Sodome et Gomorrhe - Deuxième partie - 19
puisque je m'appelle Verjus--tigellée et feuillée de sinople.» Mais je
crois qu'il aurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à
boire que du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute par
privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par
goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand je l'invitais à
dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais
mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui
doivent l'être, frapper ceux qui exigent d'être dans de la glace. Avant
le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu'il voulait pour
un porto ou une fine, comme il eût fait pour l'érection, généralement
ignorée, d'un marquisat, mais qu'il connaissait aussi bien.
Comme j'étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse
de ces dîners extras et criait aux garçons: «Vite, dressez la table 25»,
il ne disait même pas «dressez», mais «dressez-moi», comme si ç'avait
été pour lui. Et comme le langage des maîtres d'hôtel n'est pas tout à
fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au
moment où je demandais l'addition, il disait au garçon qui nous avait
servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme
s'il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents: «N'allez
pas trop fort (pour l'addition), allez doucement, très doucement.» Puis,
comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que
ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait:
«Attendez, je vais chiffrer moi-même.» Et comme je lui disais que cela
ne faisait rien: «J'ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on
ne doit pas estamper le client.» Quant au directeur, comme les vêtements
de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés
(et pourtant personne n'eût si bien pratiqué l'art de s'habiller
fastueusement, comme un élégant de Balzac, s'il en avait eu les moyens),
il se contentait, à cause de moi, d'inspecter de loin si tout allait
bien, et d'un regard, de faire mettre une cale sous un pied de la table
qui n'était pas d'aplomb. Ce n'est pas qu'il n'eût su, bien qu'il cachât
ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre.
Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu'un jour il
découpât lui-même les dindonneaux. J'étais sorti, mais j'ai su qu'il
l'avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance
respectueuse du dressoir, d'un cercle de garçons qui cherchaient, par
là, moins à apprendre qu'à se faire bien voir et avaient un air béat
d'admiration. Vus d'ailleurs par le directeur (plongeant d'un geste lent
dans le flanc des victimes et n'en détachant pas plus ses yeux pénétrés
de sa haute fonction que s'il avait dû y lire quelque augure) ils ne le
furent nullement. Le sacrificateur ne s'aperçut même pas de mon absence.
Quand il l'apprit, elle le désola. «Comment, vous ne m'avez pas vu
découper moi-même les dindonneaux?» Je lui répondis que, n'ayant pu voir
jusqu'ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes,
Sarah dans _Phèdre_, je connaissais la résignation et que j'ajouterais
son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l'art
dramatique (Sarah dans _Phèdre_) fut la seule qu'il parut comprendre,
car il savait par moi que, les jours de grandes représentations,
Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d'un
personnage qui ne dit qu'un mot ou ne dit rien. «C'est égal, je suis
désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau? Il faudrait
un événement, il faudrait une guerre.» (Il fallut en effet l'armistice.)
Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi: «C'est le
lendemain du jour où j'ai découpé moi-même les dindonneaux.» «C'est
juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les
dindonneaux.» Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance
du Christ ou l'Hégire, le point de départ d'un calendrier différent des
autres, mais qui ne prit pas leur extension et n'égala pas leur durée.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus
avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu'avec des
gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un.
Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant
appeler Legrand de Méséglise, n'y avait aucune espèce de droit, allumé
d'ailleurs par le vin qu'il buvait, il eut une espèce de transport de
joie. Sa soeur me disait d'un air entendu: «Mon frère n'est jamais si
heureux que quand il peut causer avec vous.» Il se sentait en effet
exister depuis qu'il avait découvert quelqu'un qui savait la médiocrité
des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu'un pour qui
l'univers social existait. Tel, après l'incendie de toutes les
bibliothèques du globe et l'ascension d'une race entièrement ignorante,
un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en
entendant quelqu'un lui citer un vers d'Horace. Aussi, s'il ne quittait
jamais le wagon sans me dire: «A quand notre petite réunion?» c'était
autant par avidité de parasite, par gourmandise d'érudit, et parce qu'il
considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même
temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler
avec personne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates
fixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle de l'Union,
la Société des bibliophiles. Très modeste en ce qui concernait sa propre
famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que j'appris qu'elle était très
grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille
anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu'il était un vrai
Crécy, je lui racontai qu'une nièce de Mme de Guermantes avait épousé
un Américain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu'il
n'avait aucun rapport avec lui. «Aucun, me dit-il. Pas plus--bien, du
reste, que ma famille n'ait pas autant d'illustration--que beaucoup
d'Américains qui s'appellent Montgommery, Berry, Chandos ou Capel, n'ont
de rapport avec les familles de Pembroke, de Buckingham, d'Essex,
ou avec le duc de Berry.» Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour
l'amuser, que je connaissais Mme Swann qui, comme cocotte, était connue
autrefois sous le nom d'Odette de Crécy; mais, bien que le duc d'Alençon
n'eût pu se froisser qu'on parlât avec lui d'Émilienne d'Alençon, je
ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la
plaisanterie jusque-là. «Il est d'une très grande famille, me dit un
jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor.» Et il ajouta que
sur son vieux castel au-dessus d'Incarville, d'ailleurs devenu presque
inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd'hui trop
ruiné pour réparer, se lisait encore l'antique devise de la famille. Je
trouvai cette devise très belle, qu'on l'appliquât soit à l'impatience
d'une race de proie nichée dans cette aire, d'où elle devait jadis
prendre son vol, soit, aujourd'hui, à la contemplation du déclin, à
l'attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage.
