đ„ 33-minute read
Sans dessus dessous - 06
Total number of words is 4331
Total number of unique words is 1544
32.5 of words are in the 2000 most common words
43.4 of words are in the 5000 most common words
49.4 of words are in the 8000 most common words
  â Et on voit bien quâils en sont revenus! » ajouta le secrĂ©taire du major
  Donellan, dont les observations malséantes provoquÚrent de violentes
  protestations. »
  Mais le prĂ©sident Barbicane, haussant les Ă©paules, reprit dâune voix ferme :
  « Oui, avant dix minutes, souscripteurs et souscriptrices, vous saurez à quoi
  vous en tenir. »
  Un murmure, fait de Oh! de Eh! et de Ah! prolongés, accueillit cette réponse.
  En vĂ©ritĂ©, il semblait que lâorateur venait de dire au public :
  « Avant dix minutes, nous serons au PÎle! »
  Il poursuivit en ces termes :
  « Et dâabord, est-ce un continent qui forme la calotte arctique de la Terre?
  Nâest-ce point une mer, et le commandant Nares nâa-t-il pas eu raison de la
  nommer « mer
  PalĂ©ocrystique », câest-Ă -dire mer des anciennes glaces? Ă cette demande, je
  répondrai : Nous ne le pensons pas.
  â Cela ne peut suffire! sâĂ©cria Ăric Baldenak. Il ne sâagit pas de ne « point
  penser », il sâagit dâĂȘtre certainâŠ
  â Eh bien! nous le sommes, rĂ©pandrai-je Ă mon bouillant interrupteur. Oui!
  Câest un terrain solide, non un bassin liquide, dont la _North Polar Practical
  Association_ a fait lâacquisition, et qui, maintenant, appartient aux
  Ătats-Unis, sans quâaucune Puissance europĂ©enne y puisse jamais prĂ©tendre! »
  Murmure au bancs des délégués du vieux Monde.
  « Bah!⊠Un trou plein dâeau⊠une cuvette⊠que vous nâĂȘtes pas capables de
  vider! » sâĂ©cria de nouveau Dean Toodrink.
  Et il eut lâapprobation bruyante de ses collĂšgues.
  « Non, monsieur, répondit vivement le président Barbicane. Il y a là un
  continent, un plateau qui sâĂ©lĂšve  peut-ĂȘtre comme le dĂ©sert de Gobi dans
  lâAsie Centrale  à trois ou quatre kilomĂštres au-dessus du niveau de la mer.
  Et cela a pu ĂȘtre facilement et logiquement dĂ©duit des observations faites sur
  les contrĂ©es limitrophes, dont le domaine polaire nâest que le prolongement.
  Ainsi, pendant leurs explorations, Nordenskiöld, Peary, Maaigaard, ont constaté
  que le Groënland va toujours en montant dans la direction du nord. à cent
  soixante kilomĂštres vers lâintĂ©rieur, en partant de lâĂźle Diskö, son altitude
  est déjà de deux mille trois cents mÚtres. Or, en tenant compte de ces
  observations, des différents produits, animaux ou végétaux, trouvés dans leurs
  carapaces de glaces séculaires, tels que carcasses de mastodontes, défenses et
  dents dâivoire, troncs de conifĂšres, on peut affirmer que ce continent fut
  autrefois une terre fertile, habitée par des animaux certainement, par des
  hommes peut-ĂȘtre. LĂ furent ensevelies les Ă©paisses forĂȘts des Ă©poques
  préhistoriques, qui ont formé les gisements de houille dont nous saurons
  poursuivre lâexploitation! Oui! câest un continent qui sâĂ©tend autour du PĂŽle,
  un continent vierge de toute empreinte humaine, et sur lequel nous irons
  planter le pavillon des Ătats-Unis dâAmĂ©rique! »
  Tonnerre dâapplaudissements.
  Lorsque les derniers roulements se furent éteints dans les lointaines
  perspectives dâUnion-square, on entendit glapir la voix cassante du major
  Donellan. Il disait :
  « VoilĂ dĂ©jĂ sept minutes dâĂ©coulĂ©es sur les dix qui devaient nous suffire pour
  atteindre le PĂŽle?âŠ
  â Nous y serons dans trois minutes, » rĂ©pondit froidement le prĂ©sident
  Barbicane.
  Il reprit :
  « Mais, si câest un continent qui constitue notre nouvel immeuble, et si ce
  continent est surĂ©levĂ©, comme nous avons lieu de le croire, il nâen est pas
  moins obstruĂ© par les glaces Ă©ternelles, recouvert dâice-bergs et dâice-fields,
  et dans des conditions oĂč lâexploitation en serait difficileâŠ
  â Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cette affirmation dâun grand geste.
  â Impossible, je le veux bien, rĂ©pondit Impey Barbicane. Aussi, est-ce Ă
  vaincre cette impossibilitĂ© quâont tendu nos efforts. Non seulement, nous
  nâaurons plus besoin de navires ni de traĂźneaux pour aller au PĂŽle; mais, grĂące
  à nos procĂ©dĂ©s, la fusion des glaces, anciennes ou nouvelles, sâopĂ©rera comme
  par enchantement, et sans que cela nous coûte ni un dollar de notre capital, ni
  une minute de notre travail! »
  Ici un silence absolu. On touchait au moment « chicologique », suivant
  lâĂ©lĂ©gante expression que murmura Dean Toodrink Ă lâoreille de Jacques Jansen.
  « Messieurs, reprit le prĂ©sident du Gun-Club, ArchimĂšde ne demandait quâun
  point dâappui pour soulever le monde. Eh bien! ce point dâappui, nous lâavons
  trouvé. Un levier devait suffire au grand géomÚtre de Syracuse, et ce levier
  nous le possĂ©dons. Nous sommes donc on mesure de dĂ©placer le PĂŽleâŠ
  â DĂ©placer le PĂŽle!⊠sâĂ©cria Ăric Baldenak.
  â Lâamener en AmĂ©rique!⊠» sâĂ©cria Jan Harald.
  Sans doute, le président Barbicane ne voulait pas encore préciser, car il
  continua, disant :
  « Quant Ă ce point dâappuiâŠ
  â Ne le dites pas!⊠Ne le dites pas! sâĂ©cria un des assistants dâune voix
  formidable.
  â Quant Ă ce levierâŠ
  â Gardez le secret!⊠Gardez-le!⊠sâĂ©cria la majoritĂ© des spectateurs.
  â Nous le garderons! », rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane.
  Et si les délégués européens furent dépités de cette réponse, on peut le
  croire. Mais, malgrĂ© leurs rĂ©clamations, lâorateur ne voulut rien faire
  connaĂźtre de ses procĂ©dĂ©s. Il se contenta dâajouter :
  « Pour ce qui est des résultats du travail mécanique  travail sans précédent
  dans les annales industrielles  que nous allons entreprendre et mener à bonne
  fin, grùce au concours de vos capitaux, je vais vous en donner immédiatement
  communication.
  â Ăcoutez!⊠Ăcoutez! »
  Et, si on écouta!
  « Tout dâabord, reprit le prĂ©sident Barbicane, lâidĂ©e premiĂšre de notre oeuvre
  revient Ă lâun de nos plus savants, dĂ©vouĂ©s et illustres collĂšgues. Ă lui
  aussi, la gloire dâavoir Ă©tabli les calculs qui permettent de faire passer
  cette idĂ©e de la thĂ©orie Ă la pratique, car, si lâexploitation des houillĂšres
  arctiques nâest quâun jeu, dĂ©placer le PĂŽle Ă©tait un problĂšme que la mĂ©canique
  supĂ©rieure pouvait seule rĂ©soudre. VoilĂ pourquoi nous nous sommes adressĂ©s Ă
  lâhonorable secrĂ©taire du Gun-Club, J.-T. Maston!
  â Hurrah!⊠Hip!⊠hip!⊠hip! pour J.-T. Maston! » cria tout lâauditoire,
  électrisé par la présence de cet éminent et extraordinaire personnage.
  Ah! combien Mrs Evangélina Scorbitt fut émue des acclamations qui éclatÚrent
  autour du célÚbre calculateur, et à quel point son coeur en fut délicieusement
  remué!
  Lui, modestement, se contenta de balancer doucement la tĂȘte Ă droite, puis Ă
  gauche, et de saluer du bout de son crochet lâenthousiaste assistance.
  « Déjà , chers souscripteurs, reprit le président Barbicane, lors du grand
  meeting qui cĂ©lĂ©bra lâarrivĂ©e du Français Michel Ardan en AmĂ©rique, quelques
  mois avant notre départ pour la Lune⊠»
  Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce voyage que sâil eĂ»t Ă©tĂ© de
  Baltimore à New-York!
