Sodome et Gomorrhe - Deuxième partie - 05
Cambremer devait avoir des qualités, car, s'il était d'une mère que la
vieille marquise préférât son fils à sa belle-fille, en revanche, elle
qui avait plusieurs enfants, dont deux au moins n'étaient pas sans
mérites, déclarait souvent que le marquis était à son avis le meilleur
de la famille. Pendant le peu de temps qu'il avait passé dans l'armée,
ses camarades, trouvant trop long de dire Cambremer, lui avaient donné
le surnom de Cancan, qu'il n'avait d'ailleurs mérité en rien. Il savait
orner un dîner où on l'invitait en disant au moment du poisson (le
poisson fût-il pourri) ou à l'entrée: «Mais dites donc, il me semble
que voilà une belle bête.» Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la
famille tout ce qu'elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là,
se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut-être cherchait à
lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à
sa vie de garçon, en disant d'un air dégagé, quand elle parlait de lui à
des officiers: «Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais
il reviendra ce soir.» Elle était furieuse de se compromettre ce soir
chez les Verdurin et ne le faisait qu'à la prière de sa belle-mère et de
son mari, dans l'intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu'eux,
elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses
amies des gorges chaudes de ce dîner. «Vous savez que nous dînons chez
nos locataires. Cela vaudra bien une augmentation. Au fond, je suis
assez curieuse de savoir ce qu'ils ont pu faire de notre pauvre vieille
Raspelière (comme si elle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs
des siens). Notre vieux garde m'a encore dit hier qu'on ne reconnaissait
plus rien. Je n'ose pas penser à tout ce qui doit se passer là dedans.
Je crois que nous ferons bien de faire désinfecter tout, avant de nous
réinstaller.» Elle arriva hautaine et morose, de l'air d'une grande dame
dont le château, du fait d'une guerre, est occupé par les ennemis, mais
qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs
qu'ils sont des intrus. Mme de Cambremer ne put me voir d'abord, car
j'étais dans une baie latérale avec M. de Charlus, lequel me disait
avoir appris par Morel que son père avait été «intendant» dans
ma famille, et qu'il comptait suffisamment, lui Charlus, sur mon
intelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à Swann) pour me
refuser l'ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires petits imbéciles
(j'étais prévenu) ne manqueraient pas, à ma place, de prendre en
révélant à nos hôtes des détails que ceux-ci pourraient croire
amoindrissants. «Le seul fait que je m'intéresse à lui et étende sur lui
ma protection a quelque chose de suréminent et abolit le passé», conclut
le baron. Tout en l'écoutant et en lui promettant le silence, que
j'aurais gardé même sans l'espoir de passer en échange pour intelligent
et magnanime, je regardais Mme de Cambremer. Et j'eus peine à
reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour
auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la
galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles
eussent en vain essayé de mettre la dent. Irritée d'avance du côté
bonasse que son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un air
honoré quand on lui présenterait l'assistance des fidèles, désireuse
pourtant de remplir ses fonctions de femme du monde, quand on lui eut
nommé Brichot, elle voulut lui faire faire la connaissance de son mari
parce qu'elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi, mais la
rage ou l'orgueil l'emportant sur l'ostentation du savoir-vivre, elle
dit, non comme elle aurait dû: «Permettez-moi de vous présenter mon
mari», mais: «Je vous présente à mon mari», tenant haut ainsi le drapeau
des Cambremer, en dépit d'eux-mêmes, car le marquis s'inclina devant
Brichot aussi bas qu'elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme
de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu'elle
connaissait de vue. Jamais elle n'avait réussi à se le faire présenter,
même au temps de la liaison qu'elle avait eue avec Swann. Car M. de
Charlus, prenant toujours le parti des femmes, de sa belle-soeur contre
les maîtresses de M. de Guermantes, d'Odette, pas encore mariée alors,
mais vieille liaison de Swann, contre les nouvelles, avait, sévère
défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, donné à
Odette--et tenu--la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de
Cambremer. Celle-ci ne s'était certes pas doutée que c'était chez les
Verdurin qu'elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de
Cambremer savait que c'était une si grande joie pour elle qu'il en était
lui-même attendri, et qu'il regarda sa femme d'un air qui signifiait:
«Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n'est-ce pas?»
Il parlait du reste fort peu, sachant qu'il avait épousé une femme
supérieure. «Moi, indigne», disait-il à tout moment, et citait
volontiers une fable de La Fontaine et une de Florian qui lui
paraissaient s'appliquer à son ignorance, et, d'autre part, lui
permettre, sous les formes d'une dédaigneuse flatterie, de montrer aux
hommes de science qui n'étaient pas du Jockey qu'on pouvait chasser et
avoir lu des fables. Le malheur est qu'il n'en connaissait guère que
deux. Aussi revenaient-elles souvent. Mme de Cambremer n'était pas
bête, mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la
déformation des noms n'avait absolument rien du dédain aristocratique.
Ce n'est pas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (laquelle par
sa naissance eût dû être, plus que Mme de Cambremer, à l'abri de ce
ridicule), eût dit, pour ne pas avoir l'air de savoir le nom peu élégant
(alors qu'il est maintenant celui d'une des femmes les plus difficiles
à approcher) de Julien de Monchâteau: «une petite Madame... Pic de la
Mirandole». Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c'était
par bienveillance, pour ne pas avoir l'air de savoir quelque chose et
quand, par sincérité, pourtant elle l'avouait, croyant le cacher en le
démarquant. Si, par exemple, elle défendait une femme, elle cherchait à
dissimuler, tout en voulant ne pas mentir à qui la suppliait de dire
la vérité, que Madame une telle était actuellement la maîtresse de M.
Sylvain Lévy, et elle disait: «Non... je ne sais absolument rien sur
elle, je crois qu'on lui a reproché d'avoir inspiré une passion à un
monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn, Kohn,
Kuhn; du reste, je crois que ce monsieur est mort depuis fort longtemps
et qu'il n'y a jamais rien eu entre eux.» C'est le procédé semblable à
celui des menteurs--et inverse du leur--qui, en altérant ce qu'ils ont
fait quand ils le racontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se
figurent que l'une ou l'autre ne verra pas immédiatement que la phrase
dite (de même que Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée, est d'une autre
espèce que celles qui composent la conversation, est à double fond.
