Simon - 02
accomplirait encore. Mais _quand?_ Toute la question était une question
de temps. Il savait bien qu'à l'heure dite il reprendrait la charrue
pour tracer dans le roc le pénible sillon de sa vie. Il souffrait par
anticipation les douleurs de ce nouveau martyre, auquel il savait bien
que la mollesse et l'amour grossier de soi-même ne viendraient pas le
soustraire. Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se
lamentent de leur impuissance; il subissait en silence le mal des
grandes âmes. Il sentait se former en lui un géant, et sa frêle jeunesse
pliait sous le poids de cet autre lui-même qui grondait dans son sein.
Il s'appliquait cette métaphore, et souvent, lorsqu'au fond d'un ravin
il se jetait avec accablement sur la bruyère, il se disait en lui-même
qu'il était comme une femme enceinte, fatiguée de porter le fruit de ses
entrailles. «Quand donc te produirai-je au jour, dragon? s'écriait-il
dans son délire; quand donc te lancerai-je devant moi à travers le monde
pour m'y frayer une route? Seras-tu vaste comme mon aspiration, seras-tu
étroit comme ma poitrine? Est-ce la cité, est-ce la souris qui va sortir
de ce pénible et long enfantement?»
En attendant cette heure terrible, il s'étendait sur la mousse des
collines et à l'ombre des forêts de bouleaux qui serpentent sur les
bords pittoresques de la Creuse; il goûtait parfois quelques heures d'un
sommeil agité comme l'onde du torrent et comme le vent de l'orage.
Tantôt il marchait avec rapidité pendant tout un jour, tantôt il restait
assis sur un rocher, du lever au coucher du soleil. Sa santé périssait,
mais son âme ne vivait qu'avec plus d'intensité, et son courage
renaissait avec les douleurs physiques qui lui donnaient un aliment.
A ces maux se réunissaient les irritations bilieuses d'un sentiment
politique très-prononcé. A vingt-deux ans, les sentiments sont des
principes, et ces principes-là sont des passions. Simon avait sucé les
idées républicaines au sein de sa mère. Son père, soldat de la
république, avait été massacré par les chouans. L'abbé Féline avait
compris la fraternité des hommes comme Jésus l'avait enseignée, et
Jeanne, imbue de ses pensées, admettait si peu le droit divin pour les
dignités temporelles, qu'à son insu, vingt fois par jour, elle était
hérétique. Son fils prenait plaisir à l'entendre proférer ces saints
blasphèmes. Il se gardait de les lui faire apercevoir, et s'enivrait de
l'énergie de cette sauvage vertu qui répondait si bien à toutes les
fibres de son être. «Ma mère, s'écriait-il quelquefois avec
enthousiasme, vous étiez digne d'être une matrone romaine aux plus beaux
jours de la république.» Jeanne ne savait pas l'histoire romaine, mais
elle avait réellement les vertus de l'ancienne Rome.
A cette époque, où il était sérieusement question du retour des anciens
privilèges, où l'on présentait des lois sur le droit d'aînesse, où l'on
votait des indemnités pour les émigrés, quoique la mère et le fils
Féline n'eussent aucune prévention personnelle contre la famille de
Fougères, ils virent avec regret tout l'attirail aratoire des frères
Mathieu sortir du donjon féodal pour faire place à la livrée du comte.
La vieille Jeanne prévoyait bien, dans son expérience, que, l'amour du
nouveau une fois calmé, ce maître tant désiré ne manquerait ni d'ennemis
ni de défauts. Elle était blessée, surtout, d'entendre le jeune curé de
Fougères parler de lui rendre des honneurs semblables à ceux qui
escorteraient les reliques d'un saint, et demandait par quelles vertus
cet inconnu avait mérité qu'on parlât d'aller le recevoir en procession.
Néanmoins, comme elle ne s'exprimait devant ses concitoyens qu'avec
douceur et mesure, malgré le grand crédit que ses vertus, sa sagesse et
sa piété lui avaient acquis sur leurs esprits, ils la traitèrent un peu
comme Cassandre, et n'en continuèrent pas moins d'élever des reposoirs
sur la route par laquelle le comte de Fougères devait arriver.
III.
Quelques jours avant celui où le comte de Fougères était attendu dans
son domaine, on vit, dès le matin, mademoiselle Bonne faire charger un
mulet des plus beaux fruits de son jardin, fruits rares dans le pays, et
que M. Parquet soignait presque aussi tendrement que sa fille. Le digne
homme était parti la veille. Bonne monta en croupe, suivant l'usage,
derrière son domestique. On attacha le mulet chargé de vivres à la queue
du cheval que montaient la demoiselle et son écuyer en blouse et en
guêtres de toile. Dans cet équipage, la fille vous voilà-t-il pas en
route pour courir à sa rencontre, lui préparer son dîner et le saluer
avec tout le respect d'une humble vassale? Combien de temps allez-vous
nous dérober la présence de cet astre resplendissant? Songez à
l'impatience...
--Taisez-vous, monsieur Simon, interrompit Bonne avec un peu d'humeur.
Toutes ces plaisanteries-là sont fort méchantes. Croyez-vous que mon
père et moi soyons les humbles serviteurs de qui que ce soit?
Pensez-vous que votre monsieur le comte soit autre chose pour nous qu'un
client et un hôte envers lequel nous n'avons que des devoirs de probité
et de politesse à remplir?
--A Dieu ne plaise que j'en pense autrement! répondit Simon avec plus de
douceur. Cependant, voisine, il me semble que votre père n'avait pas
jugé convenable, ou du moins nécessaire, de vous emmener hier avec lui.
D'où vient donc que vous voilà en route ce matin pour le rejoindre?
--C'est que j'ai reçu un exprès et une lettre de lui au point du jour,
répondit Bonne.
--Si matin? répliqua Simon d'un air de doute.
--Tenez, monsieur le censeur! dit Bonne en tirant de son sein un billet
qu'elle lui jeta.
--Oh! je vous crois, s'écria-t-il en voulant le lui rendre.
--Non pas, non pas, repartit la jeune fille; vous m'accusez de courir
au-devant d'un homme malgré la défense de mon père, je veux que vous me
fassiez des excuses.
--A la bonne heure, dit Simon en jetant les yeux sur le billet, qui
était conçu en ces termes:
«Lève-toi vite, ma chère enfant, et viens me trouver. M. de Fougères
n'est point un freluquet; ou, s'il l'est, son équipage du moins ne me
donne pas de crainte. En outre, il m'a amené une dame que je suis fort
en peine de recevoir convenablement. J'ai besoin de ta présence au
logis. Apporte des fruits, des gâteaux et des confitures.
Ton père qui t'aime.»
--En ce cas, chère voisine, dit Simon en lui rendant le billet, je vous
demande pardon et déclare que je suis un brutal.
--Est-ce là tout? répondit Bonne en lui tendant la main.
--Je déclare, dit-il en la lui baisant, que vous êtes Bonne la bien
baptisée. C'est le mot de ma mère toutes les fois qu'elle vous nomme.
--Et répondez-vous toujours _amen?_
--Toujours.
--Surtout quand vous ne pensez pas à autre chose?
--Pourquoi cela? que signifie ce reproche?» répondit Simon avec beaucoup
d'étonnement.