  « ⊠J.-T. Maston sâĂ©tait Ă©criĂ© : "Inventons des machines, trouvons un point
  dâappui et redressons lâaxe de la Terre!" Eh bien, vous tous qui mâĂ©coutez,
  sachez-le donc!⊠Les machines sont inventĂ©es, le point dâappui est trouvĂ©, et
  câest au redressement de lâaxe terrestre que nous allons appliquer nos efforts!
  »
  Ici, quelques minutes dâune stupĂ©faction qui, en France, se fĂ»t traduite par
  cette expression populaire mais juste : « Elle est raide, celle-là ! »
  « Quoi!⊠Vous avez la prĂ©tention de redresser lâaxe? sâĂ©cria le major Donellan.
  â Oui, monsieur, rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane, ou, plutĂŽt, nous avons le
  moyen dâen crĂ©er un nouveau, sur lequel sâaccomplira dĂ©sormais la rotation
  diurneâŠ
  â Modifier la rotation diurne!⊠rĂ©pĂ©ta le colonel Karkof, dont les yeux
  jetaient des éclairs.
  â Absolument, et sans toucher Ă sa durĂ©e! rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane.
  Cette opération reportera le PÎle actuel à peu prÚs sur le soixante-septiÚme
  parallÚle, et, dans ces conditions, la Terre se comportera comme la planÚte
  Jupiter, dont lâaxe est presque perpendiculaire au plan de son orbite. Or, ce
  déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre
  immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces
  accumulées depuis des milliers de siÚcles! »
  Lâauditoire Ă©tait haletant. Personne ne songeait Ă interrompre lâorateur  pas
  mĂȘme Ă lâapplaudir. Tous Ă©taient subjuguĂ©s par cette idĂ©e Ă la fois si
  ingĂ©nieuse et si simple : modifier lâaxe sur lequel se meut le sphĂ©roĂŻde
  terrestre.
  Quant aux délégués européens, ils étaient simplement abasourdis, aplatis,
  annihilĂ©s, et ils restaient bouche close, au dernier degrĂ© de lâahurissement.
  Mais les applaudissements éclatÚrent à tout rompre, lorsque le président
  Barbicane acheva son discours par cette conclusion sublime dans sa simplicité :
  « Donc, câest le Soleil lui-mĂȘme qui se chargera de fondre les ice-bergs et les
  banquises, et de rendre facile lâaccĂšs du PĂŽle nord!
  â Ainsi, demanda le major Donellan, puisque lâhomme ne peut aller au PĂŽle,
  câest le PĂŽle qui viendra Ă lui?âŠ
  â Comme vous dites! » rĂ©pliqua le prĂ©sident Barbicane.
  VIII
  « Comme dans Jupiter? » a dit le
  président du Gun-Club.
  Oui! Comme dans Jupiter.
  Et, lors de cette mĂ©morable sĂ©ance du meeting en lâhonneur de Michel Ardan Â
  fort Ă propos rappelĂ©e par lâorateur  si J.-T. Maston sâĂ©tait fougueusement
  écriĂ© : « Redressons lâaxe terrestre! », câest que lâaudacieux et fantaisiste
  Français, lâun des hĂ©ros du _Voyage de la Terre Ă la Lune_, le compagnon du
  prĂ©sident Barbicane et du capitaine Nicholl, venait dâentonner un hymne
  dithyrambique en lâhonneur de la plus importante des planĂštes de notre monde
  solaire. Dans son superbe panĂ©gyrique, il ne sâĂ©tait pas fait faute dâen
  cĂ©lĂ©brer les avantages spĂ©ciaux, tels quâil vont ĂȘtre sommairement rapportĂ©s.
  Ainsi donc, dâaprĂšs le problĂšme rĂ©solu par le calculateur du Gun-Club, un
  nouvel axe de rotation allait ĂȘtre substituĂ© Ă lâancien axe, sur lequel la
  Terre tourne « depuis que le monde est monde », suivant lâadage vulgaire. En
  outre, ce nouvel axe de rotation serait perpendiculaire au plan de son orbite.
  Dans ces conditions, la situation climatĂ©rique de lâancien PĂŽle nord serait
  exactement égale à la situation actuelle de Trondjhem en NorvÚge au printemps.
  Sa cuirasse paléocrystique fondrait donc naturellement sous les rayons du
  Soleil. En mĂȘme temps, les climats se distribueraient sur notre sphĂ©roĂŻde comme
  à la surface de Jupiter.
  En effet, lâinclinaison de lâaxe de cette planĂšte, ou, en dâautres termes,
  lâangle que son axe de rotation fait avec le plan de son Ă©cliptique, est de
  88°13â. Un degrĂ© et quarante- sept minutes de plus, cet axe serait absolument
  perpendiculaire au plan de lâorbite quâelle dĂ©crit autour du Soleil.
  Dâailleurs,  il importe de bien le spĂ©cifier  lâeffort que la SociĂ©tĂ©
  Barbicane and Co. allait tenter pour modifier les conditions actuelles de la
  Terre, ne devait point tendre, à proprement parler, au redressement de son axe.
  MĂ©caniquement, aucune force, si considĂ©rable quâelle fĂ»t, ne saurait produire
  un tel rĂ©sultat. La Terre nâest pas comme une poularde Ă la broche, qui tourne
  autour dâun axe matĂ©riel que lâon puisse prendre Ă la main et dĂ©placer Ă
  volontĂ©. Mais, en somme, la crĂ©ation dâun nouvel axe Ă©tait possible,  on dira
  mĂȘme facile Ă obtenir,  du moment que le point dâappui, rĂȘvĂ© par ArchimĂšde, et
  le levier, imaginé par J.-T. Maston, étaient à la disposition de ces audacieux
  ingénieurs.
  Toutefois, puisquâils paraissaient dĂ©cidĂ©s Ă tenir leur invention secrĂšte
  jusquâĂ nouvel ordre, il fallait se borner Ă en Ă©tudier les consĂ©quences.
  Câest ce que firent tout dâabord les journaux et les revues, en rappelant aux
  savants, en apprenant aux ignorants, ce qui résultait pour Jupiter de la
  perpendicularité approximative de son axe sur le plan de son orbite.
  Jupiter, qui fait partie du monde solaire, comme Mercure, Vénus, la Terre,
  Mars, Saturne, Uranus et Neptune, circule à prÚs de deux cents millions de
  lieues du foyer commun, son volume étant environ treize cents fois celui de la
  Terre.
  Or, sâil existe une vie « jovienne », câest-Ă -dire sâil y a des habitants Ă la
  surface de Jupiter, voici quels sont les avantages certains que leur offre
  ladite planÚte  avantages si fantaisistement mis en relief, lors du mémorable
  meeting qui avait précédé le voyage à la Lune.
  Et, en premier lieu, pendant la révolution diurne de Jupiter qui ne dure que 9
  heures 55 minutes, les jours, sont constamment Ă©gaux aux nuits par nâimporte
  quelle latitude  soit 4 heures 77 minutes pour le jour, 4 heures 77 minutes
  pour la nuit.
  « VoilĂ , firent observer les partisans de lâexistence des Joviens, voilĂ qui
  convient aux gens dâhabitudes rĂ©guliĂšres. Ils seront enchantĂ©s de se soumettre
  à cette régularité! »
  Eh bien! câest ce qui se produirait sur la Terre, si le prĂ©sident Barbicane
  accomplissait son oeuvre. Seulement, comme le mouvement de rotation sur le
  nouvel axe terrestre ne serait ni accru ni amoindri, comme vingt-quatre heures
  sépareraient toujours deux midis successifs, les nuits et les jours seraient
  exactement de douze heures en nâimporte quel point de notre sphĂ©roĂŻde. Les
  crĂ©puscules et les aubes allongeraient les jours dâune quantitĂ© toujours Ă©gale.
  On vivrait au milieu dâun Ă©quinoxe perpĂ©tuel, tel quâil se produit le 21 mars
  et le 21 septembre sur toutes les latitudes du globe, lorsque lâastre radieux
  dĂ©crit sa courbe apparente dans le plan de lâĂquateur.
  « Mais le phénomÚne climatérique le plus curieux, et non le moins intéressant,
  ajoutaient avec raison les enthousiastes, ce sera lâabsence de saisons! »
  En effet, câest grĂące Ă lâinclinaison de lâaxe sur le plan de lâorbite, que se
  produisent ces variations annuelles, connues sous les noms de printemps, dâĂ©tĂ©,
  dâautomne et dâhiver. Or, les Joviens ne connaissent rien de ces saisons. Donc
  les Terrestriens ne les connaßtraient plus. Du moment que le nouvel axe serait
  perpendiculaire Ă lâĂ©cliptique, il nây aurait ni zones glaciales ni zones
  torrides, mais toute la Terre jouirait dâune zone tempĂ©rĂ©e.
  Voici pourquoi.
