Sodome et Gomorrhe - Deuxième partie - 02

Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu'elle
n'avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que
la seconde n'avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse,
elle n'allait qu'aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne
se souvenant pas d'avoir gardé la chambre une seule fois depuis l'âge de
douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre,
à Mme Verdurin qui, inquiète d'être seule, lui avait demandé si elle
ne pourrait pas rester coucher à l'improviste, malgré le jour de
l'an: «Mais qu'est-ce qui pourrait m'en empêcher n'importe quel jour?
D'ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille»,
vivant dans une pension et changeant de «pension» quand les Verdurin
déménageaient, les suivant dans leurs villégiatures, la princesse avait
si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny:
Toi seule me parus ce qu'on cherche toujours
que la Présidente du petit cercle, désireuse de s'assurer une «fidèle»
jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui
mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l'autre. Vis-à-vis des
étrangers--parmi lesquels il faut toujours compter celui à qui nous
mentons le plus parce que c'est celui par qui il nous serait le plus
pénible d'être méprisé: nous-même,--la princesse Sherbatoff avait soin
de représenter ses trois seules amitiés--avec la grande-duchesse, avec
les Verdurin, avec la baronne Putbus--comme les seules, non que des
cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu
de la destruction de tout le reste, mais qu'un libre choix lui avait
fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de
solitude et de simplicité l'avait fait se borner. «Je ne vois _personne_
d'autre», disait-elle en insistant sur le caractère inflexible de ce qui
avait plutôt l'air d'une règle qu'on s'impose que d'une nécessité qu'on
subit. Elle ajoutait: «Je ne fréquente que trois maisons», comme les
auteurs qui, craignant de ne pouvoir aller jusqu'à la quatrième,
annoncent que leur pièce n'aura que trois représentations. Que M. et Mme
Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé la
princesse à l'inculquer dans l'esprit des fidèles. Et ceux-ci étaient
persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations
qui s'offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les
Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n'avaient
consenti à faire qu'une exception, en faveur de la princesse.
A leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu d'origine pour
ne pas s'y ennuyer, entre tant de gens qu'elle eût pu fréquenter ne
trouvait agréables que les seuls Verdurin, et réciproquement ceux-ci,
sourds aux avances de toute l'aristocratie qui s'offrait à eux,
n'avaient consenti à faire qu'une seule exception, en faveur d'une
grande dame plus intelligente que ses pareilles, la princesse
Sherbatoff.
La princesse était fort riche; elle avait à toutes les premières une
grande baignoire où, avec l'autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait
les fidèles et jamais personne d'autre. On se montrait cette personne
énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en
rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On
admirait à la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours
avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le
premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s'efforçait
pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au
fond, ne s'occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le
petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait
en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d'une beauté
timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas
la salle, restait dans l'ombre, c'était pour tâcher d'oublier qu'il
existait un monde vivant qu'elle désirait passionnément et ne pouvait
pas connaître; la «coterie» dans une «baignoire» était pour elle ce
qu'est pour certains animaux l'immobilité quasi cadavérique en présence
du danger. Néanmoins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille
les gens du monde faisait qu'ils prêtaient peut-être plus d'attention à
cette mystérieuse inconnue qu'aux célébrités des premières loges, chez
qui chacun venait en visite. On s'imaginait qu'elle était autrement
que les personnes qu'on connaissait; qu'une merveilleuse intelligence,
jointe à une bonté divinatrice, retenaient autour d'elle ce petit milieu
de gens éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait de
quelqu'un ou si on lui présentait quelqu'un, de feindre une grande
froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins,
avec l'appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux
réussissaient à la connaître, et son ivresse d'en connaître un était
telle qu'elle en oubliait la fable de l'isolement voulu et se dépensait
follement pour le nouveau venu. S'il était fort médiocre, chacun
s'étonnait. «Quelle chose singulière que la princesse, qui ne veut
connaître personne, aille faire une exception pour cet être si peu
caractéristique.» Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et
la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.
Cottard disait beaucoup plus souvent: «Je le verrai mercredi chez les
Verdurin», que: «Je le verrai mardi à l'Académie.» Il parlait aussi des
mercredis comme d'une occupation aussi importante et aussi inéluctable.
