Sodome et Gomorrhe - Deuxième partie - 21

produite, me remerciait à l'oreille de l'avoir «expédié», ajoutant
cyniquement: «Il aurait voulu rester, tout ça c'est la jalousie, il
voudrait me prendre ma place. C'est bien d'un youpin!» «On aurait
pu profiter de cet arrêt, qui se prolonge, pour demander quelques
explications rituelles à votre ami. Est-ce que vous ne pourriez pas le
rattraper? me demanda M. de Charlus, avec l'anxiété du doute.--Non,
c'est impossible, il est parti en voiture et d'ailleurs fâché avec
moi.--Merci, merci, me souffla Morel.--La raison est absurde, on peut
toujours rejoindre une voiture, rien ne vous empêcherait de prendre une
auto», répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce que tout pliât
devant lui. Mais remarquant mon silence: «Quelle est cette voiture
plus ou moins imaginaire? me dit-il avec insolence et un dernier
espoir.--C'est une chaise de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée
à la Commanderie.» Devant l'impossible, M. de Charlus se résigna et
affecta de plaisanter. «Je comprends qu'ils aient reculé devant le
«coupé» superfétatoire. C'aurait été un recoupé.» Enfin on fut avisé que
le train repartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul
où, en montant dans notre wagon, il me fit, à son insu, souffrir par
la pensée que j'eus un instant de le laisser avec Albertine pour
accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas. Car
d'elle-même Albertine, pour m'éviter toute inquiétude, se plaçait,
sous un prétexte quelconque, de telle façon qu'elle n'aurait pas, même
involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui
tendre la main; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu'il
était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec
l'un quelconque des autres voyageurs, continuant ce jeu jusqu'à ce que
Saint-Loup fût parti. De la sorte, les visites qu'il nous faisait
à Doncières ne me causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne
mettaient pas une exception parmi les autres qui toutes m'étaient
agréables en m'apportant en quelque sorte l'hommage et l'invitation de
cette terre. Déjà, dès la fin de l'été, dans notre trajet de Balbec
à Douville, quand j'apercevais au loin cette station de
Saint-Pierre-des-Ifs, où le soir, pendant un instant, la crête des
falaises scintillait toute rose, comme au soleil couchant la neige
d'une montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas même à la
tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain m'avait causée le
premier soir en me donnant si grande envie de reprendre le train pour
Paris au lieu de continuer jusqu'à Balbec, au spectacle que, le matin,
on pouvait avoir de là, m'avait dit Elstir, à l'heure qui précède le
soleil levé, où toutes les couleurs de l'arc-en-ciel se réfractent sur
les rochers, et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon qui,
une année, lui avait servi de modèle pour le peindre tout nu, sur le
sable. Le nom de Saint-Pierre-des-Ifs m'annonçait seulement qu'allait
apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je
pourrais parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans les
brumes du soir, derrière cette falaise d'Incarville, qui m'avait tant
fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son grès antique
était devenu transparent, c'était la belle maison d'un oncle de M. de
Cambremer et dans laquelle je savais qu'on serait toujours content de
me recueillir si je ne voulais pas dîner à la Raspelière ou rentrer à
Balbec. Ainsi ce n'était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui
avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms,
déjà vidés à demi d'un mystère que l'étymologie avait remplacé par le
raisonnement, étaient encore descendus d'un degré. Dans nos retours à
Hermenonville, à Saint-Vast, à Harambouville, au moment où le train
s'arrêtait, nous apercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas
d'abord et que Brichot, qui n'y voyait goutte, aurait peut-être pu
prendre dans la nuit pour les fantômes d'Hérimund, de Wiscar, et
d'Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C'était simplement M. de
Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des
invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait me demander
si je ne voulais pas qu'il «m'enlevât» pour me garder quelques jours
à Féterne où allaient se succéder une excellente musicienne qui me
chanterait tout Gluck et un joueur d'échecs réputé avec qui je ferais
d'excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche et de
yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin, pour lesquels le
marquis s'engageait sur l'honneur à me «prêter», en me faisant conduire
et rechercher pour plus de facilité, et de sûreté aussi. «Mais je ne
peux pas croire que ce soit bon pour vous d'aller si haut. Je sais que
ma soeur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans un état!