  Quâest-ce que câest que la zone torride? Câest la partie de la surface du globe
  comprise entre les Tropiques du Cancer et du Capricorne. Tous les points de
  cette zone jouissent de la propriété de voir le Soleil deux fois par an à leur
  zénith, tandis que pour les points des Tropiques, ce phénomÚne ne se produit
  annuellement quâune fois.
  Quâest-ce que câest que la zone tempĂ©rĂ©e? Câest la partie qui comprend les
  rĂ©gions situĂ©es entre les Tropiques et les Cercles polaires, entre 23°28â et
  66°72â de latitude, et pour lesquelles le Soleil ne sâĂ©lĂšve jamais jusquâau
  zĂ©nith, mais paraĂźt tous les jours au-dessus de lâhorizon.
  Quâest-ce que câest que la zone glaciale? Câest cette partie des rĂ©gions
  circumpolaires que le Soleil abandonne complÚtement pendant un laps de temps,
  qui, pour le PĂŽle mĂȘme, peut aller jusquâĂ six mois.
  On le comprend, une conséquence des diverses hauteurs que peut atteindre le
  Soleil au-dessus de lâhorizon, câest quâil en rĂ©sulte une chaleur excessive
  pour la zone torride  une chaleur modĂ©rĂ©e mais variable Ă mesure quâon
  sâĂ©loigne des Tropiques pour la zone tempĂ©rĂ©e,  un froid excessif pour la zone
  glaciale depuis les Cercles polaires jusquâaux PĂŽles.
  Eh bien, les choses ne se passeraient plus ainsi à la surface de la Terre, par
  suite de la perpendicularité du nouvel axe. Le Soleil se maintiendrait
  immuablement dans le plan de lâĂquateur. Durant toute lâannĂ©e, il tracerait
  pendant douze heures sa course imperturbable, en montant jusquâĂ une distance
  du zĂ©nith Ă©gale Ă la latitude du lieu, par consĂ©quent dâautant plus haut que le
  point est plus voisin de lâĂquateur. Ainsi, pour les pays situĂ©s par vingt
  degrĂ©s de latitude, il sâĂ©lĂšverait chaque jour jusquâĂ soixante-dix degrĂ©s
  au-dessus de lâhorizon,  pour les pays situĂ©s par quarante-neuf degrĂ©s,
  jusquâĂ quarante et un,  pour les points situĂ©s sur le soixante-septiĂšme
  parallĂšle, jusquâĂ vingt-trois degrĂ©s. Donc les jours conserveraient une
  régularité parfaite, mesurés par le Soleil, qui se lÚverait et se coucherait
  toutes les douze heures au mĂȘme point de lâhorizon.
  « Et voyez les avantages! répétaient les amis du président Barbicane. Chacun,
  suivant son tempĂ©rament, pourra choisir le climat invariable qui conviendra Ă
  ses rhumes ou Ă ses rhumatismes, sur un globe oĂč lâon ne connaĂźtra plus les
  variations de chaleur actuellement si regrettables! »
  En rĂ©sumĂ©, Barbicane and Co, Titans modernes, allaient modifier lâĂ©tat de
  choses qui existait depuis lâĂ©poque oĂč le sphĂ©roĂŻde terrestre, penchĂ© sur son
  orbite, sâĂ©tait concentrĂ© pour devenir la Terre telle quâelle est.
  à la vĂ©ritĂ©, lâobservateur y perdrait quelques-unes des constellations ou
  étoiles quâil est habituĂ© Ă voir sur le champ du ciel. Le poste nâaurait plus
  les longues nuits dâhiver ni les longs jours dâĂ©tĂ© Ă encadrer dans ses rimes
  modernes « avec la consonne dâappui. » Mais, en somme, quel profit pour la
  généralité des humains!
  « De plus, répétaient les journaux dévoués au président Barbicane, puisque les
  productions du sol terrestre seront rĂ©gularisĂ©es, lâagronome pourra distribuer
  à chaque espÚce végétale la température qui lui paraßtra favorable.
  â Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-ce quâil nây aura pas toujours
  des pluies, des grĂȘles, des tempĂȘtes, des trombes, des orages, tous ces
  mĂ©tĂ©ores qui parfois compromettent si gravement lâavenir des rĂ©coltes et la
  fortune des cultivateurs?
  â Sans doute, reprenait le choeur des amis, mais ces dĂ©sastres seront
  probablement plus rares par suite de la rĂ©gularitĂ© climatĂ©rique qui empĂȘchera
  les troubles de lâatmosphĂšre. Oui! lâhumanitĂ© profitera grandement de ce nouvel
  état de choses. Oui! ce sera la véritable transformation du globe terrestre.
  Oui! Barbicane and Co auront rendu service aux générations présentes et
  futures, en dĂ©truisant, avec lâinĂ©galitĂ© des jours et des nuits, la diversitĂ©
  fùcheuse des saisons. Oui! comme le disait Michel Ardan, notre sphéroïde, à la
  surface duquel il fait toujours trop chaud ou trop froid, ne sera plus la
  planĂšte aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de poitrine. Il nây aura
  dâenrhumĂ©s que ceux qui le voudront bien, puisquâil leur sera toujours loisible
  dâaller habiter un pays convenable Ă leurs bronches. »
  Et, dans son numéro du 27 décembre, le _Sun_, de New- York, termina le plus
  éloquent des articles en sâĂ©criant :
  « Honneur au président Barbicane et à ses collÚgues! Non seulement ces
  audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une nouvelle province au continent
  amĂ©ricain, et par lĂ mĂȘme agrandi le champ dĂ©jĂ si vaste de la ConfĂ©dĂ©ration,
  mais ils auront rendu la Terre plus hygiéniquement habitable, et aussi plus
  productive, puisquâon pourra semer dĂšs quâon aura rĂ©coltĂ©, et que, le grain
  germant sans retard, il nây aura plus de temps perdu en hiver. Non seulement
  les richesses houillĂšres se seront accrues par lâexploitation de nouveaux
  gisements, qui assureront la consommation de cette indispensable matiÚre
  pendant de longues annĂ©es peut-ĂȘtre, mais les conditions climatĂ©riques de notre
  globe se seront transformées à son avantage. Barbicane et ses collÚgues auront
  modifiĂ©, pour le plus grand bien de leurs semblables, lâoeuvre du CrĂ©ateur.
  Honneur à ces hommes, qui prendront le premier rang parmi les bienfaiteurs de
  lâhumanitĂ©! »
  IX
  Dans lequel on sent apparaßtre un Deus ex
  Machina dâorigine française.
  Tels devaient donc ĂȘtre les profits dus Ă la modification apportĂ©e par le
  prĂ©sident Barbicane Ă lâaxe de rotation. On le sait, dâailleurs, cette
  modification ne devait affecter que dans une mesure insensible le mouvement de
  translation de notre sphĂ©roĂŻde autour du Soleil. La Terre continuerait Ă
  dĂ©crire son orbite immuable Ă travers lâespace, et les conditions de lâannĂ©e
  solaire ne seraient point altérées.
  Lorsque les consĂ©quences du changement de lâaxe furent portĂ©es Ă la
  connaissance du monde entier, elles eurent un retentissement extraordinaire.
  Et, à la premiÚre heure, on fit un accueil enthousiaste à ce problÚme de haute
  mĂ©canique. La perspective dâavoir des saisons dâune Ă©galitĂ© constante, et,
  suivant la latitude, « au grĂ© des consommateurs », Ă©tait extrĂȘmement
  sĂ©duisante. On « sâemballait » sur cette pensĂ©e que tous les mortels pourraient
  jouir de ce printemps perpĂ©tuel que le chantre de TĂ©lĂ©maque accordait Ă lâĂźle
  de Calypso, et quâils auraient mĂȘme le choix entre un printemps frais et un
  printemps tiĂšde. Quant Ă la position du nouvel axe sur lequel sâaccomplirait la
  rotation diurne, câĂ©tait un secret que ni le prĂ©sident Barbicane, ni le
  capitaine Nicholl, ni J.-T. Maston ne semblaient vouloir livrer au public. Le
  dĂ©voileraient-ils avant, ou ne le connaĂźtrait-on quâaprĂšs lâexpĂ©rience? Il nâen
  fallait pas davantage pour que lâopinion commençùt Ă sâinquiĂ©ter quelque peu.
  Une observation vint naturellement Ă lâesprit, et fut vivement commentĂ©e dans
  les journaux. Par quel effort mécanique se produirait ce changement, qui
  exigerait Ă©videmment lâemploi dâune force Ă©norme?
