Spiridion - 09

qui préparait la ruine de l'inquisition et la chute de tous
les despotismes sanctifiés. Peu à peu j'arrivai à me faire
une manière d'être, de voir et de sentir, qui, sans être celle
de Voltaire et de Diderot, était celle de leur école.
Quel homme a jamais pu s'affranchir, même au fond des
cloîtres, même au sein des thébaïdes, de l'esprit de son
siècle? J'avais d'autres habitudes, d'autres sympathies,
d'autres besoins que les frivoles écrivains de mon époque;
mais tous les vœux et tous les désirs que je conservais
étaient stériles; car je sentais l'imminence providentielle
d'une grande révolution philosophique, sociale et religieuse;
et ni moi ni mon siècle n'étions assez forts pour
ouvrir à l'humanité le nouveau temple où elle pourrait
s'abriter contre l'athéisme, contre le froid et la mort.
«Insensiblement je me refroidis à mon tour jusqu'à
douter de moi-même. Il y avait longtemps que je doutais
de la bonté et de la tendresse paternelle de Dieu. J'en
vins à douter de l'amour filial que je sentais pour lui. Je
pensai que ce pouvait être une habitude d'esprit que
l'éducation m'avait donnée, et qui n'avait pas plus son
principe dans la nature de mon être que mille autres
erreurs suggérées chaque jour aux hommes par la coutume
et le préjugé. Je travaillai à détruire en moi l'esprit
de charité avec autant de soin que j'en avais mis
jadis à développer le feu divin dans mon cœur. Alors je
tombai dans un ennui profond, et, comme un ami qui ne
peut vivre privé de l'objet de son affection, je me sentis
dépérir et je traînai ma vie comme un fardeau.
«Au sein de ces anxiétés, de ces fatigues, six années
étaient déjà consumées. Six années, les plus belles et les
plus viriles de ma vie, étaient tombées dans le gouffre
du passé sans que j'eusse fait un pas vers le bonheur ou
la vertu. Ma jeunesse s'était écoulée comme un rêve.
L'amour de l'étude semblait dominer toutes mes autres
facultés. Mon cœur sommeillait; et, si je n'eusse senti
quelquefois, à la vue des injustices commises contre
mes frères et à la pensée de toutes celles qui se commettent
sans cesse à la face du ciel, de brûlantes colères
et de profonds déchirements, j'eusse pu croire que la
tête seule vivait en moi et que mes entrailles étaient
insensibles. À vrai dire, je n'eus point de jeunesse, tant
les enivrements contre lesquels j'ai vu les autres religieux
lutter si péniblement passèrent loin de moi. Chrétien,
j'avais mis tout mon amour dans la Divinité; philosophe,
je ne pus reporter mon amour sur les créatures, ni mon
attention sur les choses humaines.
«Tu te demandes peut-être, Angel, ce que le souvenir
de Fulgence et la pensée de Spiridion étaient devenus
parmi tant de préoccupations nouvelles. Hélas!
j'étais bien honteux d'avoir pris à la lettre les visions de
ce vieillard et de m'être laissé frapper l'imagination au
point d'avoir eu moi-même la vision de cet Hébronius.
La philosophie moderne accablait d'un tel mépris les
visionnaires que je ne savais où me réfugier contre le
mortifiant souvenir de ma superstition. Tel est l'orgueil
humain, que même lorsque la vie intérieure s'accomplit
dans un profond mystère, et sans que les erreurs et les
changements de l'homme aient d'autre témoin que sa
conscience, il rougit de ses faiblesses et voudrait pouvoir
se tromper lui-même. Je m'efforçais d'oublier ce qui
s'était passé en moi à cette époque de trouble où une
révolution avait été imminente dans tout mon être, et où
la sève trop comprimée de mon esprit avait fait irruption
avec une sorte de délire. C'est ainsi que je m'expliquais
l'influence de Fulgence et d'Hébronius sur mon
abandon du christianisme. Je me persuadais (et peut-être
ne me trompais-je pas) que ce changement était
inévitable; qu'il était pour ainsi dire fatal, parce qu'il
était dans la nature de mon esprit de progresser en dépit
de tout et à propos de tout. Je me disais que soit une
cause, soit une autre, soit la fable d'Hébronius, soit tout
autre hasard, je devais sortir du christianisme, parce
que j'avais été condamné, en naissant, à chercher la
vérité sans relâche et peut-être sans espoir. Brisé de
fatigue, atteint d'un profond découragement, je me
demandais si le repos que j'avais perdu valait la peine
d'être reconquis. Ma foi naïve était déjà si loin, il me
semblait que j'avais commencé si jeune à douter que je
ne me souvenais presque plus du bonheur que j'avais pu
goûter dans mon ignorance. Peut-être même n'avais-je
jamais été heureux par elle. Il est des intelligences inquiètes
auxquelles l'inaction est un supplice et le repos
un opprobre. Je ne pouvais donc me défendre d'un certain
mépris de moi-même en me contemplant dans le
passé. Depuis que j'avais entrepris mon rude labeur je
n'avais pas été plus heureux, mais du moins je m'étais
senti vivre; et je n'avais pas rougi de voir la lumière,
car j'avais labouré de toutes mes forces le champ de
l'espérance. Si la moisson était maigre, si le sol était
aride, ce n'était pas la faute de mon courage, et je pouvais
être une victime respectable de l'humaine impuissance.
