Spiridion - 11

dégradés que soient les êtres qui nous entourent, notre
devoir est de travailler à combattre le mal et à faire
triompher le bien. Il y avait aussi un instinct de noblesse
et de dignité humaine qui me disait qu'en pareil
cas, lors même que nous ne pouvions faire aucun bien,
il était beau de mourir à la peine en résistant au mal,
et lâche de le tolérer pour vivre en paix. Enfin je tombai
dans la tristesse. Ces études, dont je m'étais promis
tant de joie, ne me causèrent plus que du dégoût. Mon
âme appesantie s'égara dans de vains sophismes, et
chercha inutilement à repousser, par de mauvaises raisons,
le mécontentement d'elle-même. Je craignais tellement,
dans cette disposition maladive et chagrine, de
tomber en proie à de nouvelles hallucinations, que je
luttai pendant plusieurs nuits contre le sommeil. À la
suite de ces efforts, j'entrai dans une excitation nerveuse
pire que l'affaiblissement des facultés. Les fantômes
que je craignais de voir dans le sommeil apparurent
plus effrayants devant mes yeux ouverts. Il me semblait
voir sur tous les murs le nom de Spiridion écrit en lettres
de feu. Indigné de ma propre faiblesse, je résolus de
mettre fin à ces angoisses par un acte de courage. Je
pris le parti de descendre dans le caveau du fondateur
et d'en retirer le manuscrit. Il y avait trois nuits que je
ne dormais pas. La quatrième, vers minuit, je pris un
ciseau, une lampe, un levier, et je pénétrai sans bruit
dans l'église, décidé à voir ce squelette et à toucher ces
ossements que mon imagination revêtait, depuis six
années, d'une forme céleste, et que ma raison allait
restituer à l'éternel néant en les contemplant avec calme.
«J'arrivai à la pierre du _Hic est_, la levai sans beaucoup
de peine, et je commençai à descendre l'escalier;
je me souvenais qu'il avait douze marches. Mais je n'en
avais pas descendu six que ma tête était déjà égarée.
J'ignore ce qui se passait en moi: si je ne l'avais éprouvé,
je ne pourrais jamais croire que le courage de la vanité
puisse couvrir tant de faiblesse et de lâche terreur. Le
froid de la fièvre me saisit; la peur fit claquer mes dents;
je laissai tomber ma lampe; je sentis que mes jambes
pliaient sous moi.
«Un esprit sincère n'eût pas cherché à surmonter
cette détresse. Il se fût abstenu de poursuivre une
épreuve au-dessus de ses forces; il eût remis son entreprise
à un moment plus favorable; il eût attendu avec
patience et simplicité le rassérénement de ses facultés
mentales. Mais je ne voulais pas avoir le démenti vis-à-vis
de moi-même. J'étais indigné de ma faiblesse; ma
volonté voulait briser et réduire mon imagination. Je
continuai à descendre dans les ténèbres; mais je perdis
l'esprit, et devins la proie des illusions et des fantômes.
«Il me sembla que je descendais toujours et que je
m'enfonçais dans les profondeurs de l'Érèbe. Enfin,
j'arrivai lentement à un endroit uni, et j'entendis une
voix lugubre prononcer ces mots qu'elle semblait confier
aux entrailles de la terre:
«_Il ne remontera pas l'escalier._
«Aussitôt, j'entendis s'élever vers moi, du fond
d'abîmes invisibles, mille voix formidables qui chantaient
sur un rhythme bizarre:
«_Détruisons-le! Qu'il soit détruit! Que vient-il
faire parmi les morts? Qu'il soit rendu à la souffrance!