  Le Forum, importante revue de New-York, fit justement remarquer ceci :
  « Si la Terre nâeĂ»t pas tournĂ© sur un axe, peut-ĂȘtre aurait- il suffi dâun choc
  relativement faible pour lui donner un mouvement de rotation autour dâun axe
  arbitrairement choisi, mais elle peut ĂȘtre assimilĂ©e Ă un Ă©norme gyroscope, se
  mouvant avec une assez grande rapiditĂ©, et une loi de la nature veut quâun
  semblable appareil ait une propension Ă tourner constamment autour du mĂȘme axe.
  LĂ©on Foucault lâa dĂ©montrĂ© matĂ©riellement par des expĂ©riences cĂ©lĂšbres. Il sera
  donc trĂšs difficile, pour ne pas dire impossible, de lâen faire dĂ©vier! »
  Rien de plus juste. Aussi, aprĂšs sâĂȘtre demandĂ© quel serait lâeffort imaginĂ©
  par les ingénieurs de la _North Polar Practical Association_, il était non
  moins intéressant de savoir si cet effort serait insensiblement ou brusquement
  produit. Et, dans ce dernier cas, ne surviendrait-il pas des catastrophes
  effrayantes Ă la surface du globe, au moment oĂč le changement dâaxe
  sâeffectuerait, grĂące aux procĂ©dĂ©s de Barbicane and Co?
  Il y avait là de quoi préoccuper aussi bien les savants que les ignorants des
  deux Mondes. En somme, un choc est un choc, et il nâest jamais agrĂ©able dâen
  ressentir le coup ou mĂȘme le contrecoup. Il semblait, vraiment, que les
  promoteurs de lâaffaire ne sâĂ©taient point prĂ©occupĂ©s des bouleversements que
  leur oeuvre pouvait provoquer sur notre infortunĂ© globe pour nâen voir que les
  avantages. Aussi, trÚs adroitement, les délégués européens, plus que jamais
  irrités de leur défaite et résolus à tirer parti de cette circonstance,
  commencĂšrent-ils Ă soulever lâopinion publique contre le prĂ©sident du Gun-Club.
  On ne lâa pas oubliĂ©, la France, nâayant fait valoir aucune prĂ©tention sur les
  contrées circumpolaires, ne figurait point parmi les Puissances qui avaient
  pris part Ă lâadjudication. Cependant, si elle sâĂ©tait officiellement dĂ©tachĂ©e
  de la question, un Français, on lâa dit, avait eu la pensĂ©e de se rendre Ă
  Baltimore, afin de suivre, pour son compte personnel et son agrément
  particulier, les diverses phases de cette gigantesque entreprise.
  CâĂ©tait un ingĂ©nieur au corps des Mines, ĂągĂ© de trente- cinq ans. EntrĂ© le
  premier Ă lâĂcole Polytechnique et sorti le premier, il est permis de le
  prĂ©senter comme un mathĂ©maticien hors ligne, trĂšs probablement supĂ©rieur Ă
  J.-T. Maston, qui, lui, sâil Ă©tait un calculateur remarquable, nâĂ©tait que
  calculateur  ce quâeĂ»t Ă©tĂ© un Le Verrier auprĂšs dâun Laplace ou dâun Newton.
  Cet ingĂ©nieur  ce qui ne gĂątait rien  était un homme dâesprit, un
  fantaisiste, un original comme il sâen rencontre quelquefois dans les Ponts et
  rarement dans les Mines. Il avait une maniÚre à lui de dire les choses et
  particuliĂšrement amusante. Lorsquâil causait avec ses intimes, mĂȘme lorsquâil
  parlait science, il le faisait avec le laisser-aller dâun gamin de Paris. Il
  aimait les mots de cette langue populaire, les expressions auxquelles la mode a
  si rapidement donnĂ© droit de citĂ©. Dans ses moments dâabandon, on eĂ»t dit que
  son langage se serait trĂšs mal accommodĂ© des formules acadĂ©miques, et il ne sây
  rĂ©signait que lorsquâil avait la plume Ă la main. CâĂ©tait, en mĂȘme temps, un
  travailleur acharné, pouvant rester dix heures devant sa table, écrivant
  couramment des pages dâalgĂšbre comme on Ă©crit une lettre. Son meilleur
  délassement, aprÚs les travaux de hautes mathématiques de toute une journée,
  câĂ©tait le whist, quâil jouait mĂ©diocrement, bien quâil en eĂ»t calculĂ© toutes
  les chances. Et, quand « la main Ă©tait au mort », il fallait lâentendre
  sâĂ©crier dans ce latin de cuisine, cher aux pipots : « _Cadaveri poussandum
  est!_ »
  Ce singulier personnage sâappelait Pierdeux (Alcide) et, dans sa manie
  dâabrĂ©ger  commune dâailleurs Ă tous ses camarades  il signait gĂ©nĂ©ralement
  APierd et mĂȘme AP1, sans jamais mettre de point sur lâi. Il Ă©tait si ardent
  dans ses discussions, quâon lâavait surnommĂ© Alcide sulfurique. Non seulement
  il était grand, mais il paraissait « haut ». Ses camarades affirmaient que sa
  taille mesurait la cinq millioniÚme partie du quart du méridien, soit environ
  deux mĂštres, et ils ne se trompaient pas de beaucoup. Sâil avait la tĂȘte un peu
  petite pour son buste puissant et ses larges épaules, comme il la remuait avec
  entrain, et quel vif regard sâĂ©chappait de ses yeux bleus Ă travers son
  pince-nez! Ce qui le caractĂ©risait, câĂ©tait une de ces physionomies qui sont
  gaies, tout en Ă©tant graves, en dĂ©pit dâun crĂąne dĂ©pouillĂ© prĂ©maturĂ©ment par
  lâabus des signes algĂ©briques sous la lumiĂšre des « verres de rosto »,
  autrement dit les becs de gaz des salles dâĂ©tudes. Avec cela le meilleur garçon
  dont on ait jamais conservĂ© le souvenir Ă lâĂcole, et sans lâombre de pose.
  Bien que son caractĂšre fĂ»t assez indĂ©pendant, il sâĂ©tait toujours soumis aux
  prescriptions du code X, qui fait loi parmi les Polytechniciens pour tout ce
  qui concerne la camaraderie et le respect de lâuniforme. On lâapprĂ©ciait aussi
  bien sous les arbres de la cour des « Acas », ainsi nommĂ©e parce quâelle nâa
  pas dâacacias, que dans les « casers »  dortoirs oĂč les rangements de son
  bahut, lâordre qui rĂ©gnait dans son « coffin, » dĂ©notaient un esprit absolument
  méthodique.
  Mais que la tĂȘte dâAlcide Pierdeux parĂ»t un peu petite au sommet de son grand
  corps, soit! En tous cas, elle Ă©tait remplie jusquâaux mĂ©ninges, on peut le
  croire. Avant tout, il était mathématicien comme tous ses camarades le sont ou
  lâont Ă©tĂ©; mais il ne faisait des mathĂ©matiques que pour les appliquer aux
  sciences expĂ©rimentales, qui elles-mĂȘmes nâavaient de charme Ă ses yeux que
  parce quâelles trouvaient leur emploi dans lâindustrie. CâĂ©tait lĂ , il le
  reconnaissait bien, un cĂŽtĂ© infĂ©rieur de sa nature. On nâest pas parfait. En
  somme, sa spĂ©cialitĂ©, câĂ©tait lâĂ©tude de ces sciences qui, malgrĂ© leurs progrĂšs
  immenses, ont et auront toujours des secrets pour leurs adeptes.
  Mentionnons, au passage, quâAlcide Pierdeux Ă©tait cĂ©libataire. Comme il le
  disait volontiers, il était encore « égal à un, » bien que son plus vif désir
  eût été de se doubler. Aussi, ses amis avaient-ils déjà pensé à le marier avec
  une jeune fille charmante, gaie, spirituelle, une provençale de Martigues.
  Malheureusement, il y avait un pÚre qui répondit aux premiÚres ouvertures par
  la « martigalade » suivante :
  « Non, votre Alcide est trop savant! Il tiendrait à ma pauvrette des
  conversations inintelligibles pour elle!⊠»
  Comme si tout vrai savant nâĂ©tait pas modeste et simple!
  Câest pourquoi, trĂšs dĂ©pitĂ©, notre ingĂ©nieur rĂ©solut de mettre une certaine
  étendue de mer entre la Provence et lui. Il demanda un congĂ© dâun an, il
  lâobtint, et ne crut pas pouvoir le mieux employer quâen allant suivre
  lâaffaire de la _North Polar Practical Association_. Et voilĂ pourquoi, Ă cette
  époque, il se trouvait aux Ătats-Unis.
  Donc, depuis quâAlcide Pierdeux Ă©tait Ă Baltimore, cette grosse opĂ©ration de
  Barbicane and Co. ne laissait pas de le préoccuper. Que la Terre devint
  jovienne par un changement dâaxe, peu lui importait! Mais par quel moyen elle
  le pourrait devenir, câĂ©tait lĂ ce qui excitait sa curiositĂ© de savant  non
  sans raison.