«Je n'avais pourtant pas oublié l'existence du manuscrit
précieux peut-être, et, à coup sûr, fort curieux,
que renfermait le cercueil de l'abbé Spiridion. Je me
promettais bien de le tirer de là et de me l'approprier;
mais il fallait, pour opérer cette extraction en secret, du
temps, des précautions, et sans doute un confident. Je
ne me pressai donc pas d'y pourvoir, car j'étais occupé
au delà de mes forces et des heures dont j'avais à disposer
chaque jour. Le vœu que j'avais fait de déterrer
ce manuscrit le jour où j'aurais atteint l'âge de trente
ans n'avait sans doute pu sortir de ma mémoire; mais je
rougissais tellement d'avoir pu faire un vœu si puéril que
j'en écartais la pensée, bien résolu à ne l'accomplir en
aucune façon, et ne me regardant pas comme lié par un
serment qui n'avait plus pour moi ni sens ni valeur.
«Soit que j'évitasse de me retracer ce que j'appelais
les misérables circonstances de ce vœu, soit qu'un redoublement
de préoccupations scientifiques m'eût entièrement
absorbé, il est certain que l'époque fixée par moi
pour l'accomplissement du vœu arriva sans que j'y lisse
la moindre attention; et sans doute elle aurait passé
inaperçue sans un l'ait extraordinaire et qui faillit de
nouveau transformer toutes mes idées.»
«Je m'étais toujours procuré des livres en pénétrant,
à l'insu de tous, dans la bibliothèque située au bout de
répugnance à m'emparer furtivement de ce fruit défendu;
mais bientôt l'amour de l'élude, avait été plus fort que
tous les scrupules de la franchise et du la licite. J'étais
descendu à toutes les ruses nécessaires; j'avais fabriqué
moi-même une fausse clef, la serrure que j'avais brisée
avant été réparée sans qu'on sût à qui en imputer l'effraction.
Je me glissais la nuit jusqu'au sanctuaire de la
science, et chaque semaine je renouvelais ma provision
de livres, sans éveiller ni l'attention ni les soupçons, du
moins à ce qu'il me semblait. J'avais soin de cacher mes
richesses dans la paille de ma couche, et je lisais toute
la nuit. Je m'étais habitué à dormir à genoux dans
l'église; et, pendant les offices du matin, prosterné
dans ma stalle, enveloppé de mon capuchon, je réparais
les fatigues de la veille par un sommeil léger et fréquemment
interrompu. Cependant, comme ma santé
s'affaiblissait visiblement par ce régime, je trouvai le
moyen de lire à l'église même durant les offices. Je me
procurai une grande couverture de missel que j'adaptais
à mes livres profanes, et, tandis que je semblais absorbé
par le bréviaire, je me livrais avec sécurité à mes études
favorites.»
