Simon - 06

plusieurs fois, et purent se trouver presque tous les jours avec
mademoiselle de Fougères, soit chez eux, soit chez M. Parquet, sans
craindre de voir ces précieuses relations interrompues par une
intervention étrangère. L'avoué, qui seul connaissait à fond le
caractère du comte, avait sujet d'être plus surpris qu'eux; car il ne
l'avait jamais vu plier sous aucun ascendant, et il savait que ses
formes gracieuses et son babil prévenant cachaient une opiniâtreté
inflexible et beaucoup de despotisme. Sa fille était la seule personne
de son ménage qu'il ne dominât point. Toutes les autres étaient réduites
à une servilité qu'on eût pu prendre pour de l'amour, à voir le ton
patelin dont il leur commandait en présence des étrangers, mais qui
n'était rien moins que cela aux yeux de M. Parquet, initié aux mystères
de l'intérieur. Il est vrai que Fiamma était un être organisé pour une
résistance indomptable. Mais autant notre avoué avait jugé impossible
que le père entravât les libertés de la fille, autant il lui avait
semblé certain que jamais la fille n'obtiendrait un acte de complaisance
paternelle. Leurs deux existences avaient marché côte à côte,
s'effleurant tous les jours et ne se touchant jamais. Leurs goûts, en se
montrant diamétralement opposés, semblaient consacrer irrévocablement ce
divorce de deux êtres que la société avait condamnés à vivre sous le
même toit, et que le sentiment des convenances enveloppait à cet égard
d'un voile impénétrable pour le public. En voyant le comte vaincu, ou du
moins entamé dans cette lutte mystérieuse, M. Parquet se livra à mille
commentaires. Un homme qui savait le secret de toutes les familles ne
pouvait se résoudre tranquillement à ignorer celui-là. Cependant Fiamma,
qui connaissait tous ses faibles et qui déployait toutes les
coquetteries enfantines de son esprit pour le gouverner, seule au monde
sut résister à sa curiosité et la museler.
Dans les premiers temps, Simon, résolu à s'observer héroïquement, eut
beaucoup à souffrir. Toutes ses joies avaient un aiguillon empoisonné.
Il se croyait toujours à la veille d'une explosion dont le dénoûment
devait le couvrir de honte et de remords. Mais peu à peu il se rassura.
La conduite et la caractère de mademoiselle de Fougères vinrent à son
aide d'une façon merveilleuse. Soit qu'elle eût deviné le secret de
Simon et qu'elle employât toute la pudeur de son âme à en refouler
l'aveu trop prompt, soit qu'elle portât dans son affection pour lui le
calme d'une sagesse au-dessus de son âge, elle mit dans leurs relations
le charme d'une confiance réciproque. En la voyant tous les jours, Simon
découvrit qu'elle possédait au plus haut point la force et la
tranquillité morales qu'excluent ordinairement des facultés impétueuses
et des besoins d'activité comme ceux dont elle était douée. A
l'emportement d'amour qui l'avait surpris d'abord vinrent se joindre un
respect et une vénération dont la douceur se répandit sur toutes ses
pensées. Pendant six mois, cette sérénité fut si saintement soutenue de
part et d'autre que ces deux jeunes gens, dont l'un était bien presque
aussi homme que l'autre, se crurent destinés à se chérir toute leur vie
comme deux frères. Mais un événement important dans leur vie uniforme et
paisible vint réveiller chez Simon l'intensité douloureuse de son amour.
Au retour de l'hiver, M. de Fougères reçut la visite d'un parent de sa
défunte épouse, qui arrivait d'Italie, chargé pour lui de valeurs
considérables, réalisation de ses derniers fonds commerciaux, qu'il
voulait placer en fonds de terre pour _arrondir_ sa propriété. Le comte
n'était pas homme à accueillir froidement un hôte chargé d'or, et son
estime pour le marquis d'Asolo était fondée déjà sur la fortune que
possédait ce jeune patricien par lui-même. Il lui pardonnait d'être
républicain, parce qu'en Vénitie l'opinion républicaine n'engage pas à
d'autre dévouement à la cause populaire qu'à la haine de l'étranger et à
des actes de résistance contre lui dans l'occasion. Il plaisait au noble
caractère de Fiamma de poétiser cet esprit libéral de ses compatriotes;
mais elle savait bien au fond que la république de Venise était aussi
loin de son idéal politique, que la France constitutionnelle l'était
encore, à ses yeux, de Venise esclave. Elle n'en disait rien à Simon par
orgueil national; elle s'en plaignait avec son compatriote, parce
qu'elle n'eût pu lui faire partager ses illusions.