  Et, dans son langage pittoresque, il se disait : « Ăvidemment le prĂ©sident
 Â
  Donellan, dont les observations malséantes provoquÚrent de violentes
  protestations. »
  Mais le prĂ©sident Barbicane, haussant les Ă©paules, reprit dâune voix ferme :
  « Oui, avant dix minutes, souscripteurs et souscriptrices, vous saurez à quoi
  vous en tenir. »
  Un murmure, fait de Oh! de Eh! et de Ah! prolongés, accueillit cette réponse.
  En vĂ©ritĂ©, il semblait que lâorateur venait de dire au public :
  « Avant dix minutes, nous serons au PÎle! »
  Il poursuivit en ces termes :
  « Et dâabord, est-ce un continent qui forme la calotte arctique de la Terre?
  Nâest-ce point une mer, et le commandant Nares nâa-t-il pas eu raison de la
  nommer « mer
  PalĂ©ocrystique », câest-Ă -dire mer des anciennes glaces? Ă cette demande, je
  répondrai : Nous ne le pensons pas.
  â Cela ne peut suffire! sâĂ©cria Ăric Baldenak. Il ne sâagit pas de ne « point
  penser », il sâagit dâĂȘtre certainâŠ
  â Eh bien! nous le sommes, rĂ©pandrai-je Ă mon bouillant interrupteur. Oui!
  Câest un terrain solide, non un bassin liquide, dont la _North Polar Practical
  Association_ a fait lâacquisition, et qui, maintenant, appartient aux
  Ătats-Unis, sans quâaucune Puissance europĂ©enne y puisse jamais prĂ©tendre! »
  Murmure au bancs des délégués du vieux Monde.
  « Bah!⊠Un trou plein dâeau⊠une cuvette⊠que vous nâĂȘtes pas capables de
  vider! » sâĂ©cria de nouveau Dean Toodrink.
  Et il eut lâapprobation bruyante de ses collĂšgues.
  « Non, monsieur, répondit vivement le président Barbicane. Il y a là un
  continent, un plateau qui sâĂ©lĂšve  peut-ĂȘtre comme le dĂ©sert de Gobi dans
  lâAsie Centrale  à trois ou quatre kilomĂštres au-dessus du niveau de la mer.
  Et cela a pu ĂȘtre facilement et logiquement dĂ©duit des observations faites sur
  les contrĂ©es limitrophes, dont le domaine polaire nâest que le prolongement.
  Ainsi, pendant leurs explorations, Nordenskiöld, Peary, Maaigaard, ont constaté
  que le Groënland va toujours en montant dans la direction du nord. à cent
  soixante kilomĂštres vers lâintĂ©rieur, en partant de lâĂźle Diskö, son altitude
  est déjà de deux mille trois cents mÚtres. Or, en tenant compte de ces
  observations, des différents produits, animaux ou végétaux, trouvés dans leurs
  carapaces de glaces séculaires, tels que carcasses de mastodontes, défenses et
  dents dâivoire, troncs de conifĂšres, on peut affirmer que ce continent fut
  autrefois une terre fertile, habitée par des animaux certainement, par des
  hommes peut-ĂȘtre. LĂ furent ensevelies les Ă©paisses forĂȘts des Ă©poques
  préhistoriques, qui ont formé les gisements de houille dont nous saurons
  poursuivre lâexploitation! Oui! câest un continent qui sâĂ©tend autour du PĂŽle,
  un continent vierge de toute empreinte humaine, et sur lequel nous irons
  planter le pavillon des Ătats-Unis dâAmĂ©rique! »
  Tonnerre dâapplaudissements.
  Lorsque les derniers roulements se furent éteints dans les lointaines
  perspectives dâUnion-square, on entendit glapir la voix cassante du major
  Donellan. Il disait :
  « VoilĂ dĂ©jĂ sept minutes dâĂ©coulĂ©es sur les dix qui devaient nous suffire pour
  atteindre le PĂŽle?âŠ
  â Nous y serons dans trois minutes, » rĂ©pondit froidement le prĂ©sident
  Barbicane.
  Il reprit :
  « Mais, si câest un continent qui constitue notre nouvel immeuble, et si ce
  continent est surĂ©levĂ©, comme nous avons lieu de le croire, il nâen est pas
  moins obstruĂ© par les glaces Ă©ternelles, recouvert dâice-bergs et dâice-fields,
  et dans des conditions oĂč lâexploitation en serait difficileâŠ
  â Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cette affirmation dâun grand geste.
  â Impossible, je le veux bien, rĂ©pondit Impey Barbicane. Aussi, est-ce Ă
  vaincre cette impossibilitĂ© quâont tendu nos efforts. Non seulement, nous
  nâaurons plus besoin de navires ni de traĂźneaux pour aller au PĂŽle; mais, grĂące
  à nos procĂ©dĂ©s, la fusion des glaces, anciennes ou nouvelles, sâopĂ©rera comme
  par enchantement, et sans que cela nous coûte ni un dollar de notre capital, ni
  une minute de notre travail! »
  Ici un silence absolu. On touchait au moment « chicologique », suivant
  lâĂ©lĂ©gante expression que murmura Dean Toodrink Ă lâoreille de Jacques Jansen.
  « Messieurs, reprit le prĂ©sident du Gun-Club, ArchimĂšde ne demandait quâun
  point dâappui pour soulever le monde. Eh bien! ce point dâappui, nous lâavons
  trouvé. Un levier devait suffire au grand géomÚtre de Syracuse, et ce levier
  nous le possĂ©dons. Nous sommes donc on mesure de dĂ©placer le PĂŽleâŠ
  â DĂ©placer le PĂŽle!⊠sâĂ©cria Ăric Baldenak.
  â Lâamener en AmĂ©rique!⊠» sâĂ©cria Jan Harald.
  Sans doute, le président Barbicane ne voulait pas encore préciser, car il
  continua, disant :
  « Quant Ă ce point dâappuiâŠ
  â Ne le dites pas!⊠Ne le dites pas! sâĂ©cria un des assistants dâune voix
  formidable.
  â Quant Ă ce levierâŠ
  â Gardez le secret!⊠Gardez-le!⊠sâĂ©cria la majoritĂ© des spectateurs.
  â Nous le garderons! », rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane.
  Et si les délégués européens furent dépités de cette réponse, on peut le
  croire. Mais, malgrĂ© leurs rĂ©clamations, lâorateur ne voulut rien faire
  connaĂźtre de ses procĂ©dĂ©s. Il se contenta dâajouter :
  « Pour ce qui est des résultats du travail mécanique  travail sans précédent
  dans les annales industrielles  que nous allons entreprendre et mener à bonne
  fin, grùce au concours de vos capitaux, je vais vous en donner immédiatement
  communication.
  â Ăcoutez!⊠Ăcoutez! »
  Et, si on écouta!
  « Tout dâabord, reprit le prĂ©sident Barbicane, lâidĂ©e premiĂšre de notre oeuvre
  revient Ă lâun de nos plus savants, dĂ©vouĂ©s et illustres collĂšgues. Ă lui
  aussi, la gloire dâavoir Ă©tabli les calculs qui permettent de faire passer
  cette idĂ©e de la thĂ©orie Ă la pratique, car, si lâexploitation des houillĂšres
  arctiques nâest quâun jeu, dĂ©placer le PĂŽle Ă©tait un problĂšme que la mĂ©canique
  supĂ©rieure pouvait seule rĂ©soudre. VoilĂ pourquoi nous nous sommes adressĂ©s Ă
  lâhonorable secrĂ©taire du Gun-Club, J.-T. Maston!
  â Hurrah!⊠Hip!⊠hip!⊠hip! pour J.-T. Maston! » cria tout lâauditoire,
  électrisé par la présence de cet éminent et extraordinaire personnage.
  Ah! combien Mrs Evangélina Scorbitt fut émue des acclamations qui éclatÚrent
  autour du célÚbre calculateur, et à quel point son coeur en fut délicieusement
  remué!
  Lui, modestement, se contenta de balancer doucement la tĂȘte Ă droite, puis Ă
  gauche, et de saluer du bout de son crochet lâenthousiaste assistance.
  « Déjà , chers souscripteurs, reprit le président Barbicane, lors du grand
  meeting qui cĂ©lĂ©bra lâarrivĂ©e du Français Michel Ardan en AmĂ©rique, quelques
  mois avant notre départ pour la Lune⊠»
  Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce voyage que sâil eĂ»t Ă©tĂ© de
  Baltimore à New-York!
  « ⊠J.-T. Maston sâĂ©tait Ă©criĂ© : "Inventons des machines, trouvons un point
  dâappui et redressons lâaxe de la Terre!" Eh bien, vous tous qui mâĂ©coutez,
  sachez-le donc!⊠Les machines sont inventĂ©es, le point dâappui est trouvĂ©, et
  câest au redressement de lâaxe terrestre que nous allons appliquer nos efforts!