«Malgré toutes ces précautions, je fus soupçonné,
surveillé, et enfin découvert. Une nuit que j'avais pénétré
dans la bibliothèque, j'entendis marcher dans la
grande salle du chapitre. Aussitôt j'éteignis ma lampe,
et je me tins immobile, espérant qu'on n'était point sur
ma trace, et que j'échapperais à l'attention du surveillant
qui faisait cette ronde inusitée. Les pas se rapprochèrent,
et j'entendis une main se poser sur ma clef que
j'avais imprudemment laissée en dehors. On retira cette
clef après avoir fermé la porte sur moi à double tour; on
replaça les grosses barres de fer que j'avais enlevées;
et, quand on m'eut ôté tout moyen d'évasion, on s'éloigna
lentement. Je me trouvai seul dans les ténèbres,
captif, et à la merci de mes ennemis.»
«La nuit me sembla insupportablement longue; car
l'inquiétude, la contrariété et le froid qui était alors
très-vif m'empêchèrent de goûter un instant de repos.
J'eus un grand dépit d'avoir éteint ma lampe, et de ne
pouvoir du moins utiliser par la lecture cette nuit malencontreuse.
Les craintes qu'un tel événement devait
m'inspirer n'étaient pourtant pas très-vives. Je me flattais
de n'avoir pas été vu par celui qui m'avait enfermé.
Je me disais qu'il l'avait fait sans mauvaise intention, et
sans se douter qu'il y eût quelqu'un dans la bibliothèque;
que c'était peut-être le convers de semaine pour le service
de la salle, qui avait retiré cette clef et fermé cette
porte pour mettre les choses en ordre. Je me trouvai,
moi, bien lâche de ne pas lui avoir parlé et de n'avoir
pas fait, pour sortir tout de suite, une tentative qui,
le lendemain au jour, aurait certes beaucoup plus d'inconvénients.
Néanmoins je me promis de ne pas manquer
l'occasion dés qu'il reviendrait, le matin, selon
l'habitude, pour ranger et nettoyer la salle. Dans cette
attente je me tins éveillé, et je supportai le froid avec
le plus de philosophie qu'il me fut possible.»
«Mais les heures s'écoulèrent, le jour parut, et le
pâle soleil de janvier monta sur l'horizon sans que le
moindre bruit se fit entendre dans la chambre du chapitre.
La journée entière se passa sans m'apporter aucun
moyen d'évasion. J'usai mes forces à vouloir enfoncer la
porte. On l'avait si bien assurée contre une nouvelle
effraction, qu'il était impossible de l'ébranler, et la serrure
résista également à tous mes efforts.»
«Une seconde nuit et une seconde journée se passèrent
sans apporter aucun changement à cette étrange
position. La porte du chapitre avait été sans doute condamnée.
Il ne vint absolument personne dans cette salle,
qui d'ordinaire était assez fréquentée à certaines heures,
et je ne pus me persuader plus longtemps que ma captivité
fût un événement fortuit. Outre que la salle ne pouvait
avoir été fermée sans dessein, on devait s'apercevoir
de mon absence; et, si l'on était inquiet de moi, ce n'était
pas le moment de fermer les portes, mais de les ouvrir
toutes pour me chercher. Il était donc certain qu'on
voulait m'infliger une correction pour ma faute; mais,
le troisième jour, je commençai à trouver la correction
trop sévère, et à craindre qu'elle ne ressemblât aux
épreuves des cachots de l'inquisition, d'où l'on ne sortait
que pour revoir une dernière fois le soleil et mourir
d'épuisement. La faim et le froid m'avaient si rudement
éprouvé que, malgré mon stoïcisme et la persévérance
que j'avais mise à lire tant que le jour me l'avait permis,
je commençai à perdre courage la troisième nuit et
à sentir que la force physique m'abandonnait. Alors je
me résignai à mourir, et à ne plus combattre le froid
par le mouvement. Mes jambes ne pouvaient plus me
soutenir; je fis une couche avec des livres; car on
avait eu la cruauté d'enlever le fauteuil de cuir qui
d'ordinaire occupait l'embrasure de la croisée. Je m'enveloppai
la tête dans ma robe, je m'étendis en serrant
mon vêtement autour de moi, et je m'abandonnai à
l'engourdissement d'un sommeil fébrile que je regardais
comme le dernier de ma vie. Je m'applaudis d'être arrivé
à l'extinction de mes forces physiques sans avoir
perdu ma force morale et sans avoir cédé au désir de
crier pour appeler du secours. L'unique croisée de cette
pièce donnait sur une cour fermée, où les novices allaient
rarement. J'avais guetté vainement depuis trois
jours; la porte de cette cour ne s'était pas ouverte une
seule fois. Sans doute, elle avait été condamnée comme
celle du chapitre. Ne pouvant faire signe à aucun être
compatissant ou désintéressé, il eût fallu remplir l'air
de mes cris pour arriver à me faire entendre. Je savais
trop bien que, dans de semblables circonstances, la
compassion est lâche et impuissante, tandis que le désir
de la vengeance augmente en raison de l'abaissement de
la victime. Je savais que mes gémissements causeraient
à quelques-uns une terreur stupide et rien de plus. Je
savais que les autres se réjouiraient de mes angoisses.