Bonne rougit et baissa les yeux avec embarras. Elle eût mieux aimé que
Simon soutînt cette petite guerre que de ne pas comprendre l'intérêt
qu'elle y mettait. Elle n'avait pas assez de vivacité dans l'esprit pour
continuer sur ce ton, et pour réparer son étourderie par une
plaisanterie quelconque. Elle se troubla, et lui dit adieu en frappant
le flanc de son cheval avec une branche de peuplier qui lui servait de
cravache. Simon la suivit des yeux quelques minutes avec surprise; puis,
haussant les épaules comme un homme qui s'aperçoit de l'emploi puéril de
son temps et de son attention, il reprit en sifflant le cours de sa
promenade solitaire. La pauvre Bonne avait eu un instant de joie et de
confiance imprudente. Elle l'avait cru jaloux en le voyant blâmer son
empressement d'aller recevoir M. de Fougères; mais d'ordinaire elle
s'apercevait vite, après ces lueurs d'espoir, qu'elle s'était abusée, et
que Simon n'était pas même occupé d'elle.
La Marche est un pays montueux qui n'a rien de grandiose, mais dont
l'aspect, à la fois calme et sauvage, m'a toujours paru propre à tenter
un ermite ou un poëte. Plusieurs personnes le préfèrent à l'Auvergne, en
ce qu'il a un caractère plus simple et plus décidé. L'Auvergne, dont le
ciel me garde d'ailleurs de médire! a des beautés un peu empruntées aux
Alpes, mais réduites à des dimensions trop étroites pour produire de
grands effets. Le pays Marchois, son voisin, a, si je puis m'exprimer
ainsi, plus de bonhomie et de naïveté dans son désordre; ses montagnes
de fougères ne se hérissent pas de roches menaçantes; elles entr'ouvrent
çà et là leur robe de verdure pour montrer leurs flancs arides que ronge
un lichen blanchâtre. Les torrents fougueux ne s'élancent pas de leur
sein et ne grondent pas parmi les décombres; de mystérieux ruisseaux,
cachés sous la mousse, filtrent goutte à goutte le long des parois
granitiques et s'y creusent parfois un bassin qui suffit à désaltérer la
bécassine solitaire ou le vanneau à la voix mélancolique. Le bouleau
allonge sa taille serrée dans un étui de satin blanc, et balance son
léger branchage sur le versant des ravins rocailleux; là où la croupe
des collines s'arrondit sous le pied des pâtres, une herbe longue et
fine, bien coupée de ruisseaux et bien plantée de hêtres et de
châtaigniers, nourrit de grands moutons très-blancs et couverts d'une
laine plate et rude, des poulains trapus et robustes, des vaches naines
fécondes en lait excellent. Dans les vallées, on cultive l'orge,
l'avoine et le seigle; sur les monticules, on engraisse les troupeaux.
Dans la partie plus sauvage qu'on appelle la montagne, et où le vallon
de Fougères se trouve jeté comme une oasis, on trouve du gibier en
abondance, et on recueille la digitale, cette belle plante sauvage que
la mode des anévrismes a mise en faveur, et qui élève dans les lieux les
plus arides ses hautes pyramides de cloches purpurines, tigrées de noir
et de blanc. Là aussi le buis sauvage et le houx aux feuilles d'émeraude
tapissent les gorges où serpente la Creuse. La Creuse est une des plus
charmantes rivières de France; c'est un torrent profond et rapide, mais
silencieux et calme dans sa course, encaissé, limpide, toujours couronné
de verdure, et baisant le pied de ces _monti ameni_ qu'eût aimés
Métastase.
Somme toute, le pays est pauvre; les gros propriétaires y mènent plus
joyeuse vie que dans les provinces plus fertiles, comme il arrive
toujours. Nulle part la bonne chère ne compte des dévots plus fervents.
Mais le paysan économe, laborieux et frugal, habitué à la rudesse de son
sort, et dédaignant de l'adoucir par de folles dépenses, vit de
châtaignes et de sarrasin; il aime l'argent plus que le bien-être; la
chicane est son élément, le commerce tant soit peu frauduleux est son
art et son théâtre. Un marchand forain marchois est pour les provinces
voisines un personnage aussi redoutable que nécessaire; il a le talent
incroyable de tromper toujours et de ne jamais perdre son crédit. J'en
ai connu plus d'un qui aurait donné des leçons de diplomatie au prince
de Talleyrand. Le cultivateur du Berry est destiné, de père en fils, à
être sa proie, à le maudire, à l'enrichir et à le donner au diable, qui
le lui renvoie chaque année plus rusé, plus prodigue de belles paroles,
plus irrésistible et plus fripon.
Simon Féline était une de ces natures supérieures par leur habileté et
leur puissance, qui peuvent faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien,
suivant la direction qui leur est imprimée. Dès le principe, son
éducation éteignit en lui l'instinct marchois de maquignonnage, et
développa d'abord le sentiment religieux. A l'âge de puberté,
l'éducation philosophique vint mêler la logique à la pensée, la
réflexion à l'enthousiasme; puis, la passion sillonna son âme de ces
grands éclairs qui peu à peu devaient la révéler à elle-même. Mais au
milieu de ces ouragans elle conserva toujours un caractère de
mysticisme, et l'amour de la contemplation domina l'esprit d'examen. A
côté de sa soif d'avenir et de ses appétits de puissance, Simon
conservait dans la solitude un sentiment d'extase religieuse. Il s'y
plongeait pour guérir les blessures qu'il avait reçues dans un choc
imaginaire avec la société; et parfois, au lieu du rôle actif qu'il
avait entrevu, il se surprenait à caresser je ne sais quel rêve de
perfection chrétienne et philosophique, quasi militante, quasi monacale.
Il passait souvent, comme je l'ai déjà dit, des journées entières au
fond des bois, sans épuiser la vigueur de cette imagination qu'il
n'osait montrer au logis. Le jour de sa rencontre avec mademoiselle
Parquet, il fit une assez longue course pour n'être de retour que vers
le soir. Avant de regagner sa chaumière, Simon voulut voir coucher le
soleil au même lieu d'où il avait contemplé son lever. C'était le sommet
de la dernière colline qui encadrait le vallon, et sur lequel
s'élevaient les ruines du petit fort destiné jadis à répondre aux
batteries du château et à garder l'entrée du vallon. De cette colline on
jouissait d'une vue magnifique; on plongeait d'une part dans le vallon
de Fougères, et de l'autre on embrassait la vaste et profonde arène où
serpente la Creuse. Simon aimait de prédilection cette ruine
qu'habitaient de grands lézards verts et des orfraies au plumage
flamboyant. La seule tour qui restait debout en entier avait été aussi
un but de promenade quotidienne pour l'abbé Féline. Simon avait à peine
connu ce digne homme; mais il en conservait un vague souvenir, exalté
par l'enthousiasme de sa mère et par la vénération des habitants. Il ne
passait pas un jour sans aller saluer ces décombres sur lesquels son
oncle s'était tant de fois assis dans le silence de la méditation, et
dont plusieurs pierres portaient encore les initiales de son nom,
creusées avec un couteau. L'abbé avait donné à cette tour le nom de
_tour de la Duchesse_, parce qu'un de ces grands oiseaux de nuit,
remarquables par leur voix effrayante, et assez rares en tous pays, en
avait fait longtemps sa demeure; ce nom s'était conservé dans, les
environs, et les amis superstitieux du bon curé prétendaient que, la
nuit anniversaire de ses funérailles, la _duchesse_ revenait encore se
percher sur le sommet de la tour et jeter de longs cris de détresse
jusqu'au premier coup de l'_Angelus_ du matin.
