment sincère, m'avaient retrempé.
Mon cœur s'épanouissait, comme une fleur aux
brises du printemps. Je comprenais l'amour fraternel
sur un vaste plan; le dévoûment pour tous les hommes,
la charité, l'abnégation, la vie de l'âme en un mot. Je
remarquais bien quelque puérilité dans les idées de mon
compagnon rendu au calme de sa vie habituelle. Lorsque
l'enthousiasme ne le soutenait plus, il redevenait capucin
jusqu'à un certain point; mais je n'essayai pas de
combattre ses scrupules, et j'étais pénétré de respect
pour la foi épurée au creuset d'une telle vertu.
«Lorsque l'ordre me vint de retourner au monastère,
j'étais un peu malade; la peur de me voir rapporter un
germe de contagion fit attendre très-patiemment mon
retour. Je reçus immédiatement une licence pour rester
dehors le temps nécessaire à mon rétablissement; temps
qu'on ne limitait pas, et dont je résolus de faire le meilleur
emploi possible.
«Jusque là une des principales idées qui m'avaient
empêché de rompre mon vœu, c'était la crainte du
scandale: non que j'eusse aucun souci personnel de
l'opinion d'un monde avec lequel je ne désirais établir
aucun rapport, ni que je conservasse aucun respect pour
ces moines que je ne pouvais estimer; mais une rigidité
naturelle, un instinct profond de la dignité du serment,
et, plus que tout cela peut-être, un respect invincible
pour la mémoire d'Hébronius, m'avaient retenu. Maintenant
que le couvent me rejetait, pour ainsi dire, de
son enceinte, il me semblait que je pouvais l'abandonner
sans faire un éclat de mauvais exemple et sans
violer mes résolutions. J'examinai la vie que j'avais
menée dans le cloître et celle que j'y pouvais mener encore.
Je me demandai si elle pouvait produire ce qu'elle
n'avait pas encore produit, quelque chose de grand ou
d'utile. Cette vie de bénédictin que Spiridion avait pratiquée
et rêvée sans doute pour ses successeurs, était devenue
impossible. Les premiers compagnons de la savante
retraite de Spiridion durent lui faire rêver les beaux
jours du cloître et les grands travaux accomplis sous ces
voûtes antiques, sanctuaire de l'érudition et de la persévérance;
mais Spiridion, contemporain des derniers hommes
remarquables que le cloître ait produits, mourut
pourtant dégoûté de son œuvre, à ce qu'on assure, et désillusionné
sur l'avenir de la vie monastique, quant à moi,
qui puis sans orgueil, puisqu'il s'agit de pénibles travaux
entrepris, et non de glorieuses œuvres accomplies, dire
que j'ai été le dernier des bénédictins en ce siècle, je
voyais bien que même mon rôle de paisible érudit n'était
plus tenable. Pour des études calmes, il faut un esprit
calme; et comment le mien eût-il pu l'être au sein de la
tourmente qui grondait sur l'humanité? Je voyais les
sociétés prêtes à se dissoudre, les trônes trembler comme
des roseaux que la vague va couvrir, les peuples se réveiller
d'un long sommeil et menacer tout ce qui les
avait enchaînés, le bon et le mauvais confondus dans la
même lassitude du joug, dans la même haine du passé.
Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en bas
comme à l'heure de la résurrection du crucifié dont ces
peuples étaient l'image, et les turpitudes du sanctuaire
allaient être mises à nu devant l'œil de la vengeance.
Comment mon âme eût-elle pu être indifférente aux
approches de ce vaste déchirement qui allait s'opérer?
Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugissement
de la grande mer qui montait, impatiente de
briser ses digues et de submerger les empires? À la
veille des catastrophes dont nous sentirons bientôt
l'effet, les derniers moines peuvent bien achever à la
hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de
nourriture, s'étendre sur leur couche souillée pour y
attendre sans souci la mort au milieu des fumées de
l'ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-là; je m'inquiète
de savoir comment et pourquoi j'ai vécu, pourquoi et
comment je dois mourir.
«Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais
faire de la liberté que je m'arrogeais, je ne vis, hors des
travaux de l'esprit, rien qui me convînt en ce monde.
Aux premiers temps de mon détachement du catholicisme,
j'avais été travaillé sans doute par de vastes ambitions;
j'avais fait des projets gigantesques; j'avais médité
la réforme de l'Église sur un plan plus vaste que
celui de Luther; j'avais rêvé le développement du protestantisme.
