Sodome et Gomorrhe - Deuxième partie - 08

vaincre un silence hostile ou de désagréables échos; ce qui avait
changé était, non ce qu'il débitait, mais l'acoustique du salon et les
dispositions du public. «Gare», dit à mi-voix Mme Verdurin en montrant
Brichot. Celui-ci, ayant gardé l'ouïe plus perçante que la vue, jeta sur
la Patronne un regard, vite détourné, de myope et de philosophe. Si ses
yeux étaient moins bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur les
choses un plus large regard. Il voyait le peu qu'on pouvait attendre des
affections humaines, il s'y était résigné. Certes il en souffrait.
Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a
l'habitude de plaire, devine qu'on l'a trouvé ou trop frivole, ou trop
pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc..., rentre chez lui
malheureux. Souvent c'est à cause d'une question d'opinions, de système,
qu'il a paru à d'autres absurde ou vieux-jeu. Souvent il sait à
merveille que ces autres ne le valent pas. Il pourrait aisément
disséquer les sophismes à l'aide desquels on l'a condamné tacitement, il
veut aller faire une visite, écrire une lettre: plus sage, il ne fait
rien, attend l'invitation de la semaine suivante. Parfois aussi ces
disgrâces, au lieu de finir en une soirée, durent des mois. Dues à
l'instabilité des jugements mondains, elles l'augmentent encore. Car
celui qui sait que Mme X... le méprise, sentant qu'on l'estime chez Mme
Y..., la déclare bien supérieure et émigre dans son salon. Au reste,
ce n'est pas le lieu de peindre ici ces hommes, supérieurs à la vie
mondaine mais n'ayant pas su se réaliser en dehors d'elle, heureux
d'être reçus, aigris d'être méconnus, découvrant chaque année les tares
de la maîtresse de maison qu'ils encensaient, et le génie de celle
qu'ils n'avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à revenir à leurs
premières amours quand ils auront souffert des inconvénients qu'avaient
aussi les secondes, et que ceux des premières seront un peu oubliés. On
peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot
celle qu'il savait définitive. Il n'ignorait pas que Mme Verdurin riait
parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu
qu'il faut attendre des affections humaines, s'y étant soumis, il ne
considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la
rougeur qui couvrit le visage de l'universitaire, Mme Verdurin comprit
qu'il l'avait entendue et se promit d'être aimable pour lui pendant la
soirée. Je ne pus m'empêcher de lui dire qu'elle l'était bien peu pour
Saniette. «Comment, pas gentille! Mais il nous adore, vous ne savez pas
ce que nous sommes pour lui! Mon mari est quelquefois un peu agacé de
sa stupidité, et il faut avouer qu'il y a de quoi, mais dans ces
moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-il pas davantage, au lieu de
prendre ces airs de chien couchant? Ce n'est pas franc. Je n'aime pas
cela. Ça n'empêche pas que je tâche toujours de calmer mon mari parce
que, s'il allait trop loin, Saniette n'aurait qu'à ne pas revenir; et
cela je ne le voudrais pas parce que je vous dirai qu'il n'a plus un
sou, il a besoin de ses dîners. Et puis, après tout, si il se froisse,
qu'il ne revienne pas, moi ce n'est pas mon affaire, quand on a besoin
des autres on tâche de ne pas être aussi idiot.--Le duché d'Aumale a été
longtemps dans notre famille avant d'entrer dans la Maison de France,
expliquait M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morel ébahi et
auquel, à vrai dire, toute cette dissertation était sinon adressée du
moins destinée. Nous avions le pas sur tous les princes étrangers; je
pourrais vous en donner cent exemples. La princesse de Croy ayant voulu,
à l'enterrement de Monsieur, se mettre à genoux après ma trisaïeule,
celle-ci lui fit vertement remarquer qu'elle n'avait pas droit au
carreau, le fit retirer par l'officier de service et porta la chose
au Roi, qui ordonna à Mme de Croy d'aller faire des excuses à Mme de
Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant venu chez nous avec les
huissiers, la baguette levée, nous obtînmes du Roi de la faire abaisser.