Elle avait vu quelquefois le marquis en Italie et le connaissait assez
peu; mais la vue d'un compatriote et d'un co-opinionnaire fut pour elle
un événement agréable au fond de l'exil. C'était un bon jeune homme,
extraordinairement cultivé pour un Lombard. Quoique un peu gros, il
était d'une beauté remarquable: l'expression de son visage était
sereine, noble et douce; la santé, le courage et l'amour de la vie
brillaient dans ses yeux d'un tel éclat qu'on eût pu parfois s'y tromper
et y voir le feu de l'intelligence. Tout en lui inspirait la confiance
et l'estime. Il avait un cœur aimant et sincère, le caractère loyal et
brave, l'imagination vive et toujours prête pour la grande passion,
comme cela est d'usage en son pays. Il était venu en France pour
s'instruire des choses et des hommes, et il avait tiré assez bon parti
de son voyage. Mais au milieu de son cours de philosophie et de
politique, l'amour des aventures, si naturel à vingt-cinq ans, l'avait
poussé en personne à Fougères, où la présence de sa belle cousine lui
faisait espérer de bâtir un roman négligé en Italie.
C'était un de ces hommes un peu corrompus, mais encore naïfs, que le
monde entraîne, et qui ne sont pas fâchés d'y paraître beaucoup plus
roués qu'ils ne le sont en effet. Une femme d'esprit peut les rendre
aussi sérieusement amoureux qu'ils affectent d'être incapables de le
devenir, surtout si, comme Fiamma, elle ne songe pas à opérer ce
miracle. Asolo était fort capable d'enlever sa cousine si elle eût été
aussi éventée qu'elle avait passé pour l'être dans sa province d'Italie,
où ses courses à cheval et sa vie indépendante avaient, comme en Marche,
excité, non le blâme, mais le doute et la curiosité de ceux qui ne
voyaient pas de près sa conduite irréprochable. Il avait assez d'esprit
pour la jouer et la punir s'il l'eût trouvée habile en coquetterie;
mais, quand il la vit si différente de ce qu'il l'avait jugée de loin,
quand il la trouva si forte, si prudente, si fière, et en même temps si
bonne, si franche et si naïve, il en devint éperdument amoureux; et, au
bout de huit jours passés près d'elle, il lui eût offert, s'il l'eût osé
déjà, son nom et sa fortune, son sang et sa vie. Cette facilité à se
prendre à l'amour est le beau côté des âmes que le vice entraîne
facilement. Elle est plus remarquable en Italie, où les organisations,
plus fécondes et plus mobiles, passent du plaisir grossier à
l'exaltation romanesque, comme de l'apathie politique à l'héroïsme, avec
une promptitude et une bonne foi extraordinaires. Ces âmes ont plusieurs
caractères opposés qui vivent dans le même être en bonne intelligence,
chacun régnant à son tour. Asolo avait fait assez bon marché de son
républicanisme dans le beau monde de Paris. Il l'avait un peu traité
comme un habit de parade qui, n'étant pas de mode à l'étranger, devait
être remplacé par le costume de bon ton du pays; mais, quand il vit
Fiamma si ardente et si romanesque sur ce chapitre, il reprit l'habit
ultramontain, et les principes républicains retrouvèrent de l'éloquence
dans sa bouche, grâce à cette belle langue italienne, où les lieux
communs ont encore de la pompe et de la grandeur.
Dans les premiers jours il adopta ce rôle pour lui plaire; mais avant la
fin de la semaine il était aussi convaincu que déclamatoire, et sans
aucun doute il eût sacrifié son marquisat de Vénétie et versé tout son
sang pour un regard de son héroïne.
Fiamma, confiante et bonne pour ceux qui semblaient penser comme elle,
crut le voir à son état normal et le prit en grande amitié. Cependant
elle la lui eût fait acheter par quelque malice si elle eût connu sa
conduite antérieure dans les salons parisiens.