C'est que, comme Luther, j'étais chrétien;
et, conçu dans le sein de l'Église, je ne pouvais imaginer
une religion, si émancipée qu'elle se fît, qui ne fût
d'abord engendrée par l'Église. Mais, en cessant de
croire au Christ, en devenant philosophe comme mon
siècle, je ne voyais plus le moyen d'être un novateur;
on avait tout osé. En fait de liberté de principes, j'avais
été aussi loin que les autres, et je voyais bien que, pour
élever un avis nouveau au milieu de tous ces destructeurs, il
eût fallu avoir à leur proposer un plan de réédification
quelconque. J'eusse pu faire quelque chose pour
les sciences, et je l'eusse dû peut-être; mais, outre que
je n'avais nul souci de me faire un nom dans cette
branche des connaissances humaines, je ne me sentais
vraiment de désirs et d'énergie que pour les questions
philosophiques. Je n'avais étudié les sciences que pour
me guider dans le labyrinthe de la métaphysique, et
pour arriver à la connaissance de l'Être suprême. Ce
but manqué, je n'aimai plus ces études qui ne m'avaient
passionné qu'indirectement; et la perte de toute
croyance me paraissait une chose si triste à éprouver
qu'il m'eût paru également pénible de l'annoncer aux
hommes. Qu'eut été, d'ailleurs, une voix de plus dans
ce grand concert de malédictions qui s'élevait contre
l'Église expirante? Il y aurait eu de la lâcheté à lancer
la pierre contre ce moribond, déjà aux prises avec la
révolution française qui commençait à éclater, et qui,
n'en doute pas, Angel, aura dans nos contrées un retentissement
plus fort et plus prochain qu'on ne se plaît ici
à le croire. Voilà pourquoi je t'ai conseillé souvent de ne
pas déserter le poste où peut-être d'honorables périls
viendront bientôt nous chercher. Quant à moi, si je ne
suis plus moine par l'esprit, je le suis et le serai toujours
par la robe. C'est une condition sociale, je ne
dirai pas comme une autre, mais c'en est une; et plus
elle est déconsidérée, plus il importe de s'y comporter
en homme. Si nous sommes appelés à vivre dans le
monde, sois sur que plus d'un regard d'ironie et de
mépris viendra scruter la contenance de ces tristes
oiseaux de nuit, dont la race habite depuis quinze cents
ans les ténèbres et la poussière des vieux murs. Ceux
qui se présenteront alors au grand jour avec l'opprobre
de la tonsure doivent lever la tête plus haut que les autres;
car la tonsure est ineffaçable, et les cheveux repoussent
en vain sur le crâne: rien ne cache ce stigmate
jadis vénéré, aujourd'hui abhorré des peuples. Sans
doute, Angel, nous porterons la peine des crimes que
nous n'avons pas commis, et des vices que nous n'avons
pas connus. Que ceux qui auront mérité les supplices
prennent donc la fuite; que ceux qui auront mérité des
soufflets se cachent donc le visage. Mais nous, nous pouvons
tendre la joue aux insultes et les mains à la corde,
et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce philosophe
sublime que tu m'entends rarement nommer,
parce que son nom illustre, prononcé sans cesse autour
de moi par tant de bouches impures, ne peut sortir
de mes lèvres qu'à propos des choses les plus sérieuses
de la vie et des sentiments les plus profonds de l'âme.
«Que pouvais-je donc faire de ma liberté? rien qui
me satisfît. Si je n'eusse écouté qu'une vaine avidité de
bruit, de changement et de spectacles, je serais certainement
parti pour longtemps, pour toujours peut-être.
J'eusse exploré des contrées lointaines, traversé les
vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. Je
vainquis plus d'une vive tentation de ce genre. Tantôt
j'avais envie de me joindre à quelque savant missionnaire,
et d'aller chercher, loin du bruit des nations nouvelles,
le calme du passé chez des peuples conservateurs
religieux des lois et des croyances de l'antiquité. La
Chine, l'Inde surtout, m'offraient un vaste champ de
recherches et d'observations. Mais j'éprouvai presque
aussitôt une répugnance insurmontable pour ce repos de
la tombe auquel je ne risquais certainement pas d'échapper,
et que j'allais, tout vivant, me mettre sous les
yeux. Je ne voulus point voir des peuples morts intellectuellement,
attachés comme des animaux stupides au
joug façonné par l'intelligence de leurs aïeux, et marchant
tout d'une pièce comme des momies dans leur
suaire d'hiéroglyphes. Quelque violent, quelque terrible,
quelque sanglant que pût être le dénoûment du drame
qui se préparait autour de moi, c'était l'histoire, c'était
le mouvement éternel des choses, c'était l'action fatale
ou providentielle du destin, c'était la vie, en un mot,
qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave. J'aimai
mieux être emporté par elle comme un brin d'herbe que
d'aller chercher les vestiges d'une végétation pétrifiée
sur des cendres à jamais refroidies.
