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Sans dessus dessous - 06

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  — Et on voit bien qu’ils en sont revenus! » ajouta le secrĂ©taire du major
  Donellan, dont les observations malséantes provoquÚrent de violentes
  protestations. »
  Mais le prĂ©sident Barbicane, haussant les Ă©paules, reprit d’une voix ferme :
  « Oui, avant dix minutes, souscripteurs et souscriptrices, vous saurez à quoi
  vous en tenir. »
  Un murmure, fait de Oh! de Eh! et de Ah! prolongés, accueillit cette réponse.
  En vĂ©ritĂ©, il semblait que l’orateur venait de dire au public :
  « Avant dix minutes, nous serons au PÎle! »
  Il poursuivit en ces termes :
  « Et d’abord, est-ce un continent qui forme la calotte arctique de la Terre?
  N’est-ce point une mer, et le commandant Nares n’a-t-il pas eu raison de la
  nommer « mer
  PalĂ©ocrystique », c’est-Ă -dire mer des anciennes glaces? À cette demande, je
  répondrai : Nous ne le pensons pas.
  — Cela ne peut suffire! s’écria Éric Baldenak. Il ne s’agit pas de ne « point
  penser », il s’agit d’ĂȘtre certain

  — Eh bien! nous le sommes, rĂ©pandrai-je Ă  mon bouillant interrupteur. Oui!
  C’est un terrain solide, non un bassin liquide, dont la _North Polar Practical
  Association_ a fait l’acquisition, et qui, maintenant, appartient aux
  États-Unis, sans qu’aucune Puissance europĂ©enne y puisse jamais prĂ©tendre! »
  Murmure au bancs des délégués du vieux Monde.
  « Bah!
 Un trou plein d’eau
 une cuvette
 que vous n’ĂȘtes pas capables de
  vider! » s’écria de nouveau Dean Toodrink.
  Et il eut l’approbation bruyante de ses collùgues.
  « Non, monsieur, répondit vivement le président Barbicane. Il y a là un
  continent, un plateau qui s’élĂšve ­ peut-ĂȘtre comme le dĂ©sert de Gobi dans
  l’Asie Centrale ­ à trois ou quatre kilomùtres au-dessus du niveau de la mer.
  Et cela a pu ĂȘtre facilement et logiquement dĂ©duit des observations faites sur
  les contrĂ©es limitrophes, dont le domaine polaire n’est que le prolongement.
  Ainsi, pendant leurs explorations, Nordenskiöld, Peary, Maaigaard, ont constaté
  que le GroĂ«nland va toujours en montant dans la direction du nord. À cent
  soixante kilomĂštres vers l’intĂ©rieur, en partant de l’üle Diskö, son altitude
  est déjà de deux mille trois cents mÚtres. Or, en tenant compte de ces
  observations, des différents produits, animaux ou végétaux, trouvés dans leurs
  carapaces de glaces séculaires, tels que carcasses de mastodontes, défenses et
  dents d’ivoire, troncs de conifùres, on peut affirmer que ce continent fut
  autrefois une terre fertile, habitée par des animaux certainement, par des
  hommes peut-ĂȘtre. LĂ  furent ensevelies les Ă©paisses forĂȘts des Ă©poques
  préhistoriques, qui ont formé les gisements de houille dont nous saurons
  poursuivre l’exploitation! Oui! c’est un continent qui s’étend autour du PĂŽle,
  un continent vierge de toute empreinte humaine, et sur lequel nous irons
  planter le pavillon des États-Unis d’AmĂ©rique! »
  Tonnerre d’applaudissements.
  Lorsque les derniers roulements se furent éteints dans les lointaines
  perspectives d’Union-square, on entendit glapir la voix cassante du major
  Donellan. Il disait :
  « VoilĂ  dĂ©jĂ  sept minutes d’écoulĂ©es sur les dix qui devaient nous suffire pour
  atteindre le Pîle?