Elle n'est, du reste, pas très bien fichue en ce moment... Vraiment,
vous avez eu une crise si forte! Demain vous ne pourrez pas vous tenir
debout!» Et il se tordait, non par méchanceté, mais pour la même raison
qu'il ne pouvait sans rire voir dans la rue un boiteux qui s'étalait, ou
causer avec un sourd. «Et avant? Comment, vous n'en avez pas eu depuis
quinze jours? Savez-vous que c'est très beau. Vraiment vous devriez
venir vous installer à Féterne, vous causeriez de vos étouffements avec
ma soeur.» A Incarville c'était le marquis de Montpeyroux qui, n'ayant
pas pu aller à Féterne, car il s'était absenté pour la chasse, était
venu «au train», en bottes et le chapeau orné d'une plume de faisan,
serrer la main des partants et à moi par la même occasion, en
m'annonçant, pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas, la
visite de son fils, qu'il me remerciait de recevoir et qu'il serait très
heureux que je fisse un peu lire; ou bien M. de Crécy, venu faire sa
digestion, disait-il, fumant sa pipe, acceptant un ou même plusieurs
cigares, et qui me disait: «Hé bien! vous ne me dites pas de jour pour
notre prochaine réunion à la Lucullus? Nous n'avons rien à nous dire?
permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé en train la
question des deux familles de Montgommery. Il faut que nous finissions
cela. Je compte sur vous.» D'autres étaient venus seulement acheter
leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec nous que
j'ai toujours soupçonnés ne s'être trouvés sur le quai, à la station
la plus proche de leur petit château, que parce qu'ils n'avaient rien
d'autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un
cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit
chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui
était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine; patient,
d'un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu'on voulait les
retardataires, et, même une fois parti, s'arrêtait pour recueillir ceux
qui lui faisaient signe; ils couraient alors après lui en soufflant,
en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu'ils
le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n'usait que d'une sage
lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, ne m'évoquaient
même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents
de s'être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les
avais vus baigner jadis dans l'humidité du soir. Doncières! Pour moi,
même après l'avoir connu et m'être éveillé de mon rêve, combien il était
resté longtemps, dans ce nom, des rues agréablement glaciales, des
vitrines éclairées, des succulentes volailles! Doncières! Maintenant
ce n'était plus que la station où montait Morel: Égleville
(_Aquiloevilla_), celle où nous attendait généralement la princesse
Sherbatoff; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs
de beau temps, quand, n'étant pas trop fatiguée, elle avait envie de
prolonger encore un moment avec moi, n'ayant, par un raidillon, guère
plus à marcher que si elle était descendue à Parville (_Paterni villa_).
Non seulement je n'éprouvais plus la crainte anxieuse d'isolement qui
m'avait étreint le premier soir, mais je n'avais plus à craindre qu'elle
se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette
terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais
d'amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne,
interrompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois dans
l'anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l'avenue, mais
déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d'une
poignée de main cordiale, interrompre ma route, m'empêcher d'en sentir
la longueur, m'offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre
serait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous
faisait quitter un ami que pour nous permettre d'en retrouver d'autres.
Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les
côtoyait presque au pas d'une personne qui marche vite, la distance
était si faible qu'au moment où, sur le quai, devant la salle d'attente,
nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire
qu'ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur
chambre, comme si la petite voie départementale n'avait été qu'une rue
de province et la gentilhommière isolée qu'un hôtel citadin; et même aux
rares stations où je n'entendais le «bonsoir» de personne, le silence
avait une plénitude nourricière et calmante, parce que je le savais
formé du sommeil d'amis couchés tôt dans le manoir proche, où mon
arrivée eût été saluée avec joie si j'avais eu à les réveiller pour leur
demander quelque service d'hospitalité. Outre que l'habitude remplit
tellement notre temps qu'il ne nous reste plus, au bout de quelques
mois, un instant de libre dans une ville où, à l'arrivée, la journée
nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si une par hasard
était devenue vacante, je n'aurais plus eu l'idée de l'employer à voir
quelque église pour laquelle j'étais jadis venu à Balbec, ni même à
confronter un site peint par Elstir avec l'esquisse que j'en avais vue
chez lui, mais à aller faire une partie d'échecs de plus chez M. Féré.