Le comte de Fougères, enchanté de son allié le premier jour, en rabattit
beaucoup lorsque cette explosion de patriotisme eut lieu. Il craignit
que cet insensé ne le discréditât complètement, d'autant plus que, pour
complaire à sa cousine, le Lombard affecta de terrasser le préfet et le
receveur général dans un déjeuner orageux où le bon vin aida à son
éloquence. Les vulgaires amis du pouvoir ont ce bonheur inappréciable
qu'entre eux ils se craignent et se regardent comme tous également
capables de dénonciation. Le comte devint pâle comme la mort. Il était
porté comme candidat à la députation, et, s'il avait fait de grand
sacrifices pour racheter son fief, c'était dans l'espoir d'être pair de
France un jour, quand le roi daignerait élargir les mailles du filet et
donner de l'élasticité aux institutions. Il lui fallut beaucoup
d'habileté pour expliquer à ses hôtes ce que c'était que la république
vénitienne et pour leur prouver que le marquis venait de parler dans le
sens aristocratique.
Mais toute chose a son bon côté pour le navigateur habile, attentif au
moindre souffle du vent. Le comte crut bientôt s'apercevoir d'une
différence extraordinaire dans les manières de sa fille; et, espérant
l'accomplissement d'un miracle dans ses idées, il fit entendre au cousin
qu'elle serait un jour aussi riche qu'elle était belle. Sa joie fut
grande quand le marquis lui répondit clairement qu'il serait le plus
heureux des hommes s'il pouvait fléchir l'obstination avec laquelle sa
cousine semblait s'être vouée au célibat, et qu'il suppliait le comte de
lui laisser le temps de prouver son dévouement à cette belle insensible.
La permission de prolonger son séjour à Fougères lui fut accordée
d'autant plus vite qu'il écouta fort peu attentivement l'énumération des
biens du beau-père, ce qui montrait le désintéressement d'un homme
vraiment épris et peu chatouilleux sur la rédaction d'un contrat.
Cependant, comme le comte se souvint de l'opiniâtreté avec laquelle
Fiamma avait refusé plusieurs propositions de mariage et avec quelle
sécheresse elle avait traité à Paris tous les jeunes gens qu'elle avait
soupçonnés d'avoir des prétentions à sa main, il ne regarda pas encore
la partie comme gagnée, et conseilla au marquis de ne pas brusquer sa
déclaration.
Les semaines s'écoulèrent donc pour le marquis d'une manière charmante
au château de Fougères. De plus en plus amoureux, il conçut beaucoup
d'espoir; car Fiamma lui ayant dit dès le principe qu'elle ne voulait
pas se marier, ne lui reparla plus de ses projets pour l'avenir et lui
témoigna désormais une affection sincère. Dans l'attente du succès, le
marquis, un peu impatient, un peu dépité de voir toujours la famille
Féline et la famille Parquet s'opposer à de longs tête-à-tête avec sa
cousine, mais plein de franchise dans le fond de l'âme et touché de
l'amitié qu'on lui témoignait, vécut pendant ces jours rigoureux de
l'hiver d'une vie chaude et pleine qui faisait diversion à celle du
monde. Fiamma lui avait présenté ses amis du village, et elle avait prié
ceux-ci d'adopter la parenté de son cousin. L'esprit enjoué,
l'originalité tout italienne de Parquet et la grâce modeste de Bonne
charmèrent le marquis. Il goûta moins Simon, dont les long regards,
tournés sans cesse vers Fiamma, lui donnèrent tout de suite à penser.
Mais le calme des manières de celle-ci avec le jeune légiste et la
comparaison que le brillant marquis fit de cette figure maigre, pâle et
souffrante, avec l'image radieuse que lui présentait son miroir, le
rassurèrent bientôt; il était fat, comme tout Italien jeune et
passablement fait, mais d'une fatuité qui n'a rien d'insolent, et qui se
résigne d'autant mieux à manquer un succès qu'elle est plus certaine
d'en obtenir beaucoup d'autres.
Quant à la mère Féline, Asolo n'y comprit rien du tout. Il pensa que
l'affection de Fiamma pour cette vieille venait de quelque habitude de
dévote, de quelque association de chapelet ou d'ex-voto. Jeanne passait
sa vie à jeûner pour donner son pain aux pauvres; elle soignait les
malades et instruisait les orphelins dans la religion. Le marquis pensa
qu'elle était le ministre des charités, la surintendante des aumônes de
la châtelaine; et, empressé de complaire à tout ce qui plaisait à
Fiamma, il se mit à chanter des cantiques à madame Féline. Il avait une
voix magnifique, et le soir, dans le silence du parc ou du verger, tous
se taisaient pour l'écouter. La bonne Jeanne était émue jusqu'aux larmes
de cette pure mélodie italienne qu'elle entendait pour la première fois
de sa vie, et pendant ce temps le marquis se réjouissait de faire
souffrir son pâle et silencieux rival.