  — Nous y serons dans trois minutes, » rĂ©pondit froidement le prĂ©sident
  Barbicane.
  Il reprit :
  « Mais, si c’est un continent qui constitue notre nouvel immeuble, et si ce
  continent est surĂ©levĂ©, comme nous avons lieu de le croire, il n’en est pas
  moins obstruĂ© par les glaces Ă©ternelles, recouvert d’ice-bergs et d’ice-fields,
  et dans des conditions oĂč l’exploitation en serait difficile

  — Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cette affirmation d’un grand geste.
  — Impossible, je le veux bien, rĂ©pondit Impey Barbicane. Aussi, est-ce Ă 
  vaincre cette impossibilitĂ© qu’ont tendu nos efforts. Non seulement, nous
  n’aurons plus besoin de navires ni de traüneaux pour aller au Pîle; mais, grñce
  à nos procĂ©dĂ©s, la fusion des glaces, anciennes ou nouvelles, s’opĂ©rera comme
  par enchantement, et sans que cela nous coûte ni un dollar de notre capital, ni
  une minute de notre travail! »
  Ici un silence absolu. On touchait au moment « chicologique », suivant
  l’élĂ©gante expression que murmura Dean Toodrink Ă  l’oreille de Jacques Jansen.
  « Messieurs, reprit le prĂ©sident du Gun-Club, ArchimĂšde ne demandait qu’un
  point d’appui pour soulever le monde. Eh bien! ce point d’appui, nous l’avons
  trouvé. Un levier devait suffire au grand géomÚtre de Syracuse, et ce levier
  nous le possĂ©dons. Nous sommes donc on mesure de dĂ©placer le PĂŽle

  — DĂ©placer le PĂŽle!
 s’écria Éric Baldenak.
  — L’amener en AmĂ©rique!
 » s’écria Jan Harald.
  Sans doute, le président Barbicane ne voulait pas encore préciser, car il
  continua, disant :
  « Quant Ă  ce point d’appui

  — Ne le dites pas!
 Ne le dites pas! s’écria un des assistants d’une voix
  formidable.
  — Quant à ce levier

  — Gardez le secret!
 Gardez-le!
 s’écria la majoritĂ© des spectateurs.
  — Nous le garderons! », rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane.
  Et si les délégués européens furent dépités de cette réponse, on peut le
  croire. Mais, malgrĂ© leurs rĂ©clamations, l’orateur ne voulut rien faire
  connaĂźtre de ses procĂ©dĂ©s. Il se contenta d’ajouter :
  « Pour ce qui est des résultats du travail mécanique ­ travail sans précédent
  dans les annales industrielles ­ que nous allons entreprendre et mener à bonne
  fin, grùce au concours de vos capitaux, je vais vous en donner immédiatement
  communication.
  — Écoutez!
 Écoutez! »
  Et, si on écouta!
  « Tout d’abord, reprit le prĂ©sident Barbicane, l’idĂ©e premiĂšre de notre oeuvre
  revient Ă  l’un de nos plus savants, dĂ©vouĂ©s et illustres collĂšgues. À lui
  aussi, la gloire d’avoir Ă©tabli les calculs qui permettent de faire passer
  cette idĂ©e de la thĂ©orie Ă  la pratique, car, si l’exploitation des houillĂšres
  arctiques n’est qu’un jeu, dĂ©placer le PĂŽle Ă©tait un problĂšme que la mĂ©canique
  supérieure pouvait seule résoudre. Voilà pourquoi nous nous sommes adressés à
  l’honorable secrĂ©taire du Gun-Club, J.-T. Maston!
  — Hurrah!
 Hip!
 hip!
 hip! pour J.-T. Maston! » cria tout l’auditoire,
  électrisé par la présence de cet éminent et extraordinaire personnage.
  Ah! combien Mrs Evangélina Scorbitt fut émue des acclamations qui éclatÚrent
  autour du célÚbre calculateur, et à quel point son coeur en fut délicieusement
  remué!
  Lui, modestement, se contenta de balancer doucement la tĂȘte Ă  droite, puis Ă 
  gauche, et de saluer du bout de son crochet l’enthousiaste assistance.
  « Déjà, chers souscripteurs, reprit le président Barbicane, lors du grand
  meeting qui cĂ©lĂ©bra l’arrivĂ©e du Français Michel Ardan en AmĂ©rique, quelques
  mois avant notre dĂ©part pour la Lune
 »
  Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce voyage que s’il eĂ»t Ă©tĂ© de
  Baltimore à New-York!
  « 
 J.-T. Maston s’était Ă©criĂ© : "Inventons des machines, trouvons un point
  d’appui et redressons l’axe de la Terre!" Eh bien, vous tous qui m’écoutez,
  sachez-le donc!
 Les machines sont inventĂ©es, le point d’appui est trouvĂ©, et
  c’est au redressement de l’axe terrestre que nous allons appliquer nos efforts!
  »
  Ici, quelques minutes d’une stupĂ©faction qui, en France, se fĂ»t traduite par
  cette expression populaire mais juste : « Elle est raide, celle-là! »
  « Quoi!
 Vous avez la prĂ©tention de redresser l’axe? s’écria le major Donellan.
  — Oui, monsieur, rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane, ou, plutĂŽt, nous avons le
  moyen d’en crĂ©er un nouveau, sur lequel s’accomplira dĂ©sormais la rotation
  diurne