Qu'il soit rendu à la vie!_
«Alors une faible lueur perça les ténèbres, et je vis
que j'étais sur la dernière marche d'un escalier aussi
vaste que le pied d'une montagne. Derrière moi, il y
avait des milliers de degrés de fer rouge; devant moi,
rien que le vide, l'abîme de l'éther, le bleu sombre de
la nuit sous mes pieds comme au-dessus de ma tête. Je
fus pris de vertige, et, quittant l'escalier, ne songeant
plus qu'il me fût possible de le remonter, je m'élançai
dans le vide en blasphémant. Mais à peine eus-je prononcé
la formule de malédiction, que le vide se remplit
de formes et de couleurs confuses, et peu à peu je me
vis de plain-pied avec une immense galerie où je m'avançai
en tremblant. L'obscurité régnait encore autour de
moi; mais le fond de la voûte s'éclairait d'une lueur
rouge et me montrait les formes étranges et affreuses de
l'architecture. Tout ce monument semblait, par sa force
et sa pesanteur gigantesque, avoir été taillé dans une
montagne de fer ou dans une caverne de laves noires. Je
ne distinguais pas les objets les plus voisins; mais ceux
vers lesquels je m'avançais prenaient un aspect de plus
en plus sinistre, et ma terreur augmentait à chaque
pas. Les piliers énormes qui soutenaient la voûte, et les
rinceaux de la voûte même, représentaient des hommes
d'une grandeur surnaturelle, tous livrés à des tortures
inouïes: les uns, suspendus par les pieds et serrés par
les replis de serpents monstrueux, mordaient le pavé,
et leurs dents s'enfonçaient dans le marbre; d'autres,
engagés jusqu'à la ceinture dans le sol, étaient tirés
d'en haut, ceux-ci par les bras la tête en haut, ceux-là
par les pieds la tête en bas, vers les chapiteaux formés
d'autres figures humaines penchées sur elles et
acharnées à les torturer. D'autres piliers encore représentaient
un enlacement de figures occupées à s'entre-dévorer,
et chacune d'elles n'était plus qu'un tronçon
rouge jusqu'aux genoux ou jusqu'aux épaules, mais
dont la tête furieuse conservait assez de vie pour mordre
et dévorer ce qui était auprès d'elle. Il y en avait qui,
écorchés à demi, s'efforçaient, avec la partie supérieure
de leur corps, de dégager la peau de l'autre
moitié accrochée au chapiteau ou retenue au socle;
d'autres encore qui, en se battant, s'étaient arraché des
lanières de chair par lesquelles ils se tenaient suspendus
l'un à l'autre avec l'expression d'une haine et d'une
souffrance indicibles. Le long de la frise, ou plutôt en
guise de frise, il y avait de chaque côté une rangée
d'êtres immondes, revêtus de la forme humaine, mais
d'une laideur effroyable, occupés à dépecer des cadavres, à
dévorer des membres humains, à tordre des viscères, à se
repaître de lambeaux sanglants. De la voûte pendaient,
en guise de clefs et de rosaces, des enfants mutilés qui
semblaient pousser des cris lamentables, ou qui, fuyant
avec terreur les mangeurs de chair humaine, s'élançaient
la tête en bas, et semblaient près de se briser sur le pavé.
«Plus j'avançais, plus toutes ces statues, éclairées
par la lumière du fond, prenaient l'aspect de la réalité;
elles étaient exécutées avec une vérité que jamais l'art
des hommes n'eût pu atteindre. On eût dit d'une scène
d'horreur qu'un cataclysme inconnu aurait surprise au
milieu de sa réalité vivante, et aurait noircie et pétrifiée
comme l'argile dans le four. L'expression du désespoir, de
la rage ou de l'agonie était si frappante sur tous ces visages
contractés; le jeu ou la tension des muscles, l'exaspération
de la lutte, le frémissement de la chair défaillante
étaient reproduits avec tant d'exactitude qu'il était impossible
d'en soutenir l'aspect sans dégoût et sans terreur.
Le silence et l'immobilité de cette représentation
ajoutaient peut-être encore à son horrible effet sur moi.
Je devins si faible que je m'arrêtai et que je voulus
retourner sur mes pas.
«Mais alors j'entendis au fond de ces ténèbres que
j'avais traversées, des rumeurs confuses comme celles
d'une foule qui marche. Bientôt les voix devinrent plus
distinctes et les clameurs plus bruyantes, et les pas se
pressèrent tumultueusement en se rapprochant avec une
vitesse incroyable: c'était un bruit de course irrégulière,
saccadée, mais dont chaque élan était plus voisin, plus
impétueux, plus menaçant. Je m'imaginai que j'étais
poursuivi par cette foule déréglée, et j'essayai de la devancer
en me précipitant sous la voûte au milieu des
sculptures lugubres. Mais il me sembla que ces figures
commençaient à s'agiter, à s'humecter de sueur et de
sang, et que leurs yeux d'émail roulaient dans leurs orbites.