Je ne voulais pas donner à ces bourreaux le triomphe
de m'avoir arraché une seule plainte. J'avais donc résisté
aux tortures de la faim; je commençais à ne plus les
sentir, et d'ailleurs je n'aurais plus eu assez du force
pour élever la voix. Je m'abandonnai à mon sort en invoquant
Épictète et Socrate, et Jésus lui-même, le philosophe
immolé par les princes des prêtres et les docteurs
de la loi.»
«Depuis quelques heures je reposais dans un profond
anéantissement, lorsque je fus éveillé par le bruit de
l'horloge du chapitre qui sonnait minuit de l'autre côté
de la cloison contre laquelle j'étais étendu. Alors j'entendis
marcher doucement dans la salle, et il me sembla
qu'on approchait de la porte de ma prison. Ce bruit ne
me causa ni joie ni surprise; je n'avais plus conscience
d'aucune chose. Cependant la nature des pas que j'entendais
sur le plancher de la salle voisine, leur légèreté
empressée, jointe à une netteté solennelle, réveillèrent
en moi je ne sais quels vagues souvenirs. Il me sembla
que je reconnaissais la personne qui marchait ainsi, et
que j'éprouvais une joie d'instinct à l'entendre venir
vers moi; mais il m'eût été impossible de dire quelle
était cette personne et où je l'avais connue.»
«Elle ouvrit la porte de la bibliothèque et m'appela
par mon nom d'une voix harmonieuse et douce qui me
fit tressaillir. Il me sembla que je sentais la vie faire un
effort en moi pour se ranimer; mais j'essayai en vain de
me soulever, et je ne pus ni remuer ni parler.
«--Alexis! répéta la voix d'un ton d'autorité bienveillante,
ton corps et ton âme sont-ils donc aussi endurcis
l'un que l'autre? D'où vient que tu as manqué à ta parole?
Voici la nuit, voici l'heure que tu avais fixées...
Il y a aujourd'hui trente ans que tu vins dans ce monde,
nu et pleurant comme tous les fils d'Ève. C'est aujourd'hui
que tu devais te régénérer, en cherchant sous la
cendre de ma dépouille terrestre une étincelle qui aurait
pu rallumer en toi le feu du ciel. Faut-il donc que les
morts quittent leur sépulcre pour trouver les vivants
plus froids et plus engourdis que des cadavres?»
«J'essayai encore de lui répondre, mais sans réussir
plus que la première fois. Alors _il_ reprit avec un soupir:
«--Reviens donc à la vie des sens, puisque celle de
l'esprit est expirée en toi...»
«Il s'approcha et me toucha, mais je ne vis rien; et
lorsque, après des efforts inouïs, j'eus réussi à m'éveiller
de ma léthargie et à me dresser sur mes genoux, tout
était rentré dans le silence, et rien n'annonçait autour
de moi la visite d'un être humain.
«Cependant un vent plus froid qui soufflait sur moi
semblait venir de la porte. Je me traînai jusque-là. Ô
prodige! elle était ouverte.