C'était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi,
qu'avait eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays de
connaissances; si sa répartition territoriale, son ensemencement
extensif, tout le long de la côte, en cultures diverses, donnaient
forcément aux visites que je faisais à ces différents amis la forme du
voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n'avoir plus que l'agrément
social d'une suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants
pour moi jadis que le simple _Annuaire des Châteaux_, feuilleté au
chapitre du département de la Manche, me causait autant d'émotion que
l'Indicateur des chemins de fer, m'étaient devenus si familiers que cet
indicateur même, j'aurais pu le consulter, à la page Balbec-Douville
par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu'un dictionnaire
d'adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux flancs de laquelle je
sentais accrochée, visible ou non, une compagnie d'amis nombreux,
le poétique cri du soir n'était plus celui de la chouette ou de la
grenouille, mais le «comment va?» de M. de Criquetot ou le «Kairé»
de Brichot. L'atmosphère n'y éveillait plus d'angoisses et, chargée
d'effluves purement humains, y était aisément respirable, trop calmante
même. Le bénéfice que j'en tirais, au moins, était de ne plus voir
les choses qu'au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine
m'apparaissait comme une folie.


CHAPITRE QUATRIÈME
_Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever du soleil. Je
pars immédiatement avec Albertine pour Paris_.

Je n'attendais qu'une occasion pour la rupture définitive. Et, un soir,
comme maman partait le lendemain pour Combray, où elle allait assister
dans sa dernière maladie une soeur de sa mère, me laissant pour que je
profitasse, comme grand'mère aurait voulu, de l'air de la mer, je
lui avais annoncé qu'irrévocablement j'étais décidé à ne pas épouser
Albertine et allais cesser prochainement de la voir. J'étais content
d'avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à ma mère la veille de son
départ. Elle ne m'avait pas caché que c'en avait été en effet une très
vive pour elle. Il fallait aussi m'en expliquer avec Albertine. Comme je
revenais avec elle de la Raspelière, les fidèles étant descendus, tels à
Saint-Mars-le-Vêtu, tels à Saint-Pierre-des-Ifs, d'autres à Doncières,
me sentant particulièrement heureux et détaché d'elle, je m'étais
décidé, maintenant qu'il n'y avait plus que nous deux dans le wagon, à
aborder enfin cet entretien. La vérité, d'ailleurs, est que celle des
jeunes filles de Balbec que j'aimais, bien qu'absente en ce moment ainsi
que ses amies, mais qui allait revenir (je me plaisais avec toutes,
parce que chacune avait pour moi, comme le premier jour, quelque chose
de l'essence des autres, était comme d'un race à part), c'était Andrée.
Puisqu'elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec,
certes aussitôt elle viendrait me voir, et alors, pour rester libre, ne
pas l'épouser si je ne voulais pas, pour pouvoir aller à Venise, mais
pourtant l'avoir d'ici là toute à moi, le moyen que je prendrais ce
serait de ne pas trop avoir l'air de venir à elle, et dès son arrivée,
quand nous causerions ensemble, je lui dirais: «Quel dommage que je
ne vous aie pas vue quelques semaines plus tôt! Je vous aurais aimée;
maintenant mon coeur est pris. Mais cela ne fait rien, nous nous verrons
souvent, car je suis triste de mon autre amour et vous m'aiderez à me
consoler.» Je souriais intérieurement en pensant à cette conversation,
car de cette façon je donnerais à Andrée l'illusion que je ne l'aimais
pas vraiment; ainsi elle ne serait pas fatiguée de moi et je profiterais
joyeusement et doucement de sa tendresse. Mais tout cela ne faisait que
rendre plus nécessaire de parler enfin sérieusement à Albertine afin de
ne pas agir indélicatement, et puisque j'étais décidé à me consacrer
à son amie, il fallait qu'elle sût bien, elle, Albertine, que je ne
l'aimais pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée pouvant venir
d'un jour à l'autre. Mais comme nous approchions de Parville, je sentis
que nous n'aurions pas le temps ce soir-là et qu'il valait mieux
remettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Je
me contentai donc de parler avec elle du dîner que nous avions fait chez
les Verdurin. Au moment où elle remettait son manteau, le train venant
de quitter Incarville, dernière station avant Parville, elle me dit:
«Alors demain, re-Verdurin, vous n'oubliez pas que c'est vous qui venez
me prendre.» Je ne pus m'empêcher de répondre assez sèchement: «Oui, à
moins que je ne «lâche», car je commence à trouver cette vie vraiment
stupide. En tout cas, si nous y allons, pour que mon temps à la
Raspelière ne soit pas du temps absolument perdu, il faudra que je
pense à demander à Mme Verdurin quelque chose qui pourra m'intéresser
beaucoup, être un objet d'études, et me donner du plaisir, car j'en ai
vraiment bien peu cette année à Balbec.--Ce n'est pas aimable pour moi,
mais je ne vous en veux pas, parce que je sens que vous êtes nerveux.