C'est en ce double sens, en effet, que joue avec le nom de Saylor cette
devise qui est: «Ne sçais l'heure.»
A Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont le nom, nous
dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières, «lieu où
s'assemblent les chèvres». Il était parent des Cambremer et, à cause de
cela et par une fausse appréciation de l'élégance, ceux-ci l'invitaient
souvent à Féterne, mais seulement quand ils n'avaient pas d'invités à
éblouir. Vivant toute l'année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté
plus provincial qu'eux. Aussi, quand il allait passer quelques semaines
à Paris, il n'y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu'«il
y avait à voir»; c'était au point que parfois, un peu étourdi par le
nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait
s'il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n'en être plus bien
sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris
avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me
conseillait les «nouveautés» à aller voir («Cela en vaut la peine»),
ne les considérant, du reste, qu'au point de vue de la bonne soirée
qu'elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu'à
ne pas se douter qu'elles pouvaient en effet constituer parfois une
«nouveauté» dans l'histoire de l'art. C'est ainsi que, parlant de
tout sur le même plan, il nous disait: «Nous sommes allés une fois à
l'Opéra-Comique, mais le spectacle n'est pas fameux. Cela s'appelle
_Pelléas et Mélisande_. C'est insignifiant. Périer joue toujours bien,
mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on
donne _La Châtelaine_. Nous y sommes retournés deux fois; ne manquez pas
d'y aller, cela mérite d'être vu; et puis c'est joué à ravir; vous
avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils»; il me citait même des noms
d'acteurs que je n'avais jamais entendu prononcer, et sans les faire
précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de
Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des
«chansons de Mademoiselle Yvette Guilbert» et des «expériences de
Monsieur Charcot». M. de Chevrigny n'en usait pas ainsi, il disait
Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez
lui, à l'égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir
de se montrer dédaigneux qu'avait l'aristocrate était vaincu par celui
de paraître familier qu'avait le provincial.
Dès après le premier dîner que j'avais fait à la Raspelière avec ce
qu'on appelait encore à Féterne «le jeune mariage», bien que M. et
Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s'en fallait, de la première
jeunesse, la vieille marquise m'avait écrit une de ces lettres dont on
reconnaît l'écriture entre des milliers. Elle me disait: «Amenez votre
cousine délicieuse--charmante--agréable. Ce sera un enchantement, un
plaisir», manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression
attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer
d'avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et
y trouver la même dépravation du goût--transposée dans l'ordre
mondain--qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de
mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes,
enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans
ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la
banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante,
en évitant de finir sur l'accord parfait. En revanche, je penchais à
voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand
elles étaient l'oeuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse
toutes les fois qu'elles étaient employées par le marquis son fils ou
par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu'à un degré assez
éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des
trois adjectifs était très en honneur, de même qu'une certaine manière
enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée
dans le sang, d'ailleurs; et quand, dans la famille, une petite fille,
dès son enfance, s'arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait:
«Elle tient de tante Zélia», on sentait que plus tard ses lèvres
tendraient assez vite à s'ombrager d'une légère moustache, et on se
promettait de cultiver chez elle les dispositions qu'elle aurait pour
la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins
parfaites avec Mme Verdurin qu'avec moi, pour différentes raisons.
Ils voulaient inviter celle-ci. La «jeune» marquise me disait
dédaigneusement: «Je ne vois pas pourquoi nous ne l'inviterions pas,
cette femme; à la campagne on voit n'importe qui, ça ne tire pas à
conséquence.» Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de
me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de
politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dîner,
Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la
région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un
peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l'air d'y
toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d'inviter avec eux
la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils
étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient
naïfs) que M. et Mme Verdurin s'ennuyassent avec des gens qui n'étaient
pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d'un
esprit de routine que l'expérience n'avait pas fécondé) de mêler les
genres et de commettre un «impair», déclarèrent que cela ne corderait
pas ensemble, que cela ne «bicherait» pas et qu'il valait mieux réserver
Mme Verdurin (qu'on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre
dîner. Pour le prochain--l'élégant, avec les amis de Saint-Loup--ils
ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût
indirectement informé des gens brillants qu'ils recevaient, et aussi que
le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui
demanderait d'apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que
M. de Cambremer déclara qu'il avait de l'entrain et «faisait bien» dans
un dîner; puis que cela pourrait être commode d'être en bons termes avec
un médecin si on avait jamais quelqu'un de malade. Mais on l'invita
seul, pour ne «rien commencer avec la femme». Mme Verdurin fut outrée
quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans
elle à dîner à Féterne «en petit comité». Elle dicta au docteur, dont le
premier mouvement avait été d'accepter, une fière réponse où il disait:
«_Nous_ dînons ce soir-là chez Mme Verdurin», pluriel qui devait être
une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu'il n'était pas séparable
de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n'eut, pas besoin de lui
tracer une conduite impolie, qu'il tint spontanément, voici pourquoi.