Je sais qu'il y a mauvaise grâce à parler des vertus des siens. Mais il
est bien connu que les nôtres ont toujours été de l'avant à l'heure du
danger. Notre cri d'armes, quand nous avons quitté celui des ducs de
Brabant, a été «Passavant». De sorte qu'il est, en somme, assez légitime
que ce droit d'être partout les premiers, que nous avions revendiqué
pendant tant de siècles à la guerre, nous l'ayons obtenu ensuite à la
Cour. Et dame, il nous y a toujours été reconnu. Je vous citerai encore
comme preuve la princesse de Baden. Comme elle s'était oubliée jusqu'à
vouloir disputer son rang à cette même duchesse de Guermantes de
laquelle je vous parlais tout à l'heure, et avait voulu entrer la
première chez le Roi en profitant d'un mouvement d'hésitation qu'avait
peut-être eu ma parente (bien qu'il n'y en eût pas à avoir), le Roi cria
vivement: «Entrez, entrez, ma cousine, Madame de Baden sait trop ce
qu'elle vous doit.» Et c'est comme duchesse de Guermantes qu'elle avait
ce rang, bien que par elle-même elle fût d'assez grande naissance
puisqu'elle était par sa mère nièce de la Reine de Pologne, de la Reine
d'Hongrie, de l'Électeur Palatin, du prince de Savoie-Carignan et du
prince d'Hanovre, ensuite Roi d'Angleterre.--_Mæcenas atavis edite
regibus!_ dit Brichot en s'adressant à M. de Charlus, qui répondit par
une légère inclinaison de tête à cette politesse.--Qu'est-ce que vous
dites? demanda Mme Verdurin à Brichot, envers qui elle aurait voulu
tâcher de réparer ses paroles de tout à l'heure. Je parlais, Dieu m'en
pardonne, d'un dandy qui était la fleur du gratin (Mme Verdurin fronça
les sourcils), environ le siècle d'Auguste (Mme Verdurin, rassurée par
l'éloignement de ce gratin, prit une expression plus sereine), d'un ami
de Virgile et d'Horace qui poussaient la flagornerie jusqu'à lui envoyer
en pleine figure ses ascendances plus qu'aristocratiques, royales, en
un mot je parlais de Mécène, d'un rat de bibliothèque qui était ami
d'Horace, de Virgile, d'Auguste. Je suis sûr que M. de Charlus sait
très bien à tous égards qui était Mécène.» Regardant gracieusement
Mme Verdurin du coin de l'oeil, parce qu'il l'avait entendue donner
rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu'il craignait de ne pas
être invité: «Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c'était quelque
chose comme le Verdurin de l'antiquité.» Mme Verdurin ne put réprimer
qu'à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. «Il est
agréable l'ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c'est un homme
instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau. Où donc
demeure-t-il à Paris?» Morel garda un silence hautain et demanda
seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d'abord un
peu de violon. A l'étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait
jamais des grands dons qu'il avait, accompagna, avec le style le plus
pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfin
antérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon de
Fauré. Je sentis qu'il donnerait à Morel, merveilleusement doué pour le
son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, la culture et le
style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unit chez un même homme
une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n'était pas très
différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l'heure (et
cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. Me
reprochant (sans doute pour que je parlasse en termes chaleureux de
Morel à Mme Verdurin) de n'aller jamais le voir, et moi invoquant la
discrétion, il m'avait répondu: «Mais puisque c'est moi qui vous le
demande, il n'y a que moi qui _pourrais m'en formaliser_.» Cela aurait
pu être dit par le duc de Guermantes. M. de Charlus n'était, en somme,
qu'un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât
suffisamment en lui le système nerveux pour qu'au lieu d'une femme,
comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou
un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de
Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de
Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n'était pas sans
goût, un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, charmant avec
lequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate de
Fauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant--on
n'ose dire sa cause--dans des parties toutes physiques, dans les
défectuosités de M. de Charlus? Nous expliquerons plus tard ce mot de
défectuosités nerveuses et pour quelles raisons un Grec du temps de
Socrate, un Romain du temps d'Auguste, pouvaient être ce qu'on sait tout
en restant des hommes absolument normaux, et non des hommes-femmes comme
on en voit aujourd'hui. De même qu'il avait de réelles dispositions
artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le
duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand
on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la
transpiration d'un homme trop gros, dont le front pour un rien s'humecte
de sueur. Avec la différence qu'à ceux-ci on dit: «Comme vous avez
chaud», tandis qu'on fait semblant de ne pas voir les pleurs des autres.
On, c'est-à-dire le monde; car le peuple s'inquiète de voir pleurer,
comme si un sanglot était plus grave qu'une hémorragie. La tristesse qui
suivit la mort de sa femme, grâce à l'habitude de mentir, n'excluait pas
chez M. de Charlus une vie qui n'y était pas conforme. Plus tard même,
il eut l'ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie
funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à
l'enfant de choeur. Et c'était peut-être vrai.
Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eut l'air de
faire tellement souffrir Mme de Cambremer que je n'insistai pas. «Vous
ne pouvez pas aimer cela», me dit-elle. Elle demanda à la place _Fêtes_
de Debussy, ce qui fit crier: «Ah! c'est sublime!» dès la première note.
Mais Morel s'aperçut qu'il ne savait que les premières mesures et, par
gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une marche de
Meyerbeer. Malheureusement, comme il laissa peu de transitions et ne fit
pas d'annonce, tout le monde crut que c'était encore du Debussy, et on
continua à crier: «Sublime!» Morel, en révélant que l'auteur n'était pas
celui de _Pelléas_, mais de _Robert le Diable_, jeta un certain froid.
Mme de Cambremer n'eut guère le temps de le ressentir pour elle-même,
car elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s'était
jetée dessus avec une impulsion d'hystérique. «Oh! jouez ça, tenez, ça,
c'est divin», criait-elle. Et pourtant de cet auteur longtemps dédaigné,
promu depuis peu aux plus grands honneurs, ce qu'elle élisait, dans son
impatience fébrile, c'était un de ces morceaux maudits qui vous ont
si souvent empêché de dormir et qu'une élève sans pitié recommence
indéfiniment à l'étage contigu au vôtre. Mais Morel avait assez de
musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour
participer à la partie, aurait voulu un whist. «Il a dit tout à l'heure
au Patron qu'il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, mais ce n'est pas
vrai, il est d'une simple bourgeoisie de petits architectes.--Je veux
savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m'amuse, moi, na!» redit Mme
Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour
briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux miens: «Mais à vrai
dire, Madame, Mécène m'intéresse surtout parce qu'il est le premier
apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd'hui en France
plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant
Dieu Jemenfou.» Mme Verdurin ne se contentait plus, dans ces cas-là, de
plonger sa tête dans sa main. Elle s'abattait, avec la brusquerie des
insectes appelés éphémères, sur la princesse Sherbatoff; si celle-ci
était à peu de distance, la Patronne s'accrochait à l'aisselle de la
princesse, y enfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques instants
sa tête comme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écran
protecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bien ne
penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu'ils font une prière
un peu longue, ont la sage précaution d'ensevelir leur visage dans leurs
mains. Mme Verdurin les imitait en écoutant les quatuors de Beethoven
pour montrer à la fois qu'elle les considérait comme une prière et
pour ne pas laisser voir qu'elle dormait. «Je parle fort sérieusement,
Madame, dit Brichot. Je crois que trop grand est aujourd'hui le nombre
des gens qui passent leur temps à considérer leur nombril comme s'il
était le centre du monde. En bonne doctrine, je n'ai rien à objecter à
je ne sais quel nirvana qui tend à nous dissoudre dans le grand Tout
(lequel, comme Munich et Oxford, est beaucoup plus près de Paris
qu'Asnières ou Bois-Colombes), mais il n'est ni d'un bon Français, ni
même d'un bon Européen, quand les Japonais sont peut-être aux portes de
notre Byzance, que des antimilitaristes socialisés discutent gravement
sur les vertus cardinales du vers libre.» Mme Verdurin crut pouvoir
lâcher l'épaule meurtrie de la princesse et elle laissa réapparaître sa
figure, non sans feindre de s'essuyer les yeux et sans reprendre deux ou
trois fois haleine. Mais Brichot voulait que j'eusse ma part de festin,
et ayant retenu des soutenances de thèses, qu'il présidait comme
personne, qu'on ne flatte jamais tant la jeunesse qu'en la morigénant,
en lui donnant de l'importance, en se faisant traiter par elle de
réactionnaire: «Je ne voudrais pas blasphémer les Dieux de la Jeunesse,
dit-il en jetant sur moi ce regard furtif qu'un orateur accorde à la
dérobée à quelqu'un présent dans l'assistance et dont il cite le nom. Je
ne voudrais pas être damné comme hérétique et relaps dans la chapelle
mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous ceux de son âge, a dû
servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de choeur, et se
montrer déliquescent ou Rose-Croix. Mais vraiment, nous en avons trop vu
de ces intellectuels adorant l'Art, avec un grand A, et qui, quand il ne
leur suffit plus de s'alcooliser avec du Zola, se font des piqûres
de Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion baudelairienne, ils ne
seraient plus capables de l'effort viril que la patrie peut un jour ou
l'autre leur demander, anesthésiés qu'ils sont par la grande névrose
littéraire, dans l'atmosphère chaude, énervante, lourde de relents
malsains, d'un symbolisme de fumerie d'opium.» Incapable de feindre
l'ombre d'admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, je me
détournai vers Ski et lui assurai qu'il se trompait absolument sur la
famille à laquelle appartenait M. de Charlus; il me répondit qu'il était
sûr de son fait et ajouta que je lui avais même dit que son vrai nom
était Gandin, Le Gandin. «Je vous ai dit, lui répondis-je, que Mme de
Cambremer était la soeur d'un ingénieur, M. Legrandin. Je ne vous ai
jamais parlé de M. de Charlus. Il y a autant de rapport de naissance
entre lui et Mme de Cambremer qu'entre le Grand Condé et Racine.--Ah!