Assis sur le seuil de la tour, Simon regardait l'astre magnifique
s'abaisser lentement sur les collines de Glenny, lorsqu'il entendit une
voix inconnue parler à deux pas de lui une langue étrangère, et en se
retournant il vit deux personnages d'un aspect fort singulier.
Le plus rapproché était un homme d'environ cinquante ans, d'une figure
assez ouverte en apparence, mais moins agréable au second coup d'œil
qu'au premier. Cette physionomie, qui n'avait pourtant rien de
repoussant, était singularisée par une coiffure poudrée à ailes de
pigeon, tout à fait surannée; une large cravate tombant sur un ample
jabot, des culottes courtes, des bottes à revers et un habit à basques
très-longues, rappelaient exactement le costume qu'on portait en France
au commencement de l'empire. Ce personnage stationnaire tenait une
cravache de laquelle il désignait les objets environnants à sa compagne;
et, au milieu du dialecte ultramontain qu'il parlait, Simon fut surpris
de lui entendre prononcer purement le nom des collines et des villages
qui s'étendaient sous leurs yeux.
La compagne de ce voyageur bizarre était une jeune femme d'une taille
élégante que dessinait un habit d'amazone. Mais, au lieu du chapeau de
castor que portent chez nous les femmes avec ce costume, l'étrangère
était coiffée seulement d'un grand voile de dentelle noire qui tombait
sur ses épaules et se nouait sur sa poitrine. Au lieu de cravache, elle
avait à la main une ombrelle, et, occupée de l'autre main à dégager sa
longue jupe des ronces qui l'accrochaient, elle avançait lentement,
tournant souvent la tête en arrière, ou rabattant son voile et son
ombrelle pour se préserver de l'éclat du soleil couchant qui dardait ses
rayons du niveau de l'horizon. Tout cela fut cause que, malgré
l'attention avec laquelle Simon stupéfait observait l'un et l'autre
inconnus, il ne put voir que confusément les traits de la jeune dame.
IV.
Par suite de son caractère farouche, ennemi des puérilités de la
conversation et de toute espèce d'oisiveté d'esprit, Simon se leva après
deux ou trois minutes d'examen, et fit quelques pas pour fuir les
importuns qui prenaient possession de sa solitude; mais l'homme à ailes
de pigeon, courant vers lui avec une politesse empressée, lui adressa la
parole dans le patois des montagnes, pour lui faire cette question dont
Simon resta stupéfait:
«Mille pardons si je vous dérange, monsieur; mais n'êtes-vous pas un
parent de feu le digne abbé Féline?
--Je suis son neveu, répondit Simon en français; car le patois marchois
ne lui était déjà plus familier, après quelques années de séjour au
dehors.
--En ce cas, monsieur, dit l'étranger, parlant français à son tour sans
le moindre accent ultramontain, permettez-moi de presser votre main avec
une vive émotion. Votre figure me rappelle exactement les nobles traits
d'un des hommes les plus estimables dont notre province honore la
mémoire. Vous devez être le fils de... Permettez que je recueille mes
souvenirs...» Après un moment d'hésitation, il ajouta: «Vous devez être
un des fils de sa sœur; elle venait de se marier lorsque le règne de la
terreur me chassa de mon pays.
--Je suis le dernier de ses fils,» répondit Simon de plus en plus étonné
de la prodigieuse mémoire de celui qu'il reconnaissait devoir être le
comte de Fougères. Et il en était presque touché, lorsque la pensée lui
vint que, le comte ayant déjà pu prendre des renseignements de M.
Parquet sur les personnes du village, il pouvait bien y avoir un peu de
charlatanisme dans cette affectation de tendre souvenance. Alors, ramené
au sentiment d'antipathie qu'il avait pour tout objet d'adulation, et
retirant sa main qu'il avait laissé prendre, il salua et tenta encore de
s'éloigner.
Mais M. de Fougères ne lui en laissa pas le loisir. Il l'accabla de
questions sur sa famille, sur ses voisins, sur ses études, et parut
attendre ses réponses avec tant d'intérêt que Simon ne put jamais
trouver un instant pour s'échapper. Malgré ses préventions et sa
méfiance, il ne put s'empêcher de remarquer dans ce bavardage une
naïveté puérile qui ressemblait à de la bonhomie. Il acheva de se
réconcilier avec lui lorsque le comte lui dit qu'il était parti de la
ville, à cheval, aussitôt après la signature du contrat, afin d'éviter
les honneurs solennels qui l'attendaient sur son passage. «Le bon M.
Parquet m'a dit, ajouta-t-il, que ces braves gens voulaient faire des
folies pour nous. Je pensais qu'en arrivant plusieurs jours plus tôt
qu'ils n'y comptaient j'échapperais à cette ovation ridicule; mais avant
de serrer la main de mes anciens amis, je n'ai pu résister au désir de
contempler ce beau site et de monter jusqu'à la tour où, dans mon
adolescence, je venais rêver comme vous, monsieur Féline. Oui, j'y suis
venu souvent avec votre oncle lorsqu'il n'était encore que séminariste;
nous y avons parlé plus d'une fois de l'incertitude de l'avenir et des
vicissitudes de la fortune. La ruine de ma caste était assez imminente
alors pour qu'il pût me prédire les désastres qui m'attendaient. Il me
prêchait le courage, le détachement, le travail... Oui, mon cher
monsieur, continua le comte en voyant que Simon l'écoutait avec intérêt,
et je puis dire que ses bons conseils n'ont pas été entièrement
perdus... Je n'ai pas été de ceux qui passèrent le temps à se lamenter,
ou qui oublièrent leur dignité jusqu'à tendre la main. J'ai pensé que
travailler était plus noble que mendier. Et puis je suis un franc
Marchois, voyez-vous? J'avais emporté d'ici l'instinct industrieux qui
n'abandonne jamais le montagnard. Savez-vous ce que je fis? Je réalisai
le produit de quelques diamants que j'avais réussi à sauver ainsi qu'un
peu d'or; j'achetai un petit fonds de commerce, et je me fixai dans une
ville où le négoce commençait à fleurir. Les affaires de Trieste
prospérèrent vite, et les miennes par conséquent. Nous étions là une
colonie de transfuges de tous pays: Français, Anglais, Orientaux,
Italiens. Les habitants nous accueillaient avec empressement. Les débris
de la noblesse vénitienne, à laquelle on avait arraché sa forme de
gouvernement et jusqu'à sa nationalité, vinrent plus tard se joindre à
nous, pour acquérir ou pour consommer. Oh! maintenant, Trieste est une
ville de commerce d'une grande importance. J'en revendique ma part de
gloire, entendez-vous? On a dit assez de mal des émigrés, et la plupart
d'entre eux l'ont mérité; il est juste que l'on ne confonde pas les
boucs avec les brebis, comme disait le bon abbé Féline. J'ai reçu
plusieurs lettres de lui dans mon exil, et je les ai conservées; je vous
les ferai voir. Elles sont pleines d'approbation et d'encouragement. Ce
sont là des titres véritables, monsieur Féline; on peut en être fier,
n'est-ce pas? _Non è vero, Fiamma?_» ajouta-t-il en se tournant, avec la
vivacité inquiète et un peu triviale qui caractérisait ses manières,
vers la jeune dame qui l'accompagnait et qui, depuis un instant
seulement, s'était rapprochée de lui.