«J'eus un accès de joie insensée. Je pleurai comme un
enfant, et j'embrassai la porte comme si j'eusse voulu
baiser la trace des mains qui l'avaient ouverte. Je ne
sais pourquoi la vie me semblait si douce à recouvrer,
après avoir semblé si facile à perdre. Je me traînai le
long de la salle du chapitre en suivant les murs; j'étais
si faible que je tombais à chaque pas. Ma tête s'égarait,
et je ne pouvais plus me rendre raison de la position de
la porte que je voulais gagner. J'étais comme un homme
ivre; et plus j'avais hâte de sortir de ce lieu fatal, moins
il m'était possible d'en trouver l'issue. J'errais dans les
ténèbres, me créant moi-même un labyrinthe inextricable
dans un espace libre et régulier. Je crois que je
passai là presque une heure, livré à d'inexprimables
angoisses. Je n'étais plus armé de philosophie comme
lorsque j'étais sous les verrous. Je voyais la liberté, la
vie, qui revenaient à moi, et je n'avais pas la force de
m'en emparer. Mon sang un instant ranimé se refroidissait
de nouveau. Une sorte de rage délirante s'emparait
de moi. Mille fantômes passaient devant mes yeux,
mes genoux se roidissaient sur le plancher. Épuisé de
fatigue et de désespoir, je tombai au pied d'une des
froides parois de la salle, et de nouveau j'essayai de
retrouver en moi la résolution de mourir en paix. Mais
mes idées étaient confuses, et la sagesse, qui m'avait
semblé naguère une armure impénétrable, n'était en cet
instant qu'un secours impuissant contre l'horreur de la
mort.
«Tout à coup je retrouvai le souvenir, déjà effacé, de
la voix qui m'avait appelé durant mon sommeil, et, me
livrant à cette protection mystérieuse avec la confiance
d'un enfant, je murmurai les derniers mots que Fulgence
avait prononcés en rendant l'âme: «_Sancte Spiridion,
ora pro me._»
«Alors il se fit une lueur pâle dans la salle, comme
serait celle d'un éclair prolongé. Cette lueur augmenta,
et, au bout d'une minute environ, s'éteignit tout à fait.
J'avais eu le temps de voir que cette lumière partait du
portrait du fondateur, dont les yeux s'étaient allumés
comme deux lampes pour éclairer la salle et pour me
montrer que j'étais adossé depuis un quart d'heure
contre la porte tant cherchée.--Béni sois-tu, esprit
bienheureux! m'écriai-je. Et, ranimé soudain, je m'élançai
hors de la salle avec impétuosité.
«Un convers, qui vaquait dans les salles basses à des
préparatifs extraordinaires pour le lendemain, me vit
accourir vers lui comme un spectre. Mes joues creuses,
mes yeux enflammés par la fièvre, mon air égaré, lui
causèrent une telle frayeur qu'il s'enfuit en laissant tomber
une corbeille de riz qu'il portait, et un flambeau que
je me hâtai de ramasser avant qu'il fût éteint. Quand
j'eus apaisé ma faim, je regagnai ma cellule, et le lendemain,
après un sommeil réparateur, je fus en état de
me rendre à l'église.
«Un bruit singulier dans le couvent et le branle de
toutes les grosses cloches m'avaient annoncé une cérémonie
importante. J'avais jeté les yeux sur le calendrier
de ma cellule, et je me demandais si j'avais perdu pendant
mes jours d'inanition la notion de la marche du
temps; car je ne voyais aucune fête religieuse marquée
pour le jour où je croyais être. Je me glissai dans le
chœur, et je gagnai ma stalle sans être remarqué. Il y
avait sur tous les fronts une préoccupation ou un recueillement
extraordinaire. L'église était parée comme
aux grands jours fériés. On commença les offices. Je fus
surpris de ne point voir le Prieur à sa place; je me penchai
pour demander à mon voisin s'il était malade. Celui-ci
me regarda d'un air stupéfait, et, comme s'il eût pensé
avoir mal entendu ma question, il sourit d'un air embarrassé
et ne me répondit point. Je cherchai des yeux le
père Donatien, celui de tous les religieux que je savais
m'être le plus hostile, et que j'accusais intérieurement
du traitement odieux que je venais de subir. Je vis ses
yeux ardents chercher à pénétrer sous mon capuchon;
mais je ne lui laissai point voir mon visage, et je m'assurai
que le sien était bouleversé par la surprise et la
crainte; car il ne s'attendait point à trouver ma stalle
occupée, et il se demandait si c'était moi ou mon spectre
qu'il voyait là en face de lui.
«Je ne fus au courant de ce qui se passait qu'à la fin
de l'office, lorsque l'officiant récita une prière en commémoration
du Prieur, dont l'âme avait paru devant
Dieu, le 10 janvier 1766, à minuit, c'est-à-dire une
heure avant mon incarcération dans la bibliothèque. Je
compris alors pourquoi Donatien, dont l'ambition guettait
depuis longtemps la première place parmi nous, avait
saisi l'occasion de cette mort subite pour m'éloigner des
délibérations. Il savait que je ne l'estimais point, et que,
malgré mon peu de goût pour le pouvoir et mon défaut
absolu d'intrigue, je ne manquais pas de partisans.