Mme Verdurin demanda à l'oreille de son mari: «Est-ce que je donne le
bras au baron de Charlus? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer,
on aurait pu croiser les politesses.--Non, dit M. Verdurin, puisque
l'autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était
marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur.--Eh bien, je le
mettrai à côté de la princesse.» Et Mme Verdurin présenta à M. de
Charlus Mme Sherbatoff; ils s'inclinèrent en silence tous deux, de l'air
d'en savoir long l'un sur l'autre et de se promettre un mutuel secret.
M. Verdurin me présenta à M. de Cambremer. Avant même qu'il n'eût parlé
de sa voix forte et légèrement bégayante, sa haute taille et sa figure
colorée manifestaient dans leur oscillation l'hésitation martiale d'un
chef qui cherche à vous rassurer et vous dit: «On m'a parlé, nous
arrangerons cela; je vous ferai lever votre punition; nous ne sommes pas
des buveurs de sang; tout ira bien.» Puis, me serrant la main: «Je crois
que vous connaissez ma mère», me dit-il. Le verbe «croire» lui semblait
d'ailleurs convenir à la discrétion d'une première présentation mais
nullement exprimer un doute, car il ajouta: «J'ai du reste une lettre
d'elle pour vous.» M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir
des lieux où il avait vécu si longtemps. «Je me retrouve», dit-il à
Mme Verdurin, tandis que son regard s'émerveillait de reconnaître les
peintures de fleurs en trumeaux au-dessus des portes, et les bustes en
marbre sur leurs hauts socles. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé,
car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses
qu'elle possédait. A ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux
yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire
mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu'ils ne comprenaient
pas. Ils l'accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de
la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche, comme
un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain de remettre
en place de vieux bois sculptés laissés au rancart et auxquels
l'ecclésiastique avait cru bon de substituer des ornements achetés place
Saint-Sulpice. Enfin, un jardin de curé commençait à remplacer devant
le château les plates-bandes qui faisaient l'orgueil non seulement
des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les
Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des
Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un
envahisseur et une troupe de soudards, allait en secret porter ses
doléances à la propriétaire dépossédée, s'indignait du mépris où étaient
tenus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes, ses dahlias doubles,
et qu'on osât dans une aussi riche demeure faire pousser des fleurs
aussi communes que des anthémis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurin
sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un
long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le
renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire tenait
extrêmement. Il l'avait servie pour rien dans des temps difficiles,
l'adorait; mais par ce morcellement bizarre de l'opinion des gens du
peuple, où le mépris moral le plus profond s'enclave dans l'estime la
plus passionnée, laquelle chevauche à son tour de vieilles rancunes
inabolies, il disait souvent de Mme de Cambremer qui, en 70, dans un
château qu'elle avait dans l'Est, surprise par l'invasion, avait dû
souffrir pendant un mois le contact des Allemands: «Ce qu'on a beaucoup
reproché à Madame la marquise, c'est, pendant la guerre, d'avoir pris
le parti des Prussiens et de les avoir même logés chez elle. A un autre
moment, j'aurais compris; mais en temps de guerre, elle n'aurait pas dû.
C'est pas bien.» De sorte qu'il lui était fidèle jusqu'à la mort, la
vénérait pour sa bonté et accréditait qu'elle se fût rendue coupable
de trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît
reconnaître si bien la Raspelière. «Vous devez pourtant trouver quelques
changements, répondit-elle. Il y a d'abord de grands diables de bronze
de Barbedienne et de petits coquins de sièges en peluche que je me suis
empressée d'expédier au grenier, qui est encore trop bon pour eux.»
Après cette acerbe riposte adressée à M. de Cambremer, elle lui offrit
le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant: «Je ne peux
tout de même pas passer avant M. de Charlus.» Mais, pensant que celui-ci
était un vieil ami de la maison du moment qu'il n'avait pas la place
d'honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à
Mme Verdurin combien il était fier d'être admis dans le cénacle
(c'est ainsi qu'il appela le petit noyau, non sans rire un peu de la
satisfaction de connaître ce terme). Cottard, qui était assis à côté de
M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon,
et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants
qu'ils n'eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards
engageants, accrus par leur sourire, n'étaient plus contenus par le
verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait
facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n'en fût
un et ne lui fît de l'oeil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté
des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu'ardemment
empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun
parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin,
d'être aimé, c'est une loi générale, et dont l'empire est bien loin de
s'étendre sur les seuls Charlus, que l'être que nous n'aimons pas et qui
nous aime nous paraisse insupportable. A cet être, à telle femme dont
nous ne dirons pas qu'elle nous aime mais qu'elle nous cramponne, nous
préférons la société de n'importe quelle autre qui n'aura ni son charme,
ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrera pour nous que
quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens, on pourrait ne voir que
la transposition, sous une forme cocasse, de cette règle universelle,
dans l'irritation causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît et
le recherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi, tandis
que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout en l'éprouvant,
l'inverti la fait implacablement sentir à celui qui la provoque, comme
il ne le ferait certainement pas sentir à une femme, M. de Charlus, par
exemple, à la princesse de Guermantes dont la passion l'ennuyait, mais
le flattait. Mais quand ils voient un autre homme témoigner envers eux
d'un goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le même
que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli par eux tant que
c'est eux-mêmes qui l'éprouvent, est considéré comme un vice, soit désir
de se réhabiliter par un éclat dans une circonstance où cela ne leur