Quel est ce plaisir?--Que Mme Verdurin me fasse jouer des choses d'un
musicien dont elle connaît très bien les oeuvres. Moi aussi j'en connais
une, mais il paraît qu'il y en a d'autres et j'aurais besoin de savoir
si c'est édité, si cela diffère des premières.--Quel musicien?--Ma
petite chérie, quand je t'aurai dit qu'il s'appelle Vinteuil, en
seras-tu beaucoup plus avancée?» Nous pouvons avoir roulé toutes les
idées possibles, la vérité n'y est jamais entrée, et c'est du dehors,
quand on s'y attend le moins, qu'elle nous fait son affreuse piqûre et
nous blesse pour toujours. «Vous ne savez pas comme vous m'amusez, me
répondit Albertine en se levant, car le train allait s'arrêter. Non
seulement cela me dit beaucoup plus que vous ne croyez, mais, même sans
Mme Verdurin, je pourrai vous avoir tous les renseignements que vous
voudrez. Vous vous rappelez que je vous ai parlé d'une amie plus âgée
que moi, qui m'a servi de mère, de soeur, avec qui j'ai passé à Trieste
mes meilleures années et que, d'ailleurs, je dois dans quelques semaines
retrouver à Cherbourg, d'où nous voyagerons ensemble (c'est un peu
baroque, mais vous savez comme j'aime la mer), hé, bien! cette amie (oh!
pas du tout le genre de femmes que vous pourriez croire!), regardez
comme c'est extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille
de ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil. Je ne
les appelle jamais que mes deux grandes soeurs. Je ne suis pas fâchée de
vous montrer que votre petite Albertine pourra vous être utile pour ces
choses de musique, où vous dites, du reste avec raison, que je n'entends
rien.» A ces mots prononcés comme nous entrions en gare de Parville,
si loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps après la mort de
Vinteuil, une image s'agitait dans mon coeur, une image tenue en réserve
pendant tant d'années que, même si j'avais pu deviner, en l'emmagasinant
jadis, qu'elle avait un pouvoir nocif, j'eusse cru qu'à la longue elle
l'avait entièrement perdu; conservée vivante au fond de moi--comme
Oreste dont les Dieux avaient empêché la mort pour qu'au jour désigné il
revînt dans son pays punir le meurtre d'Agamemnon--pour mon supplice,
pour mon châtiment, qui sait? d'avoir laissé mourir ma grand'mère,
peut-être; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à
jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin d'inaugurer pour
moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire
éclater à mes yeux les funestes conséquences que les actes mauvais
engendrent indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les ont
commis, mais pour ceux qui n'ont fait, qui n'ont cru, que contempler un
spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas! en cette fin de
journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson où (comme
quand j'avais complaisamment écouté le récit des amours de Swann)
j'avais dangereusement laissé s'élargir en moi la voie funeste et
destinée à être douloureuse du Savoir. Et dans ce même temps, de ma plus
grande douleur j'eus un sentiment presque orgueilleux, presque joyeux,
d'un homme à qui le choc qu'il aurait reçu fait faire un bond tel qu'il
serait parvenu à un point où nul effort n'aurait pu le hisser. Albertine
amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du
Sapphisme, c'était, auprès de ce que j'avais imaginé dans les plus
grands doutes, ce qu'est au petit acoustique de l'Exposition de 1889,
dont on espérait à peine qu'il pourrait aller du bout d'une maison à une
autre, les téléphones planant sur les rues, les villes, les champs, les
mers, reliant les pays. C'était une «_terra incognita_» terrible où je
venais d'atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui
s'ouvrait. Et pourtant ce déluge de la réalité qui nous submerge, s'il
est énorme auprès de nos timides et infimes suppositions, il était
pressenti par elles. C'est sans doute quelque chose comme ce que je
venais d'apprendre, c'était quelque chose comme l'amitié d'Albertine et
Mlle Vinteuil, quelque chose que mon esprit n'aurait su inventer, mais
que j'appréhendais obscurément quand je m'inquiétais tout en voyant
Albertine auprès d'Andrée. C'est souvent seulement par manque d'esprit
créateur qu'on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité
la plus terrible donne, en même temps que la souffrance, la joie d'une
belle découverte, parce qu'elle ne fait que donner une forme neuve et
claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter.