S'il avait, à l'égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses
plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que
l'influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans d'autres
domaines et qu'il avait, par exemple, élargi les connaissances musicales
et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n'était encore, au moins
à ce point de notre récit, qu'une influence. En revanche, il y avait un
terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru
et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les
enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils
été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils
devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était
si docile à son maître, c'était le terrain mondain. Le violoniste, qui,
avant de connaître M. de Charlus, n'avait aucune notion du monde, avait
pris à la lettre l'esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée
le baron: «Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui
avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui comptent
quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui est d'ailleurs
surtout flatteur pour la Maison de France, car c'était à Aldonce de
Guermantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné,
qu'aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes
à la mort de Monsieur, comme ayant la même grand'mère que le Roi; fort
au-dessous des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle,
descendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers; les d'Uzès,
peu anciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs; les
Luynes, tout à fait récents mais avec l'éclat de grandes alliances;
les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les
Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquieu, les Castellane
et, sauf oubli, c'est tout. Quant à tous les petits messieurs qui
s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune
différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous
alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi,
c'est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un
torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre.» Morel
avait recueilli pieusement cette leçon d'histoire, peut-être un peu
sommaire; il jugeait les choses comme s'il était lui-même un Guermantes
et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour
d'Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de main dédaigneuse,
qu'il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement
voici qu'il pouvait leur témoigner qu'ils n'étaient pas «plus que le
dernier pioupiou de son régiment». Il ne répondit pas à leur invitation,
et le soir du dîner s'excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi
comme s'il venait d'agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouter
qu'on ne peut imaginer combien, d'une façon plus générale, M. de Charlus
pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans
toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère.
On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie intermittente
de l'esprit. Qui n'a remarqué le fait sur des femmes, et même des
hommes, doués d'intelligence remarquable, mais affligés de nervosité?
Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font
admirer leurs dons précieux; c'est, à la lettre, la vérité qui parle par
leur bouche. Une migraine, une petite pique d'amour-propre suffit à tout
changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie,
ne reflète plus qu'un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce
qu'il faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive; et, dans
l'intervalle, d'autres incidents amenèrent une certaine tension dans
leurs rapports avec le petit clan. Comme nous revenions, les Cottard,
Charlus, Brichot, Morel et moi, d'un dîner à la Raspelière et que les
Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient
fait à l'aller une partie du trajet avec nous: «Vous qui aimez tant
Balzac et savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je
dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés
des _Scènes de la vie de Province_.» Mais M. de Charlus, absolument
comme s'il avait été leur ami et si je l'eusse froissé par ma remarque,
me coupa brusquement la parole: «Vous dites cela parce que la femme est
supérieure au mari, me dit-il d'un ton sec.--Oh! je ne voulais pas dire
que c'était la Muse du département, ni Madame de Bargeton bien que...»
M. de Charlus m'interrompit encore: «Dites plutôt Mme de Mortsauf.» Le
train s'arrêta et Brichot descendit. «Nous avions beau vous faire des
signes, vous êtes terrible.--Comment cela?--Voyons, ne vous êtes-vous
pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer?» Je vis par
l'attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas l'ombre
d'un doute dans le petit noyau. Je crus qu'il y avait de la malveillance
de leur part. «Voyons, vous n'avez pas remarqué comme il a été troublé
quand vous avez parlé d'elle», reprit M. de Charlus, qui aimait montrer
qu'il avait l'expérience des femmes et parlait du sentiment qu'elles
inspirent d'un air naturel et comme si ce sentiment était celui qu'il
éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton d'équivoque
paternité avec tous les jeunes gens--malgré son amour exclusif pour
Morel--démentit par le ton les vues d'homme à femmes qu'il émettait:
«Oh! ces enfants, dit-il, d'une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut
tout leur apprendre, ils sont innocents comme l'enfant qui vient de
naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux d'une
femme. A votre âge j'étais plus dessalé que cela», ajouta-t-il, car il
aimait employer les expressions du monde apache, peut-être par goût,
peut-être pour ne pas avoir l'air, en les évitant, d'avouer qu'il
fréquentait ceux dont c'était le vocabulaire courant. Quelques jours
plus tard, il fallut bien me rendre à l'évidence et reconnaître que
Brichot était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plusieurs
déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu'il était temps de mettre le
holà. En dehors de l'utilité qu'elle voyait à une intervention, pour la
politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d'explications
et aux drames qu'ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que
l'oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique,
dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la Raspelière
quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure avec Brichot,
à qui on sut qu'elle avait dit que Mme de Cambremer se moquait de
lui, qu'il était la fable de son salon, qu'il allait déshonorer sa
vieillesse, compromettre sa situation dans l'enseignement. Elle alla
jusqu'à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il
vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l'emporta, Brichot cessa
d'aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on
crut qu'il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout
cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les
Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une
fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de
réponse du baron, ils craignirent d'avoir fait une gaffe et, trouvant
que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement
à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son
pouvoir. «Vous répondrez pour nous deux que j'accepte», dit le baron
à Morel. Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand salon de
Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur
de chic qu'étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de
déplaire à M. de Charlus que, bien qu'ayant connu les Féré par M. de
Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner,
elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous
les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez
pourtant pour qu'il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent
aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte,
les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de
Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu'on néglige
en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis des étrangers,
qui sont précisément les seuls qui ne s'en apercevraient pas. Mais on
n'aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce que l'on s'est
efforcé de cesser d'être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus
haut degré ce qu'on appelle des gens «très bien». Aux yeux de ceux qui
les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien
d'autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensait de
le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissance de la
mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairement fermé qu'elle et son
mari fréquentaient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on
ajoutait toujours que c'était des gens «tout ce qu'il y a de mieux».
Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve? Toujours
est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle
auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la
mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour
que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait
invités à dîner et on comptait beaucoup sur l'effet qu'allait produire
sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu'il était au nombre des
convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en
ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre
en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants
erra sur son visage. La porte s'ouvrit et Mme de Cambremer faillit
se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire
des commandements chargé d'excuser son ministre, comme une épouse
morganatique qui exprime le regret qu'a le prince d'être souffrant
(ainsi en usait Mme de Clinchamp à l'égard du duc d'Aumale), Morel dit
du ton le plus léger: «Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu
indisposé, du moins je crois que c'est pour cela... Je ne l'ai pas
rencontré cette semaine», ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces
dernières paroles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré que
Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour. Les Cambremer
feignirent que l'absence du baron était un agrément de plus à la réunion
et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités: «Nous
nous passerons de lui, n'est-ce pas, ce ne sera que plus agréable.» Mais
ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin,
et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de
Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de
se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la
marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder
la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la
fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu'ils
n'étaient tenus envers eux qu'à une politesse limitée, comme les
princesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, mais
seulement jusqu'à la moitié de la seconde chambre. Au bout de quelques
semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m'en
donnait ces explications: «Je vous dirai qu'avec M. de Charlus c'était
difficile. Il est extrêmement dreyfusard...--Mais non!--Si..., en tout
cas son cousin le prince de Guermantes l'est, on leur jette assez la
pierre pour ça. J'ai des parents très à l'oeil là-dessus. Je ne peux
pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma
famille.--Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard, cela ira
d'autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on,
épouse sa nièce, l'est aussi. C'est même peut-être la raison du
mariage.--Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimons
beaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la
légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l'armée!--Il
l'a été, mais il ne l'est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son
mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai?--On ne parle que
de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir.--Mais je vous répète
qu'il me l'a dit à moi-même qu'il était dreyfusard, dit Mme de
Cambremer. C'est, du reste, très excusable, les Guermantes sont à moitié
allemands.--Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez dire
tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c'est une autre paire
de manches; il a beau avoir toute une parenté allemande, son père
revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a
repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus
belle façon. J'ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas
faire d'exagération ni dans un sens ni dans l'autre. _In medio...
virtus_, ah! je ne peux pas me rappeler. C'est quelque chose que dit le
docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir
ici un petit Larousse.» Pour éviter de se prononcer sur la citation
latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait
trouver qu'elle manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la
Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à
expliquer. «Nous avons loué volontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit
la marquise. Seulement elle a eu l'air de croire qu'avec la maison et
tout ce qu'elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance
du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n'étaient nullement
dans le bail, elle aurait en plus le droit d'être liée avec nous. Ce
sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de n'avoir pas
fait faire les choses simplement par un gérant ou par une agence. A
Féterne ça n'a pas d'importance, mais je vois d'ici la tête que ferait
ma tante de Ch'nouville si elle voyait s'amener, à mon jour, la mère
Verdurin avec ses cheveux en l'air. Pour M. de Charlus, naturellement,
il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi de très mal.»
crois qu'il aurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à
boire que du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute par
privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par
goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand je l'invitais à
dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais
mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui
doivent l'être, frapper ceux qui exigent d'être dans de la glace. Avant
le dîner et après, il indiquait la date ou le numéro qu'il voulait pour
un porto ou une fine, comme il eût fait pour l'érection, généralement
ignorée, d'un marquisat, mais qu'il connaissait aussi bien.
Comme j'étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que je donnasse
de ces dîners extras et criait aux garçons: «Vite, dressez la table 25»,
il ne disait même pas «dressez», mais «dressez-moi», comme si ç'avait
été pour lui. Et comme le langage des maîtres d'hôtel n'est pas tout à
fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis, etc., au
moment où je demandais l'addition, il disait au garçon qui nous avait
servis, avec un geste répété et apaisant du revers de la main, comme
s'il voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux dents: «N'allez
pas trop fort (pour l'addition), allez doucement, très doucement.» Puis,
comme le garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que
ses recommandations ne fussent pas exactement suivies, le rappelait:
«Attendez, je vais chiffrer moi-même.» Et comme je lui disais que cela
ne faisait rien: «J'ai pour principe que, comme on dit vulgairement, on
ne doit pas estamper le client.» Quant au directeur, comme les vêtements
de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés
(et pourtant personne n'eût si bien pratiqué l'art de s'habiller
fastueusement, comme un élégant de Balzac, s'il en avait eu les moyens),
il se contentait, à cause de moi, d'inspecter de loin si tout allait
bien, et d'un regard, de faire mettre une cale sous un pied de la table
qui n'était pas d'aplomb. Ce n'est pas qu'il n'eût su, bien qu'il cachât
ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre.
Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu'un jour il
découpât lui-même les dindonneaux. J'étais sorti, mais j'ai su qu'il
l'avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance
respectueuse du dressoir, d'un cercle de garçons qui cherchaient, par
là, moins à apprendre qu'à se faire bien voir et avaient un air béat
d'admiration. Vus d'ailleurs par le directeur (plongeant d'un geste lent
dans le flanc des victimes et n'en détachant pas plus ses yeux pénétrés
de sa haute fonction que s'il avait dû y lire quelque augure) ils ne le
furent nullement. Le sacrificateur ne s'aperçut même pas de mon absence.
Quand il l'apprit, elle le désola. «Comment, vous ne m'avez pas vu
découper moi-même les dindonneaux?» Je lui répondis que, n'ayant pu voir
jusqu'ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes,
Sarah dans _Phèdre_, je connaissais la résignation et que j'ajouterais
son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l'art
dramatique (Sarah dans _Phèdre_) fut la seule qu'il parut comprendre,
car il savait par moi que, les jours de grandes représentations,
Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d'un
personnage qui ne dit qu'un mot ou ne dit rien. «C'est égal, je suis
désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau? Il faudrait
un événement, il faudrait une guerre.» (Il fallut en effet l'armistice.)
Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi: «C'est le
lendemain du jour où j'ai découpé moi-même les dindonneaux.» «C'est
juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les
dindonneaux.» Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance
du Christ ou l'Hégire, le point de départ d'un calendrier différent des
autres, mais qui ne prit pas leur extension et n'égala pas leur durée.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus
avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu'avec des
gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un.
Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant
appeler Legrand de Méséglise, n'y avait aucune espèce de droit, allumé
d'ailleurs par le vin qu'il buvait, il eut une espèce de transport de
joie. Sa soeur me disait d'un air entendu: «Mon frère n'est jamais si
heureux que quand il peut causer avec vous.» Il se sentait en effet
exister depuis qu'il avait découvert quelqu'un qui savait la médiocrité
des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu'un pour qui
l'univers social existait. Tel, après l'incendie de toutes les
bibliothèques du globe et l'ascension d'une race entièrement ignorante,
un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en
entendant quelqu'un lui citer un vers d'Horace. Aussi, s'il ne quittait
jamais le wagon sans me dire: «A quand notre petite réunion?» c'était
autant par avidité de parasite, par gourmandise d'érudit, et parce qu'il
considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même
temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler
avec personne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates
fixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle de l'Union,
la Société des bibliophiles. Très modeste en ce qui concernait sa propre
famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que j'appris qu'elle était très
grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille
anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand je sus qu'il était un vrai
Crécy, je lui racontai qu'une nièce de Mme de Guermantes avait épousé
un Américain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu'il
n'avait aucun rapport avec lui. «Aucun, me dit-il. Pas plus--bien, du
reste, que ma famille n'ait pas autant d'illustration--que beaucoup
d'Américains qui s'appellent Montgommery, Berry, Chandos ou Capel, n'ont
de rapport avec les familles de Pembroke, de Buckingham, d'Essex,
ou avec le duc de Berry.» Je pensai plusieurs fois à lui dire, pour
l'amuser, que je connaissais Mme Swann qui, comme cocotte, était connue
autrefois sous le nom d'Odette de Crécy; mais, bien que le duc d'Alençon
n'eût pu se froisser qu'on parlât avec lui d'Émilienne d'Alençon, je
ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la
plaisanterie jusque-là. «Il est d'une très grande famille, me dit un
jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor.» Et il ajouta que
sur son vieux castel au-dessus d'Incarville, d'ailleurs devenu presque
inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd'hui trop
ruiné pour réparer, se lisait encore l'antique devise de la famille. Je
trouvai cette devise très belle, qu'on l'appliquât soit à l'impatience
d'une race de proie nichée dans cette aire, d'où elle devait jadis
prendre son vol, soit, aujourd'hui, à la contemplation du déclin, à
l'attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage.
C'est en ce double sens, en effet, que joue avec le nom de Saylor cette
devise qui est: «Ne sçais l'heure.»
A Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont le nom, nous
dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières, «lieu où
s'assemblent les chèvres». Il était parent des Cambremer et, à cause de
cela et par une fausse appréciation de l'élégance, ceux-ci l'invitaient
souvent à Féterne, mais seulement quand ils n'avaient pas d'invités à
éblouir. Vivant toute l'année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté
plus provincial qu'eux. Aussi, quand il allait passer quelques semaines
à Paris, il n'y avait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu'«il
y avait à voir»; c'était au point que parfois, un peu étourdi par le
nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on lui demandait
s'il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n'en être plus bien
sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissait les choses de Paris
avec ce détail particulier aux gens qui y viennent rarement. Il me
conseillait les «nouveautés» à aller voir («Cela en vaut la peine»),
ne les considérant, du reste, qu'au point de vue de la bonne soirée
qu'elles font passer, et ignorant du point de vue esthétique jusqu'à
ne pas se douter qu'elles pouvaient en effet constituer parfois une
«nouveauté» dans l'histoire de l'art. C'est ainsi que, parlant de
tout sur le même plan, il nous disait: «Nous sommes allés une fois à
l'Opéra-Comique, mais le spectacle n'est pas fameux. Cela s'appelle
_Pelléas et Mélisande_. C'est insignifiant. Périer joue toujours bien,
mais il vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase on
donne _La Châtelaine_. Nous y sommes retournés deux fois; ne manquez pas
d'y aller, cela mérite d'être vu; et puis c'est joué à ravir; vous
avez Frévalles, Marie Magnier, Baron fils»; il me citait même des noms
d'acteurs que je n'avais jamais entendu prononcer, et sans les faire
précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût fait le duc de
Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusement méprisant des
«chansons de Mademoiselle Yvette Guilbert» et des «expériences de
Monsieur Charcot». M. de Chevrigny n'en usait pas ainsi, il disait
Cornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez
lui, à l'égard des acteurs comme de tout ce qui était parisien, le désir
de se montrer dédaigneux qu'avait l'aristocrate était vaincu par celui
de paraître familier qu'avait le provincial.
Dès après le premier dîner que j'avais fait à la Raspelière avec ce
qu'on appelait encore à Féterne «le jeune mariage», bien que M. et
Mme de Cambremer ne fussent plus, tant s'en fallait, de la première
jeunesse, la vieille marquise m'avait écrit une de ces lettres dont on
reconnaît l'écriture entre des milliers. Elle me disait: «Amenez votre
cousine délicieuse--charmante--agréable. Ce sera un enchantement, un
plaisir», manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression
attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer
d'avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et
y trouver la même dépravation du goût--transposée dans l'ordre
mondain--qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de
mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes,
enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans
ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mme de Cambremer la
banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante,
en évitant de finir sur l'accord parfait. En revanche, je penchais à
voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand
elles étaient l'oeuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse
toutes les fois qu'elles étaient employées par le marquis son fils ou
par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu'à un degré assez
éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des
trois adjectifs était très en honneur, de même qu'une certaine manière
enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée
dans le sang, d'ailleurs; et quand, dans la famille, une petite fille,
dès son enfance, s'arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait:
«Elle tient de tante Zélia», on sentait que plus tard ses lèvres
tendraient assez vite à s'ombrager d'une légère moustache, et on se
promettait de cultiver chez elle les dispositions qu'elle aurait pour
la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins
parfaites avec Mme Verdurin qu'avec moi, pour différentes raisons.
Ils voulaient inviter celle-ci. La «jeune» marquise me disait
dédaigneusement: «Je ne vois pas pourquoi nous ne l'inviterions pas,
cette femme; à la campagne on voit n'importe qui, ça ne tire pas à
conséquence.» Mais, au fond, assez impressionnés, ils ne cessaient de
me consulter sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de
politesse. Je pensais que, comme ils nous avaient invités à dîner,
Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup, gens élégants de la
région, propriétaires du château de Gourville et qui représentaient un
peu plus que le gratin normand, dont Mme Verdurin, sans avoir l'air d'y
toucher, était friande, je conseillai aux Cambremer d'inviter avec eux
la Patronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ils
étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient
naïfs) que M. et Mme Verdurin s'ennuyassent avec des gens qui n'étaient
pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d'un
esprit de routine que l'expérience n'avait pas fécondé) de mêler les
genres et de commettre un «impair», déclarèrent que cela ne corderait
pas ensemble, que cela ne «bicherait» pas et qu'il valait mieux réserver
Mme Verdurin (qu'on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre
dîner. Pour le prochain--l'élégant, avec les amis de Saint-Loup--ils
ne convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de Charlus fût
indirectement informé des gens brillants qu'ils recevaient, et aussi que
le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui
demanderait d'apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que
M. de Cambremer déclara qu'il avait de l'entrain et «faisait bien» dans
un dîner; puis que cela pourrait être commode d'être en bons termes avec
un médecin si on avait jamais quelqu'un de malade. Mais on l'invita
seul, pour ne «rien commencer avec la femme». Mme Verdurin fut outrée
quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans
elle à dîner à Féterne «en petit comité». Elle dicta au docteur, dont le
premier mouvement avait été d'accepter, une fière réponse où il disait:
«_Nous_ dînons ce soir-là chez Mme Verdurin», pluriel qui devait être
une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu'il n'était pas séparable
de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n'eut, pas besoin de lui
tracer une conduite impolie, qu'il tint spontanément, voici pourquoi.