coûte pas, soit par une crainte d'être devinés, qu'ils retrouvent
soudain quand le désir ne les mène plus, les yeux bandés, d'imprudence
en imprudence, soit par la fureur de subir, du fait de l'attitude
équivoque d'un autre, le dommage que par la leur, si cet autre leur
plaisait, ils ne craindraient pas de lui causer, ceux que cela
n'embarrasse pas de suivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas
le quitter des yeux au théâtre même s'il est avec des amis, risquant
par cela de le brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu qu'un
autre qui ne leur plaît pas les regarde, dire: «Monsieur, pour qui me
prenez-vous? (simplement parce qu'on les prend pour ce qu'ils sont); je
ne vous comprends pas, inutile d'insister, vous faites erreur», aller au
besoin jusqu'aux gifles, et, devant quelqu'un qui connaît l'imprudent,
s'indigner: «Comment, vous connaissez cette horreur? Elle a une façon de
vous regarder!... En voilà des manières!» M. de Charlus n'alla pas aussi
loin, mais il prit l'air offensé et glacial qu'ont, lorsqu'on a l'air de
les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles
qui le sont. D'ailleurs, l'inverti, mis en présence d'un inverti, voit
non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait,
purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre
lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire
souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d'instinct de
conservation qu'il dira du mal du concurrent possible, soit avec les
gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l'inverti nº 1 s'inquiète
de passer pour menteur quand il accable ainsi l'inverti nº2 aux yeux de
personnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soit avec le
jeune homme qu'il a «levé», qui va peut-être lui être enlevé et auquel
il s'agit de persuader que les mêmes choses qu'il a tout avantage à
faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s'il se laissait aller
à les faire avec l'autre. Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être
aux dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard, dont il
comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui
ne lui plaisait pas n'était pas seulement une caricature de lui-même,
c'était aussi un rival désigné. Un commerçant, et tenant un commerce
rare, en débarquant dans la ville de province où il vient s'installer
pour la vie, s'il voit que, sur la même place, juste en face, le même
commerce est tenu par un concurrent, il n'est pas plus déconfit qu'un
Charlus allant cacher ses amours dans une région tranquille et qui, le
jour de l'arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le coiffeur,
desquels l'aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le
commerçant prend souvent son concurrent en haine; cette haine dégénère
parfois en mélancolie, et pour peu qu'il y ait hérédité assez chargée,
on a vu dans des petites villes le commerçant montrer des commencements
de folie qu'on ne guérit qu'en le décidant à vendre son «fonds» et à
s'expatrier. La rage de l'inverti est plus lancinante encore. Il a
compris que, dès la première seconde, le gentilhomme et le coiffeur
ont désiré son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour
à celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont
l'approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller
sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le lui prend
pas. Et c'est ce qui fait sans doute, plus encore que le désir ou la
commodité d'habitudes communes, et presque autant que cette expérience
de soi-même, qui est la seule vraie, que l'inverti dépiste l'inverti
avec une rapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper
un moment, mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussi
l'erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui
montra au bout d'un instant que Cottard n'était pas de sa sorte et qu'il
n'avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n'eût fait que
l'exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave. Il reprit
son calme, et comme il était encore sous l'influence du passage de Vénus
androgyne, par moments il souriait faiblement aux Verdurin, sans prendre
la peine d'ouvrir la bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres,
et pour une seconde allumait câlinement ses yeux, lui si féru de
virilité, exactement comme eût fait sa belle-soeur la duchesse de
Guermantes. «Vous chassez beaucoup, Monsieur? dit Mme Verdurin avec
mépris à M. de Cambremer.--Est-ce que Ski vous a raconté qu'il nous en
est arrivé une excellente? demanda Cottard à la Patronne.--Je chasse
surtout dans la forêt de Chantepie, répondit M. de Cambremer.--Non, je
n'ai rien raconté, dit Ski.--Mérite-t-elle son nom?» demanda Brichot à
M. de Cambremer, après m'avoir regardé du coin de l'oeil, car il m'avait
promis de parler étymologies, tout en me demandant de dissimuler aux
Cambremer le mépris que lui inspiraient celles du curé de Combray.
«C'est sans doute que je ne suis pas capable de comprendre, mais je ne
saisis pas votre question, dit M. de Cambremer.--Je veux dire: Est-ce
qu'il y chante beaucoup de pies?» répondit Brichot. Cottard cependant
souffrait que Mme Verdurin ignorât qu'ils avaient failli manquer le
train. «Allons, voyons, dit Mme Cottard à son mari pour l'encourager,
raconte ton odyssée.--En effet, elle sort de l'ordinaire, dit le docteur
qui recommença son récit. Quand j'ai vu que le train était en gare,
je suis resté médusé. Tout cela par la faute de Ski. Vous êtes plutôt
bizarroïde dans vos renseignements, mon cher! Et Brichot qui nous
attendait à la gare!--Je croyais, dit l'universitaire, en jetant autour
de lui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses lèvres minces,
que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c'est que vous aviez
rencontré quelque péripatéticienne.--Voulez-vous vous taire? si ma femme
vous entendait! dit le professeur. La femme à moâ, il est jalouse.--Ah!
ce Brichot, s'écria Ski, en qui l'égrillarde plaisanterie de Brichot
éveillait la gaieté de tradition, il est toujours le même»; bien qu'il
ne sût pas, à vrai dire, si l'universitaire avait jamais été polisson.
Et pour ajouter à ces paroles consacrées le geste rituel, il fit mine de
ne pouvoir résister au désir de lui pincer la jambe. «Il ne change pas
ce gaillard-là», continua Ski, et, sans penser à ce que la quasi-cécité
de l'universitaire donnait de triste et de comique à ces mots, il
ajouta: «Toujours un petit oeil pour les femmes.--Voyez-vous, dit M. de
Cambremer, ce que c'est que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans
que je chasse dans la forêt de Chantepie et jamais je n'avais réfléchi à
ce que son nom voulait dire.» Mme de Cambremer jeta un regard sévère à
son mari; elle n'aurait pas voulu qu'il s'humiliât ainsi devant Brichot.