J'avais une réputation de science théologique qui m'attirait
le respect naïf de quelques-uns; j'avais un esprit
de justice et des habitudes d'impartialité qui offraient à
tous des garanties. Donatien me craignait: sous-prieur
depuis deux ans, et tout-puissant sur ceux qui entouraient
le Prieur, il avait enveloppé ses derniers instants
d'une sorte de mystère, et, avant de répandre la nouvelle
de sa mort, il avait voulu me voir, sans doute pour sonder
mes dispositions, pour me séduire ou pour m'effrayer.
Ne me trouvant point dans ma cellule, et connaissant
fort bien mes habitudes, comme je l'ai su depuis, il
s'était glissé sur mes traces jusqu'à la porte de la bibliothèque
qu'il avait refermée sur moi comme par mégarde.
Puis il avait condamné toutes les issues par lesquelles
on pouvait approcher de moi, et il avait sur-le-champ
fait entrer tout le monastère en retraite, afin de procéder
dignement à l'élection du nouveau chef.
«Grâce à son influence, il avait pu violer tous les
usages et toutes les règles de l'abbaye. Au lieu de faire
embaumer et exposer le corps du défunt pendant trois
jours dans la chapelle, il l'avait fait ensevelir précipitamment,
sous prétexte qu'il était mort d'un mal contagieux.
Il avait brusqué toutes les cérémonies, abrégé
le temps ordinaire de la retraite; et déjà l'on procédait
à son élection, lorsque, par un fait surnaturel, je fus
rendu à la liberté. Quand l'office fut fini, on chanta le
_Veni Creator_; puis on resta un quart d'heure prosterné
chacun dans sa stalle, livré à l'inspiration divine. Lorsque
l'horloge sonna midi, la communauté défila lentement et
monta à la salle du chapitre pour procéder au vote général.
Je me tins dans le plus grand calme et dans la plus
complète indifférence tant que dura cette cérémonie.
Rien au monde ne me tentait moins que de contre-balancer
les suffrages; en eussé-je eu le temps, je n'aurais pas
fait la plus simple démarche pour contrarier l'ambition
de Donatien. Mais quand j'entendis son nom sortir cinquante
fois de l'urne, quand je vis, au dernier tour de
scrutin, la joie du triomphe éclater sur son visage, je fus
saisi d'un mouvement tout humain d'indignation et de
haine.
«Peut-être, s'il eût songé à tourner vers moi un regard
humble ou seulement craintif, mon mépris l'eût-il absous;
mais il me sembla qu'il me bravait, et j'eus la puérilité de
vouloir briser cet orgueil, au niveau duquel je me ravalais
en le combattant. Je laissai le secrétaire recompter
lentement les votes. Il y en avait deux seulement pour
moi. Ce n'était donc pas une espérance personnelle qui
pouvait me suggérer ce que je fis. Au moment où l'on
proclama le nom de Donatien, et comme il se levait d'un
air hypocritement ému pour recevoir les embrassades
des anciens, je me levai à mon tour et j'élevai la voix.
«--Je déclare, dis-je avec un calme apparent dont
l'effet fut terrible, que l'élection proclamée est nulle,
parce que les statuts de l'ordre ont été violés. Une seule
voix, oubliée ou détournée, suffit pour frapper de nullité
les résolutions de tout un chapitre. J'invoque cet article
de la charte de l'abbé Spiridion, et déclare que moi,
Alexis, membre de l'ordre et serviteur de Dieu, je n'ai
point déposé mon vote aujourd'hui dans l'urne, parce
que je n'ai point eu le loisir d'entrer en retraite comme
les autres; parce que j'ai été écarté, par hasard ou par
malice, des délibérations communes, et qu'il m'eût été
impossible, ignorant jusqu'à cet instant la mort de notre
vénérable Prieur, de me décider inopinément sur le choix
de son successeur.»