Tout à coup je reconnus qu'elles me regardaient
toutes et qu'elles étaient toutes penchées vers moi, les
unes avec l'expression d'un rire affreux, les autres avec
celle d'une aversion furieuse. Toutes avaient le bras
levé sur moi et semblaient prêtes à m'écraser sous les
membres palpitants qu'elles s'arrachaient les unes aux
autres. Il y en avait qui me menaçaient avec leur propre
tête dans les mains, ou avec des cadavres d'enfants
qu'elles avaient arrachés de la voûte.
«Tandis que ma vue était troublée par ces images
abominables, mon oreille était remplie des bruits sinistres
qui s'approchaient. Il y avait devant moi des objets
affreux, derrière moi des bruits plus affreux encore:
des rires, des hurlements, des menaces, des sanglots,
des blasphèmes, et tout à coup des silences, durant
lesquels il semblait que la foule, portée par le vent,
franchît des distances énormes et gagnât sur moi du
terrain au centuple.
«Enfin le bruit se rapprocha tellement que, ne pouvant
plus espérer d'échapper, j'essayai de me cacher
derrière les piliers de la galerie; mais les figures de
marbre s'animèrent tout à coup; et, agitant leurs bras,
qu'elles tendaient vers moi avec frénésie, elles voulurent
me saisir pour me dévorer.
«Je fus donc rejeté par la peur au milieu de la galerie,
où leurs bras ne pouvaient m'atteindre, et la foule vint,
et l'espace fut rempli de voix, le pavé inondé de pas.
Ce fut comme une tempête dans les bois, comme une
rafale sur les flots; ce fut l'éruption de la lave. Il me
sembla que l'air s'embrasait et que mes épaules pliaient
sous le poids de la houle. Je fus emporté comme une
feuille d'automne dans le tourbillon des spectres.
«Ils étaient tous vêtus de robes noires, et leurs yeux
ardents brillaient sous leurs sombres capuces comme
ceux du tigre au fond de son antre. Il y en avait qui
semblaient plongés dans un désespoir sans bornes, d'autres
qui se livraient à une joie insensée ou féroce,
d'autres dont le silence farouche me glaçait et m'épouvantait
plus encore. À mesure qu'ils avançaient, les figures
de bronze et de marbre s'agitaient et se tordaient
avec tant d'efforts qu'elles finissaient par se détacher de
leur affreuse étreinte, par se dégager du pavé qui enchaînait
leurs pieds, par arracher leurs bras et leurs
épaules de la corniche; et les mutilés de la voûte se
détachaient aussi, et, se traînant comme des couleuvres
le long des murs, ils réussissaient à gagner le sol. Et
alors tous ces anthropophages gigantesques, tous ces
écorchés, tous ces mutilés, se joignaient à la foule des
spectres qui m'entraînaient, et, reprenant les apparences
d'une vie complète, se mettaient à courir et à
hurler comme les autres: de sorte qu'autour de nous
l'espace s'agrandissait, et la foule se répandait dans les
ténèbres comme un fleuve qui a rompu ses digues; mais
la lueur lointaine l'attirait et la guidait toujours. Tout à
coup cette clarté blafarde devint plus vive, et je vis que
nous étions arrivés au but. La foule se divisa, se répandit
dans des galeries circulaires, et j'aperçus au-dessous de
moi, à une distance incommensurable, l'intérieur d'un
monument tel que la main de l'homme n'eût jamais pu
le construire. C'était une église gothique dans le goût de
celles que les catholiques érigeaient au onzième siècle,
dans ce temps où leur puissance morale, arrivée à son
apogée, commençait à dresser des échafauds et des bûchers.
Les piliers élancés, les arcades aiguës, les animaux
symboliques, les ornements bizarres, tous les
caprices d'une architecture orgueilleuse et fantasque
étaient là déployés dans un espace et sur des dimensions
telles qu'un million d'hommes eût pu être abrité sous la
même voûte. Mais cette voûte était de plomb, et les
galeries supérieures où la foule se pressait étaient si
rapprochées du faîte que nul ne pouvait s'y tenir debout,
et que, la tête courbée et les épaules brisées,
j'étais forcé de regarder ce qui se passait tout au fond
de l'église, sous mes pieds, à une profondeur qui me
donnait des vertiges.