Elle fut plus mécontente encore quand, à chaque expression «toute faite»
qu'employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible
parce qu'il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis,
lequel confessait sa bêtise, qu'elles ne voulaient rien dire: «Pourquoi:
bête comme chou? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu'autre
chose? Vous dites: répéter trente-six fois la même chose. Pourquoi
particulièrement trente-six? Pourquoi: dormir comme un pieu? Pourquoi:
Tonnerre de Brest? Pourquoi: faire les quatre cents coups?» Mais alors
la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, qui expliquait
l'origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout
occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés
à la Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à
Féterne d'autres, ou peut-être les mêmes. «Je me demande ce que c'est
que ce lustre qui s'en va tout de traviole. J'ai peine à reconnaître
ma vieille Raspelière», ajouta-t-elle d'un air familièrement
aristocratique, comme elle eût parlé d'un serviteur dont elle eût
prétendu moins désigner l'âge que dire qu'il l'avait vu naître. Et
comme elle était un peu livresque dans son langage: «Tout de même,
ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j'habitais chez les
autres, j'aurais quelque vergogne à tout changer ainsi.--C'est
malheureux que vous ne soyez pas venus avec eux», dit Mme Verdurin à M.
de Charlus et à Morel, espérant que M. de Charlus était de «revue» et se
plierait à la règle d'arriver tous par le même train. «Vous êtes sûr que
Chantepie veut dire la pie qui chante, Chochotte?» ajouta-t-elle pour
montrer qu'en grande maîtresse de maison elle prenait part à toutes les
conversations à la fois. «Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me
dit Mme de Cambremer, il m'intéresse; j'adore la musique, et il me
semble que j'ai entendu parler de lui, faites mon instruction.» Elle
avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en
faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Elle ajouta
pourtant, pour que je ne pusse deviner cette raison: «M. Brichot aussi
m'intéresse.» Car si elle était fort cultivée, de même que certaines
personnes prédisposées à l'obésité mangent à peine et marchent toute la
journée sans cesser d'engraisser à vue d'oeil, de même Mme de Cambremer
avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en
plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait
de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent
de «couper» les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des
relations qu'elle avait cru d'abord faire partie de la société de sa
belle-famille et qu'elle s'était aperçue ensuite être situées beaucoup
plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n'était pas
assez moderne pour elle, Leibniz, a dit que le trajet est long de
l'intelligence au coeur. Ce trajet, Mme de Cambremer n'avait pas été,
plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de
Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle
croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus
d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne
position. Éprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez
humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou
un roman mondain lui eussent donné la nausée; un moujik de Tolstoï, un
paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait
pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres
relations, s'élever jusqu'à la fréquentation de duchesses, était le
but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle
se soumettait, par le moyen de l'étude des chefs-d'oeuvre, restait
inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait
chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à
l'avarice et à l'adultère, auxquels, étant jeune, elle était encline,
pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui
semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies.
Je ne pouvais, du reste, m'empêcher, en l'entendant parler, de
rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses
expressions. C'étaient celles qu'ont, à une époque donnée, toutes les
personnes d'une même envergure intellectuelle, de sorte que l'expression
raffinée fournit aussitôt, comme l'arc de cercle, le moyen de décrire et
de limiter toute la circonférence. Aussi ces expressions font-elles que
les personnes qui les emploient m'ennuient immédiatement comme déjà
connues, mais aussi passent pour supérieures, et me furent souvent
offertes comme voisines délicieuses et inappréciées. «Vous n'ignorez
pas, Madame, que beaucoup de régions forestières tirent leur nom des
animaux qui les peuplent. A côté de la forêt de Chantepie, vous avez le
bois de Chantereine.--Je ne sais pas de quelle reine il s'agit, mais
vous n'êtes pas galant pour elle, dit M. de Cambremer.--Attrapez,
Chochotte, dit Mme Verdurin. Et à part cela, le voyage s'est bien
passé?--Nous n'avons rencontré que de vagues humanités qui remplissaient
le train. Mais je réponds à la question de M. de Cambremer; reine n'est
pas ici la femme d'un roi, mais la grenouille. C'est le nom qu'elle
a gardé longtemps dans ce pays, comme en témoigne la station de
Renneville, qui devrait s'écrire Reineville.--Il me semble que vous avez
là une belle bête», dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un
poisson. C'était là un de ces compliments à l'aide desquels il croyait
payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. («Les inviter
est inutile, disait-il souvent en parlant de tels de leurs amis à
sa femme. Ils ont été enchantés de nous avoir. C'étaient eux qui me
remerciaient.») «D'ailleurs je dois vous dire que je vais presque chaque
jour à Renneville depuis bien des années, et je n'y ai vu pas plus de
grenouilles qu'ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir ici le curé
d'une paroisse où elle a de grands biens et qui a la même tournure
d'esprit que vous, à ce qu'il semble. Il a écrit un ouvrage.--Je crois
bien, je l'ai lu avec infiniment d'intérêt», répondit hypocritement
Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette
réponse fit rire longuement M. de Cambremer. «Ah! eh bien, l'auteur,
comment dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épilogue
longuement sur le nom d'une petite localité dont nous étions autrefois,
si je puis dire, les seigneurs, et qui se nomme Pont-à-Couleuvre. Or
je ne suis évidemment qu'un vulgaire ignorant à côté de ce puits de
science, mais je suis bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre pour lui
une, et du diable si j'y ai jamais vu un seul de ces vilains serpents,
je dis vilains, malgré l'éloge qu'en fait le bon La Fontaine (_L'Homme
et la couleuvre_ était une des deux fables).--Vous n'en avez pas vu, et
c'est vous qui avez vu juste, répondit Brichot. Certes, l'écrivain
dont vous parlez connaît à fond son sujet, il a écrit un livre
remarquable.--Voire! s'exclama Mme de Cambremer, ce livre, c'est bien le
cas de le dire, est un véritable travail de Bénédictin.--Sans doute il a
consulté quelques pouillés (on entend par là les listes des bénéfices et
des cures de chaque diocèse), ce qui a pu lui fournir le nom des patrons
laïcs et des collateurs ecclésiastiques. Mais il est d'autres sources.
