Sodome et Gomorrhe - Deuxième partie - 18

proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit
qu'il allait essayer de trouver une échappatoire, qu'il ferait
remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en
n'arrangeant pas l'affaire tout d'un coup, M. de Charlus savait garder
Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des
engagements pour l'avenir en échange de sa renonciation au duel,
exercice, disait-il, qui par soi-même l'enchantait, et dont il ne se
priverait pas sans regret. Et en cela d'ailleurs il était sincère,
car il avait toujours pris plaisir à aller sur le terrain quand
il s'agissait de croiser le fer ou d'échanger des balles avec un
adversaire. Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard, car,
ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de
s'arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu'on
voulût bien lui indiquer «le n° 100» ou le «petit endroit». Aussitôt
qu'il fut là, le baron l'emmena dans une pièce isolée, car il trouvait
plus réglementaire que Charlie et moi n'assistions pas à l'entrevue, et
il excellait à donner à une chambre quelconque l'affectation provisoire
de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il
le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu'il semblait probable
que le propos répété n'avait en réalité pas été tenu, et que, dans ces
conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf
complications possibles, l'incident était considéré comme clos. Le
danger s'éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulut même un instant
manifester de la colère, mais il se rappela qu'un de ses maîtres, qui
avait fait la plus belle carrière médicale de son temps, ayant échoué la
première fois à l'Académie pour deux voix seulement, avait fait contre
mauvaise fortune bon coeur et était allé serrer la main du concurrent
élu. Aussi le docteur se dispensa-t-il d'une expression de dépit qui
n'eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux
des hommes, qu'il y a certaines choses qu'on ne peut laisser passer, il
ajouta que c'était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. de
Charlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de la même
façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot de mon père,
comme une duchesse surtout eût tenu la taille à une plébéienne, approcha
sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci
lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant
une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu
au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une
bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du
sucre. Mais Cottard, qui n'avait jamais laissé voir au baron qu'il eût
même entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses moeurs, et ne l'en
considérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partie
de la classe des «anormaux» (même, avec son habituelle impropriété de
termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d'un valet de chambre
de M. Verdurin: «Est-ce que ce n'est pas la maîtresse du baron?»),
personnages dont il avait peu l'expérience, il se figura que cette
caresse de la main était le prélude immédiat d'un viol, pour
l'accomplissement duquel il avait été, le duel n'ayant servi que de
prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le baron dans ce
salon solitaire où il allait être pris de force. N'osant quitter sa
chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d'épouvante,
comme tombé aux mains d'un sauvage dont il n'était pas bien assuré qu'il
ne se nourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant la
main et voulant être aimable jusqu'au bout: «Vous allez prendre quelque
chose avec nous, comme on dit, ce qu'on appelait autrefois un mazagran
ou un gloria, boissons qu'on ne trouve plus, comme curiosités
archéologiques, que dans les pièces de Labiche et les cafés de
Doncières. Un «gloria» serait assez convenable au lieu, n'est-ce pas,
et aux circonstances, qu'en dites-vous?--Je suis président de la ligue
antialcoolique, répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre
de province passât, pour qu'on dise que je ne prêche pas d'exemple. _Os
homini sublime dedit coelumque tueri_», ajouta-t-il, bien que cela n'eût
aucun rapport, mais parce que son stock de citations latines était assez
pauvre, suffisant d'ailleurs pour émerveiller ses élèves. M. de Charlus
haussa les épaules et ramena Cottard auprès de nous, après lui avoir
demandé un secret qui lui importait d'autant plus que le motif du duel
avorté était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu'il parvînt aux
oreilles de l'officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous
buvions tous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant
la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu'il ne se
souciait pas d'attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la
main comme à une chambrière, sans bouger de sa chaise, partie en roi qui
reçoit des hommages, partie en snob qui ne veut pas qu'une femme peu
élégante s'asseye à sa table, partie en égoïste qui a du plaisir à être
seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Mme Cottard resta donc
debout à parler à M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que
la politesse, ce qu'on a «à faire», n'est pas le privilège exclusif des
Guermantes, et peut tout d'un coup illuminer et guider les cerveaux les
plus incertains, ou parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait
par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre
qui lui manquait, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que je ne
lui avais jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître:
«Voyons, Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi.--Mais est-ce
que je ne vous dérange pas?» demanda timidement Mme Cottard à M. de
Charlus, lequel, surpris du ton du docteur, n'avait rien répondu. Et
sans lui en donner cette seconde fois le temps, Cottard reprit avec
autorité: «Je t'ai dit de t'asseoir.»