On prétend que les femmes seules ont le secret de ces petites rivalités
d'amour-propre. J'en appelle à tout homme de bonne foi: est-il un de
nous qui n'ait eu envie de jeter par la fenêtre un rival assez heureux
pour attendrir par ses chants la femme que nous aimons? Ne sommes-nous
pas jaloux de sa science, de son esprit, de sa réputation, de son
cheval, de son habit? Ne trouvons-nous pas fort mauvais que notre
maîtresse s'aperçoive de ses avantages? Plus ces avantages sont puérils,
plus nous en sommes blessés.
Simon souffrait horriblement. Cette parenté, cette familiarité, ce
dialecte qu'il ne comprenait pas, cette habitation actuelle sous le même
toit, tout le blessait. Dans les premiers jours cependant il trouvait
naturel que Fiamma eût du plaisir à retrouver un parent, un compatriote,
un débris de sa chère république; mais, lorsqu'il vit cette prétendue
visite se prolonger indéfiniment et ce compatriote devenir un ami, il le
craignit d'abord comme tel; puis il découvrit qu'il était amoureux,
qu'il cherchait à se faire aimer, et toutes les tortures de la jalousie
entrèrent dans son cœur.
Trop fier pour montrer ses angoisses, sachant d'ailleurs qu'il ne
pouvait faire à Fiamma ni question ni reproche sans trahir le secret
d'une passion qu'elle devait ignorer, craignant par-dessus tout la
vanité du Lombard, il résolut de s'éloigner, sauf à en mourir de
désespoir.


X.

Un matin, Fiamma, profitant d'un de ces rayons de soleil si précieux
dans les montagnes en hiver, était montée à cheval avec son parent, et
le hasard les avait conduits à la gorge aux Hérissons, non loin de
l'endroit où l'aventure du milan était arrivée. Fiamma tomba dans la
rêverie, et Ruggier Asolo, surpris de cette mélancolie subite, la pressa
de questions. Elle voulut d'abord les éluder; mais, comme il insista et
qu'elle avait de l'amitié pour lui, elle chercha quelque sujet de
chagrin sans importance qu'elle pût lui donner comme une confidence pour
le satisfaire. Elle ne trouva rien de mieux à lui dire, si ce n'est que
l'aspect de ces montagnes lui rappelait sa patrie et la remplissait de
tristesse.
«Juste ciel! s'écria le marquis, et qui vous empêche d'y retourner?
--Mon père a vendu ses dernières propriétés et jusqu'à la maison de
campagne que j'aimais. C'est là que ma mère m'avait élevée et, pour
ainsi dire, cachée, afin de me soustraire aux tracasseries odieuses de
cette vie de lucre et de parcimonie, qu'on appelle une honnête
industrie. C'est là qu'après la mort de cette _malheureuse bien-aimée_
j'aurais voulu passer le reste de mes jours dans l'étude, le silence et
la prière; mais la destinée, qui me condamnait à être riche, en dépit de
mon mépris pour toutes les jouissances du luxe, m'a poursuivie
jusque-là. Elle a vendu et rasé mon ermitage; elle m'a jetée dans ce
pays glacé, loin des souvenirs qui m'étaient chers et chez une nation
que je méprise. Voilà pourquoi je suis triste quelquefois; car je suis
plus heureuse que je ne croyais possible de l'être à une fille qui a
perdu sa mère. Je me suis soumise aux habitudes et au climat de cette
contrée; la rigueur de ce ciel mélancolique convient d'ailleurs aux
soucis de mon cœur. J'ai rencontré dans ce village un bonheur inespéré.
Ce vallon renfermait des êtres qui devaient s'emparer de ma destinée, la
fixer, l'asservir et la consoler! Chose étrange que les desseins cachés
de la Providence! Qui m'eût prédit cela, alors que je gravissais les
rives escarpées de la Piave, et les forêts terribles de Feltre, si
chères au vieux Titien?