Le train s'était arrêté à Parville, et comme nous étions les seuls
voyageurs qu'il y eût dedans, c'était d'une voix amollie par le
sentiment de l'inutilité de la tâche, par la même habitude qui la lui
faisait pourtant remplir et lui inspirait à la fois l'exactitude et
l'indolence, et plus encore par l'envie de dormir que l'employé cria:
«Parville!» Albertine, placée en face de moi et voyant qu'elle était
arrivée à destination, fit quelques pas du fond du wagon où nous étions
et ouvrit la portière. Mais ce mouvement qu'elle accomplissait ainsi
pour descendre me déchirait intolérablement le coeur comme si,
contrairement à la position indépendante de mon corps que, à deux pas
de lui, semblait occuper celui d'Albertine, cette séparation spatiale,
qu'un dessinateur véridique eût été obligé de figurer entre nous,
n'était qu'une apparence et comme si, pour qui eût voulu, selon la
réalité véritable, redessiner les choses, il eût fallu placer maintenant
Albertine, non pas à quelque distance de moi, mais en moi. Elle
me faisait si mal en s'éloignant que, la rattrapant, je la tirai
désespérément par le bras. «Est-ce qu'il serait matériellement
impossible, lui demandai-je, que vous veniez coucher ce soir à
Balbec?--Matériellement, non. Mais je tombe de sommeil.--Vous me
rendriez un service immense...--Alors soit, quoique je ne comprenne
pas; pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Enfin je reste.» Ma mère
dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située
à un autre étage, je rentrai dans la mienne. Je m'assis près de la
fenêtre, réprimant mes sanglots pour que ma mère, qui n'était séparée de
moi que par une mince cloison, ne m'entendît pas. Je n'avais même pas
pensé à fermer les volets, car à un moment, levant les yeux, je vis, en
face de moi, dans le ciel, cette même petite lueur d'un rouge éteint
qu'on voyait au restaurant de Rivebelle dans une étude qu'Elstir avait
faite d'un soleil couché. Je me rappelai l'exaltation que m'avait
donnée, quand je l'avais aperçue du chemin de fer, le premier jour de
mon arrivée à Balbec, cette même image d'un soir qui ne précédait pas la
nuit, mais une nouvelle journée. Mais nulle journée maintenant ne serait
plus pour moi nouvelle, n'éveillerait plus en moi le désir d'un bonheur
inconnu, et prolongerait seulement mes souffrances, jusqu'à ce que je
n'eusse plus la force de les supporter. La vérité de ce que Cottard
m'avait dit au casino de Parville ne faisait plus doute pour moi. Ce que
j'avais redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d'Albertine, ce
que mon instinct dégageait de tout son être, et ce que mes raisonnements
dirigés par mon désir m'avaient peu à peu fait nier, c'était vrai!
Derrière Albertine je ne voyais plus les montagnes bleues de la mer,
mais la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle
Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de
sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine, comment Mlle Vinteuil,
avec les goûts qu'elle avait, ne lui eût-elle pas demandé de les
satisfaire? Et la preuve qu'Albertine n'en avait pas été choquée et
avait consenti, c'est qu'elles ne s'étaient pas brouillées, mais que
leur intimité n'avait pas cessé de grandir. Et ce mouvement gracieux
d'Albertine posant son menton sur l'épaule de Rosemonde, la regardant en
souriant et lui posant un baiser dans le cou, ce mouvement qui m'avait
rappelé Mlle Vinteuil et pour l'interprétation duquel j'avais hésité
pourtant à admettre qu'une même ligne tracée par un geste résultât
forcément d'un même penchant, qui sait si Albertine ne l'avait pas tout
simplement appris de Mlle Vinteuil? Peu à peu le ciel éteint s'allumait.
Moi qui ne m'étais jusqu'ici jamais éveillé sans sourire aux choses les
plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre
du vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans un instant, et
tous les jours qui viendraient ensuite ne m'apporteraient plus jamais
l'espérance d'un bonheur inconnu, mais le prolongement de mon martyre.
Je tenais encore à la vie; je savais que je n'avais plus rien que de
cruel à en attendre. Je courus à l'ascenseur, malgré l'heure indue,
sonner le lift qui faisait fonction de veilleur de nuit, et je lui
demandai d'aller à la chambre d'Albertine, lui dire que j'avais quelque
chose d'important à lui communiquer, si elle pourrait me recevoir.