La personne qui portait ce nom étrange ne répondit que par un signe de
tête; mais elle releva son ombrelle, et ses yeux rencontrèrent ceux de
Simon Féline.
Lorsque deux personnes d'un caractère analogue très-énergique se
regardent pour la première fois, sans aucun doute il se passe entre
elles, avant de se reconnaître et de sympathiser, une sorte de lutte
mystérieuse qui les émeut profondément. Pressées de s'adopter, mais
incertaines et craintives, ces âmes sœurs s'appellent et se repoussent
en même temps. Elles cherchent à se saisir et craignent de se laisser
étreindre. La haine et l'amour sont alors des passions également
imminentes, également prêtes à jaillir comme l'éclair du choc de ces
natures qui ont la dureté du caillou, et qui, comme lui, recèlent le feu
sacré dans leur sein.
Simon Féline ne put s'expliquer l'effet que cette femme produisit sur
lui. Il eut besoin de toute sa force pour soutenir un regard qui en cet
instant sans doute rencontrait le seul être auquel il pût faire
comprendre toute sa puissance. Ce regard, qui n'avait probablement rien
de surnaturel pour le vulgaire, fit tressaillir Féline comme un appel ou
comme un défi; il ne sut pas lequel des deux; mais toute sa volonté se
concentra dans son œil pour y répondre ou pour l'affronter. Le visage de
la femme inconnue n'avait pourtant rien qui ressemblât à l'effronterie;
son front semblait être le siége d'une audace noble; le reste du visage,
pâle et d'une régulière beauté, exprimait un calme voisin de la
froideur. Le regard seul était un mystère; il semblait être le ministre
d'une pensée scrutatrice et impénétrable. Simon était d'une organisation
délicate et nerveuse; son émotion fut si vive que son trouble intérieur
produisit quelque chose comme un sentiment de colère et de répulsion.
Tout cela se passa plus rapidement que la parole ne peut le raconter;
mais, depuis le moment où elle leva son ombrelle jusqu'à celui où elle
la baissa lentement sur son visage, tant d'étonnement se peignit sur
celui de Simon que le comte de Fougères en fut frappé. Il attribua à la
seule admiration la fixité du regard de sa nouvelle connaissance et la
légère contraction de sa bouche.
«C'est ma fille, lui dit-il d'un air de vanité satisfaite, mon unique
enfant; c'est une Italienne. J'aurais voulu l'élever un peu plus à la
française; mais son sexe la plaçait sous l'autorité plus immédiate de sa
mère...
--Vous vous êtes marié en pays étranger? «demanda Simon, qui dès cet
instant affecta des manières très-assurées, sans doute pour faire sentir
à mademoiselle de Fougères qu'elle ne l'avait pas intimidé.
Le comte, qui n'aimait rien tant que de parler de lui, de sa famille et
de ses affaires, satisfit la curiosité feinte ou réelle de son
interlocuteur.
«J'ai épousé une Vénitienne, répondit-il, et j'ai eu le malheur de la
perdre il y a quelques années; c'est ce qui m'a dégoûté de l'Italie.
C'était une Falier, grande famille qui reçut une rude atteinte dans la
personne de Marino, le doge décapité; vous savez cette histoire? Les
descendants ont été ruinés du coup, ce qui ne les empêche pas d'être
d'une illustre race... Au reste, ce sont là des vanités dont la raison
de notre siècle fait justice. Ce qui fait la véritable puissance
aujourd'hui, ce n'est pas le parchemin, c'est l'argent... Eh! eh!
n'est-ce pas, monsieur Féline? _Non è vero, Fiamma?_
--_E l'onore,_» prononça derrière l'ombrelle une voix à la fois mâle et
douce, qui fit tressaillir Simon.
Ce timbre pectoral et grave des femmes italiennes, indice de courage et
de générosité, n'avait jamais frappé son oreille. Quand une Française
n'a pas une voix flûtée, elle a une voix rauque et choquante. Il
n'appartient qu'aux ultramontaines d'avoir ces notes pleines et
harmonieuses qui font douter au premier instant si elles sortent d'une
poitrine de femme ou de celle d'un adolescent. Cet organe sévère, cette
réponse fière et laconique, détruisirent en un instant les préventions
défavorables de Simon.
Le comte parut un peu confus, même un peu mécontent; mais il se hâta de
parler d'autre chose. Il semblait dominé par la supériorité de sa fille;
du moins, malgré le peu d'attention qu'elle accordait à la conversation,
marchant toujours deux pas en arrière et ne répondant que par
monosyllabes, il ne pouvait résister à l'habitude d'invoquer toujours
son suffrage et de terminer toutes ses périodes par ce _Non è vero,
Fiamma_? qui produisait un effet magnétique sur Simon et le forçait à
reporter ses regards sur la silencieuse Italienne.
Quoique le comte de Fougères eût complètement détruit l'idée que Simon
s'était faite de la morgue et des prétentions ridicules d'un émigré
redevenu seigneur de village il était bien loin d'avoir gagné son cœur
par ses cajoleries. Il est vrai que Simon le prenait pour un excellent
homme, plein de franchise et d'abandon; néanmoins, et comme si l'esprit
de contradiction se fût emparé de son jugement, il était choqué de je ne
sais quoi de bourgeois que le châtelain de Fougères avait contracté,
sans doute, à son comptoir. Il en était à se dire qu'il valait mieux
être ce que la société nous a fait que de jouer un rôle amphibie entre
la roture et le patriciat. Il trouvait ce désaccord frappant dans chaque
parole du comte; et ne pouvant, d'après son extérieur expansif,
l'attribuer à la mauvaise foi, il l'attribuait à un manque total
d'intelligence et de logique. Par exemple, il eut envie de sourire quand
l'ex-négociant de Trieste lui dit:
«Qu'est-ce qu'un nom? je vous le demande; est-il propriété plus
chimérique ou plus inutile? Quand _j'ai monté ma boutique_ à Trieste, je
commençai par quitter mon nom et mon titre, et je reconstruisis ma
fortune sous celui de signor Spazzetta, ce qui veut dire M. Labrosse. Eh
bien! mon commerce a prospéré, mon nom est devenu estimable et m'a
ouvert le plus grand crédit. Je voudrais bien que quelqu'un vînt me
prouver que le nom de Spazzetta ne vaut pas celui de Fougères!»
Simon, fatigué de ce raisonnement absurde, se permit, dans sa franchise
montagnarde, de le contredire, mais sans aigreur.
«Permettez-moi de croire, monsieur, lui dit-il, que vous n'êtes pas bien
convaincu de ce que vous dites ou que vous n'y avez pas bien réfléchi;
car si vous estimiez beaucoup votre nom de commerce, vous le
conserveriez aujourd'hui; et si vous n'aviez pas estimé infiniment votre
nom de famille, vous ne l'auriez jamais quitté, et vous n'auriez pas
craint de le compromettre dans le négoce. Enfin, vous devez préférer un
titre seigneurial à un nom de maison d'entrepôt, puisque vous avez fait
de grands sacrifices d'argent pour rentrer dans la possession de votre
domaine héréditaire.»