--_Anima mia_, répondit le marquis avec sa tendresse d'expressions
italiennes, vous ne pouvez pas vivre dans ce nid de corbeaux, parmi ces
bonnes gens qui ne vous vont pas à la cheville, quelque effort que vous
fassiez pour les élever jusqu'à vous. Que le cher comte, votre père, ait
trouvé à satisfaire ses vues d'intérêt et d'ambition en revenant ici,
c'est fort bien, et il a eu le droit de vous y traîner à sa suite; mais
la nature et la société, la voix de Dieu et celle du peuple vous
rappellent dans notre belle patrie. Avec vos talents, votre caractère
viril et magnanime, votre courage héroïque, vous êtes appelée à y jouer
un rôle actif...
--Croyez-vous? s'écria Fiamma, dont les yeux brillaient d'un feu
sauvage. Ah! s'il y avait quelque chose à faire pour la liberté; si les
seigneurs de nos campagnes, si les paysans de nos vallons, si le peuple
de nos villes, pouvaient se réveiller! Si seulement ces généreux bandits
de nos Alpes, qui se retranchèrent dans les gorges des torrents pour
fermer le passage aux soldats étrangers, et qui moururent tous jusqu'au
dernier, comme les hommes des Thermopyles, plutôt que de subir un joug
infâme; si ces bandes héroïques de contrebandiers et de pâtres, auxquels
il n'a manqué que des chefs à la fois puissants et fidèles, pouvaient se
ranimer et sortir de leurs cendres éparses sous nos bruyères!... Mais
quelles folies disons-nous! Parlons d'autre chose, cousin; cela me donne
la fièvre.
--Eh bien! ayons la fièvre, et parlons-en, ma Fiamma. Songe, noble sœur,
qu'à force de parler de son mal on s'indigne contre sa faiblesse, on se
lève et on marche. Sache que chaque jour, dans notre Italie, un
patriote, à force de se plaindre comme nous, s'éveille et se tient prêt
à nous suivre. Les paysans sont prêts, je te le dis, cousine. Les hommes
des Alpes n'ont pas changé; leur courage n'a pas plus faibli sous la
verge autrichienne que les cimes de nos glaciers n'ont fondu au soleil.
Il ne leur manque que des chefs qui s'entendent. Sait-on où s'arrêterait
l'avalanche qu'une poignée d'hommes pourrait détacher? Toi et moi, et
cinq ou six de nos amis qui sont résolus à me suivre et à m'obéir
aveuglément, c'en serait assez pour entraîner la première masse.
--O Ruggier! s'écria Fiamma en crispant la main qui tenait les rênes et
en faisant cabrer son cheval, si vous disiez vrai, s'il y avait
seulement une lueur d'espoir!... mais, hélas! tout cela est un
cauchemar. Il vous est permis de tenter de le réaliser; mais moi,
misérable! ce détestable accoutrement de femme, qui me comprime le cœur,
me force à rester là immobile, à faire de stériles vœux et à me déchirer
les entrailles de colère!
--Tu seras parmi nous, Fiamma! s'écria le marquis, profitant de sa
fantaisie et entraîné par son amour à la partager. Tu serais à notre
tête, la Jeanne d'Arc de l'Italie, belle et sainte comme elle, comme
elle brave et inspirée! Crois-tu que cette héroïne ait eu plus de force
et de cœur que toi? Crois-tu qu'elle ait aimé sa patrie avec plus
d'ardeur? Vois! Dieu semble t'avoir formée exprès pour un rôle
extraordinaire. Dès le premier jour où je t'ai vue, j'ai pressenti ta
grandeur future, j'ai vu sur ton visage le sceau d'une mission divine.
Vois ta beauté, vois ton intelligence, vois ta santé robuste qui
s'accommode de tous les climats, de toutes les privations; vois ta
hardiesse si contraire à l'esprit de ton sexe; vois jusqu'à ta force
musculaire, jusqu'à cette petite main qui est de fer pour dompter un
cheval et qui porterait un mousquet aussi bien que Carpaccio?...»
Fiamma tressaillit comme si une flèche l'eût touchée. «Qu'avez-vous
donc? lui dit son cousin en voyant une vive rougeur couvrir aussitôt son
visage; chère enfant, si le brave bandit Carpaccio n'avait pas été pendu
à deux pas de mon domaine d'Asolo peu d'années après votre naissance, je
croirais qu'une aventure de roman vous a rendu ce souvenir terrible.