je croyais», dit Ski légèrement sans plus s'excuser de son erreur que,
quelques heures avant, de celle qui avait failli nous faire manquer le
train. «Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte? demanda
Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et
qu'elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris.--Mon Dieu, on ne
sait jamais, répondit d'un ton nasillard et traînant M. de Charlus.
J'aimerais rester jusqu'à la fin de septembre.--Vous avez raison, dit
Mme Verdurin; c'est le moment des belles tempêtes.--A bien vrai dire
ce n'est pas ce qui me déterminerait. J'ai trop négligé depuis quelque
temps l'Archange saint Michel, mon patron, et je voudrais le dédommager
en restant jusqu'à sa fête, le 29 septembre, à l'Abbaye du Mont.--Ça
vous intéresse beaucoup, ces affaires-là?» demanda Mme Verdurin, qui
eût peut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé si elle
n'avait craint qu'une excursion aussi longue ne fit «lâcher» pendant
quarante-huit heures le violoniste et le baron. «Vous êtes peut-être
affligée de surdité intermittente, répondit insolemment M. de Charlus.
Je vous ai dit que saint Michel était un de mes glorieux patrons.» Puis,
souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, la voix
accrue par une exaltation qui me sembla plus qu'esthétique, religieuse:
«C'est si beau à l'offertoire, quand Michel se tient debout près de
l'autel, en robe blanche, balançant un encensoir d'or, et avec un tel
amas de parfums que l'odeur en monte jusqu'à Dieu.--On pourrait y aller
en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte.--A ce
moment-là, dès l'offertoire, reprit M. de Charlus qui, pour d'autres
raisons mais de la même manière que les bons orateurs à la Chambre,
ne répondait jamais à une interruption et feignait de ne pas l'avoir
entendue, ce serait ravissant de voir notre jeune ami palestrinisant
et exécutant même une Aria de Bach. Il serait fou de joie, le bon Abbé
aussi, et c'est le plus grand hommage, du moins le plus grand hommage
public, que je puisse rendre à mon Saint Patron. Quelle édification pour
les fidèles! Nous en parlerons tout à l'heure au jeune Angelico musical,
militaire comme saint Michel.»
Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu'il ne savait pas jouer
au whist. Et Cottard, voyant qu'il n'y avait plus grand temps avant
l'heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d'écarté avec
Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d'un air terrible sur Saniette:
«Vous ne savez donc jouer à rien!» cria-t-il, furieux d'avoir perdu
l'occasion de faire un whist, et ravi d'en avoir trouvé une d'injurier
l'ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air spirituel: «Si, je
sais jouer du piano», dit-il. Cottard et Morel s'étaient assis face à
face. «A vous l'honneur, dit Cottard.--Si nous nous approchions un peu
de la table de jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus, inquiet de voir
le violoniste avec Cottard. C'est aussi intéressant que ces questions
d'étiquette qui, à notre époque, ne signifient plus grand'chose. Les
seuls rois qui nous restent, en France du moins, sont les rois des Jeux
de Cartes, et il me semble qu'ils viennent à foison dans la main du
jeune virtuose», ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui
s'étendait jusqu'à sa manière de jouer, pour le flatter aussi, et enfin
pour expliquer le mouvement qu'il faisait de se pencher sur l'épaule du
violoniste. «Ié coupe», dit, en contrefaisant l'accent rastaquouère,
Cottard, dont les enfants s'esclaffèrent comme faisaient ses élèves et
le chef de clinique, quand le maître, même au lit d'un malade gravement
atteint, lançait, avec un masque impassible d'épileptique, une de ses
coutumières facéties. «Je ne sais pas trop ce que je dois jouer, dit
Morel en consultant M. de Cambremer.--Comme vous voudrez, vous serez
battu de toutes façons, ceci ou ça, c'est égal.--Égal... Ingalli? dit le
docteur en coulant vers M. de Cambremer un regard insinuant et bénévole.