Un de mes plus savants amis y a puisé. Il a trouvé que le même lieu
était dénommé Pont-à-Quileuvre. Ce nom bizarre l'incita à remonter plus
haut encore, à un texte latin où le pont que votre ami croit infesté de
couleuvres est désigné: _Pons cui aperit_. Pont fermé qui ne s'ouvrait
vieille marquise préférât son fils à sa belle-fille, en revanche, elle
qui avait plusieurs enfants, dont deux au moins n'étaient pas sans
mérites, déclarait souvent que le marquis était à son avis le meilleur
de la famille. Pendant le peu de temps qu'il avait passé dans l'armée,
ses camarades, trouvant trop long de dire Cambremer, lui avaient donné
le surnom de Cancan, qu'il n'avait d'ailleurs mérité en rien. Il savait
orner un dîner où on l'invitait en disant au moment du poisson (le
poisson fût-il pourri) ou à l'entrée: «Mais dites donc, il me semble
que voilà une belle bête.» Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la
famille tout ce qu'elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là,
se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut-être cherchait à
lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à
sa vie de garçon, en disant d'un air dégagé, quand elle parlait de lui à
des officiers: «Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais
il reviendra ce soir.» Elle était furieuse de se compromettre ce soir
chez les Verdurin et ne le faisait qu'à la prière de sa belle-mère et de
son mari, dans l'intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu'eux,
elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses
amies des gorges chaudes de ce dîner. «Vous savez que nous dînons chez
nos locataires. Cela vaudra bien une augmentation. Au fond, je suis
assez curieuse de savoir ce qu'ils ont pu faire de notre pauvre vieille
Raspelière (comme si elle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs
des siens). Notre vieux garde m'a encore dit hier qu'on ne reconnaissait
plus rien. Je n'ose pas penser à tout ce qui doit se passer là dedans.
Je crois que nous ferons bien de faire désinfecter tout, avant de nous
réinstaller.» Elle arriva hautaine et morose, de l'air d'une grande dame
dont le château, du fait d'une guerre, est occupé par les ennemis, mais
qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs
qu'ils sont des intrus. Mme de Cambremer ne put me voir d'abord, car
j'étais dans une baie latérale avec M. de Charlus, lequel me disait
avoir appris par Morel que son père avait été «intendant» dans
ma famille, et qu'il comptait suffisamment, lui Charlus, sur mon
intelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à Swann) pour me
refuser l'ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires petits imbéciles
(j'étais prévenu) ne manqueraient pas, à ma place, de prendre en
révélant à nos hôtes des détails que ceux-ci pourraient croire
amoindrissants. «Le seul fait que je m'intéresse à lui et étende sur lui
ma protection a quelque chose de suréminent et abolit le passé», conclut
le baron. Tout en l'écoutant et en lui promettant le silence, que
j'aurais gardé même sans l'espoir de passer en échange pour intelligent
et magnanime, je regardais Mme de Cambremer. Et j'eus peine à
reconnaître la chose fondante et savoureuse que j'avais eue l'autre jour
auprès de moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la
galette normande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles
eussent en vain essayé de mettre la dent. Irritée d'avance du côté
bonasse que son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un air
honoré quand on lui présenterait l'assistance des fidèles, désireuse
pourtant de remplir ses fonctions de femme du monde, quand on lui eut
nommé Brichot, elle voulut lui faire faire la connaissance de son mari
parce qu'elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi, mais la
rage ou l'orgueil l'emportant sur l'ostentation du savoir-vivre, elle
dit, non comme elle aurait dû: «Permettez-moi de vous présenter mon
mari», mais: «Je vous présente à mon mari», tenant haut ainsi le drapeau
des Cambremer, en dépit d'eux-mêmes, car le marquis s'inclina devant
Brichot aussi bas qu'elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme
de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu'elle
connaissait de vue. Jamais elle n'avait réussi à se le faire présenter,
même au temps de la liaison qu'elle avait eue avec Swann. Car M. de
Charlus, prenant toujours le parti des femmes, de sa belle-soeur contre
les maîtresses de M. de Guermantes, d'Odette, pas encore mariée alors,
mais vieille liaison de Swann, contre les nouvelles, avait, sévère
défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, donné à
Odette--et tenu--la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de
Cambremer. Celle-ci ne s'était certes pas doutée que c'était chez les
Verdurin qu'elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de
Cambremer savait que c'était une si grande joie pour elle qu'il en était
lui-même attendri, et qu'il regarda sa femme d'un air qui signifiait:
«Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n'est-ce pas?»
Il parlait du reste fort peu, sachant qu'il avait épousé une femme
supérieure. «Moi, indigne», disait-il à tout moment, et citait
volontiers une fable de La Fontaine et une de Florian qui lui
paraissaient s'appliquer à son ignorance, et, d'autre part, lui
permettre, sous les formes d'une dédaigneuse flatterie, de montrer aux
hommes de science qui n'étaient pas du Jockey qu'on pouvait chasser et
avoir lu des fables. Le malheur est qu'il n'en connaissait guère que
deux. Aussi revenaient-elles souvent. Mme de Cambremer n'était pas
bête, mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la
déformation des noms n'avait absolument rien du dédain aristocratique.
Ce n'est pas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (laquelle par
sa naissance eût dû être, plus que Mme de Cambremer, à l'abri de ce
ridicule), eût dit, pour ne pas avoir l'air de savoir le nom peu élégant
(alors qu'il est maintenant celui d'une des femmes les plus difficiles
à approcher) de Julien de Monchâteau: «une petite Madame... Pic de la
Mirandole». Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c'était
par bienveillance, pour ne pas avoir l'air de savoir quelque chose et
quand, par sincérité, pourtant elle l'avouait, croyant le cacher en le
démarquant. Si, par exemple, elle défendait une femme, elle cherchait à
dissimuler, tout en voulant ne pas mentir à qui la suppliait de dire
la vérité, que Madame une telle était actuellement la maîtresse de M.
Sylvain Lévy, et elle disait: «Non... je ne sais absolument rien sur
elle, je crois qu'on lui a reproché d'avoir inspiré une passion à un
monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn, Kohn,
Kuhn; du reste, je crois que ce monsieur est mort depuis fort longtemps
et qu'il n'y a jamais rien eu entre eux.» C'est le procédé semblable à
celui des menteurs--et inverse du leur--qui, en altérant ce qu'ils ont
fait quand ils le racontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se
figurent que l'une ou l'autre ne verra pas immédiatement que la phrase
dite (de même que Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée, est d'une autre
espèce que celles qui composent la conversation, est à double fond.