D'ailleurs Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un
devoir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si elle
constituait un ordre, comme une convocation militaire ou judiciaire.
Il fallait qu'il fût appelé par une visite bien importante pour qu'il
«lâchât» les Verdurin le mercredi, l'importance ayant trait, d'ailleurs,
plutôt à la qualité du malade qu'à la gravité de la maladie. Car
Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour
un ouvrier frappé d'une attaque, mais pour le coryza d'un ministre.
Encore, dans ce cas, disait-il à sa femme: «Excuse-moi bien auprès de
Mme Verdurin. Préviens que j'arriverai en retard. Cette Excellence
aurait bien pu choisir un autre jour pour être enrhumée.» Un mercredi,
leur vieille cuisinière s'étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en
smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand
sa femme lui avait timidement demandé s'il ne pourrait pas panser la
blessée: «Mais je ne peux pas, Léontine, s'était-il écrié en gémissant;
tu vois bien que j'ai mon gilet blanc.» Pour ne pas impatienter son
mari, Mme Cottard avait fait chercher au plus vite le chef de clinique.
Celui-ci, pour aller plus vite, avait pris une voiture, de sorte que la
sienne entrant dans la cour au moment où celle de Cottard allait sortir
pour le mener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer,
à reculer. Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît son
maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par
remords, et partit avec une humeur exécrable qu'il fallut tous les
plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.
Si un client de Cottard lui demandait: «Rencontrez-vous quelquefois
les Guermantes?» c'est de la meilleure foi du monde que le professeur
répondait: «Peut-être pas justement les Guermantes, je ne sais pas. Mais
je vois tout ce monde-là chez des amis à moi. Vous avez certainement
entendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis eux,
du moins, ce ne sont pas des gens chics décatis. Il y a du répondant. On
évalue généralement que Mme Verdurin est riche à trente-cinq millions.
Dame, trente-cinq millions, c'est un chiffre. Aussi elle n'y va pas avec
le dos de la cuiller. Vous me parliez de la duchesse de Guermantes. Je
vais vous dire la différence: Mme Verdurin c'est une grande dame, la
duchesse de Guermantes est probablement une purée. Vous saisissez bien
la nuance, n'est-ce pas? En tout cas, que les Guermantes aillent ou non
chez Mme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d'Sherbatoff, les
d'Forcheville, et _tutti quanti_, des gens de la plus haute volée, toute
la noblesse de France et de Navarre, à qui vous me verriez parler de
pair à compagnon. D'ailleurs ce genre d'individus recherche volontiers
les princes de la science», ajoutait-il avec un sourire d'amour-propre
béat, amené à ses lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas
tellement que l'expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot,
s'appliquât maintenant à lui, mais qu'il sût enfin user comme il
convenait de toutes celles que l'usage autorise et, qu'après les avoir
longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi, après m'avoir cité la
princesse Sherbatoff parmi les personnes que recevait Mme Verdurin,
Cottard ajoutait en clignant de l'oeil: «Vous voyez le genre de la
maison, vous comprenez ce que je veux dire?» Il voulait dire ce qu'il y
a de plus chic. Or, recevoir une dame russe qui ne connaissait que la
grande-duchesse Eudoxie, c'était peu. Mais la princesse Sherbatoff eût
même pu ne pas la connaître sans qu'eussent été amoindries l'opinion que
Cottard avait relativement à la suprême élégance du salon Verdurin et sa
joie d'y être reçu. La splendeur dont nous semblent revêtus les gens que
nous fréquentons n'est pas plus intrinsèque que celle de ces personnages
de théâtre pour l'habillement desquels il est bien inutile qu'un
directeur dépense des centaines de mille francs à acheter des costumes
authentiques et des bijoux vrais qui ne feront aucun effet, quand
un grand décorateur donnera une impression de luxe mille fois plus
somptueuse en dirigeant un rayon factice sur un pourpoint de grosse
toile semé de bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel homme a
passé sa vie au milieu des grands de la terre qui n'étaient pour lui
que d'ennuyeux parents ou de fastidieuses connaissances, parce qu'une
habitude contractée dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux de
tout prestige. Mais, en revanche, il a suffi que celui-ci vînt, par
quelque hasard, s'ajouter aux personnes les plus obscures, pour que