«D'abord je ne discernai rien que les effets de l'architecture,
dont les parties basses flottaient dans le vague,
tandis que les parties moyennes s'éclairaient de lueurs
rouges entrecoupées d'ombres noires, comme si un
foyer d'incendie eût éclaté de quelque point insaisissable
à ma vue. Peu à peu cette clarté sinistre s'étendit sur
toutes les parties de l'édifice, et je distinguai un grand
nombre de figures agenouillées dans la nef, tandis
qu'une procession de prêtres revêtus de riches habits
sacerdotaux défilait lentement au milieu, et se dirigeait
vers le chœur en chantant d'une voix monotone:
«_Détruisons-le! détruisons-le! que ce gui appartient
à la tombe soit rendu à la tombe!_»
«Ce chant lugubre réveilla mes terreurs, et je regardai
autour de moi; mais je vis que j'étais seul dans une
des travées: la foule avait envahi toutes les autres; elle
semblait ne pas s'occuper de moi. Alors j'essayai de
m'échapper de ce lieu d'épouvante, où un instinct secret
m'annonçait l'accomplissement de quelque affreux mystère.
Je vis plusieurs portes derrière moi; mais elles
étaient gardées par les horribles figures de bronze, qui
ricanaient et se parlaient entre elles en disant:
«_On va le détruire, et les lambeaux de sa chair
nous appartiendront._»
«Glacé par ces paroles, je me rapprochai de la balustrade
en me courbant le long de la rampe de pierre
pour qu'on ne pût pas me voir. J'eus une telle horreur
de ce qui allait s'accomplir que je fermai les yeux et
me bouchai les oreilles. La tête enveloppée de mon capuce
et courbée sur mes genoux, je vins à bout de me
figurer que tout cela était un rêve et que j'étais endormi
sur le grabat de ma cellule. Je fis des efforts inouïs pour
me réveiller et pour échapper au cauchemar, et je crus
m'éveiller en effet; mais en ouvrant les yeux je me retrouvai
dans la travée, environné à distance des spectres
qui m'y avaient conduit, et je vis au fond de la nef la
procession de prêtres qui était arrivée au milieu du
chœur, et qui formait un groupe pressé au centre duquel
s'accomplissait une scène d'horreur que je n'oublierai
jamais. Il y avait un homme couché dans un cercueil, et
cet homme était vivant. Il ne se plaignait pas, il ne
faisait aucune résistance; mais des sanglots étouffés
s'échappaient de son sein, et ses soupirs profonds, accueillis
par un morne silence, se perdaient sous la voûte
qui les renvoyait à la foule insensible. Auprès de lui
plusieurs prêtres armés de clous et de marteaux se
tenaient prêts à l'ensevelir aussitôt qu'on aurait réussi à
lui arracher le cœur. Mais c'était en vain que, les bras
sanglants et enfoncés dans la poitrine entr'ouverte du
martyr, chacun venait à son tour fouiller et tordre ses
entrailles; nul ne pouvait arracher ce cœur invincible
que des liens de diamant semblaient retenir victorieusement
à sa place. De temps en temps les bourreaux
laissaient échapper un cri de rage, et des imprécations
mêlées à des huées leur répondaient du haut des galeries.
Pendant ces abominations, la foule prosternée dans
l'église se tenait immobile dans l'attitude de la méditation
et du recueillement.
«Alors un des bourreaux s'approcha tout sanglant de
la balustrade qui sépare le chœur de la nef, et dit à ces
hommes agenouillés:
«--Ames chrétiennes, fidèles fervents et purs, ô mes
frères bien-aimés, priez! redoublez de supplications et
de larmes, afin que le miracle s'accomplisse et que vous
puissiez manger la chair et boire le sang du Christ, votre
divin Sauveur.»
«Et les fidèles se mirent à prier à voix basse, à se
frapper la poitrine et à répandre la cendre sur leurs
fronts, tandis que les bourreaux continuaient à torturer
leur proie, et que la victime murmurait en pleurant ces
mots souvent répétés:
«_Ô mon Dieu, relève ces victimes de l'ignorance et
de l'imposture!_»
«Il me semblait qu'un écho de la voûte, tel qu'une
voix mystérieuse, apportait ces plaintes à mon oreille.
Mais j'étais tellement glacé par la peur que, au lieu de
lui répondre et d'élever ma voix contre les bourreaux,
je n'étais occupé qu'à épier les mouvements de ceux qui
m'environnaient, dans la crainte qu'ils ne tournassent leur
rage contre moi en voyant que je n'étais pas un des leurs.