Ces réflexions parurent frapper le comte, et soulevant un œil très vif,
quoique fatigué par des rides nombreuses, il examina Simon d'un air de
surprise et de doute. Mais reprenant aussitôt l'aisance communicative de
ses manières: «Et l'amour du pays, monsieur, le comptez-vous pour rien?
reprit-il. Croyez-vous qu'on oublie les lieux qui vous ont vu naître?
de temps. Il savait bien qu'à l'heure dite il reprendrait la charrue
pour tracer dans le roc le pénible sillon de sa vie. Il souffrait par
anticipation les douleurs de ce nouveau martyre, auquel il savait bien
que la mollesse et l'amour grossier de soi-même ne viendraient pas le
soustraire. Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se
lamentent de leur impuissance; il subissait en silence le mal des
grandes âmes. Il sentait se former en lui un géant, et sa frêle jeunesse
pliait sous le poids de cet autre lui-même qui grondait dans son sein.
Il s'appliquait cette métaphore, et souvent, lorsqu'au fond d'un ravin
il se jetait avec accablement sur la bruyère, il se disait en lui-même
qu'il était comme une femme enceinte, fatiguée de porter le fruit de ses
entrailles. «Quand donc te produirai-je au jour, dragon? s'écriait-il
dans son délire; quand donc te lancerai-je devant moi à travers le monde
pour m'y frayer une route? Seras-tu vaste comme mon aspiration, seras-tu
étroit comme ma poitrine? Est-ce la cité, est-ce la souris qui va sortir
de ce pénible et long enfantement?»
En attendant cette heure terrible, il s'étendait sur la mousse des
collines et à l'ombre des forêts de bouleaux qui serpentent sur les
bords pittoresques de la Creuse; il goûtait parfois quelques heures d'un
sommeil agité comme l'onde du torrent et comme le vent de l'orage.
Tantôt il marchait avec rapidité pendant tout un jour, tantôt il restait
assis sur un rocher, du lever au coucher du soleil. Sa santé périssait,
mais son âme ne vivait qu'avec plus d'intensité, et son courage
renaissait avec les douleurs physiques qui lui donnaient un aliment.
A ces maux se réunissaient les irritations bilieuses d'un sentiment
politique très-prononcé. A vingt-deux ans, les sentiments sont des
principes, et ces principes-là sont des passions. Simon avait sucé les
idées républicaines au sein de sa mère. Son père, soldat de la
république, avait été massacré par les chouans. L'abbé Féline avait
compris la fraternité des hommes comme Jésus l'avait enseignée, et
Jeanne, imbue de ses pensées, admettait si peu le droit divin pour les
dignités temporelles, qu'à son insu, vingt fois par jour, elle était
hérétique. Son fils prenait plaisir à l'entendre proférer ces saints
blasphèmes. Il se gardait de les lui faire apercevoir, et s'enivrait de
l'énergie de cette sauvage vertu qui répondait si bien à toutes les
fibres de son être. «Ma mère, s'écriait-il quelquefois avec
enthousiasme, vous étiez digne d'être une matrone romaine aux plus beaux
jours de la république.» Jeanne ne savait pas l'histoire romaine, mais
elle avait réellement les vertus de l'ancienne Rome.
A cette époque, où il était sérieusement question du retour des anciens
privilèges, où l'on présentait des lois sur le droit d'aînesse, où l'on
votait des indemnités pour les émigrés, quoique la mère et le fils
Féline n'eussent aucune prévention personnelle contre la famille de
Fougères, ils virent avec regret tout l'attirail aratoire des frères
Mathieu sortir du donjon féodal pour faire place à la livrée du comte.
La vieille Jeanne prévoyait bien, dans son expérience, que, l'amour du
nouveau une fois calmé, ce maître tant désiré ne manquerait ni d'ennemis
ni de défauts. Elle était blessée, surtout, d'entendre le jeune curé de
Fougères parler de lui rendre des honneurs semblables à ceux qui
escorteraient les reliques d'un saint, et demandait par quelles vertus
cet inconnu avait mérité qu'on parlât d'aller le recevoir en procession.
Néanmoins, comme elle ne s'exprimait devant ses concitoyens qu'avec
douceur et mesure, malgré le grand crédit que ses vertus, sa sagesse et
sa piété lui avaient acquis sur leurs esprits, ils la traitèrent un peu
comme Cassandre, et n'en continuèrent pas moins d'élever des reposoirs
sur la route par laquelle le comte de Fougères devait arriver.
III.
Quelques jours avant celui où le comte de Fougères était attendu dans
son domaine, on vit, dès le matin, mademoiselle Bonne faire charger un
mulet des plus beaux fruits de son jardin, fruits rares dans le pays, et
que M. Parquet soignait presque aussi tendrement que sa fille. Le digne
homme était parti la veille. Bonne monta en croupe, suivant l'usage,
derrière son domestique. On attacha le mulet chargé de vivres à la queue
du cheval que montaient la demoiselle et son écuyer en blouse et en
guêtres de toile. Dans cet équipage, la fille vous voilà-t-il pas en
route pour courir à sa rencontre, lui préparer son dîner et le saluer
avec tout le respect d'une humble vassale? Combien de temps allez-vous
nous dérober la présence de cet astre resplendissant? Songez à
l'impatience...
--Taisez-vous, monsieur Simon, interrompit Bonne avec un peu d'humeur.
Toutes ces plaisanteries-là sont fort méchantes. Croyez-vous que mon
père et moi soyons les humbles serviteurs de qui que ce soit?
Pensez-vous que votre monsieur le comte soit autre chose pour nous qu'un
client et un hôte envers lequel nous n'avons que des devoirs de probité
et de politesse à remplir?
--A Dieu ne plaise que j'en pense autrement! répondit Simon avec plus de
douceur. Cependant, voisine, il me semble que votre père n'avait pas
jugé convenable, ou du moins nécessaire, de vous emmener hier avec lui.
D'où vient donc que vous voilà en route ce matin pour le rejoindre?
--C'est que j'ai reçu un exprès et une lettre de lui au point du jour,
répondit Bonne.
--Si matin? répliqua Simon d'un air de doute.
--Tenez, monsieur le censeur! dit Bonne en tirant de son sein un billet
qu'elle lui jeta.
--Oh! je vous crois, s'écria-t-il en voulant le lui rendre.
--Non pas, non pas, repartit la jeune fille; vous m'accusez de courir
au-devant d'un homme malgré la défense de mon père, je veux que vous me
fassiez des excuses.
--A la bonne heure, dit Simon en jetant les yeux sur le billet, qui
était conçu en ces termes:
«Lève-toi vite, ma chère enfant, et viens me trouver. M. de Fougères
n'est point un freluquet; ou, s'il l'est, son équipage du moins ne me
donne pas de crainte. En outre, il m'a amené une dame que je suis fort
en peine de recevoir convenablement. J'ai besoin de ta présence au
logis. Apporte des fruits, des gâteaux et des confitures.
Ton père qui t'aime.»
--En ce cas, chère voisine, dit Simon en lui rendant le billet, je vous
demande pardon et déclare que je suis un brutal.
--Est-ce là tout? répondit Bonne en lui tendant la main.
--Je déclare, dit-il en la lui baisant, que vous êtes Bonne la bien
baptisée. C'est le mot de ma mère toutes les fois qu'elle vous nomme.
--Et répondez-vous toujours _amen?_
--Toujours.
--Surtout quand vous ne pensez pas à autre chose?
--Pourquoi cela? que signifie ce reproche?» répondit Simon avec beaucoup
d'étonnement.