  »
  Ici, quelques minutes dâune stupĂ©faction qui, en France, se fĂ»t traduite par
  cette expression populaire mais juste : « Elle est raide, celle-là ! »
  « Quoi!⊠Vous avez la prĂ©tention de redresser lâaxe? sâĂ©cria le major Donellan.
  â Oui, monsieur, rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane, ou, plutĂŽt, nous avons le
  moyen dâen crĂ©er un nouveau, sur lequel sâaccomplira dĂ©sormais la rotation
  diurneâŠ
  â Modifier la rotation diurne!⊠rĂ©pĂ©ta le colonel Karkof, dont les yeux
  jetaient des éclairs.
  â Absolument, et sans toucher Ă sa durĂ©e! rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane.
  Cette opération reportera le PÎle actuel à peu prÚs sur le soixante-septiÚme
  parallÚle, et, dans ces conditions, la Terre se comportera comme la planÚte
  Jupiter, dont lâaxe est presque perpendiculaire au plan de son orbite. Or, ce
  déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre
  immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces
  accumulées depuis des milliers de siÚcles! »
  Lâauditoire Ă©tait haletant. Personne ne songeait Ă interrompre lâorateur  pas
  mĂȘme Ă lâapplaudir. Tous Ă©taient subjuguĂ©s par cette idĂ©e Ă la fois si
  ingĂ©nieuse et si simple : modifier lâaxe sur lequel se meut le sphĂ©roĂŻde
  terrestre.
  Quant aux délégués européens, ils étaient simplement abasourdis, aplatis,
  annihilĂ©s, et ils restaient bouche close, au dernier degrĂ© de lâahurissement.
  Mais les applaudissements éclatÚrent à tout rompre, lorsque le président
  Barbicane acheva son discours par cette conclusion sublime dans sa simplicité :
  « Donc, câest le Soleil lui-mĂȘme qui se chargera de fondre les ice-bergs et les
  banquises, et de rendre facile lâaccĂšs du PĂŽle nord!
  â Ainsi, demanda le major Donellan, puisque lâhomme ne peut aller au PĂŽle,
  câest le PĂŽle qui viendra Ă lui?âŠ
  â Comme vous dites! » rĂ©pliqua le prĂ©sident Barbicane.
  VIII
  « Comme dans Jupiter? » a dit le
  président du Gun-Club.
  Oui! Comme dans Jupiter.
  Et, lors de cette mĂ©morable sĂ©ance du meeting en lâhonneur de Michel Ardan Â
  fort Ă propos rappelĂ©e par lâorateur  si J.-T. Maston sâĂ©tait fougueusement
  écriĂ© : « Redressons lâaxe terrestre! », câest que lâaudacieux et fantaisiste
  Français, lâun des hĂ©ros du _Voyage de la Terre Ă la Lune_, le compagnon du
  prĂ©sident Barbicane et du capitaine Nicholl, venait dâentonner un hymne
  dithyrambique en lâhonneur de la plus importante des planĂštes de notre monde
  solaire. Dans son superbe panĂ©gyrique, il ne sâĂ©tait pas fait faute dâen
  cĂ©lĂ©brer les avantages spĂ©ciaux, tels quâil vont ĂȘtre sommairement rapportĂ©s.
  Ainsi donc, dâaprĂšs le problĂšme rĂ©solu par le calculateur du Gun-Club, un
  nouvel axe de rotation allait ĂȘtre substituĂ© Ă lâancien axe, sur lequel la
  Terre tourne « depuis que le monde est monde », suivant lâadage vulgaire. En
  outre, ce nouvel axe de rotation serait perpendiculaire au plan de son orbite.
  Dans ces conditions, la situation climatĂ©rique de lâancien PĂŽle nord serait
  exactement égale à la situation actuelle de Trondjhem en NorvÚge au printemps.
  Sa cuirasse paléocrystique fondrait donc naturellement sous les rayons du
  Soleil. En mĂȘme temps, les climats se distribueraient sur notre sphĂ©roĂŻde comme
  à la surface de Jupiter.
  En effet, lâinclinaison de lâaxe de cette planĂšte, ou, en dâautres termes,
  lâangle que son axe de rotation fait avec le plan de son Ă©cliptique, est de
  88°13â. Un degrĂ© et quarante- sept minutes de plus, cet axe serait absolument
  perpendiculaire au plan de lâorbite quâelle dĂ©crit autour du Soleil.
  Dâailleurs,  il importe de bien le spĂ©cifier  lâeffort que la SociĂ©tĂ©
  Barbicane and Co. allait tenter pour modifier les conditions actuelles de la
  Terre, ne devait point tendre, à proprement parler, au redressement de son axe.
  MĂ©caniquement, aucune force, si considĂ©rable quâelle fĂ»t, ne saurait produire
  un tel rĂ©sultat. La Terre nâest pas comme une poularde Ă la broche, qui tourne
  autour dâun axe matĂ©riel que lâon puisse prendre Ă la main et dĂ©placer Ă
  volontĂ©. Mais, en somme, la crĂ©ation dâun nouvel axe Ă©tait possible,  on dira
  mĂȘme facile Ă obtenir,  du moment que le point dâappui, rĂȘvĂ© par ArchimĂšde, et
  le levier, imaginé par J.-T. Maston, étaient à la disposition de ces audacieux
  ingénieurs.
  Toutefois, puisquâils paraissaient dĂ©cidĂ©s Ă tenir leur invention secrĂšte
  jusquâĂ nouvel ordre, il fallait se borner Ă en Ă©tudier les consĂ©quences.
  Câest ce que firent tout dâabord les journaux et les revues, en rappelant aux
  savants, en apprenant aux ignorants, ce qui résultait pour Jupiter de la
  perpendicularité approximative de son axe sur le plan de son orbite.
  Jupiter, qui fait partie du monde solaire, comme Mercure, Vénus, la Terre,
  Mars, Saturne, Uranus et Neptune, circule à prÚs de deux cents millions de
  lieues du foyer commun, son volume étant environ treize cents fois celui de la
  Terre.
  Or, sâil existe une vie « jovienne », câest-Ă -dire sâil y a des habitants Ă la
  surface de Jupiter, voici quels sont les avantages certains que leur offre
  ladite planÚte  avantages si fantaisistement mis en relief, lors du mémorable
  meeting qui avait précédé le voyage à la Lune.
  Et, en premier lieu, pendant la révolution diurne de Jupiter qui ne dure que 9
  heures 55 minutes, les jours, sont constamment Ă©gaux aux nuits par nâimporte
  quelle latitude  soit 4 heures 77 minutes pour le jour, 4 heures 77 minutes
  pour la nuit.
  « VoilĂ , firent observer les partisans de lâexistence des Joviens, voilĂ qui
  convient aux gens dâhabitudes rĂ©guliĂšres. Ils seront enchantĂ©s de se soumettre
  à cette régularité! »
  Eh bien! câest ce qui se produirait sur la Terre, si le prĂ©sident Barbicane
  accomplissait son oeuvre. Seulement, comme le mouvement de rotation sur le
  nouvel axe terrestre ne serait ni accru ni amoindri, comme vingt-quatre heures
  sépareraient toujours deux midis successifs, les nuits et les jours seraient
  exactement de douze heures en nâimporte quel point de notre sphĂ©roĂŻde. Les
  crĂ©puscules et les aubes allongeraient les jours dâune quantitĂ© toujours Ă©gale.
  On vivrait au milieu dâun Ă©quinoxe perpĂ©tuel, tel quâil se produit le 21 mars
  et le 21 septembre sur toutes les latitudes du globe, lorsque lâastre radieux
  dĂ©crit sa courbe apparente dans le plan de lâĂquateur.
  « Mais le phénomÚne climatérique le plus curieux, et non le moins intéressant,
  ajoutaient avec raison les enthousiastes, ce sera lâabsence de saisons! »
  En effet, câest grĂące Ă lâinclinaison de lâaxe sur le plan de lâorbite, que se
  produisent ces variations annuelles, connues sous les noms de printemps, dâĂ©tĂ©,
  dâautomne et dâhiver. Or, les Joviens ne connaissent rien de ces saisons. Donc
  les Terrestriens ne les connaßtraient plus. Du moment que le nouvel axe serait
  perpendiculaire Ă lâĂ©cliptique, il nây aurait ni zones glaciales ni zones
  torrides, mais toute la Terre jouirait dâune zone tempĂ©rĂ©e.
  Voici pourquoi.
  Quâest-ce que câest que la zone torride? Câest la partie de la surface du globe
  comprise entre les Tropiques du Cancer et du Capricorne. Tous les points de
  cette zone jouissent de la propriété de voir le Soleil deux fois par an à leur
  zénith, tandis que pour les points des Tropiques, ce phénomÚne ne se produit
  annuellement quâune fois.