Mme Verdurin demanda à l'oreille de son mari: «Est-ce que je donne le
bras au baron de Charlus? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer,
on aurait pu croiser les politesses.--Non, dit M. Verdurin, puisque
l'autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était
marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur.--Eh bien, je le
mettrai à côté de la princesse.» Et Mme Verdurin présenta à M. de
Charlus Mme Sherbatoff; ils s'inclinèrent en silence tous deux, de l'air
d'en savoir long l'un sur l'autre et de se promettre un mutuel secret.
M. Verdurin me présenta à M. de Cambremer. Avant même qu'il n'eût parlé
de sa voix forte et légèrement bégayante, sa haute taille et sa figure
colorée manifestaient dans leur oscillation l'hésitation martiale d'un
chef qui cherche à vous rassurer et vous dit: «On m'a parlé, nous
arrangerons cela; je vous ferai lever votre punition; nous ne sommes pas
des buveurs de sang; tout ira bien.» Puis, me serrant la main: «Je crois
que vous connaissez ma mère», me dit-il. Le verbe «croire» lui semblait
d'ailleurs convenir à la discrétion d'une première présentation mais
nullement exprimer un doute, car il ajouta: «J'ai du reste une lettre
d'elle pour vous.» M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir
des lieux où il avait vécu si longtemps. «Je me retrouve», dit-il à
Mme Verdurin, tandis que son regard s'émerveillait de reconnaître les
peintures de fleurs en trumeaux au-dessus des portes, et les bustes en
marbre sur leurs hauts socles. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé,
car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses
qu'elle possédait. A ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux
yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire
mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu'ils ne comprenaient
pas. Ils l'accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de
la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche, comme
un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain de remettre
en place de vieux bois sculptés laissés au rancart et auxquels
l'ecclésiastique avait cru bon de substituer des ornements achetés place
Saint-Sulpice. Enfin, un jardin de curé commençait à remplacer devant
le château les plates-bandes qui faisaient l'orgueil non seulement
des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les
Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des
Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un
envahisseur et une troupe de soudards, allait en secret porter ses
doléances à la propriétaire dépossédée, s'indignait du mépris où étaient
tenus ses araucarias, ses bégonias, ses joubarbes, ses dahlias doubles,
et qu'on osât dans une aussi riche demeure faire pousser des fleurs
aussi communes que des anthémis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurin
sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un
long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le
renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire tenait
extrêmement. Il l'avait servie pour rien dans des temps difficiles,
l'adorait; mais par ce morcellement bizarre de l'opinion des gens du
peuple, où le mépris moral le plus profond s'enclave dans l'estime la
plus passionnée, laquelle chevauche à son tour de vieilles rancunes
inabolies, il disait souvent de Mme de Cambremer qui, en 70, dans un
château qu'elle avait dans l'Est, surprise par l'invasion, avait dû
souffrir pendant un mois le contact des Allemands: «Ce qu'on a beaucoup
reproché à Madame la marquise, c'est, pendant la guerre, d'avoir pris
le parti des Prussiens et de les avoir même logés chez elle. A un autre
moment, j'aurais compris; mais en temps de guerre, elle n'aurait pas dû.
C'est pas bien.» De sorte qu'il lui était fidèle jusqu'à la mort, la
vénérait pour sa bonté et accréditait qu'elle se fût rendue coupable
de trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît
reconnaître si bien la Raspelière. «Vous devez pourtant trouver quelques
changements, répondit-elle. Il y a d'abord de grands diables de bronze
de Barbedienne et de petits coquins de sièges en peluche que je me suis
empressée d'expédier au grenier, qui est encore trop bon pour eux.»
Après cette acerbe riposte adressée à M. de Cambremer, elle lui offrit
le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant: «Je ne peux
tout de même pas passer avant M. de Charlus.» Mais, pensant que celui-ci
était un vieil ami de la maison du moment qu'il n'avait pas la place
d'honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à
Mme Verdurin combien il était fier d'être admis dans le cénacle
(c'est ainsi qu'il appela le petit noyau, non sans rire un peu de la
satisfaction de connaître ce terme). Cottard, qui était assis à côté de
M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon,
et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants
qu'ils n'eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards
engageants, accrus par leur sourire, n'étaient plus contenus par le
verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait
facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n'en fût
un et ne lui fît de l'oeil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté
des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu'ardemment
empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun
parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin,
d'être aimé, c'est une loi générale, et dont l'empire est bien loin de
s'étendre sur les seuls Charlus, que l'être que nous n'aimons pas et qui
nous aime nous paraisse insupportable. A cet être, à telle femme dont
nous ne dirons pas qu'elle nous aime mais qu'elle nous cramponne, nous
préférons la société de n'importe quelle autre qui n'aura ni son charme,
ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrera pour nous que
quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens, on pourrait ne voir que
la transposition, sous une forme cocasse, de cette règle universelle,
dans l'irritation causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît et
le recherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi, tandis
que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout en l'éprouvant,
l'inverti la fait implacablement sentir à celui qui la provoque, comme
il ne le ferait certainement pas sentir à une femme, M. de Charlus, par
exemple, à la princesse de Guermantes dont la passion l'ennuyait, mais
le flattait. Mais quand ils voient un autre homme témoigner envers eux
d'un goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le même
que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli par eux tant que
c'est eux-mêmes qui l'éprouvent, est considéré comme un vice, soit désir
de se réhabiliter par un éclat dans une circonstance où cela ne leur