Au bout d'un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit à
Morel: «Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée que vous ne
méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu'à la fin de votre
service militaire je vous ramène moi-même à votre père, comme fit
l'archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie.» Et le baron se mit
à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la
perspective d'être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait pas
partager. Dans l'ivresse de se comparer à l'archange, et Morel au fils
de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase, qui
était de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel
consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour, ou par son
amour-propre, le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que
fit le violoniste car, ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me
dit avec un orgueilleux sourire: «Avez-vous remarqué, quand je l'ai
comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie! C'est parce que,
comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père
auprès duquel il allait désormais vivre, n'était pas son père selon la
chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais
son père spirituel, c'est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui! Comme il
redressait fièrement la tête! Quelle joie il ressentait d'avoir compris!
Je suis sûr qu'il va redire tous les jours: «O Dieu qui avez donné le
bienheureux Archange Raphaël pour _guide_ à votre serviteur Tobie, dans
un long voyage, accordez-nous à nous, vos serviteurs, d'être toujours
protégés par lui et munis de son secours.» Je n'ai même pas eu besoin,
ajouta le baron, fort persuadé qu'il siégerait un jour devant le trône
de Dieu, de lui dire que j'étais l'envoyé céleste, il l'a compris de
lui-même et en était muet de bonheur!» Et M. de Charlus (à qui au
contraire le bonheur n'enlevait pas la parole), peu soucieux des
quelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou,
s'écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains: «Alléluia!»
Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M.
de Charlus; souvent Morel, parti en manoeuvres trop loin pour que M. de
Charlus pût aller le voir ou m'envoyer lui parler, écrivait au baron des
lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu'il lui en fallait
finir avec la vie parce qu'il avait, pour une chose affreuse, besoin
de vingt-cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était la chose
affreuse, l'eût-il dit qu'elle eût sans doute été inventée. Pour
l'argent même, M. de Charlus l'eût envoyé volontiers s'il n'eût senti
que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi
d'avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses
télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Quand il était
certain de leur effet, il souhaitait que Morel fût à jamais brouillé
avec lui, car, persuadé que ce serait le contraire qui se réaliserait,
il se rendait compte de tous les inconvénients qui allaient renaître de
cette liaison inévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il
ne dormait plus, il n'avait plus un moment de calme, tant le nombre est
grand, en effet, des choses que nous vivons sans les connaître et des
réalités intérieures et profondes qui nous restent cachées. Il formait
alors toutes les suppositions sur cette énormité qui faisait que Morel
avait besoin de vingt-cinq mille francs, il lui donnait toutes les
formes, y attachait tour à tour bien des noms propres. Je crois que,
dans ces moments-là, M. de Charlus (et bien qu'à cette époque, son
snobisme, diminuant, eût été déjà au moins rejoint, sinon dépassé,
par la curiosité grandissante que le baron avait du peuple) devait se
rappeler avec quelque nostalgie les gracieux tourbillons multicolores
des réunions mondaines où les femmes et les hommes les plus charmants ne
le recherchaient que pour le plaisir désintéressé qu'il leur donnait,
où personne n'eût songé à «lui monter le coup», à inventer une «chose
affreuse» pour laquelle on est prêt à se donner la mort si on ne reçoit
pas tout de suite vingt-cinq mille francs. Je crois qu'alors, et
peut-être parce qu'il était resté tout de même plus de Combray que
moi et avait enté la fierté féodale sur l'orgueil allemand, il devait
trouver qu'on n'est pas impunément l'amant de coeur d'un domestique, que
le peuple n'est pas tout à fait le monde, qu'en somme il «ne faisait pas
confiance» au peuple comme je la lui ai toujours faite.