«Puis j'essayais de me réveiller, et pendant quelques
secondes mon imagination me reportait à des scènes
riantes. Je me voyais assis dans ma cellule par une belle
matinée, entouré de mes livres favoris; mais un nouveau
soupir de la victime m'arrachait à cette douce vision, et
de nouveau je me retrouvais en face d'une interminable
agonie et d'infatigables bourreaux. Je regardais le patient,
et il me semblait qu'il se transformait à chaque instant,
ce n'était plus le Christ, c'était Abeilard, et puis Jean
Huss, et puis Luther... Je m'arrachais encore à ce spectacle
d'horreur, et il me semblait que je revoyais la clarté du
jour et que je fuyais léger et rapide au milieu d'une
riante campagne. Mais un rire féroce, parti d'auprès de
moi, me tirait en sursaut de cette douce illusion, et
j'apercevais Spiridion dans le cercueil, aux prises avec
les infâmes qui broyaient son cœur dans sa poitrine sans
pouvoir s'en emparer. Puis ce n'était plus Spiridion,
c'était le vieux Fulgence, et il appelait vers moi en
disant:
«--Alexis, mon fils Alexis! vas-tu donc me laisser
périr?»
«Il n'eut pas plus tôt prononcé mon nom que je vis
à sa place dans le cercueil ma propre figure, le sein
entr'ouvert, le cœur déchiré par des ongles et des
tenailles. Cependant j'étais toujours dans la travée, caché
derrière la balustrade, et contemplant un autre moi-même
dans les angoisses de l'agonie. Alors je me sentis
défaillir, mon sang se glaça dans mes veines, une sueur
froide ruissela de tous mes membres, et j'éprouvai dans
ma propre chair toutes les tortures que je voyais subir
à mon spectre. J'essayai de rassembler le peu de forces
qui me restaient et d'invoquer à mon tour Spiridion et
Fulgence. Mes yeux se fermèrent, et ma bouche murmura
des mots dont mon esprit n'avait plus conscience.
Lorsque je rouvris les yeux, je vis auprès de moi une
belle figure agenouillée, dans une attitude calme. La
sérénité résidait sur son large front, et ses yeux ne daignaient
point s'abaisser sur mon supplice. Il avait le
regard dirigé vers la voûte de plomb, et je vis qu'au-dessus
de sa tête la lumière du ciel pénétrait par une
large ouverture. Un vent frais agitait faiblement les
boucles d'or de ses beaux cheveux. Il y avait dans ses
traits une mélancolie ineffable mêlée d'espoir et de pitié.
«--Ô toi dont je sais le nom, lui dis-je à voix basse,
toi qui sembles invisible à ces fantômes effroyables, et
qui daignes te manifester à moi seul, à moi seul qui te
connais et qui t'aime! sauve-moi de ces terreurs, soustrais-moi
à ce supplice!...»
«Il se tourna vers moi, et me regarda avec des yeux
clairs et profonds, qui semblaient à la fois plaindre et
mépriser ma faiblesse. Puis, avec un sourire angélique,
il étendit la main, et toute la vision rentra dans les
ténèbres. Alors je n'entendis plus que sa voix amie, et
c'est ainsi qu'elle me parla:
«--Tout ce que tu as cru voir ici n'a d'existence que
dans ton cerveau. Ton imagination a seule forgé l'horrible
rêve contre lequel tu t'es débattu. Que ceci t'enseigne
l'humilité, et souviens-toi de la faiblesse de ton esprit
avant d'entreprendre ce que tu n'es pas encore capable
d'exécuter. Les démons et les larves sont des créations
du fanatisme et de la superstition. À quoi t'a servi toute
ta philosophie, si tu ne sais pas encore distinguer les
pures révélations que le ciel accorde, des grossières
visions évoquées par la peur? Remarque que tout ce
que tu as cru voir s'est passé en toi-même, et que tes
sens abusés n'ont fait autre chose que de donner une
forme aux idées qui depuis longtemps te préoccupent.