«En même temps que mes idées prirent ce cours,
une autre tentation vint m'assaillir: ce fut d'aller précisément
me jeter au milieu du mouvement des choses,
et de quitter cette terre où le réveil ne se faisait pas
sentir encore, pour voir l'orage éclater. Oubliant alors
que j'étais moine et que j'avais résolu de rester moine,
je me sentais homme, et un homme plein d'énergie et
de passions; je songeais alors à ce que peut être la vie
d'action, et, lassé de la réflexion, je me sentais emporté,
comme un jeune écolier (je devrais plutôt dire
comme un jeune animal), par le besoin de remuer et de
dépenser mes forces. Ma vanité me berçait alors de
menteuses promesses. Elle me disait que là un rôle
utile m'attendait peut-être, que les idées philosophiques
avaient accompli leur tâche, que le moment d'appliquer
ces idées était venu, qu'il s'agissait désormais d'avoir
de grands sentiments, que les caractères allaient être
mis à l'épreuve, et que les grands cœurs seraient aussi
nécessaires qu'ils seraient rares. Je me trompais. Les
grandes époques engendrent les grands hommes; et,
réciproquement, les grandes actions naissent les unes
des autres. La révolution française, tant calomniée à tes
oreilles par tous ces imbéciles qu'elle épouvante et tous
ces cafards qu'elle menace, enfante tous les jours, sans
que tu l'en doutes, Angel, des phalanges de héros, dont
les noms n'arrivent ici qu'accompagnés de malédictions,
mais dont tu chercheras un jour avidement la trace
dans l'histoire contemporaine.
«Quant à moi, je quitterai ce monde sans savoir
clairement le mot de la grande énigme révolutionnaire,
devant laquelle viennent se briser tant d'orgueils étroits
ou d'intelligences téméraires. Je ne suis pas né pour
savoir. J'aurai passé dans cette vie comme sur une
ponte rapide conduisant à des abîmes où je serai lancé
sans avoir le temps de regarder autour de moi, et sans
avoir servi à autre chose qu'à marquer par mes souffrances
une heure d'attente au cadran de l'éternité.
Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire
de plus grands maux encore en vue de l'avenir que nous
ne nous en sommes fait en vue du passé, je me dis que
tout ce mal doit amener de grands biens; car aujourd'hui
je crois qu'il y a une action providentielle, et que
l'humanité obéit instinctivement et sympathiquement
aux grands et profonds desseins de la pensée divine.
«J'étais aux prises avec ce nouvel élan d'ambition,
dernier éclair d'une jeunesse de cœur mal étouffée, et
prolongée par cela même au delà des temps marqués
pour la candeur et l'inexpérience. La révolution américaine
m'avait tenté vivement, celle de France me tentait
plus encore. Un navire faisant voile pour la France
fut jeté sur nos côtes par des vents contraires. Quelques
passagers vinrent visiter l'ermitage et s'y reposer, tandis
que le navire se préparait à reprendre sa route. C'étaient
les personnes distinguées; du moins elles me parurent
telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d'entendre
parler avec liberté des événements politiques et du mouvement
philosophique qui les produisait. Ces hommes
étaient pleins de foi dans l'avenir, pleins de confiance en
eux-mêmes. Ils ne s'entendaient pas beaucoup entre eux
sur les moyens; mais il était aisé de voir que tous les
moyens leur sembleraient bons dans le danger. Cette
manière d'envisager les questions les plus délicates de
l'équité sociale me plaisait et m'effrayait en même temps;
tout ce qui était courage et dévoûment éveillait des échos
endormis dans mon sein. Pourtant les idées de violence
et de destruction aveugle troublaient mes sentiments de
justice et mes habitudes de patience.