Bonne rougit et baissa les yeux avec embarras. Elle eût mieux aimé que
Simon soutînt cette petite guerre que de ne pas comprendre l'intérêt
qu'elle y mettait. Elle n'avait pas assez de vivacité dans l'esprit pour
continuer sur ce ton, et pour réparer son étourderie par une
plaisanterie quelconque. Elle se troubla, et lui dit adieu en frappant
le flanc de son cheval avec une branche de peuplier qui lui servait de
cravache. Simon la suivit des yeux quelques minutes avec surprise; puis,
haussant les épaules comme un homme qui s'aperçoit de l'emploi puéril de
son temps et de son attention, il reprit en sifflant le cours de sa
promenade solitaire. La pauvre Bonne avait eu un instant de joie et de
confiance imprudente. Elle l'avait cru jaloux en le voyant blâmer son
empressement d'aller recevoir M. de Fougères; mais d'ordinaire elle
s'apercevait vite, après ces lueurs d'espoir, qu'elle s'était abusée, et
que Simon n'était pas même occupé d'elle.
La Marche est un pays montueux qui n'a rien de grandiose, mais dont
l'aspect, à la fois calme et sauvage, m'a toujours paru propre à tenter
un ermite ou un poëte. Plusieurs personnes le préfèrent à l'Auvergne, en
ce qu'il a un caractère plus simple et plus décidé. L'Auvergne, dont le
ciel me garde d'ailleurs de médire! a des beautés un peu empruntées aux
Alpes, mais réduites à des dimensions trop étroites pour produire de
grands effets. Le pays Marchois, son voisin, a, si je puis m'exprimer
ainsi, plus de bonhomie et de naïveté dans son désordre; ses montagnes
de fougères ne se hérissent pas de roches menaçantes; elles entr'ouvrent
çà et là leur robe de verdure pour montrer leurs flancs arides que ronge
un lichen blanchâtre. Les torrents fougueux ne s'élancent pas de leur
sein et ne grondent pas parmi les décombres; de mystérieux ruisseaux,
cachés sous la mousse, filtrent goutte à goutte le long des parois
granitiques et s'y creusent parfois un bassin qui suffit à désaltérer la
bécassine solitaire ou le vanneau à la voix mélancolique. Le bouleau
allonge sa taille serrée dans un étui de satin blanc, et balance son
léger branchage sur le versant des ravins rocailleux; là où la croupe
des collines s'arrondit sous le pied des pâtres, une herbe longue et
fine, bien coupée de ruisseaux et bien plantée de hêtres et de
châtaigniers, nourrit de grands moutons très-blancs et couverts d'une
laine plate et rude, des poulains trapus et robustes, des vaches naines
fécondes en lait excellent. Dans les vallées, on cultive l'orge,
l'avoine et le seigle; sur les monticules, on engraisse les troupeaux.
Dans la partie plus sauvage qu'on appelle la montagne, et où le vallon
de Fougères se trouve jeté comme une oasis, on trouve du gibier en
abondance, et on recueille la digitale, cette belle plante sauvage que
la mode des anévrismes a mise en faveur, et qui élève dans les lieux les
plus arides ses hautes pyramides de cloches purpurines, tigrées de noir
et de blanc. Là aussi le buis sauvage et le houx aux feuilles d'émeraude
tapissent les gorges où serpente la Creuse. La Creuse est une des plus
charmantes rivières de France; c'est un torrent profond et rapide, mais
silencieux et calme dans sa course, encaissé, limpide, toujours couronné
de verdure, et baisant le pied de ces _monti ameni_ qu'eût aimés
Métastase.
Somme toute, le pays est pauvre; les gros propriétaires y mènent plus
joyeuse vie que dans les provinces plus fertiles, comme il arrive
toujours. Nulle part la bonne chère ne compte des dévots plus fervents.
Mais le paysan économe, laborieux et frugal, habitué à la rudesse de son
sort, et dédaignant de l'adoucir par de folles dépenses, vit de
châtaignes et de sarrasin; il aime l'argent plus que le bien-être; la
chicane est son élément, le commerce tant soit peu frauduleux est son
art et son théâtre. Un marchand forain marchois est pour les provinces
voisines un personnage aussi redoutable que nécessaire; il a le talent
incroyable de tromper toujours et de ne jamais perdre son crédit. J'en
ai connu plus d'un qui aurait donné des leçons de diplomatie au prince
de Talleyrand. Le cultivateur du Berry est destiné, de père en fils, à
être sa proie, à le maudire, à l'enrichir et à le donner au diable, qui
le lui renvoie chaque année plus rusé, plus prodigue de belles paroles,
plus irrésistible et plus fripon.
Simon Féline était une de ces natures supérieures par leur habileté et
leur puissance, qui peuvent faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien,
suivant la direction qui leur est imprimée. Dès le principe, son
éducation éteignit en lui l'instinct marchois de maquignonnage, et
développa d'abord le sentiment religieux. A l'âge de puberté,
l'éducation philosophique vint mêler la logique à la pensée, la
réflexion à l'enthousiasme; puis, la passion sillonna son âme de ces
grands éclairs qui peu à peu devaient la révéler à elle-même. Mais au
milieu de ces ouragans elle conserva toujours un caractère de
mysticisme, et l'amour de la contemplation domina l'esprit d'examen. A
côté de sa soif d'avenir et de ses appétits de puissance, Simon
conservait dans la solitude un sentiment d'extase religieuse. Il s'y
plongeait pour guérir les blessures qu'il avait reçues dans un choc
imaginaire avec la société; et parfois, au lieu du rôle actif qu'il
avait entrevu, il se surprenait à caresser je ne sais quel rêve de
perfection chrétienne et philosophique, quasi militante, quasi monacale.
Il passait souvent, comme je l'ai déjà dit, des journées entières au
fond des bois, sans épuiser la vigueur de cette imagination qu'il
n'osait montrer au logis. Le jour de sa rencontre avec mademoiselle
Parquet, il fit une assez longue course pour n'être de retour que vers
le soir. Avant de regagner sa chaumière, Simon voulut voir coucher le
soleil au même lieu d'où il avait contemplé son lever. C'était le sommet
de la dernière colline qui encadrait le vallon, et sur lequel
s'élevaient les ruines du petit fort destiné jadis à répondre aux
batteries du château et à garder l'entrée du vallon. De cette colline on
jouissait d'une vue magnifique; on plongeait d'une part dans le vallon
de Fougères, et de l'autre on embrassait la vaste et profonde arène où
serpente la Creuse. Simon aimait de prédilection cette ruine
qu'habitaient de grands lézards verts et des orfraies au plumage
flamboyant. La seule tour qui restait debout en entier avait été aussi
un but de promenade quotidienne pour l'abbé Féline. Simon avait à peine
connu ce digne homme; mais il en conservait un vague souvenir, exalté
par l'enthousiasme de sa mère et par la vénération des habitants. Il ne
passait pas un jour sans aller saluer ces décombres sur lesquels son
oncle s'était tant de fois assis dans le silence de la méditation, et
dont plusieurs pierres portaient encore les initiales de son nom,
creusées avec un couteau. L'abbé avait donné à cette tour le nom de
_tour de la Duchesse_, parce qu'un de ces grands oiseaux de nuit,
remarquables par leur voix effrayante, et assez rares en tous pays, en
avait fait longtemps sa demeure; ce nom s'était conservé dans, les
environs, et les amis superstitieux du bon curé prétendaient que, la
nuit anniversaire de ses funérailles, la _duchesse_ revenait encore se
percher sur le sommet de la tour et jeter de longs cris de détresse
jusqu'au premier coup de l'_Angelus_ du matin.