--Parlons d'autre chose, je vous prie, répondit Fiamma; je me sens mal:
vous flattez trop mon penchant à l'exaltation. Toutes ces chimères sont
bonnes à forger sur le versant des Alpes, quand on n'a qu'un pas à faire
pour être hors de la portée de ce monde railleur et sceptique qui
paralyse toutes les idées grandes en les traitant de folles. Ici, au
milieu du cloaque, on est ridicule rien que de se promener sur un cheval
pour prendre l'air. Rentrons, cousin; le froid me gagne.»
Ruggier Asolo tourna son cheval dans la direction que lui imposait
Fiamma du bout de sa cravache; mais il avait fait vibrer une corde dont
il espérait tirer tous les tons de sa mélopée. Ramenant sa cousine,
malgré elle, à l'idée romanesque d'une guerre de partisans, il la
ramenait au désir de revoir l'Italie et de le suivre. Fiamma était
tellement absorbée par la partie poétique de cette idée qu'elle ne
songeait seulement pas aux conséquences positives que son cousin
cherchait à déduire comme moyens d'exécution. La voyant enflammée d'une
ardeur guerrière, il commençait à faire entendre clairement l'offre de
son amour et de sa main, lorsqu'il s'aperçut que Fiamma ne l'écoutait
plus. Elle avait poussé son cheval jusqu'au bord du ravin, et de là elle
contemplait un objet éloigné dans la vallée de la Creuse.
«Dites-moi, mon bon Ruggier, dit-elle en l'interrompant, ce voyageur à
cheval, là-bas, sur le chemin de Guéret, n'est-ce pas Simon Féline?
--Oui, c'est lui, répondit Ruggier, autant que je puis reconnaître cette
taille voûtée et ce chapeau à la mode il y a trois ans. Votre ami Simon
est vraiment taillé, chère cousine, pour faire un curé de village.
J'espère que vous le ferez entrer au séminaire, et qu'il confessera dans
quelques années vos jolis petits péchés.
--Dites-moi, cousin, reprit Fiamma sans entendre qu'il lui parlait, la
tête de son cheval n'est-elle pas tournée du côté de la ville, et
n'a-t-il pas un porte-manteau derrière lui?
--Exactement comme vous dites, ma cousine; vous avez une vue excellente
pour discerner tout l'attirail presbytérien de M. Féline. Je crois que,
pour vous plaire, nous serons obligés de l'emmener avec nous. Il pourra
servir d'aumônier à notre petite armée.
--Ne plaisantez pas sur Simon Féline, cousin Ruggier, répondit Fiamma
d'un ton ferme et grave. C'est un homme qui vaudrait à lui seul plus que
nous tous ensemble; et s'il avait un rôle de prêtre à jouer parmi nous,
sachez qu'il aurait plus d'âme, plus de génie et plus d'éloquence que
saint Bernard pour prêcher les nouvelles croisades contre la tyrannie et
pour en montrer le chemin. Mais pourquoi s'en va-t-il, et sans nous
avoir prévenus?» ajouta-t-elle avec beaucoup de préoccupation, et comme
se parlant à elle-même.
Elle tomba dans une rêverie profonde, et son cheval, qu'elle faisait
bondir comme un chevreuil quelques instants auparavant, obéissant à
l'impulsion de son bras calme et détendu, se mit à suivre au pas le
sentier. Ruggier étonné la vit se pencher devant une roche que baignait
l'eau du torrent. C'est là qu'elle s'était assise avec Simon, lorsqu'il
avait lavé lui-même le sang de son visage, alors que le torrent,
desséché par l'été, n'était qu'un paisible ruisseau. A la vive
exaltation qu'elle venait d'éprouver succédèrent des pensées d'un autre
genre, et des larmes qu'elle ne put retenir mouillèrent sa paupière.
Alors elle laissa tomber tout à fait de ses mains la bride de Sauvage,
et le docile animal, obéissant à toutes ses impressions, s'arrêta.
«Adieu, Italie, dit-elle d'une voix étouffée. C'en est fait! Tu viens de
recevoir le dernier clan de mon cœur, la dernière étreinte de mon
amoureuse ambition. Montagnes sublimes, patrie bien-aimée, terre
poétique, nous ne nous reverrons plus; c'est ici que je suis enchaînée;
ce rocher abritera mes os.
--Ne vous désespérez pas ainsi, ma vie, mon bien! s'écria le marquis
avec feu, vous me déchirez l'âme. Eh quoi! le courage vous manque-t-il
au moment d'accomplir le vœu de toute votre vie? Ne suis-je pas à vos
pieds? Ne comprenez-vous pas que mon âme tout entière...