S'il avait, à l'égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses
plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron, nous avons vu que
l'influence de ce dernier se faisait sentir davantage dans d'autres
domaines et qu'il avait, par exemple, élargi les connaissances musicales
et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n'était encore, au moins
à ce point de notre récit, qu'une influence. En revanche, il y avait un
terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru
et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les
enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils
été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils
devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était
si docile à son maître, c'était le terrain mondain. Le violoniste, qui,
avant de connaître M. de Charlus, n'avait aucune notion du monde, avait
pris à la lettre l'esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée
le baron: «Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui
avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, qui comptent
quatorze alliances avec la Maison de France, ce qui est d'ailleurs
surtout flatteur pour la Maison de France, car c'était à Aldonce de
Guermantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin mais puîné,
qu'aurait dû revenir le trône de France. Sous Louis XIV, nous drapâmes
à la mort de Monsieur, comme ayant la même grand'mère que le Roi; fort
au-dessous des Guermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle,
descendants des rois de Naples et des comtes de Poitiers; les d'Uzès,
peu anciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs; les
Luynes, tout à fait récents mais avec l'éclat de grandes alliances;
les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les
Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montesquieu, les Castellane
et, sauf oubli, c'est tout. Quant à tous les petits messieurs qui
s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune
différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous
alliez faire pipi chez la comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi,
c'est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un
torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre.» Morel
avait recueilli pieusement cette leçon d'histoire, peut-être un peu
sommaire; il jugeait les choses comme s'il était lui-même un Guermantes
et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour
d'Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de main dédaigneuse,
qu'il ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cambremer, justement
voici qu'il pouvait leur témoigner qu'ils n'étaient pas «plus que le
dernier pioupiou de son régiment». Il ne répondit pas à leur invitation,
et le soir du dîner s'excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi
comme s'il venait d'agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouter
qu'on ne peut imaginer combien, d'une façon plus générale, M. de Charlus
pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans
toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère.
On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie intermittente
de l'esprit. Qui n'a remarqué le fait sur des femmes, et même des
hommes, doués d'intelligence remarquable, mais affligés de nervosité?
Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font
admirer leurs dons précieux; c'est, à la lettre, la vérité qui parle par
leur bouche. Une migraine, une petite pique d'amour-propre suffit à tout
changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie,
ne reflète plus qu'un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce
qu'il faut pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive; et, dans
l'intervalle, d'autres incidents amenèrent une certaine tension dans
leurs rapports avec le petit clan. Comme nous revenions, les Cottard,
Charlus, Brichot, Morel et moi, d'un dîner à la Raspelière et que les
Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient
fait à l'aller une partie du trajet avec nous: «Vous qui aimez tant
Balzac et savez le reconnaître dans la société contemporaine, avais-je
dit à M. de Charlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés
des _Scènes de la vie de Province_.» Mais M. de Charlus, absolument
comme s'il avait été leur ami et si je l'eusse froissé par ma remarque,
me coupa brusquement la parole: «Vous dites cela parce que la femme est
supérieure au mari, me dit-il d'un ton sec.--Oh! je ne voulais pas dire
que c'était la Muse du département, ni Madame de Bargeton bien que...»
M. de Charlus m'interrompit encore: «Dites plutôt Mme de Mortsauf.» Le
train s'arrêta et Brichot descendit. «Nous avions beau vous faire des
signes, vous êtes terrible.--Comment cela?--Voyons, ne vous êtes-vous
pas aperçu que Brichot est amoureux fou de Mme de Cambremer?» Je vis par
l'attitude des Cottard et de Charlie que cela ne faisait pas l'ombre
d'un doute dans le petit noyau. Je crus qu'il y avait de la malveillance
de leur part. «Voyons, vous n'avez pas remarqué comme il a été troublé
quand vous avez parlé d'elle», reprit M. de Charlus, qui aimait montrer
qu'il avait l'expérience des femmes et parlait du sentiment qu'elles
inspirent d'un air naturel et comme si ce sentiment était celui qu'il
éprouvait lui-même habituellement. Mais un certain ton d'équivoque
paternité avec tous les jeunes gens--malgré son amour exclusif pour
Morel--démentit par le ton les vues d'homme à femmes qu'il émettait:
«Oh! ces enfants, dit-il, d'une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut
tout leur apprendre, ils sont innocents comme l'enfant qui vient de
naître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureux d'une
femme. A votre âge j'étais plus dessalé que cela», ajouta-t-il, car il
aimait employer les expressions du monde apache, peut-être par goût,
peut-être pour ne pas avoir l'air, en les évitant, d'avouer qu'il
fréquentait ceux dont c'était le vocabulaire courant. Quelques jours
plus tard, il fallut bien me rendre à l'évidence et reconnaître que
Brichot était épris de la marquise. Malheureusement il accepta plusieurs
déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu'il était temps de mettre le
holà. En dehors de l'utilité qu'elle voyait à une intervention, pour la
politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d'explications
et aux drames qu'ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que
l'oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique,
dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la Raspelière
quand on vit Mme Verdurin disparaître pendant une heure avec Brichot,
à qui on sut qu'elle avait dit que Mme de Cambremer se moquait de
lui, qu'il était la fable de son salon, qu'il allait déshonorer sa
vieillesse, compromettre sa situation dans l'enseignement. Elle alla
jusqu'à lui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui il
vivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l'emporta, Brichot cessa
d'aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on
crut qu'il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout
cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les
Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une
fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de
réponse du baron, ils craignirent d'avoir fait une gaffe et, trouvant
que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement
à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son
pouvoir. «Vous répondrez pour nous deux que j'accepte», dit le baron
à Morel. Le jour du dîner venu, on attendait dans le grand salon de
Féterne. Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur
de chic qu'étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de
déplaire à M. de Charlus que, bien qu'ayant connu les Féré par M. de
Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner,
elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous
les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez
pourtant pour qu'il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent
aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte,
les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de
Chevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu'on néglige
en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis des étrangers,
qui sont précisément les seuls qui ne s'en apercevraient pas. Mais on
n'aime pas leur montrer les parents qui sont restés ce que l'on s'est
efforcé de cesser d'être. Quant à M. et Mme Féré, ils étaient au plus
haut degré ce qu'on appelle des gens «très bien». Aux yeux de ceux qui
les qualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien
d'autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensait de
le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissance de la
mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairement fermé qu'elle et son
mari fréquentaient, quand on venait de les nommer, pour expliquer on
ajoutait toujours que c'était des gens «tout ce qu'il y a de mieux».