Assis sur le seuil de la tour, Simon regardait l'astre magnifique
s'abaisser lentement sur les collines de Glenny, lorsqu'il entendit une
voix inconnue parler à deux pas de lui une langue étrangère, et en se
retournant il vit deux personnages d'un aspect fort singulier.
Le plus rapproché était un homme d'environ cinquante ans, d'une figure
assez ouverte en apparence, mais moins agréable au second coup d'œil
qu'au premier. Cette physionomie, qui n'avait pourtant rien de
repoussant, était singularisée par une coiffure poudrée à ailes de
pigeon, tout à fait surannée; une large cravate tombant sur un ample
jabot, des culottes courtes, des bottes à revers et un habit à basques
très-longues, rappelaient exactement le costume qu'on portait en France
au commencement de l'empire. Ce personnage stationnaire tenait une
cravache de laquelle il désignait les objets environnants à sa compagne;
et, au milieu du dialecte ultramontain qu'il parlait, Simon fut surpris
de lui entendre prononcer purement le nom des collines et des villages
qui s'étendaient sous leurs yeux.
La compagne de ce voyageur bizarre était une jeune femme d'une taille
élégante que dessinait un habit d'amazone. Mais, au lieu du chapeau de
castor que portent chez nous les femmes avec ce costume, l'étrangère
était coiffée seulement d'un grand voile de dentelle noire qui tombait
sur ses épaules et se nouait sur sa poitrine. Au lieu de cravache, elle
avait à la main une ombrelle, et, occupée de l'autre main à dégager sa
longue jupe des ronces qui l'accrochaient, elle avançait lentement,
tournant souvent la tête en arrière, ou rabattant son voile et son
ombrelle pour se préserver de l'éclat du soleil couchant qui dardait ses
rayons du niveau de l'horizon. Tout cela fut cause que, malgré
l'attention avec laquelle Simon stupéfait observait l'un et l'autre
inconnus, il ne put voir que confusément les traits de la jeune dame.
IV.
Par suite de son caractère farouche, ennemi des puérilités de la
conversation et de toute espèce d'oisiveté d'esprit, Simon se leva après
deux ou trois minutes d'examen, et fit quelques pas pour fuir les
importuns qui prenaient possession de sa solitude; mais l'homme à ailes
de pigeon, courant vers lui avec une politesse empressée, lui adressa la
parole dans le patois des montagnes, pour lui faire cette question dont
Simon resta stupéfait:
«Mille pardons si je vous dérange, monsieur; mais n'êtes-vous pas un
parent de feu le digne abbé Féline?
--Je suis son neveu, répondit Simon en français; car le patois marchois
ne lui était déjà plus familier, après quelques années de séjour au
dehors.
--En ce cas, monsieur, dit l'étranger, parlant français à son tour sans
le moindre accent ultramontain, permettez-moi de presser votre main avec
une vive émotion. Votre figure me rappelle exactement les nobles traits
d'un des hommes les plus estimables dont notre province honore la
mémoire. Vous devez être le fils de... Permettez que je recueille mes
souvenirs...» Après un moment d'hésitation, il ajouta: «Vous devez être
un des fils de sa sœur; elle venait de se marier lorsque le règne de la
terreur me chassa de mon pays.
--Je suis le dernier de ses fils,» répondit Simon de plus en plus étonné
de la prodigieuse mémoire de celui qu'il reconnaissait devoir être le
comte de Fougères. Et il en était presque touché, lorsque la pensée lui
vint que, le comte ayant déjà pu prendre des renseignements de M.
Parquet sur les personnes du village, il pouvait bien y avoir un peu de
charlatanisme dans cette affectation de tendre souvenance. Alors, ramené
au sentiment d'antipathie qu'il avait pour tout objet d'adulation, et
retirant sa main qu'il avait laissé prendre, il salua et tenta encore de
s'éloigner.
Mais M. de Fougères ne lui en laissa pas le loisir. Il l'accabla de
questions sur sa famille, sur ses voisins, sur ses études, et parut
attendre ses réponses avec tant d'intérêt que Simon ne put jamais
trouver un instant pour s'échapper. Malgré ses préventions et sa
méfiance, il ne put s'empêcher de remarquer dans ce bavardage une
naïveté puérile qui ressemblait à de la bonhomie. Il acheva de se
réconcilier avec lui lorsque le comte lui dit qu'il était parti de la
ville, à cheval, aussitôt après la signature du contrat, afin d'éviter
les honneurs solennels qui l'attendaient sur son passage. «Le bon M.
Parquet m'a dit, ajouta-t-il, que ces braves gens voulaient faire des
folies pour nous. Je pensais qu'en arrivant plusieurs jours plus tôt
qu'ils n'y comptaient j'échapperais à cette ovation ridicule; mais avant
de serrer la main de mes anciens amis, je n'ai pu résister au désir de
contempler ce beau site et de monter jusqu'à la tour où, dans mon
adolescence, je venais rêver comme vous, monsieur Féline. Oui, j'y suis
venu souvent avec votre oncle lorsqu'il n'était encore que séminariste;
nous y avons parlé plus d'une fois de l'incertitude de l'avenir et des
vicissitudes de la fortune. La ruine de ma caste était assez imminente
alors pour qu'il pût me prédire les désastres qui m'attendaient. Il me
prêchait le courage, le détachement, le travail... Oui, mon cher
monsieur, continua le comte en voyant que Simon l'écoutait avec intérêt,
et je puis dire que ses bons conseils n'ont pas été entièrement
perdus... Je n'ai pas été de ceux qui passèrent le temps à se lamenter,
ou qui oublièrent leur dignité jusqu'à tendre la main. J'ai pensé que
travailler était plus noble que mendier. Et puis je suis un franc
Marchois, voyez-vous? J'avais emporté d'ici l'instinct industrieux qui
n'abandonne jamais le montagnard. Savez-vous ce que je fis? Je réalisai
le produit de quelques diamants que j'avais réussi à sauver ainsi qu'un
peu d'or; j'achetai un petit fonds de commerce, et je me fixai dans une
ville où le négoce commençait à fleurir. Les affaires de Trieste
prospérèrent vite, et les miennes par conséquent. Nous étions là une
colonie de transfuges de tous pays: Français, Anglais, Orientaux,
Italiens. Les habitants nous accueillaient avec empressement. Les débris
de la noblesse vénitienne, à laquelle on avait arraché sa forme de
gouvernement et jusqu'à sa nationalité, vinrent plus tard se joindre à
nous, pour acquérir ou pour consommer. Oh! maintenant, Trieste est une
ville de commerce d'une grande importance. J'en revendique ma part de
gloire, entendez-vous? On a dit assez de mal des émigrés, et la plupart
d'entre eux l'ont mérité; il est juste que l'on ne confonde pas les
boucs avec les brebis, comme disait le bon abbé Féline. J'ai reçu
plusieurs lettres de lui dans mon exil, et je les ai conservées; je vous
les ferai voir. Elles sont pleines d'approbation et d'encouragement. Ce
sont là des titres véritables, monsieur Féline; on peut en être fier,
n'est-ce pas? _Non è vero, Fiamma?_» ajouta-t-il en se tournant, avec la
vivacité inquiète et un peu triviale qui caractérisait ses manières,
vers la jeune dame qui l'accompagnait et qui, depuis un instant
seulement, s'était rapprochée de lui.