  Quâest-ce que câest que la zone tempĂ©rĂ©e? Câest la partie qui comprend les
  rĂ©gions situĂ©es entre les Tropiques et les Cercles polaires, entre 23°28â et
  66°72â de latitude, et pour lesquelles le Soleil ne sâĂ©lĂšve jamais jusquâau
  zĂ©nith, mais paraĂźt tous les jours au-dessus de lâhorizon.
  Quâest-ce que câest que la zone glaciale? Câest cette partie des rĂ©gions
  circumpolaires que le Soleil abandonne complÚtement pendant un laps de temps,
  qui, pour le PĂŽle mĂȘme, peut aller jusquâĂ six mois.
  On le comprend, une conséquence des diverses hauteurs que peut atteindre le
  Soleil au-dessus de lâhorizon, câest quâil en rĂ©sulte une chaleur excessive
  pour la zone torride  une chaleur modĂ©rĂ©e mais variable Ă mesure quâon
  sâĂ©loigne des Tropiques pour la zone tempĂ©rĂ©e,  un froid excessif pour la zone
  glaciale depuis les Cercles polaires jusquâaux PĂŽles.
  Eh bien, les choses ne se passeraient plus ainsi à la surface de la Terre, par
  suite de la perpendicularité du nouvel axe. Le Soleil se maintiendrait
  immuablement dans le plan de lâĂquateur. Durant toute lâannĂ©e, il tracerait
  pendant douze heures sa course imperturbable, en montant jusquâĂ une distance
  du zĂ©nith Ă©gale Ă la latitude du lieu, par consĂ©quent dâautant plus haut que le
  point est plus voisin de lâĂquateur. Ainsi, pour les pays situĂ©s par vingt
  degrĂ©s de latitude, il sâĂ©lĂšverait chaque jour jusquâĂ soixante-dix degrĂ©s
  au-dessus de lâhorizon,  pour les pays situĂ©s par quarante-neuf degrĂ©s,
  jusquâĂ quarante et un,  pour les points situĂ©s sur le soixante-septiĂšme
  parallĂšle, jusquâĂ vingt-trois degrĂ©s. Donc les jours conserveraient une
  régularité parfaite, mesurés par le Soleil, qui se lÚverait et se coucherait
  toutes les douze heures au mĂȘme point de lâhorizon.
  « Et voyez les avantages! répétaient les amis du président Barbicane. Chacun,
  suivant son tempĂ©rament, pourra choisir le climat invariable qui conviendra Ă
  ses rhumes ou Ă ses rhumatismes, sur un globe oĂč lâon ne connaĂźtra plus les
  variations de chaleur actuellement si regrettables! »
  En rĂ©sumĂ©, Barbicane and Co, Titans modernes, allaient modifier lâĂ©tat de
  choses qui existait depuis lâĂ©poque oĂč le sphĂ©roĂŻde terrestre, penchĂ© sur son
  orbite, sâĂ©tait concentrĂ© pour devenir la Terre telle quâelle est.
  à la vĂ©ritĂ©, lâobservateur y perdrait quelques-unes des constellations ou
  étoiles quâil est habituĂ© Ă voir sur le champ du ciel. Le poste nâaurait plus
  les longues nuits dâhiver ni les longs jours dâĂ©tĂ© Ă encadrer dans ses rimes
  modernes « avec la consonne dâappui. » Mais, en somme, quel profit pour la
  généralité des humains!
  « De plus, répétaient les journaux dévoués au président Barbicane, puisque les
  productions du sol terrestre seront rĂ©gularisĂ©es, lâagronome pourra distribuer
  à chaque espÚce végétale la température qui lui paraßtra favorable.
  â Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-ce quâil nây aura pas toujours
  des pluies, des grĂȘles, des tempĂȘtes, des trombes, des orages, tous ces
  mĂ©tĂ©ores qui parfois compromettent si gravement lâavenir des rĂ©coltes et la
  fortune des cultivateurs?
  â Sans doute, reprenait le choeur des amis, mais ces dĂ©sastres seront
  probablement plus rares par suite de la rĂ©gularitĂ© climatĂ©rique qui empĂȘchera
  les troubles de lâatmosphĂšre. Oui! lâhumanitĂ© profitera grandement de ce nouvel
  état de choses. Oui! ce sera la véritable transformation du globe terrestre.
  Oui! Barbicane and Co auront rendu service aux générations présentes et
  futures, en dĂ©truisant, avec lâinĂ©galitĂ© des jours et des nuits, la diversitĂ©
  fùcheuse des saisons. Oui! comme le disait Michel Ardan, notre sphéroïde, à la
  surface duquel il fait toujours trop chaud ou trop froid, ne sera plus la
  planĂšte aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de poitrine. Il nây aura
  dâenrhumĂ©s que ceux qui le voudront bien, puisquâil leur sera toujours loisible
  dâaller habiter un pays convenable Ă leurs bronches. »
  Et, dans son numéro du 27 décembre, le _Sun_, de New- York, termina le plus
  éloquent des articles en sâĂ©criant :
  « Honneur au président Barbicane et à ses collÚgues! Non seulement ces
  audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une nouvelle province au continent
  amĂ©ricain, et par lĂ mĂȘme agrandi le champ dĂ©jĂ si vaste de la ConfĂ©dĂ©ration,
  mais ils auront rendu la Terre plus hygiéniquement habitable, et aussi plus
  productive, puisquâon pourra semer dĂšs quâon aura rĂ©coltĂ©, et que, le grain
  germant sans retard, il nây aura plus de temps perdu en hiver. Non seulement
  les richesses houillĂšres se seront accrues par lâexploitation de nouveaux
  gisements, qui assureront la consommation de cette indispensable matiÚre
  pendant de longues annĂ©es peut-ĂȘtre, mais les conditions climatĂ©riques de notre
  globe se seront transformées à son avantage. Barbicane et ses collÚgues auront
  modifiĂ©, pour le plus grand bien de leurs semblables, lâoeuvre du CrĂ©ateur.
  Honneur à ces hommes, qui prendront le premier rang parmi les bienfaiteurs de
  lâhumanitĂ©! »
  IX
  Dans lequel on sent apparaßtre un Deus ex
  Machina dâorigine française.
  Tels devaient donc ĂȘtre les profits dus Ă la modification apportĂ©e par le
  prĂ©sident Barbicane Ă lâaxe de rotation. On le sait, dâailleurs, cette
  modification ne devait affecter que dans une mesure insensible le mouvement de
  translation de notre sphĂ©roĂŻde autour du Soleil. La Terre continuerait Ă
  dĂ©crire son orbite immuable Ă travers lâespace, et les conditions de lâannĂ©e
  solaire ne seraient point altérées.
  Lorsque les consĂ©quences du changement de lâaxe furent portĂ©es Ă la
  connaissance du monde entier, elles eurent un retentissement extraordinaire.
  Et, à la premiÚre heure, on fit un accueil enthousiaste à ce problÚme de haute
  mĂ©canique. La perspective dâavoir des saisons dâune Ă©galitĂ© constante, et,
  suivant la latitude, « au grĂ© des consommateurs », Ă©tait extrĂȘmement
  sĂ©duisante. On « sâemballait » sur cette pensĂ©e que tous les mortels pourraient
  jouir de ce printemps perpĂ©tuel que le chantre de TĂ©lĂ©maque accordait Ă lâĂźle
  de Calypso, et quâils auraient mĂȘme le choix entre un printemps frais et un
  printemps tiĂšde. Quant Ă la position du nouvel axe sur lequel sâaccomplirait la
  rotation diurne, câĂ©tait un secret que ni le prĂ©sident Barbicane, ni le
  capitaine Nicholl, ni J.-T. Maston ne semblaient vouloir livrer au public. Le
  dĂ©voileraient-ils avant, ou ne le connaĂźtrait-on quâaprĂšs lâexpĂ©rience? Il nâen
  fallait pas davantage pour que lâopinion commençùt Ă sâinquiĂ©ter quelque peu.
  Une observation vint naturellement Ă lâesprit, et fut vivement commentĂ©e dans
  les journaux. Par quel effort mécanique se produirait ce changement, qui
  exigerait Ă©videmment lâemploi dâune force Ă©norme?
  Le Forum, importante revue de New-York, fit justement remarquer ceci :
  « Si la Terre nâeĂ»t pas tournĂ© sur un axe, peut-ĂȘtre aurait- il suffi dâun choc
  relativement faible pour lui donner un mouvement de rotation autour dâun axe
  arbitrairement choisi, mais elle peut ĂȘtre assimilĂ©e Ă un Ă©norme gyroscope, se
  mouvant avec une assez grande rapiditĂ©, et une loi de la nature veut quâun
  semblable appareil ait une propension Ă tourner constamment autour du mĂȘme axe.