Tu as vu dans cet édifice composé de figures de bronze
et de marbre, tour à tour dévorantes et dévorées, un
symbole des âmes que le catholicisme a endurcies et
mutilées, une image des combats que les générations se
sont livrés au sein de l'Église profanée, en se dévorant
les unes les autres, en se rendant les unes aux autres le
mal qu'elles avaient subi. Ce flot de spectres furieux qui
t'a emporté avec lui, c'est l'incrédulité, c'est le désordre,
l'athéisme, la paresse, la haine, la cupidité, l'envie,
toutes les passions mauvaises qui ont envahi l'Église
quand l'Église a perdu la foi; et ces martyrs dont les
princes de l'Église disputaient les entrailles, c'étaient les
Christs, c'étaient les martyrs de la vérité nouvelle,
c'étaient les saints de l'avenir tourmentés et déchirés
jusqu'au fond du cœur par les fourbes, les envieux et les
traîtres. Toi-même, dans un instinct de noble ambition,
tu t'es vu couché dans ce cénotaphe ensanglanté, sous
les yeux d'un clergé infâme et d'un peuple imbécile.
Mais tu étais double à tes propres yeux; et, tandis que
la moitié la plus belle de ton être subissait la torture
avec constance et refusait de se livrer aux pharisiens,
l'autre moitié, qui est égoïste et lâche, se cachait dans
l'ombre, et, pour échapper à ses ennemis, laissait la voix
du vieux Fulgence expirer sans échos. C'est ainsi, ô
Alexis! que l'amour de la vérité a su préserver ton âme
des viles passions du vulgaire; mais c'est ainsi, ô moine!
que l'amour du bien-être et le désir de la liberté t'ont
rendu complice du triomphe des hypocrites avec lesquels
tu es condamné à vivre. Allons, éveille-toi, et cherche
dans la vertu la vérité que tu n'as pu trouver dans la
science.»
«À peine eut-il fini de parler, que je m'éveillai;
j'étais dans l'église du couvent, étendu sur la pierre du
_Hic est_, à côté du caveau entr'ouvert. Le jour était levé,
les oiseaux chantaient gaiement en voltigeant autour des
vitraux; le soleil levant projetait obliquement un rayon
d'or et de pourpre sur le fond du chœur. Je vis distinctement
celui qui m'avait parlé entrer dans ce rayon, et
s'y effacer comme s'il se fût confondu avec la lumière
céleste. Je me tâtai avec effroi. J'étais appesanti par un
sommeil de mort, et mes membres étaient engourdis par
le froid de la tombe. La cloche sonnait matines; je me
hâtai de replacer la pierre sur le caveau, et je pus
sortir de l'église avant que le petit nombre des fervents
qui ne se dispensaient pas des offices du matin y eût
pénétré.
«Le lendemain, il ne me restait de cette nuit affreuse
qu'une lassitude profonde et un souvenir pénible. Les
diverses émotions que j'avais éprouvées se confondaient
dans l'accablement de mon cerveau. La vision hideuse et
la céleste apparition me paraissaient également fébriles
et imaginaires; je répudiais autant l'une que l'autre, et
n'attribuais déjà plus la douce impression de la dernière
qu'au rassérénement de mes facultés et à la fraîcheur
du matin.
«À partir de ce moment, je n'eus plus qu'une pensée
et qu'un but, ce fut de refroidir mon imagination, comme
j'avais réussi à refroidir mon cœur. Je pensai que, comme
j'avais dépouillé le catholicisme pour ouvrir à mon intelligence
une voie plus large, je devais dépouiller tout
enthousiasme religieux pour retenir ma raison dans une
voie plus droite et plus ferme. La philosophie du siècle
avait mal combattu en moi l'élément superstitieux; je
résolus de me prendre aux racines de cette philosophie;
et, rétrogradant d'un siècle, je remontai aux causes des
doctrines incomplètes qui m'avaient séduit. J'étudiai
Newton, Leibnitz, Keppler, Malebranche, Descartes
surtout, père des géomètres, qui avaient sapé l'édifice de
la tradition et de la révélation. Je me persuadai qu'en
cherchant l'existence de Dieu dans les problèmes de la
science et dans les raisonnements de la métaphysique,
je saisirais enfin l'idée de Dieu, telle que je voulais la concevoir,
calme, invincible, infinie.