C'était ce que nous appelons la véritable diva, c'était le rêve, une
Carmen comme on n'en reverra pas. C'était la femme du rôle. J'aimais
aussi y entendre Ingalli--marié.» Le marquis se leva avec cette
vulgarité méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pas qu'ils
insultent le maître de maison en ayant l'air de ne pas être certains
qu'on puisse fréquenter ses invités et qui s'excusent sur l'habitude
anglaise pour employer une expression dédaigneuse: «Quel est ce Monsieur
qui joue aux cartes? qu'est-ce qu'il fait dans la vie? qu'est-ce qu'il
_vend_? J'aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me lier
avec n'importe qui. Or je n'ai pas entendu son nom quand vous m'avez
fait l'honneur de me présenter à lui.» Si M. Verdurin, s'autorisant
de ces derniers mots, avait, en effet, présenté à ses convives M. de
Cambremer, celui-ci l'eût trouvé fort mauvais. Mais sachant que c'était
le contraire qui avait lieu, il trouvait gracieux d'avoir l'air bon
enfant et modeste sans péril. La fierté qu'avait M. Verdurin de son
intimité avec Cottard n'avait fait que grandir depuis que le docteur
était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s'exprimait plus sous
la forme naïve d'autrefois. Alors, quand Cottard était à peine connu, si
on parlait à M. Verdurin des névralgies faciales de sa femme: «Il n'y a
rien à faire, disait-il, avec l'amour-propre naïf des gens qui croient
que ce qu'ils connaissent est illustre et que tout le monde connaît le
nom du professeur de chant de leur famille. Si elle avait un médecin de
second ordre on pourrait chercher un autre traitement, mais quand ce
médecin s'appelle Cottard (nom qu'il prononçait comme si c'eût été
Bouchard ou Charcot), il n'y a qu'à tirer l'échelle.» Usant d'un procédé
inverse, sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler
du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet. «C'est
notre médecin de famille, un brave coeur que nous adorons et qui se
ferait couper en quatre pour nous; ce n'est pas un médecin, c'est un
ami; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que son nom vous dirait
quelque chose; en tout cas, pour nous c'est le nom d'un bien bon homme,
d'un bien cher ami, Cottard.» Ce nom, murmuré d'un air modeste, trompa
M. de Cambremer qui crut qu'il s'agissait d'un autre. «Cottard? vous
ne parlez pas du professeur Cottard?» On entendait précisément la voix
dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en tenant ses
cartes: «C'est ici que les Athéniens s'atteignirent.--Ah! si, justement,
il est professeur, dit M. Verdurin.--Quoi! le professeur Cottard! Vous
ne vous trompez pas! Vous êtes bien sûr que c'est le même! celui
qui demeure rue du Bac!--Oui, il demeure rue du Bac, 43. Vous le
connaissez?--Mais tout le monde connaît le professeur Cottard. C'est
une sommité! C'est comme si vous me demandiez si je connais Bouffe de
Saint-Blaise ou Courtois-Suffit. J'avais bien vu, en l'écoutant parler,
que ce n'était pas un homme ordinaire, c'est pourquoi je me suis permis
de vous demander.--Voyons, qu'est-ce qu'il faut jouer? atout?» demandait
Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eût été agaçante même
dans une circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une expression
familière au mépris de la mort, mais qui devenait doublement stupide
dans le passe-temps sans danger des cartes, Cottard, se décidant à jouer
atout, prit un air sombre, «cerveau brûlé», et, par allusion à ceux
qui risquent leur peau, joua sa carte comme si c'eût été sa vie, en
s'écriant: «Après tout, je m'en fiche!» Ce n'était pas ce qu'il fallait
jouer, mais il eut une consolation. Au milieu du salon, dans un large
fauteuil, Mme Cottard, cédant à l'effet, irrésistible chez elle, de
l'après-dîner, s'était soumise, après de vains efforts, au sommeil vaste
et léger qui s'emparait d'elle. Elle avait beau se redresser à des
instants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par peur de
laisser sans réponse quelque parole aimable qu'on lui eût adressée, elle
retombait malgré elle, en proie au mal implacable et délicieux. Plutôt
que le bruit, ce qui l'éveillait ainsi, pour une seconde seulement,
c'était le regard (que par tendresse elle voyait même les yeux fermés,
et prévoyait, car la même scène se produisait tous les soirs et hantait
son sommeil comme l'heure où on aura à se lever), le regard par
lequel le professeur signalait le sommeil de son épouse aux personnes
présentes. Il se contentait, pour commencer, de la regarder et de
sourire, car si, comme médecin, il blâmait ce sommeil d'après le dîner
(du moins donnait-il cette raison scientifique pour se fâcher vers la
fin, mais il n'est pas sûr qu'elle fût déterminante, tant il avait
là-dessus de vues variées), comme mari tout-puissant et taquin, il était
enchanté de se moquer de sa femme, de ne l'éveiller d'abord qu'à moitié,
afin qu'elle se rendormît et qu'il eût le plaisir de la réveiller de
nouveau.
Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. «Hé bien! Léontine, tu
pionces, lui cria le professeur.--J'écoute ce que dit Mme Swann,
mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa
léthargie.--C'est insensé, s'écria Cottard, tout à l'heure elle nous
affirmera qu'elle n'a pas dormi. C'est comme les patients qui se rendent
à une consultation et qui prétendent qu'ils ne dorment jamais.--Ils se
le figurent peut-être», dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur
aimait autant à contredire qu'à taquiner, et surtout n'admettait pas
qu'un profane osât lui parler médecine. «On ne se figure pas qu'on
ne dort pas, promulgua-t-il d'un ton dogmatique.--Ah! répondit en
s'inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard
jadis.--On voit bien, reprit Cottard, que vous n'avez pas comme moi
administré jusqu'à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la
somnescence.--En effet, en effet, répondit le marquis en riant d'un air
avantageux, je n'ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui
bientôt ne font plus d'effet mais vous détraquent l'estomac. Quand on
a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je vous
assure qu'on n'a pas besoin de trional pour dormir.--Ce sont les
ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional relève
parfois d'une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de
trional, savez-vous seulement ce que c'est?--Mais... j'ai entendu dire
que c'était un médicament pour dormir.--Vous ne répondez pas à ma
question, reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par
semaine, à la Faculté, était d'«examen». Je ne vous demande pas si ça
fait dormir ou non, mais ce que c'est. Pouvez-vous me dire ce qu'il
contient de parties d'amyle et d'éthyle?--Non, répondit M. de Cambremer
embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345.--Qui
sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur.--Pour le
trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela,
vous feriez mieux d'en parler avec elle.--Qui doit en savoir à peu près
autant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pour
dormir, vous voyez que ma femme n'en a pas besoin. Voyons, Léontine,
bouge-toi, tu t'ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi?
qu'est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une
vieille? Tu vas prendre de l'embonpoint, tu t'arrêtes la circulation...
Elle ne m'entend même plus.--C'est mauvais pour la santé, ces petits
sommes après dîner, n'est-ce pas, docteur? dit M. de Cambremer pour se
réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire
de l'exercice.--Des histoires! répondit le docteur. On a prélevé une
même quantité de nourriture dans l'estomac d'un chien qui était resté
tranquille, et dans l'estomac d'un chien qui avait couru, et c'est chez
le premier que la digestion était la plus avancée.--Alors c'est le
sommeil qui coupe la digestion?--Cela dépend s'il s'agit de la digestion
oesophagique, stomacale, intestinale; inutile de vous donner des
explications que vous ne comprendriez pas, puisque vous n'avez pas fait
vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant... harche, il est
temps de partir.» Ce n'était pas vrai, car le docteur allait seulement
continuer sa partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de
façon plus brusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait,
sans plus recevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit
qu'une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cottard, même
dans l'état de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d'appui à sa
tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et
de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte, et Mme Cottard,
balancée quant au chef, avait tantôt l'air d'écouter de la musique,
tantôt d'être entrée dans la dernière phase de l'agonie. Là où les
admonestations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient,
le sentiment de sa propre sottise réussit: «Mon bain est bien
comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire...
s'écria-t-elle en se redressant. Oh! mon Dieu, que je suis sotte!
Qu'est-ce que je dis? je pensais à mon chapeau, j'ai dû dire une bêtise,
un peu plus j'allais m'assoupir, c'est ce maudit feu.» Tout le monde se
mit à rire car il n'y avait pas de feu.