coûte pas, soit par une crainte d'être devinés, qu'ils retrouvent
soudain quand le désir ne les mène plus, les yeux bandés, d'imprudence
en imprudence, soit par la fureur de subir, du fait de l'attitude
équivoque d'un autre, le dommage que par la leur, si cet autre leur
plaisait, ils ne craindraient pas de lui causer, ceux que cela
n'embarrasse pas de suivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas
le quitter des yeux au théâtre même s'il est avec des amis, risquant
par cela de le brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu qu'un
autre qui ne leur plaît pas les regarde, dire: «Monsieur, pour qui me
prenez-vous? (simplement parce qu'on les prend pour ce qu'ils sont); je
ne vous comprends pas, inutile d'insister, vous faites erreur», aller au
besoin jusqu'aux gifles, et, devant quelqu'un qui connaît l'imprudent,
s'indigner: «Comment, vous connaissez cette horreur? Elle a une façon de
vous regarder!... En voilà des manières!» M. de Charlus n'alla pas aussi
loin, mais il prit l'air offensé et glacial qu'ont, lorsqu'on a l'air de
les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles
qui le sont. D'ailleurs, l'inverti, mis en présence d'un inverti, voit
non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait,
purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre
lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire
souffrir dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d'instinct de
conservation qu'il dira du mal du concurrent possible, soit avec les
gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l'inverti nº 1 s'inquiète
de passer pour menteur quand il accable ainsi l'inverti nº2 aux yeux de
personnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soit avec le
jeune homme qu'il a «levé», qui va peut-être lui être enlevé et auquel
il s'agit de persuader que les mêmes choses qu'il a tout avantage à
faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s'il se laissait aller
à les faire avec l'autre. Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être
aux dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard, dont il
comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui
ne lui plaisait pas n'était pas seulement une caricature de lui-même,
c'était aussi un rival désigné. Un commerçant, et tenant un commerce
rare, en débarquant dans la ville de province où il vient s'installer
pour la vie, s'il voit que, sur la même place, juste en face, le même
commerce est tenu par un concurrent, il n'est pas plus déconfit qu'un
Charlus allant cacher ses amours dans une région tranquille et qui, le
jour de l'arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le coiffeur,
desquels l'aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le
commerçant prend souvent son concurrent en haine; cette haine dégénère
parfois en mélancolie, et pour peu qu'il y ait hérédité assez chargée,
on a vu dans des petites villes le commerçant montrer des commencements
de folie qu'on ne guérit qu'en le décidant à vendre son «fonds» et à
s'expatrier. La rage de l'inverti est plus lancinante encore. Il a
compris que, dès la première seconde, le gentilhomme et le coiffeur
ont désiré son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour
à celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont
l'approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller
sur son trésor et se relève la nuit pour voir si on ne le lui prend
pas. Et c'est ce qui fait sans doute, plus encore que le désir ou la
commodité d'habitudes communes, et presque autant que cette expérience
de soi-même, qui est la seule vraie, que l'inverti dépiste l'inverti
avec une rapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper
un moment, mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussi
l'erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui
montra au bout d'un instant que Cottard n'était pas de sa sorte et qu'il
n'avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n'eût fait que
l'exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave. Il reprit
son calme, et comme il était encore sous l'influence du passage de Vénus
androgyne, par moments il souriait faiblement aux Verdurin, sans prendre
la peine d'ouvrir la bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres,
et pour une seconde allumait câlinement ses yeux, lui si féru de
virilité, exactement comme eût fait sa belle-soeur la duchesse de
Guermantes. «Vous chassez beaucoup, Monsieur? dit Mme Verdurin avec
mépris à M. de Cambremer.--Est-ce que Ski vous a raconté qu'il nous en
est arrivé une excellente? demanda Cottard à la Patronne.--Je chasse
surtout dans la forêt de Chantepie, répondit M. de Cambremer.--Non, je
n'ai rien raconté, dit Ski.--Mérite-t-elle son nom?» demanda Brichot à
M. de Cambremer, après m'avoir regardé du coin de l'oeil, car il m'avait
promis de parler étymologies, tout en me demandant de dissimuler aux
Cambremer le mépris que lui inspiraient celles du curé de Combray.
«C'est sans doute que je ne suis pas capable de comprendre, mais je ne
saisis pas votre question, dit M. de Cambremer.--Je veux dire: Est-ce
qu'il y chante beaucoup de pies?» répondit Brichot. Cottard cependant
souffrait que Mme Verdurin ignorât qu'ils avaient failli manquer le
train. «Allons, voyons, dit Mme Cottard à son mari pour l'encourager,
raconte ton odyssée.--En effet, elle sort de l'ordinaire, dit le docteur
qui recommença son récit. Quand j'ai vu que le train était en gare,
je suis resté médusé. Tout cela par la faute de Ski. Vous êtes plutôt
bizarroïde dans vos renseignements, mon cher! Et Brichot qui nous
attendait à la gare!--Je croyais, dit l'universitaire, en jetant autour
de lui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses lèvres minces,
que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c'est que vous aviez
rencontré quelque péripatéticienne.--Voulez-vous vous taire? si ma femme
vous entendait! dit le professeur. La femme à moâ, il est jalouse.--Ah!
ce Brichot, s'écria Ski, en qui l'égrillarde plaisanterie de Brichot
éveillait la gaieté de tradition, il est toujours le même»; bien qu'il
ne sût pas, à vrai dire, si l'universitaire avait jamais été polisson.
Et pour ajouter à ces paroles consacrées le geste rituel, il fit mine de
ne pouvoir résister au désir de lui pincer la jambe. «Il ne change pas
ce gaillard-là», continua Ski, et, sans penser à ce que la quasi-cécité
de l'universitaire donnait de triste et de comique à ces mots, il
ajouta: «Toujours un petit oeil pour les femmes.--Voyez-vous, dit M. de
Cambremer, ce que c'est que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans
que je chasse dans la forêt de Chantepie et jamais je n'avais réfléchi à
ce que son nom voulait dire.» Mme de Cambremer jeta un regard sévère à
son mari; elle n'aurait pas voulu qu'il s'humiliât ainsi devant Brichot.