Leur nom obscur leur dictait-il une sorte de hautaine réserve? Toujours
est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle
auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la
mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour
que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait
invités à dîner et on comptait beaucoup sur l'effet qu'allait produire
sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu'il était au nombre des
convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en
ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre
en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants
erra sur son visage. La porte s'ouvrit et Mme de Cambremer faillit
se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme un secrétaire
des commandements chargé d'excuser son ministre, comme une épouse
morganatique qui exprime le regret qu'a le prince d'être souffrant
(ainsi en usait Mme de Clinchamp à l'égard du duc d'Aumale), Morel dit
du ton le plus léger: «Le baron ne pourra pas venir. Il est un peu
indisposé, du moins je crois que c'est pour cela... Je ne l'ai pas
rencontré cette semaine», ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces
dernières paroles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. et Mme Féré que
Morel voyait M. de Charlus à toutes les heures du jour. Les Cambremer
feignirent que l'absence du baron était un agrément de plus à la réunion
et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités: «Nous
nous passerons de lui, n'est-ce pas, ce ne sera que plus agréable.» Mais
ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin,
et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de
Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de
se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la
marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder
la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la
fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu'ils
n'étaient tenus envers eux qu'à une politesse limitée, comme les
princesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, mais
seulement jusqu'à la moitié de la seconde chambre. Au bout de quelques
semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer m'en
donnait ces explications: «Je vous dirai qu'avec M. de Charlus c'était
difficile. Il est extrêmement dreyfusard...--Mais non!--Si..., en tout
cas son cousin le prince de Guermantes l'est, on leur jette assez la
pierre pour ça. J'ai des parents très à l'oeil là-dessus. Je ne peux
pas fréquenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute ma
famille.--Puisque le prince de Guermantes est dreyfusard, cela ira
d'autant mieux, dit Mme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on,
épouse sa nièce, l'est aussi. C'est même peut-être la raison du
mariage.--Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimons
beaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations à la
légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dans l'armée!--Il
l'a été, mais il ne l'est plus, dis-je à M. de Cambremer. Quant à son
mariage avec Mlle de Guermantes-Brassac, est-ce vrai?--On ne parle que
de ça, mais vous êtes bien placé pour le savoir.--Mais je vous répète
qu'il me l'a dit à moi-même qu'il était dreyfusard, dit Mme de
Cambremer. C'est, du reste, très excusable, les Guermantes sont à moitié
allemands.--Pour les Guermantes de la rue de Varenne, vous pouvez dire
tout à fait, dit Cancan. Mais Saint-Loup, c'est une autre paire
de manches; il a beau avoir toute une parenté allemande, son père
revendiquait avant tout son titre de grand seigneur français, il a
repris du service en 1871 et a été tué pendant la guerre de la plus
belle façon. J'ai beau être très à cheval là-dessus, il ne faut pas
faire d'exagération ni dans un sens ni dans l'autre. _In medio...
virtus_, ah! je ne peux pas me rappeler. C'est quelque chose que dit le
docteur Cottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir
ici un petit Larousse.» Pour éviter de se prononcer sur la citation
latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son mari semblait
trouver qu'elle manquait de tact, Mme de Cambremer se rabattit sur la
Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à
expliquer. «Nous avons loué volontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit
la marquise. Seulement elle a eu l'air de croire qu'avec la maison et
tout ce qu'elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance
du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n'étaient nullement
dans le bail, elle aurait en plus le droit d'être liée avec nous. Ce
sont des choses absolument distinctes. Notre tort est de n'avoir pas
fait faire les choses simplement par un gérant ou par une agence. A
Féterne ça n'a pas d'importance, mais je vois d'ici la tête que ferait
ma tante de Ch'nouville si elle voyait s'amener, à mon jour, la mère
Verdurin avec ses cheveux en l'air. Pour M. de Charlus, naturellement,
il connaît des gens très bien, mais il en connaît aussi de très mal.»
- Parts
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