d'innombrables Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées
dont ils s'imaginaient que le salon était le centre des élégances
aristocratiques, et qui n'étaient même pas ce qu'étaient Mme de
Villeparisis et ses amies (des grandes dames déchues que l'aristocratie
qui avait été élevée avec elles ne fréquentait plus); non, celles dont
l'amitié a été l'orgueil de tant de gens, si ceux-ci publiaient leurs
mémoires et y donnaient les noms de ces femmes et de celles qu'elles
recevaient, personne, pas plus Mme de Cambremer que Mme de Guermantes,
ne pourrait les identifier. Mais qu'importe! Un Cottard a ainsi sa
marquise, laquelle est pour lui la «baronne», comme, dans Marivaux, la
baronne dont on ne dit jamais le nom et dont on n'a même pas l'idée
qu'elle en a jamais eu un. Cottard croit d'autant plus y trouver résumée
l'aristocratie--laquelle ignore cette dame--que plus les titres sont
douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur
l'argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux
Cottard, qui ont cru passer leur vie au coeur du faubourg Saint-Germain,
ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que
ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour
le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices
«du vieux temps», c'est quelquefois dans ceux dont toutes les
pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de
Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d'étoiles d'or, qu'ils ont le
plus la sensation du moyen âge. «La princesse sera à Maineville. Elle
voyagera avec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il
vaudra mieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse cela. A moins que je
ne trouve un joint. Comptez alors que je sauterai dessus.--De quoi
parliez-vous, dit Saniette, qui fit semblant d'avoir été prendre
l'air.--Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que vous connaissez
bien de celui qui est à mon avis le premier des fins de siècle (du
siècle 18 s'entend), le prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il
avait commencé par promettre d'être un très bon journaliste. Mais
il tourna mal, je veux dire qu'il devint ministre! La vie a de ces
disgrâces. Politicien peu scrupuleux au demeurant, qui, avec des dédains
de grand seigneur racé, ne se gênait pas de travailler à ses heures pour
le roi de Prusse, c'est le cas de le dire, et mourut dans la peau d'un
centre gauche.»
A Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui,
malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je ne pouvais
détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la
construction admirable et haute de ses formes. Au bout d'une seconde
elle voulut ouvrir une glace, car il faisait un peu chaud dans le
compartiment, et ne voulant pas demander la permission à tout le monde,
comme seul je n'avais pas de manteau, elle me dit d'une voix rapide,
fraîche et rieuse: «Ça ne vous est pas désagréable, Monsieur, l'air?»
J'aurais voulu lui dire: «Venez avec nous chez les Verdurin», ou:
«Dites-moi votre nom et votre adresse.» Je répondis: «Non, l'air ne me
gêne pas, Mademoiselle.» Et après, sans se déranger de sa place: «La
fumée, ça ne gêne pas vos amis?» et elle alluma une cigarette. A la
troisième station elle descendit d'un saut. Le lendemain, je demandai à
Albertine qui cela pouvait être. Car, stupidement, croyant qu'on ne
peut aimer qu'une chose, jaloux de l'attitude d'Albertine à l'égard de
Robert, j'étais rassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je crois
très sincèrement, qu'elle ne savait pas. «Je voudrais tant la retrouver,
m'écriai-je.--Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours», répondit
Albertine. Dans le cas particulier elle se trompait; je n'ai jamais
retrouvé ni identifié la belle fille à la cigarette. On verra du reste
pourquoi, pendant longtemps, je dus cesser de la chercher. Mais je ne
l'ai pas oubliée. Il m'arrive souvent en pensant à elle d'être pris
d'une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir
que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir,
il faudrait revenir aussi à l'année, qui a été suivie depuis de
dix autres pendant lesquelles la jeune fille s'est fanée. On peut
quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela
jusqu'au jour imprévu et triste comme une nuit d'hiver, où on ne cherche
plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraierait
même. Car on ne se sent plus assez d'attraits pour plaire, ni de force
pour aimer. Non pas, bien entendu, qu'on soit, au sens propre du mot,
impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent
que c'est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu'on garde.
Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l'on ne peut sortir, ni
parler. Mettre un pied sur la marche qu'il faut, c'est une réussite
comme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet état par
une jeune fille qu'on aime, même si l'on a gardé son visage et tous ses
cheveux blonds de jeune homme! On ne peut plus assumer la fatigue de se
mettre au pas de la jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au
lieu de s'amortir! On fait venir pour lui une femme à qui l'on ne se
souciera pas de plaire, qui ne partagera qu'un soir votre couche et
qu'on ne reverra jamais.
«On doit être toujours sans nouvelles du violoniste», dit Cottard.
L'événement du jour, dans le petit clan, était en effet le lâchage du
violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service
militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à la
Raspelière, car il avait la permission de minuit. Or, l'avant-veille,
pour la première fois, les fidèles n'avaient pu arriver à le découvrir
dans le tram. On avait supposé qu'il l'avait manqué. Mais Mme Verdurin
avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture
était revenue vide. «Il a été sûrement fourré au bloc, il n'y a pas
d'autre explication de sa fugue. Ah! dame, vous savez, dans le métier
militaire, avec ces gaillards-là, il suffit d'un adjudant grincheux.--Ce
sera d'autant plus mortifiant pour Mme Verdurin, dit Brichot, s'il lâche
encore ce soir, que notre aimable hôtesse reçoit justement à dîner pour
la première fois les voisins qui lui ont loué la Raspelière, le marquis
et la marquise de Cambremer.--Ce soir, le marquis et la marquise de
Cambremer! s'écria Cottard. Mais je n'en savais absolument rien.
Naturellement je savais comme vous tous qu'ils devaient venir un jour,
mais je ne savais pas que ce fût si proche. Sapristi, dit-il en
se tournant vers moi, qu'est-ce que je vous ai dit: la princesse
Sherbatoff, le marquis et la marquise de Cambremer.» Et après avoir
répété ces noms en se berçant de leur mélodie: «Vous voyez que nous nous
mettons bien, me dit-il. N'importe, pour vos débuts, vous mettez dans le
mille. Cela va être une chambrée exceptionnellement brillante.» Et se
tournant vers Brichot, il ajouta: «La Patronne doit être furieuse. Il
n'est que temps que nous arrivions lui prêter main forte.» Depuis que
Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles
d'être, en effet, dans l'obligation, et au désespoir d'inviter une fois
ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour
l'année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais
elle prétendait avoir une telle terreur, se faire un tel monstre d'un
dîner avec des gens qui n'étaient pas du petit groupe, qu'elle le
remettait toujours. Il l'effrayait, du reste, un peu pour les motifs
qu'elle proclamait, tout en les exagérant, si par un autre côté il
l'enchantait pour des raisons de snobisme qu'elle préférait taire. Elle
était donc à demi sincère, elle croyait le petit clan quelque chose de
si unique au monde, un de ces ensembles comme il faut des siècles
pour en constituer un pareil, qu'elle tremblait à la pensée d'y voir
introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des
«Maîtres», qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la
conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin,
de détruire un des fameux mercredis, chefs-d'oeuvre incomparables et
fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu'une fausse note suffit à
briser. «De plus, ils doivent être tout ce qu'il y a de plus _anti_, et
galonnards, avait dit M. Verdurin.--Ah! ça, par exemple, ça m'est égal,
voilà assez longtemps qu'on en parle de cette histoire-là», avait
répondu Mme Verdurin qui, sincèrement dreyfusarde, eût cependant voulu
trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense
mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas
mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens
du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner
du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme
Verdurin tenait-elle à rentrer dans l'art. D'ailleurs d'Indy, Debussy,
n'étaient-ils pas «mal» dans l'Affaire? «Pour ce qui est de
l'Affaire, nous n'aurions qu'à les mettre à côté de Brichot, dit-elle
(l'universitaire étant le seul des fidèles qui avait pris le parti de
l'État-Major, ce qui l'avait fait beaucoup baisser dans l'estime de Mme
Verdurin). On n'est pas obligé de parler éternellement de l'affaire
Dreyfus. Non, la vérité, c'est que les Cambremer m'embêtent.» Quant aux
fidèles, aussi excités par le désir inavoué qu'ils avaient de connaître
les Cambremer, que dupes de l'ennui affecté que Mme Verdurin disait
éprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour, en causant avec
elle, les vils arguments qu'elle donnait elle-même en faveur de cette
invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles. «Décidez-vous une
bonne fois, répétait Cottard, et vous aurez les concessions pour le
loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous aurez la jouissance
du pré. Tout cela vaut bien de s'ennuyer une soirée. Je n'en parle que
pour vous», ajoutait-il, bien que le coeur lui eût battu une fois que,
dans la voiture de Mme Verdurin, il avait croisé celle de la vieille
Mme de Cambremer sur la route, et surtout qu'il fût humilié pour les
employés du chemin de fer, quand, à la gare, il se trouvait près du
marquis. De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement
mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes
parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s'imaginaient que
celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes,
n'était même peut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens
«nés», ne verrait jamais qu'eux. Ils ne s'étaient résignés à y dîner
que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le
retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu'ils avaient, le
mois précédent, appris qu'elle venait d'hériter de tant de millions.