«Alors commença pour moi une nouvelle série de
travaux, de fatigues et de souffrances. Je m'étais flatté
d'être plus robuste que les spéculateurs auxquels j'allais
demander la foi; je savais bien qu'ils l'avaient perdue
en voulant la démontrer; j'attribuais cette erreur funeste
à l'affaiblissement inévitable des facultés employées à de
trop fortes études. Je me promettais de ménager mieux
mes forces, d'éviter les puérilités où de consciencieuses
recherches les avaient parfois égarés, de rejeter avec
discernement tout ce qui était entré de force dans leurs
systèmes; en un mot, de marcher à pas de géant dans
cette carrière où ils s'étaient traînés avec peine. Là
comme partout, l'orgueil me poussait à ma perte; elle
fut bientôt consommée. Loin d'être plus ferme que mes
maîtres, je me laissai tomber plus bas sur le revers des
sommets que je voulais atteindre et où je me targuais
vainement de rester. Parvenu à ces hauteurs de la science,
que l'intelligence escalade, mais au pied desquelles le
sentiment s'arrête, je fus pris du vertige de l'athéisme.
Fier d'avoir monté si haut, je ne voulus pas comprendre
que j'avais à peine atteint le premier degré de la science
de Dieu, parce que je pouvais expliquer avec une certaine
logique le mécanisme de l'univers, et que pourtant
je ne pouvais pénétrer la pensée qui avait présidé à cette
création. Je me plus à ne voir dans l'univers qu'une machine,
et à supprimer la pensée divine comme un élément
inutile à la formation et à la durée des mondes. Je
m'habituai à rechercher partout l'évidence et à mépriser
le sentiment, comme s'il n'était pas une des principales
conditions de la certitude. Je me fis donc une manière
étroite et grossière de voir, d'analyser et de définir les
choses; et je devins le plus obstiné, le plus vain et le
plus borné des savants.
«Dix ans de ma vie s'écoulèrent dans ces travaux
ignorés, dix ans qui tombèrent dans l'abîme sans faire
croître un brin d'herbe sur ses bords. Je me débattis
longtemps contre le froid de la raison. À mesure que je
m'emparais de cette triste conquête, j'en étais effrayé,
et je me demandais ce que je ferais de mon cœur si
jamais il venait à se réveiller. Mais peu à peu les plaisirs
de la vanité satisfaite étouffaient cette inquiétude. On
ne se figure pas ce que l'homme, voué en apparence aux
occupations les plus graves, y porte d'inconséquence et
de légèreté. Dans les sciences, la difficulté vaincue est
si enivrante que les résolutions consciencieuses, les
instincts du cœur, la morale de l'âme, sont sacrifiés, en
un clin d'œil, aux triomphes frivoles de l'intelligence.
Plus je courais à ces triomphes, plus celui que j'avais
rêvé d'abord me paraissait chimérique. J'arrivai enfin à
le croire inutile autant qu'impossible; je résolus donc
de ne plus chercher des vérités métaphysiques sur la
voie desquelles mes études physiques me mettaient de
moins en moins. J'avais étudie les mystères de la nature,
la marche et le repos des corps célestes, les lois invariables
qui régissent l'univers dans ses splendeurs infinies
comme dans ses imperceptibles détails; partout
j'avais senti la main de fer d'une puissance incommensurable,
profondément insensible aux nobles émotions
de l'homme, généreuse jusqu'à la profusion, ingénieuse
jusqu'à la minutie en tout ce qui tend à ses satisfactions
matérielles; mais vouée à un silence inexorable en tout
ce qui tient à son être moral, à ses immenses désirs,
fallait-il dire à ses immenses besoins? Cette avidité avec
laquelle quelques hommes d'exception cherchent à communiquer
intimement avec la Divinité, n'était-elle pas
une maladie du cerveau, que l'on pouvait classer à côté
du dérèglement de certaines croissances anormales dans
le règne végétal, et de certains instincts exagérés chez
les animaux? N'était-ce pas l'orgueil, cette autre maladie
commune au grand nombre des humains, qui parait de
couleurs sublimes et rehaussait d'appellations pompeuses
cette fièvre de l'esprit, témoignage de faiblesse et de lassitude
bien plus que de force et de santé? Non, m'écriai-je,
c'est impudence et folie, et misère surtout, que de vouloir
escalader le ciel. Le ciel qui n'existe nulle part pour
le moindre écolier rompu au mécanisme de la sphère!
le ciel, où le vulgaire croit voir, au milieu d'un trône de