La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un
incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d'en parler, je dois
dire que l'arrêt à Maineville (quand on conduisait à Balbec un arrivant
élégant qui, pour ne pas gêner, préférait ne pas habiter la Raspelière)
était l'occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter
dans un instant. L'arrivant, ayant ses menus bagages dans le train,
trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n'y
avait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables,
était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet, quand,
au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement
se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c'était
une maison de prostitution. «Mais, n'allons pas plus loin, disait-il
infailliblement à Mme Cottard, femme connue comme étant d'esprit
pratique et de bon conseil. Voilà tout à fait ce qu'il me faut. A quoi
bon continuer jusqu'à Balbec où ce ne sera certainement pas mieux?
Rien qu'à l'aspect, je juge qu'il y a tout le confort; je pourrai
parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de
ses politesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Elle
n'aura pas tant de chemin à faire que si j'habite Balbec. Cela me semble
tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cher professeur. Il
doit y avoir des salons, nous y ferons venir ces dames. Entre nous, je
ne comprends pas pourquoi, au lieu de louer la Raspelière, Mme Verdurin
n'est pas venue habiter ici. C'est beaucoup plus sain que de vieilles
maisons comme la Raspelière, qui est forcément humide, sans être propre
d'ailleurs; ils n'ont pas l'eau chaude, on ne peut pas se laver comme on
veut. Maineville me paraît bien plus agréable. Mme Verdurin y eût joué
parfaitement son rôle de patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je
vais me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec
moi, en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous
me piloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous devez
avoir fréquentée souvent. C'est tout à fait un cadre fait pour vous.» On
avait toutes les peines du monde à faire taire, et surtout à empêcher de
descendre, l'infortuné arrivant, lequel, avec l'obstination qui émane
souvent des gaffes, insistait, prenait ses valises et ne voulait rien
entendre jusqu'à ce qu'on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni
Mme Cottard ne viendraient le voir là. «En tout cas je vais y élire
domicile. Mme Verdurin n'aura qu'à m'y écrire.»
Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d'un ordre plus
particulier. Il y en eut d'autres, mais je me contente ici, au fur et
à mesure que le tortillard s'arrête et que l'employé crie Doncières,
Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la
garnison m'évoquent. J'ai déjà parlé de Maineville (_media villa_) et
de l'importance qu'elle prenait à cause de cette somptueuse maison de
femmes qui y avait été récemment construite, non sans éveiller les
protestations inutiles des mères de famille. Mais avant de dire en
quoi Maineville a quelque rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de
Charlus, il me faut noter la disproportion (que j'aurai plus tard à
approfondir) entre l'importance que Morel attachait à garder libres
certaines heures et l'insignifiance des occupations auxquelles il
prétendait les employer, cette même disproportion se retrouvant au
milieu des explications d'un autre genre qu'il donnait à M. de Charlus.
Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans
risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer
la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas
d'ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d'avidité: «Et
puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n'est pas rien.
Permettez-moi d'y aller, car, vous voyez, c'est mon intérêt. Dame, je
n'ai pas de rentes comme vous, j'ai ma situation à faire, c'est le
moment de gagner des sous.» Morel n'était pas, en désirant donner sa
leçon, tout à fait insincère. D'une part, que l'argent n'ait pas de
couleur est faux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux
pièces que l'usage a ternies. S'il était vraiment sorti pour une leçon,
il est possible que deux louis remis au départ par une élève lui eussent
produit un effet autre que deux louis tombés de la main de M. de
Charlus. Puis l'homme le plus riche ferait pour deux louis des
kilomètres qui deviennent des lieues si l'on est fils d'un valet de
chambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon
de violon, des doutes d'autant plus grands que souvent le musicien
invoquait des prétextes d'un autre genre, d'un ordre entièrement
désintéressé au point de vue matériel, et d'ailleurs absurdes. Morel
ne pouvait ainsi s'empêcher de présenter une image de sa vie, mais
volontairement, et involontairement aussi, tellement enténébrée, que
certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant un mois il se
mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées
libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d'algèbre.
Venir voir après M. de Charlus? Ah! c'était impossible, les cours
duraient parfois fort tard. «Même après 2 heures du matin? demandait le
baron.--Des fois.--Mais l'algèbre s'apprend aussi facilement dans un
livre.--Même plus facilement, car je ne comprends pas grand'chose aux
cours.--Alors? D'ailleurs l'algèbre ne peut te servir à rien.--J'aime
bien cela. Ça dissipe ma neurasthénie.» «Cela ne peut pas être l'algèbre
qui lui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus.