C'est en silence et sans plaisanteries de mauvais goût qu'ils se
préparaient au jour fatal. Les fidèles n'espéraient plus qu'il vînt
jamais, tant de fois Mme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la
date, toujours changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, non
seulement de faire ostentation de l'ennui que lui causait ce dîner, mais
de tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaient dans
le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non que la Patronne
devinât que le «grand jour» leur était aussi agréable qu'à elle-même,
mais parce que, les ayant persuadés que ce dîner était pour elle la plus
terrible des corvées, elle pouvait faire appel à leur dévouement. «Vous
n'allez pas me laisser seule en tête à tête avec ces Chinois-là! Il
faut au contraire que nous soyons en nombre pour supporter l'ennui.
Naturellement nous ne pourrons parler de rien de ce qui nous intéresse.
Ce sera un mercredi de raté, que voulez-vous!»
--En effet, répondit Brichot, en s'adressant à moi, je crois que Mme
Verdurin, qui est très intelligente et apporte une grande coquetterie à
l'élaboration de ses mercredis, ne tenait guère à recevoir ces hobereaux
de grande lignée mais sans esprit. Elle n'a pu se résoudre à inviter la
marquise douairière, mais s'est résignée au fils et à la belle-fille.
--Ah! nous verrons la marquise de Cambremer? dit Cottard avec un sourire
où il crut devoir mettre de la paillardise et du marivaudage, bien
qu'il ignorât si Mme de Cambremer était jolie ou non. Mais le titre de
marquise éveillait en lui des images prestigieuses et galantes. «Ah! je
la connais, dit Ski, qui l'avait rencontrée, une fois qu'il se promenait
avec Mme Verdurin.--Vous ne la connaissez pas au sens biblique, dit, en
coulant un regard louche sous son lorgnon, le docteur, dont c'était
une des plaisanteries favorites.--Elle est intelligente, me dit Ski.
Naturellement, reprit-il en voyant que je ne disais rien et appuyant en
souriant sur chaque mot, elle est intelligente et elle ne l'est pas, il
lui manque l'instruction, elle est frivole, mais elle a l'instinct des
jolies choses. Elle se taira, mais elle ne dira jamais une bêtise. Et
puis elle est d'une jolie coloration. Ce serait un portrait qui serait
amusant à peindre», ajouta-t-il en fermant à demi les yeux comme s'il la
regardait posant devant lui. Comme je pensais tout le contraire de ce
que Ski exprimait avec tant de nuances, je me contentai de dire qu'elle
était la soeur d'un ingénieur très distingué, M. Legrandin. «Hé bien,
vous voyez, vous serez présenté à une jolie femme, me dit Brichot, et on
ne sait jamais ce qui peut en résulter. Cléopâtre n'était même pas une
grande dame, c'était la petite femme, la petite femme inconsciente et
terrible de notre Meilhac, et voyez les conséquences, non seulement pour
ce jobard d'Antoine, mais pour le monde antique.--J'ai déjà été présenté
à Mme de Cambremer, répondis-je.--Ah! mais alors vous allez vous trouver
en pays de connaissance.--Je serai d'autant plus heureux de la voir,
répondis-je, qu'elle m'avait promis un ouvrage de l'ancien curé de
Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et je vais pouvoir
lui rappeler sa promesse. Je m'intéresse à ce prêtre et aussi aux
étymologies.--Ne vous fiez pas trop à celles qu'il indique, me répondit
Brichot; l'ouvrage, qui est à la Raspelière et que je me suis amusé à
feuilleter, ne me dit rien qui vaille; il fourmille d'erreurs. Je vais
vous en donner un exemple. Le mot _Bricq_ entre dans la formation d'une
quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave ecclésiastique a
eu l'idée passablement biscornue qu'il vient de _Briga_, hauteur, lieu
fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges,