«Mademoiselle aime mieux que ce soit elle qui vienne, vint-il me
répondre. Elle sera ici dans un instant.» Et bientôt, en effet,
Albertine entra en robe de chambre, «Albertine, lui dis-je très bas et
en lui recommandant de ne pas élever la voix pour ne pas éveiller ma
mère, de qui nous n'étions séparés que par cette cloison--dont la
minceur, aujourd'hui importune et qui forçait à chuchoter, ressemblait
jadis, quand s'y peignirent si bien les intentions de ma grand'mère, à
une sorte de diaphanéité musicale--je suis honteux de vous déranger.
Voici. Pour que vous compreniez, il faut que je vous dise une chose que
vous ne savez pas. Quand je suis venu ici, j'ai quitté une femme que
j'ai dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour moi. Elle devait
partir en voyage ce matin, et depuis une semaine, tous les jours je
me demandais si j'aurais le courage de ne pas lui télégraphier que je
revenais. J'ai eu ce courage, mais j'étais si malheureux que j'ai cru
que je me tuerais. C'est pour cela que je vous ai demandé hier soir
si vous ne pourriez pas venir coucher à Balbec. Si j'avais dû mourir,
j'aurais aimé vous dire adieu.» Et je donnai libre cours aux larmes
que ma fiction rendait naturelles. «Mon pauvre petit, si j'avais su,
j'aurais passé la nuit auprès de vous», s'écria Albertine, à l'esprit de
qui l'idée que j'épouserais peut-être cette femme et que l'occasion de
faire, elle, un «beau mariage» s'évanouissait ne vint même pas, tant
elle était sincèrement émue d'un chagrin dont je pouvais lui cacher la
cause, mais non la réalité et la force. «Du reste, me dit-elle, hier,
pendant tout le trajet depuis la Raspelière, j'avais bien senti que vous
étiez nerveux et triste, je craignais quelque chose.» En réalité, mon
chagrin n'avait commencé qu'à Parville, et la nervosité, bien différente
mais qu'heureusement Albertine confondait avec lui, venait de l'ennui de
vivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta: «Je ne vous quitte
plus, je vais rester tout le temps ici.» Elle m'offrait justement--et
elle seule pouvait me l'offrir--l'unique remède contre le poison qui me
brûlait, homogène à lui d'ailleurs; l'un doux, l'autre cruel, tous deux
étaient également dérivés d'Albertine. En ce moment Albertine--mon
mal--se relâchant de me causer des souffrances, me laissait--elle,
Albertine remède--attendri comme un convalescent. Mais je pensais
qu'elle allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour
Trieste. Ses habitudes d'autrefois allaient renaître. Ce que je voulais
avant tout, c'était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher
de l'emmener à Paris. Certes, de Paris, plus facilement encore que de
Balbec, elle pourrait, si elle le voulait, aller à Trieste, mais à Paris
nous verrions; peut-être je pourrais demander à Mme de Guermantes d'agir
indirectement sur l'amie de Mlle Vinteuil pour qu'elle ne restât pas à
Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez
le prince de... que j'avais rencontré chez Mme de Villeparisis et chez
Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller
chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les
empêcher de se joindre. Certes, j'aurais pu me dire qu'à Paris, si
Albertine avait ces goûts, elle trouverait bien d'autres personnes avec
qui les assouvir. Mais chaque mouvement de jalousie est particulier
et porte la marque de la créature--pour cette fois-ci l'amie de Mlle
Vinteuil--qui l'a suscité. C'était l'amie de Mlle Vinteuil qui restait
ma grande préoccupation. La passion mystérieuse avec laquelle j'avais
pensé autrefois à l'Autriche parce que c'était le pays d'où venait
Albertine (son oncle y avait été conseiller d'ambassade), que sa
singularité géographique, la race qui l'habitait, ses monuments, ses
paysages, je pouvais les considérer ainsi que dans un atlas, comme dans
un recueil de vues, dans le sourire, dans les manières d'Albertine,
cette passion mystérieuse, je l'éprouvais encore mais, par une
interversion des signes, dans le domaine de l'horreur. Oui, c'était de
là qu'Albertine venait. C'était là que, dans chaque maison, elle était
sûre de retrouver, soit l'amie de Mlle Vinteuil, soit d'autres. Les
habitudes d'enfance allaient renaître, on se réunirait dans trois mois