Serait-il attaché à la police?» En tout cas Morel, quelque objection
qu'on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût à cause de
l'algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l'un ni l'autre, mais le
prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour
rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans
savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit
cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes
de Maineville; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de
Guermantes et de la volupté d'être entouré de femmes dont les seins
bruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charlus eut
l'idée de ce qui s'était passé et de l'endroit, mais non du séducteur.
Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien,
qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine
suivante, Morel annonça qu'il serait encore absent, le baron demanda à
Jupien s'il se chargerait d'acheter la patronne de l'établissement et
d'obtenir qu'on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène.
«C'est entendu. Je vais m'en occuper, ma petite gueule», répondit Jupien
au baron. On ne peut comprendre à quel point cette inquiétude agitait,
et par là même avait momentanément enrichi, l'esprit de M. de Charlus.
L'amour cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la pensée.
Dans celui de M. de Charlus qui, il y a quelques jours, ressemblait à
une plaine si uniforme qu'au plus loin il n'aurait pu apercevoir une
idée au ras du sol, s'étaient brusquement dressées, dures comme la
pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes aussi sculptées que
si quelque statuaire, au lieu d'emporter le marbre, l'avait ciselé sur
place et où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur,
la Jalousie, la Curiosité, l'Envie, la Haine, la Souffrance, l'Orgueil,
l'Épouvante et l'Amour.
Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission
de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze
heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d'arriver à cette
magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs
élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait
sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de
l'intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu'il fut entré à pas de loup
dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l'habitude de ce genre
de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit
plus bruyant que la Bourse ou l'Hôtel des Ventes. C'est en vain qu'il
recommandait de parler plus bas à des soubrettes qui se pressaient
autour de lui; d'ailleurs leur voix même était couverte par le bruit de
criées et d'adjudications que faisait une vieille «sous-maîtresse» à la
perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d'un notaire ou
d'un prêtre espagnol, et qui lançait à toutes minutes, avec un bruit de
tonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer les portes,
comme on règle la circulation des voitures: «Mettez Monsieur au
vingt-huit, dans la chambre espagnole.» «On ne passe plus.» «Rouvrez la
porte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les attend dans
le salon persan.» M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a
à traverser les boulevards; et, pour prendre une comparaison infiniment
moins sacrilège que le sujet représenté dans les chapiteaux du porche de
la vieille église de Corlesville, les voix des jeunes bonnes répétaient
en plus bas, sans se lasser, l'ordre de la sous-maîtresse, comme ces
catéchismes qu'on entend les élèves psalmodier dans la sonorité d'une
église de campagne. Si peur qu'il eût, M. de Charlus, qui, dans la rue,
tremblait d'être entendu, se persuadant que Morel était à la fenêtre, ne
fut peut-être pas tout de même aussi effrayé dans le rugissement de ces
escaliers immenses où on comprenait que des chambres rien ne pouvait
être aperçu. Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui
devait les cacher avec Jupien, mais commença par l'enfermer dans un
salon persan fort somptueux d'où il ne voyait rien. Elle lui dit que
Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès qu'on la
lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon
transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit,
comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait
leur envoyer «une petite dame intelligente». Car, elle, on l'appelait.
La petite dame intelligente avait un peignoir persan, qu'elle voulait
ôter. M. de Charlus lui demanda de n'en rien faire, et elle se fit
monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en
réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes; il avait,
pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré
dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s'étaient empressées de
laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlus ignorait tout cela,
mais pestait, voulait ouvrir les portes, fit redemander Mlle Noémie,
laquelle, ayant entendu la petite dame intelligente donner à M. de
Charlus des détails sur Morel non concordants avec ceux qu'elle-même
avait donnés à Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour
remplacer la petite dame intelligente, «une petite dame gentille», qui
ne leur montra rien de plus, mais leur dit combien la maison était
sérieuse et demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fit
revenir Mlle Noémie, qui leur dit: «Oui, c'est un peu long, ces dames
prennent des poses, il n'a pas l'air d'avoir envie de rien faire.»
Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces, Mlle Noémie s'en alla
d'un air contrarié, en les assurant qu'ils n'attendraient pas plus de
cinq minutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi Noémie
conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé
vers une porte entre-bâillée en leur disant: «Vous allez très bien voir.
Du reste, en ce moment ce n'est pas très intéressant, il est avec trois
dames, il leur raconte sa vie de régiment.» Enfin le baron put voir
par l'ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur
mortelle le força de s'appuyer au mur. C'était bien Morel qu'il avait
devant lui, mais, comme si les mystères païens et les enchantements
existaient encore, c'était plutôt l'ombre de Morel, Morel embaumé, pas
même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme
de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les
murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était
à quelques mètres de lui, de profil. Morel avait, comme après la mort,
perdu toute couleur; entre ces femmes avec lesquelles il semblait
qu'il eût dû s'ébattre joyeusement, livide, il restait figé dans une
immobilité artificielle; pour boire la coupe de Champagne qui était
devant lui, son bras sans force essayait lentement de se tendre et
retombait. On avait l'impression de cette équivoque qui fait qu'une
religion parle d'immortalité, mais entend par là quelque chose qui
n'exclut pas le néant. Les femmes le pressaient de questions: «Vous
voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron, elles lui parlent de sa vie de
régiment, c'est amusant, n'est-ce pas?--et elle rit--vous êtes content?
Il est calme, n'est-ce pas», ajouta-t-elle, comme elle aurait dit d'un
mourant. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel, inanimé,
n'avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d'une parole
murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n'eut qu'un instant
d'hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien
quand il était allé s'entendre, soit puissance expansive des secrets
confiés qui fait qu'on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de
ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux
messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le
prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre
Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de
Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n'osant pas prendre
son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.
L'histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince de Guermantes.
Quand on l'avait fait sortir pour que M. de Charlus ne le vît pas,
furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en était l'auteur, il
avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il
était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute
petite villa qu'il avait louée et que, malgré le peu de temps qu'il
devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous
avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité
de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le
lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d'être
suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n'ayant remarqué aucun
passant suspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au
salon en lui disant qu'il allait prévenir Monsieur (son maître lui avait
recommandé de ne pas prononcer le nom de prince de peur d'éveiller des
soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la
glace si sa mèche n'était pas dérangée, ce fut comme une hallucination.
Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste,
car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes,
de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent
d'abord d'effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus,
laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur
Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa
stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de
Charlus l'avait fait tomber pour éprouver s'il était fidèle, dégringola
quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à
toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes (après avoir
cru faire faire à une connaissance de passage le stage nécessaire, non
sans s'être demandé si c'était bien prudent et si l'individu n'était pas
dangereux) entra dans son salon, il n'y trouva plus personne. Il eut
beau, avec son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing,
explorer toute la maison, qui n'était pas grande, les recoins du
jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence
certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la
semaine suivante. Mais chaque fois c'était Morel, l'individu dangereux,
qui se sauvait comme si le prince l'avait été plus encore. Buté dans
ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue
du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de
Charlus fut protégé d'une infidélité qui le désespérait, et vengé sans
l'avoir jamais imaginé, ni surtout comment.
Mais déjà les souvenirs de ce qu'on m'avait raconté à ce sujet sont
remplacés par d'autres, car le B. C. N., reprenant sa marche de «tacot»,
continue de déposer ou de prendre les voyageurs aux stations suivantes.
A Grattevast, où habitait sa soeur, avec laquelle il était allé passer
l'après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy
(qu'on appelait seulement le Comte de Crécy), gentilhomme pauvre mais
d'une extrême distinction, que j'avais connu par les Cambremer, avec
qui il était d'ailleurs peu lié. Réduit à une vie extrêmement modeste,
presque misérable, je sentais qu'un cigare, une «consommation» étaient
choses si agréables pour lui que je pris l'habitude, les jours où je ne
pouvais voir Albertine, de l'inviter à Balbec. Très fin et s'exprimant à
merveille, tout blanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait
surtout du bout des lèvres, très délicatement, des conforts de la vie
seigneuriale, qu'il avait évidemment connus, et aussi de généalogies.
Comme je lui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il me dit avec
un sourire modeste: «C'est une branche de verjus.» Et il ajouta avec un
plaisir dégustateur: «Nos armes sont une branche de verjus--symbolique