Nemetobriges, etc., et le suit jusque dans les noms comme Briand, Brion,
etc... Pour en revenir au pays que nous avons le plaisir de traverser
en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de la hauteur,
Bricqueville l'habitation de la hauteur, Bricquebec, où nous nous
arrêterons dans un instant avant d'arriver à Maineville, la hauteur près
du ruisseau. Or ce n'est pas du tout cela, pour la raison que _bricq_
est le vieux mot norois qui signifie tout simplement: un pont. De même
que _fleur_, que le protégé de Mme de Cambremer se donne une peine
infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinaves _floi, flo_, tantôt
au mot irlandais _ae_ et _aer_, est au contraire, à n'en point douter,
le _fiord_ des Danois et signifie: port. De même l'excellent prêtre
croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu, qui avoisine la
Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux (_vetus_). Il est certain
que le mot de _vieux_ a joué un grand rôle dans la toponymie de cette
région. _Vieux_ vient généralement de _vadum_ et signifie un gué, comme
au lieu dit: les Vieux. C'est ce que les Anglais appelaient «ford»
(Oxford, Hereford). Mais, dans le cas particulier, _vieux_ vient non pas
de _vetus_, mais de _vastatus_, lieu dévasté et nu. Vous avez près d'ici
Sottevast, le vast de Setold; Brillevast, le vast de Berold. Je suis
d'autant plus certain de l'erreur du curé, que Saint-Martin-le-Vieux
s'est appelé autrefois Saint-Martin-du-Gast et même
Saint-Martin-de-Terregate. Or le _v_ et le _g_ dans ces mots sont la
même lettre. On dit: dévaster mais aussi: gâcher. Jachères et gâtines
(du haut allemand _wastinna_) ont ce même sens: Terregate c'est donc
_terra vastata_. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soit qui mal y
pense) Saint-Merd, c'est Saint-Medardus, qui est tantôt Saint-Médard,
Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et jusqu'à Dammas. Il ne faut du
reste pas oublier que, tout près d'ici, des lieux, portant ce même nom
de Mars, attestent simplement une origine païenne (le dieu Mars) restée
vivace en ce pays, mais que le saint homme se refuse à reconnaître. Les
hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier fort nombreuses, comme
la montagne de Jupiter (Jeumont). Votre curé n'en veut rien voir et, en
revanche, partout où le christianisme a laissé des traces, elles lui
échappent. Il a poussé son voyage jusqu'à Loctudy, nom barbare, dit-il,
alors que c'est _Locus sancti Tudeni_, et n'a pas davantage, dans
Sammarçoles, deviné _Sanctus Martialis_. Votre curé, continua Brichot,
en voyant qu'il m'intéressait, fait venir les mots en _hon, home, holm_,
du mot _holl (hullus)_, colline, alors qu'il vient du norois _holm_,
île, que vous connaissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce
pays-ci est si répandu, la Houlme. Engohomme, Tahoume, Robehomme,
Néhomme, Quettehon, etc.» Ces noms me firent penser au jour où Albertine
avait voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de deux de ses seigneurs
successifs, me dit Brichot), et où elle m'avait ensuite proposé de dîner
ensemble à Robehomme. Quant à Montmartin, nous allions y passer dans un
instant. «Est-ce que Néhomme, demandai-je, n'est pas près de Carquethuit
et de Clitourps?--Parfaitement, Néhomme c'est le holm, l'île ou
presqu'île du fameux vicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans
Néville. Carquethuit et Clitourps, dont vous me parlez, sont, pour le
protégé de Mme de Cambremer, l'occasion d'autres erreurs. Sans doute il
voit bien que _carque_, c'est une église, la _Kirche_ des Allemands.
Vous connaissez Querqueville, sans parler de Dunkerque. Car mieux
vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de _Dun_ qui, pour les
Celtes, signifiait une élévation. Et cela vous le retrouverez dans