La personne qui portait ce nom étrange ne répondit que par un signe de
tête; mais elle releva son ombrelle, et ses yeux rencontrèrent ceux de
Simon Féline.
Lorsque deux personnes d'un caractère analogue très-énergique se
regardent pour la première fois, sans aucun doute il se passe entre
elles, avant de se reconnaître et de sympathiser, une sorte de lutte
mystérieuse qui les émeut profondément. Pressées de s'adopter, mais
incertaines et craintives, ces âmes sœurs s'appellent et se repoussent
en même temps. Elles cherchent à se saisir et craignent de se laisser
étreindre. La haine et l'amour sont alors des passions également
imminentes, également prêtes à jaillir comme l'éclair du choc de ces
natures qui ont la dureté du caillou, et qui, comme lui, recèlent le feu
sacré dans leur sein.
Simon Féline ne put s'expliquer l'effet que cette femme produisit sur
lui. Il eut besoin de toute sa force pour soutenir un regard qui en cet
instant sans doute rencontrait le seul être auquel il pût faire
comprendre toute sa puissance. Ce regard, qui n'avait probablement rien
de surnaturel pour le vulgaire, fit tressaillir Féline comme un appel ou
comme un défi; il ne sut pas lequel des deux; mais toute sa volonté se
concentra dans son œil pour y répondre ou pour l'affronter. Le visage de
la femme inconnue n'avait pourtant rien qui ressemblât à l'effronterie;
son front semblait être le siége d'une audace noble; le reste du visage,
pâle et d'une régulière beauté, exprimait un calme voisin de la
froideur. Le regard seul était un mystère; il semblait être le ministre
d'une pensée scrutatrice et impénétrable. Simon était d'une organisation
délicate et nerveuse; son émotion fut si vive que son trouble intérieur
produisit quelque chose comme un sentiment de colère et de répulsion.
Tout cela se passa plus rapidement que la parole ne peut le raconter;
mais, depuis le moment où elle leva son ombrelle jusqu'à celui où elle
la baissa lentement sur son visage, tant d'étonnement se peignit sur
celui de Simon que le comte de Fougères en fut frappé. Il attribua à la
seule admiration la fixité du regard de sa nouvelle connaissance et la
légère contraction de sa bouche.
«C'est ma fille, lui dit-il d'un air de vanité satisfaite, mon unique
enfant; c'est une Italienne. J'aurais voulu l'élever un peu plus à la
française; mais son sexe la plaçait sous l'autorité plus immédiate de sa
mère...
--Vous vous êtes marié en pays étranger? «demanda Simon, qui dès cet
instant affecta des manières très-assurées, sans doute pour faire sentir
à mademoiselle de Fougères qu'elle ne l'avait pas intimidé.
Le comte, qui n'aimait rien tant que de parler de lui, de sa famille et
de ses affaires, satisfit la curiosité feinte ou réelle de son
interlocuteur.
«J'ai épousé une Vénitienne, répondit-il, et j'ai eu le malheur de la
perdre il y a quelques années; c'est ce qui m'a dégoûté de l'Italie.
C'était une Falier, grande famille qui reçut une rude atteinte dans la
personne de Marino, le doge décapité; vous savez cette histoire? Les
descendants ont été ruinés du coup, ce qui ne les empêche pas d'être
d'une illustre race... Au reste, ce sont là des vanités dont la raison
de notre siècle fait justice. Ce qui fait la véritable puissance
aujourd'hui, ce n'est pas le parchemin, c'est l'argent... Eh! eh!
n'est-ce pas, monsieur Féline? _Non è vero, Fiamma?_
--_E l'onore,_» prononça derrière l'ombrelle une voix à la fois mâle et
douce, qui fit tressaillir Simon.
Ce timbre pectoral et grave des femmes italiennes, indice de courage et
de générosité, n'avait jamais frappé son oreille. Quand une Française
n'a pas une voix flûtée, elle a une voix rauque et choquante. Il
n'appartient qu'aux ultramontaines d'avoir ces notes pleines et
harmonieuses qui font douter au premier instant si elles sortent d'une
poitrine de femme ou de celle d'un adolescent. Cet organe sévère, cette
réponse fière et laconique, détruisirent en un instant les préventions
défavorables de Simon.
Le comte parut un peu confus, même un peu mécontent; mais il se hâta de
parler d'autre chose. Il semblait dominé par la supériorité de sa fille;
du moins, malgré le peu d'attention qu'elle accordait à la conversation,
marchant toujours deux pas en arrière et ne répondant que par
monosyllabes, il ne pouvait résister à l'habitude d'invoquer toujours
son suffrage et de terminer toutes ses périodes par ce _Non è vero,
Fiamma_? qui produisait un effet magnétique sur Simon et le forçait à
reporter ses regards sur la silencieuse Italienne.
Quoique le comte de Fougères eût complètement détruit l'idée que Simon
s'était faite de la morgue et des prétentions ridicules d'un émigré
redevenu seigneur de village il était bien loin d'avoir gagné son cœur
par ses cajoleries. Il est vrai que Simon le prenait pour un excellent
homme, plein de franchise et d'abandon; néanmoins, et comme si l'esprit
de contradiction se fût emparé de son jugement, il était choqué de je ne
sais quoi de bourgeois que le châtelain de Fougères avait contracté,
sans doute, à son comptoir. Il en était à se dire qu'il valait mieux
être ce que la société nous a fait que de jouer un rôle amphibie entre
la roture et le patriciat. Il trouvait ce désaccord frappant dans chaque
parole du comte; et ne pouvant, d'après son extérieur expansif,
l'attribuer à la mauvaise foi, il l'attribuait à un manque total
d'intelligence et de logique. Par exemple, il eut envie de sourire quand
l'ex-négociant de Trieste lui dit:
«Qu'est-ce qu'un nom? je vous le demande; est-il propriété plus
chimérique ou plus inutile? Quand _j'ai monté ma boutique_ à Trieste, je
commençai par quitter mon nom et mon titre, et je reconstruisis ma
fortune sous celui de signor Spazzetta, ce qui veut dire M. Labrosse. Eh
bien! mon commerce a prospéré, mon nom est devenu estimable et m'a
ouvert le plus grand crédit. Je voudrais bien que quelqu'un vînt me
prouver que le nom de Spazzetta ne vaut pas celui de Fougères!»
Simon, fatigué de ce raisonnement absurde, se permit, dans sa franchise
montagnarde, de le contredire, mais sans aigreur.
«Permettez-moi de croire, monsieur, lui dit-il, que vous n'êtes pas bien
convaincu de ce que vous dites ou que vous n'y avez pas bien réfléchi;
car si vous estimiez beaucoup votre nom de commerce, vous le
conserveriez aujourd'hui; et si vous n'aviez pas estimé infiniment votre
nom de famille, vous ne l'auriez jamais quitté, et vous n'auriez pas
craint de le compromettre dans le négoce. Enfin, vous devez préférer un
titre seigneurial à un nom de maison d'entrepôt, puisque vous avez fait
de grands sacrifices d'argent pour rentrer dans la possession de votre
domaine héréditaire.»
Ces réflexions parurent frapper le comte, et soulevant un œil très vif,
quoique fatigué par des rides nombreuses, il examina Simon d'un air de
surprise et de doute. Mais reprenant aussitôt l'aisance communicative de
ses manières: «Et l'amour du pays, monsieur, le comptez-vous pour rien?
reprit-il. Croyez-vous qu'on oublie les lieux qui vous ont vu naître?