«Parmi ces gens-là il y avait un jeune Corse dont les
traits austères et le regard profond ne sont jamais sortis
de ma mémoire. Son attitude négligée, jointe à une
grande réserve, ses paroles énergiques et concises, ses
yeux clairs et pénétrants, son profil romain, une certaine
gaucherie gracieuse qui semblait une méfiance de
lui-même prête à se changer en audace emportée au
moindre défi, tout me frappa dans ce jeune homme; et,
quoiqu'il affectât de mépriser toutes les choses présentes
et de n'estimer qu'un certain idéal d'austérité spartiate,
je crus deviner qu'il brûlait de s'élancer dans la vie, je
crus pressentir qu'il y ferait des choses éclatantes.
J'ignore si je me suis trompé. Peut-être n'a-t-il pu percer
encore, peut-être son nom est-il un de ceux qui remplissent
aujourd'hui le monde, ou peut-être encore est-il tombé
sur un champ de bataille, tranché comme un
jeune épi avant le temps de la moisson. S'il vit et s'il
prospère, fasse le ciel que sa puissante énergie ait servi
le développement de ses principes rigides, et non celui
des passions ambitieuses! Il remarqua peu le vieux
ermite, et, quoique j'en fusse bien moins digne, il concentra
toute son attention sur moi, durant le peu
d'heures que nous passâmes à marcher de long en large
sur la terrasse de rochers qui entoure l'ermitage. Sa
démarche était saccadée, toujours rapide, à chaque instant
brisée brusquement, comme le mouvement de la
mer qu'il s'arrêtait pour écouter avec admiration; car il
avait le sentiment de la poésie mêlé à un degré extraordinaire
à celui de la réalité. Sa pensée semblait embrasser
le ciel et la terre; mais elle était sur la terre plus qu'au
ciel, et les choses divines ne lui semblaient que des institutions
protectrices des grandes destinées humaines.
Son Dieu était la volonté, la puissance son idéal, la
force son élément de vie. Je me rappelle assez distinctement
l'élan d'enthousiasme qui le saisit lorsque j'essayai
de connaître ses idées religieuses.
«Oh! s'écria-t-il vivement, je ne connais que Jéhovah,
parce que c'est le Dieu de la force.
«Oh! oui, la force! c'est là le devoir, c'est là la révélation
du Sinaï, c'est là le secret des prophètes!
«L'appétition de la force, c'est le besoin de développement
que la nécessité inflige à tous les êtres. Chaque
chose veut être parce qu'elle doit être. Ce qui n'a pas la
force de vouloir est destiné à périr, depuis l'homme sans
cœur jusqu'au brin d'herbe privé des sucs nourriciers.
Ô mon père! toi qui étudies les secrets de la nature,
incline-toi devant la force! Vois dans tout quelle âpreté
d'envahissement, quelle opiniâtreté de résistance! comme
le lichen cherche à dévorer la pierre! comme le lierre
étreint les arbres, et, impuissant à percer leur écorce,
se roule à l'entour comme un aspic en fureur! Vois le
loup gratter la terre et l'ours creuser la neige avant de
s'y coucher. Hélas! comment les hommes ne se feraient-ils
pas la guerre, nation contre nation, individu contre
individu? comment la société ne serait-elle pas un conflit
perpétuel de volontés et de besoins contraires, lorsque
tout est travail dans la nature, lorsque les îlots de la mer
se soulèvent les uns contre les autres, lorsque l'aigle
déchire le lièvre et l'hirondelle le vermisseau, lorsque la
gelée fend les blocs de marbre, et que la neige résiste
au soleil? Lève la tête; vois ces masses granitiques qui
se dressent sur nous comme des géants, et qui, depuis
des siècles, soutiennent les assauts des vents déchaînés!
Que veulent ces dieux de pierre qui lassent l'haleine
d'Éole? pourquoi la résistance d'Atlas sous le fardeau de
la matière? pourquoi les terribles travaux du cyclope
aux entrailles du géant, et les laves qui jaillissent de sa
bouche? C'est que chaque chose veut avoir sa place et
remplir l'espace autant que sa puissance d'extension le
comporte; c'est que, pour détacher une parcelle de ces
granités, il faut l'action d'une force extérieure formidable;
c'est que chaque être et chaque chose porte en soi
les éléments de la production et de la destruction; c'est
que la création entière offre le spectacle d'un grand
combat, où l'ordre et la durée ne reposent que sur la
lutte incessante et universelle. Travaillons donc, créatures
mortelles, travaillons à notre propre existence!
Ô homme! travaille à refaire ta société, si elle est
mauvaise; en cela tu imiteras le castor industrieux qui
bâtit sa maison. Travaille à la maintenir, si elle est