Elle fut plus mécontente encore quand, à chaque expression «toute faite»
qu'employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible
parce qu'il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis,
lequel confessait sa bêtise, qu'elles ne voulaient rien dire: «Pourquoi:
bête comme chou? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu'autre
chose? Vous dites: répéter trente-six fois la même chose. Pourquoi
particulièrement trente-six? Pourquoi: dormir comme un pieu? Pourquoi:
Tonnerre de Brest? Pourquoi: faire les quatre cents coups?» Mais alors
la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, qui expliquait
l'origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout
occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés
à la Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à
Féterne d'autres, ou peut-être les mêmes. «Je me demande ce que c'est
que ce lustre qui s'en va tout de traviole. J'ai peine à reconnaître
ma vieille Raspelière», ajouta-t-elle d'un air familièrement
aristocratique, comme elle eût parlé d'un serviteur dont elle eût
prétendu moins désigner l'âge que dire qu'il l'avait vu naître. Et
comme elle était un peu livresque dans son langage: «Tout de même,
ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j'habitais chez les
autres, j'aurais quelque vergogne à tout changer ainsi.--C'est
malheureux que vous ne soyez pas venus avec eux», dit Mme Verdurin à M.
de Charlus et à Morel, espérant que M. de Charlus était de «revue» et se
plierait à la règle d'arriver tous par le même train. «Vous êtes sûr que
Chantepie veut dire la pie qui chante, Chochotte?» ajouta-t-elle pour
montrer qu'en grande maîtresse de maison elle prenait part à toutes les
conversations à la fois. «Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me
dit Mme de Cambremer, il m'intéresse; j'adore la musique, et il me
semble que j'ai entendu parler de lui, faites mon instruction.» Elle
avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en
faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Elle ajouta
pourtant, pour que je ne pusse deviner cette raison: «M. Brichot aussi
m'intéresse.» Car si elle était fort cultivée, de même que certaines
personnes prédisposées à l'obésité mangent à peine et marchent toute la
journée sans cesser d'engraisser à vue d'oeil, de même Mme de Cambremer
avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en
plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait
de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent
de «couper» les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des
relations qu'elle avait cru d'abord faire partie de la société de sa
belle-famille et qu'elle s'était aperçue ensuite être situées beaucoup
plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n'était pas
assez moderne pour elle, Leibniz, a dit que le trajet est long de
l'intelligence au coeur. Ce trajet, Mme de Cambremer n'avait pas été,
plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de
Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu'elle
croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus
d'acharnement à chercher à s'y faire, avant de mourir, une bonne
position. Éprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez
humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou
un roman mondain lui eussent donné la nausée; un moujik de Tolstoï, un
paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait
pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propres
relations, s'élever jusqu'à la fréquentation de duchesses, était le
but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle
se soumettait, par le moyen de l'étude des chefs-d'oeuvre, restait
inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait
chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à
l'avarice et à l'adultère, auxquels, étant jeune, elle était encline,
pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et permanents qui
semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre les autres maladies.
Je ne pouvais, du reste, m'empêcher, en l'entendant parler, de
rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses
expressions. C'étaient celles qu'ont, à une époque donnée, toutes les
personnes d'une même envergure intellectuelle, de sorte que l'expression
raffinée fournit aussitôt, comme l'arc de cercle, le moyen de décrire et
de limiter toute la circonférence. Aussi ces expressions font-elles que
les personnes qui les emploient m'ennuient immédiatement comme déjà
connues, mais aussi passent pour supérieures, et me furent souvent
offertes comme voisines délicieuses et inappréciées. «Vous n'ignorez
pas, Madame, que beaucoup de régions forestières tirent leur nom des
animaux qui les peuplent. A côté de la forêt de Chantepie, vous avez le
bois de Chantereine.--Je ne sais pas de quelle reine il s'agit, mais
vous n'êtes pas galant pour elle, dit M. de Cambremer.--Attrapez,
Chochotte, dit Mme Verdurin. Et à part cela, le voyage s'est bien
passé?--Nous n'avons rencontré que de vagues humanités qui remplissaient
le train. Mais je réponds à la question de M. de Cambremer; reine n'est
pas ici la femme d'un roi, mais la grenouille. C'est le nom qu'elle
a gardé longtemps dans ce pays, comme en témoigne la station de
Renneville, qui devrait s'écrire Reineville.--Il me semble que vous avez
là une belle bête», dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un
poisson. C'était là un de ces compliments à l'aide desquels il croyait
payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. («Les inviter
est inutile, disait-il souvent en parlant de tels de leurs amis à
sa femme. Ils ont été enchantés de nous avoir. C'étaient eux qui me
remerciaient.») «D'ailleurs je dois vous dire que je vais presque chaque
jour à Renneville depuis bien des années, et je n'y ai vu pas plus de
grenouilles qu'ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir ici le curé
d'une paroisse où elle a de grands biens et qui a la même tournure
d'esprit que vous, à ce qu'il semble. Il a écrit un ouvrage.--Je crois
bien, je l'ai lu avec infiniment d'intérêt», répondit hypocritement
Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette
réponse fit rire longuement M. de Cambremer. «Ah! eh bien, l'auteur,
comment dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épilogue
longuement sur le nom d'une petite localité dont nous étions autrefois,
si je puis dire, les seigneurs, et qui se nomme Pont-à-Couleuvre. Or
je ne suis évidemment qu'un vulgaire ignorant à côté de ce puits de
science, mais je suis bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre pour lui
une, et du diable si j'y ai jamais vu un seul de ces vilains serpents,
je dis vilains, malgré l'éloge qu'en fait le bon La Fontaine (_L'Homme
et la couleuvre_ était une des deux fables).--Vous n'en avez pas vu, et
c'est vous qui avez vu juste, répondit Brichot. Certes, l'écrivain
dont vous parlez connaît à fond son sujet, il a écrit un livre
remarquable.--Voire! s'exclama Mme de Cambremer, ce livre, c'est bien le
cas de le dire, est un véritable travail de Bénédictin.--Sans doute il a
consulté quelques pouillés (on entend par là les listes des bénéfices et
des cures de chaque diocèse), ce qui a pu lui fournir le nom des patrons
laïcs et des collateurs ecclésiastiques. Mais il est d'autres sources.
Un de mes plus savants amis y a puisé. Il a trouvé que le même lieu
était dénommé Pont-à-Quileuvre. Ce nom bizarre l'incita à remonter plus
haut encore, à un texte latin où le pont que votre ami croit infesté de
couleuvres est désigné: _Pons cui aperit_. Pont fermé qui ne s'ouvrait
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