--C'est vous qui ne me comprenez pas, ami Ruggier, interrompit Fiamma;
et puisque vous avez surpris le secret de mes pensées, puisque vous avez
vu quelle puissance une ambition enthousiaste et folle exerce sur moi,
je veux lever tout à fait le voile qui me couvre à vos yeux, et vous
montrer le fond de mon cœur. J'ai dans le sang une ardeur martiale qui
m'égare souvent et me jette dans un monde imaginaire où nulle affection
humaine ne semble pouvoir me suivre. Vous devez croire que la guerre et
les aventures sont les seules passions que je connaisse. Eh bien! sachez
que ce n'est là qu'une face de mon être. J'ai cru longtemps n'en avoir
pas d'autre; mais j'ai reconnu depuis peu que c'était une maladie de mon
âme oisive, et qu'une passion plus vraie, plus douce, plus conforme à la
destinée que le ciel marque aux femmes, dominait et calmait dans mon
cœur ces agitations fébriles, ces désirs presque féroces de vengeance
politique. Cette passion, c'est l'amour. Vous êtes mon parent, soyez mon
confident et mon ami. Nous allons nous quitter bientôt, sans doute. Vous
allez revoir l'Italie où je ne retournerai plus. Peut être ne
presserai-je plus jamais votre main loyale. Souvenez-vous, quand nous
serons de nouveau séparés par les Alpes, que, ne pouvant rien vous
offrir pour marque d'amitié et vous laisser comme gage de souvenir, je
vous ai donné le secret de mon cœur et l'ai mis dans le vôtre. J'aime
Simon Féline.»
Le marquis fut tellement bouleversé de cette naïve confidence qu'il eut
un véritable mouvement de fureur et de désespoir. Tournant un regard
inexprimable vers le ciel, puis sur sa cousine, il eut envie de jurer,
de pleurer et de rire en même temps; mais comme chez les hommes de sa
trempe l'affection et la vanité ne se détrônent jamais complètement
l'une l'autre, le sentiment de l'orgueil blessé et la crainte d'être
ridicule emportèrent son amour, comme le vent balaie la neige
nouvellement tombée. Un sang-froid sublime rendit à ses manières la
politesse, la grâce et le bon goût avec lesquels doit s'exprimer le plus
parfait dédain.
«Ce que vous me dites m'étonne peu, chère cousine, répondit-il. Dans
l'isolement où vous vivez, il est naturel que le seul homme que vous
connaissiez soit celui dont vous vous énamouriez...»
Il allait débiter avec une admirable douceur une longue suite de riens
charmants dont l'ironie eût semblé l'effet de la maladresse et de
l'indifférence; mais Fiamma, dont l'humeur était peu endurante, se
sentit blessée de cette première remarque et l'interrompit en lui
disant:
«Vous vous trompez d'une unité, mon cher cousin, en disant que Simon
Féline est le seul homme que j'aie pu choisir. Vous êtes deux ici, et
vous avez certes d'assez grandes qualités pour lutter avec lui dans mon
estime, en outre, personne ne peut nier que vous ne soyez plus grand,
plus beau, plus riche et mieux habillé que Simon le presbytérien; il y
avait donc bien des raisons pour que je me prisse pour vous d'une
passion romanesque, de préférence à ce pauvre paysan que j'ai vu tout à
l'heure passer là-bas sur la route, et dont le départ m'a fait plus de
peine que la réalisation de tous mes châteaux en Espagne ne me ferait de
plaisir. Eh bien! cependant, je vous jure que je n'ai pas plus songé à
m'enamourer de vous que vous de moi. Continuez vos observations, cousin,
je vous écoute.»
Le marquis, voyant qu'il n'aurait pas beau jeu avec Fiamma Faliero, prit
le parti d'abjurer toute amertume et de parler sérieusement et de bonne
amitié avec elle. Il discuta avec beaucoup de calme et de bonne foi les
chances d'un mariage entre elle et Simon.
«Je n'en vois aucune d'admissible, lui répondit Fiamma, je n'ai jamais
compté là-dessus; je ne sais même pas si je l'ai jamais souhaité. Cette
amitié fraternelle, exclusive de tout autre amour et de toute autre
union, satisfait le besoin de mon âme et n'ébranle pas l'aversion que
j'ai pour le mariage.»