«Ayant prononcé ces paroles qui furent un coup de
foudre pour Donatien, je me rassis et refusai de répondre
aux mille questions que chacun venait m'adresser. Donatien,
un instant confondu de mon audace, reprit bientôt
courage, et déclara que mon vote était non-seulement
inutile mais non recevable, parce qu'étant sous le poids
d'une faute grave, et subissant, durant les délibérations,
une correction dégradante, d'après les statuts, je n'étais
point apte à voter.
«--Et qui donc a qualifié ou apprécié ma faute? demandai-je.
Qui donc, s'est permis de m'en infliger le
châtiment? Le sous-prieur? il n'en avait pas le droit.
Il devait, pour me juger indigne de prendre part à
l'élection, faire examiner ma conduite par six des plus
anciens du chapitre, et je déclare qu'il ne l'a point
fait.
«--Et qu'en savez-vous? me dit un des anciens qui
était le chaud partisan de mon antagoniste.
«--Je dis, m'écriai-je, que cela ne s'est point fait,
parce que j'avais le droit d'en être informé, parce que
mon jugement devait être signifié à moi d'abord, puis
à toute la communauté rassemblée, et enfin placardé
ici, dans ma stalle, et qu'il n'y est point et n'y a jamais
été.
«--Votre faute, s'écria Donatien, était d'une telle
nature...
«--Ma faute, interrompis-je, il vous plaît de la qualifier
de grave; moi, il me plaît de qualifier la punition
que vous m'avez infligée, et je dis que c'est pour vous
qu'elle est dégradante. Dites quelle fut ma faute! Je
vous somme de le dire ici; et moi je dirai quel traitement
vous m'avez fait subir, bien que vous n'eussiez
pas le droit de le faire.»
«Donatien voyant que j'étais outré, et que l'on commençait
à m'écouter avec curiosité, se hâta de terminer
ce débat en appelant à son secours la prudence et la
ruse. Il s'approcha de moi, et, du ton d'un homme
pénétré de componction, il me supplia, au nom du Sauveur
des hommes, de cesser une discussion scandaleuse
et contraire à l'esprit de charité qui devait régner entre
des frères. Il ajouta que je me trompais en l'accusant de
machinations si perfides, que sans doute il y avait entre
nous un malentendu qui s'éclaircirait dans une explication
amicale.
«--Quant à vos droits, ajouta-t-il, il m'a semblé et il
me semble encore, mon frère, que vous les avez perdus.
Ce serait peut-être pour la communauté une affaire à
examiner; mais il suffit que vous m'accusiez d'avoir redouté
votre candidature pour que je veuille faire tomber
au plus vite un soupçon si pénible pour moi. Et pour
cela, je déclare que je désire vous avoir sur-le-champ
pour compétiteur. Je supplie la communauté d'écarter
de vous toute accusation, et de permettre que vous déposiez
votre vote dans l'urne après qu'on aura fait un
nouveau tour de scrutin, sans examiner si vos droits
sont contestables. Non-seulement je l'en supplie, mais
au besoin je le lui commande; car je suis, en attendant
le résultat de votre candidature, le chef de cette respectable
assemblée.»
«Ce discours adroit fut accueilli avec acclamations;
mais je m'opposai à ce qu'on recommençât le vote
séance tenante. Je déclarai que je voulais entrer en
retraite, et que, comme les autres s'étaient contentés
de trois jours, bien que quarante furent prescrits, je
m'en contenterais aussi; mais que, sous aucun prétexte,
je ne croyais pouvoir me dispenser de cette
préparation.
«Donatien s'était engagé trop avant pour reculer. Il
feignit de subir ce contre-temps avec calme et humilité.
Il supplia la communauté de n'apporter aucun empêchement
à mes desseins. Il y avait bien quelques murmures
contre mon obstination, mais pas autant peut-être
que Donatien l'avait espéré. La curiosité, qui est
l'élément vital des moines, était excitée au plus haut
point par ce qui restait de mystérieux entre Donatien et
moi. Ma disparition avait causé bien de l'étonnement à
plusieurs. On voulait, avant de se ranger sous la loi de
ce nouveau chef si mielleux et si tendre en apparence,
avoir quelques notions de plus sur son vrai caractère.
Je semblais l'homme le plus propre à les fournir. Sa
modération avec moi en public, au milieu d'une crise si
terrible pour son orgueil et son ambition, paraissait sublime
à quelques-uns, sensée à plusieurs autres, étrange
et de mauvais augure à un plus grand nombre. Trente