  LĂ©on Foucault lâa dĂ©montrĂ© matĂ©riellement par des expĂ©riences cĂ©lĂšbres. Il sera
  donc trĂšs difficile, pour ne pas dire impossible, de lâen faire dĂ©vier! »
  Rien de plus juste. Aussi, aprĂšs sâĂȘtre demandĂ© quel serait lâeffort imaginĂ©
  par les ingénieurs de la _North Polar Practical Association_, il était non
  moins intéressant de savoir si cet effort serait insensiblement ou brusquement
  produit. Et, dans ce dernier cas, ne surviendrait-il pas des catastrophes
  effrayantes Ă la surface du globe, au moment oĂč le changement dâaxe
  sâeffectuerait, grĂące aux procĂ©dĂ©s de Barbicane and Co?
  Il y avait là de quoi préoccuper aussi bien les savants que les ignorants des
  deux Mondes. En somme, un choc est un choc, et il nâest jamais agrĂ©able dâen
  ressentir le coup ou mĂȘme le contrecoup. Il semblait, vraiment, que les
  promoteurs de lâaffaire ne sâĂ©taient point prĂ©occupĂ©s des bouleversements que
  leur oeuvre pouvait provoquer sur notre infortunĂ© globe pour nâen voir que les
  avantages. Aussi, trÚs adroitement, les délégués européens, plus que jamais
  irrités de leur défaite et résolus à tirer parti de cette circonstance,
  commencĂšrent-ils Ă soulever lâopinion publique contre le prĂ©sident du Gun-Club.
  On ne lâa pas oubliĂ©, la France, nâayant fait valoir aucune prĂ©tention sur les
  contrées circumpolaires, ne figurait point parmi les Puissances qui avaient
  pris part Ă lâadjudication. Cependant, si elle sâĂ©tait officiellement dĂ©tachĂ©e
  de la question, un Français, on lâa dit, avait eu la pensĂ©e de se rendre Ă
  Baltimore, afin de suivre, pour son compte personnel et son agrément
  particulier, les diverses phases de cette gigantesque entreprise.
  CâĂ©tait un ingĂ©nieur au corps des Mines, ĂągĂ© de trente- cinq ans. EntrĂ© le
  premier Ă lâĂcole Polytechnique et sorti le premier, il est permis de le
  prĂ©senter comme un mathĂ©maticien hors ligne, trĂšs probablement supĂ©rieur Ă
  J.-T. Maston, qui, lui, sâil Ă©tait un calculateur remarquable, nâĂ©tait que
  calculateur  ce quâeĂ»t Ă©tĂ© un Le Verrier auprĂšs dâun Laplace ou dâun Newton.
  Cet ingĂ©nieur  ce qui ne gĂątait rien  était un homme dâesprit, un
  fantaisiste, un original comme il sâen rencontre quelquefois dans les Ponts et
  rarement dans les Mines. Il avait une maniÚre à lui de dire les choses et
  particuliĂšrement amusante. Lorsquâil causait avec ses intimes, mĂȘme lorsquâil
  parlait science, il le faisait avec le laisser-aller dâun gamin de Paris. Il
  aimait les mots de cette langue populaire, les expressions auxquelles la mode a
  si rapidement donnĂ© droit de citĂ©. Dans ses moments dâabandon, on eĂ»t dit que
  son langage se serait trĂšs mal accommodĂ© des formules acadĂ©miques, et il ne sây
  rĂ©signait que lorsquâil avait la plume Ă la main. CâĂ©tait, en mĂȘme temps, un
  travailleur acharné, pouvant rester dix heures devant sa table, écrivant
  couramment des pages dâalgĂšbre comme on Ă©crit une lettre. Son meilleur
  délassement, aprÚs les travaux de hautes mathématiques de toute une journée,
  câĂ©tait le whist, quâil jouait mĂ©diocrement, bien quâil en eĂ»t calculĂ© toutes
  les chances. Et, quand « la main Ă©tait au mort », il fallait lâentendre
  sâĂ©crier dans ce latin de cuisine, cher aux pipots : « _Cadaveri poussandum
  est!_ »
  Ce singulier personnage sâappelait Pierdeux (Alcide) et, dans sa manie
  dâabrĂ©ger  commune dâailleurs Ă tous ses camarades  il signait gĂ©nĂ©ralement
  APierd et mĂȘme AP1, sans jamais mettre de point sur lâi. Il Ă©tait si ardent
  dans ses discussions, quâon lâavait surnommĂ© Alcide sulfurique. Non seulement
  il était grand, mais il paraissait « haut ». Ses camarades affirmaient que sa
  taille mesurait la cinq millioniÚme partie du quart du méridien, soit environ
  deux mĂštres, et ils ne se trompaient pas de beaucoup. Sâil avait la tĂȘte un peu
  petite pour son buste puissant et ses larges épaules, comme il la remuait avec
  entrain, et quel vif regard sâĂ©chappait de ses yeux bleus Ă travers son
  pince-nez! Ce qui le caractĂ©risait, câĂ©tait une de ces physionomies qui sont
  gaies, tout en Ă©tant graves, en dĂ©pit dâun crĂąne dĂ©pouillĂ© prĂ©maturĂ©ment par
  lâabus des signes algĂ©briques sous la lumiĂšre des « verres de rosto »,
  autrement dit les becs de gaz des salles dâĂ©tudes. Avec cela le meilleur garçon
  dont on ait jamais conservĂ© le souvenir Ă lâĂcole, et sans lâombre de pose.
  Bien que son caractĂšre fĂ»t assez indĂ©pendant, il sâĂ©tait toujours soumis aux
  prescriptions du code X, qui fait loi parmi les Polytechniciens pour tout ce
  qui concerne la camaraderie et le respect de lâuniforme. On lâapprĂ©ciait aussi
  bien sous les arbres de la cour des « Acas », ainsi nommĂ©e parce quâelle nâa
  pas dâacacias, que dans les « casers »  dortoirs oĂč les rangements de son
  bahut, lâordre qui rĂ©gnait dans son « coffin, » dĂ©notaient un esprit absolument
  méthodique.
  Mais que la tĂȘte dâAlcide Pierdeux parĂ»t un peu petite au sommet de son grand
  corps, soit! En tous cas, elle Ă©tait remplie jusquâaux mĂ©ninges, on peut le
  croire. Avant tout, il était mathématicien comme tous ses camarades le sont ou
  lâont Ă©tĂ©; mais il ne faisait des mathĂ©matiques que pour les appliquer aux
  sciences expĂ©rimentales, qui elles-mĂȘmes nâavaient de charme Ă ses yeux que
  parce quâelles trouvaient leur emploi dans lâindustrie. CâĂ©tait lĂ , il le
  reconnaissait bien, un cĂŽtĂ© infĂ©rieur de sa nature. On nâest pas parfait. En
  somme, sa spĂ©cialitĂ©, câĂ©tait lâĂ©tude de ces sciences qui, malgrĂ© leurs progrĂšs
  immenses, ont et auront toujours des secrets pour leurs adeptes.
  Mentionnons, au passage, quâAlcide Pierdeux Ă©tait cĂ©libataire. Comme il le
  disait volontiers, il était encore « égal à un, » bien que son plus vif désir
  eût été de se doubler. Aussi, ses amis avaient-ils déjà pensé à le marier avec
  une jeune fille charmante, gaie, spirituelle, une provençale de Martigues.
  Malheureusement, il y avait un pÚre qui répondit aux premiÚres ouvertures par
  la « martigalade » suivante :
  « Non, votre Alcide est trop savant! Il tiendrait à ma pauvrette des
  conversations inintelligibles pour elle!⊠»
  Comme si tout vrai savant nâĂ©tait pas modeste et simple!
  Câest pourquoi, trĂšs dĂ©pitĂ©, notre ingĂ©nieur rĂ©solut de mettre une certaine
  étendue de mer entre la Provence et lui. Il demanda un congĂ© dâun an, il
  lâobtint, et ne crut pas pouvoir le mieux employer quâen allant suivre
  lâaffaire de la _North Polar Practical Association_. Et voilĂ pourquoi, Ă cette
  époque, il se trouvait aux Ătats-Unis.
  Donc, depuis quâAlcide Pierdeux Ă©tait Ă Baltimore, cette grosse opĂ©ration de
  Barbicane and Co. ne laissait pas de le préoccuper. Que la Terre devint
  jovienne par un changement dâaxe, peu lui importait! Mais par quel moyen elle
  le pourrait devenir, câĂ©tait lĂ ce qui excitait sa curiositĂ© de savant  non
  sans raison.
  Et, dans son langage pittoresque, il se disait : « Ăvidemment le prĂ©sident
 Â
You have read 1 text from French literature.