  — Modifier la rotation diurne!
 rĂ©pĂ©ta le colonel Karkof, dont les yeux
  jetaient des éclairs.
  — Absolument, et sans toucher Ă  sa durĂ©e! rĂ©pondit le prĂ©sident Barbicane.
  Cette opération reportera le PÎle actuel à peu prÚs sur le soixante-septiÚme
  parallÚle, et, dans ces conditions, la Terre se comportera comme la planÚte
  Jupiter, dont l’axe est presque perpendiculaire au plan de son orbite. Or, ce
  déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre
  immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces
  accumulées depuis des milliers de siÚcles! »
  L’auditoire Ă©tait haletant. Personne ne songeait Ă  interrompre l’orateur ­ pas
  mĂȘme Ă  l’applaudir. Tous Ă©taient subjuguĂ©s par cette idĂ©e Ă  la fois si
  ingĂ©nieuse et si simple : modifier l’axe sur lequel se meut le sphĂ©roĂŻde
  terrestre.
  Quant aux délégués européens, ils étaient simplement abasourdis, aplatis,
  annihilĂ©s, et ils restaient bouche close, au dernier degrĂ© de l’ahurissement.
  Mais les applaudissements éclatÚrent à tout rompre, lorsque le président
  Barbicane acheva son discours par cette conclusion sublime dans sa simplicité :
  « Donc, c’est le Soleil lui-mĂȘme qui se chargera de fondre les ice-bergs et les
  banquises, et de rendre facile l’accùs du Pîle nord!
  — Ainsi, demanda le major Donellan, puisque l’homme ne peut aller au Pîle,
  c’est le Pîle qui viendra à lui?

  — Comme vous dites! » rĂ©pliqua le prĂ©sident Barbicane.
  VIII
  « Comme dans Jupiter? » a dit le
  président du Gun-Club.
  Oui! Comme dans Jupiter.
  Et, lors de cette mĂ©morable sĂ©ance du meeting en l’honneur de Michel Ardan ­
  fort Ă  propos rappelĂ©e par l’orateur ­ si J.-T. Maston s’était fougueusement
  écriĂ© : « Redressons l’axe terrestre! », c’est que l’audacieux et fantaisiste
  Français, l’un des hĂ©ros du _Voyage de la Terre Ă  la Lune_, le compagnon du
  prĂ©sident Barbicane et du capitaine Nicholl, venait d’entonner un hymne
  dithyrambique en l’honneur de la plus importante des planùtes de notre monde
  solaire. Dans son superbe panĂ©gyrique, il ne s’était pas fait faute d’en
  cĂ©lĂ©brer les avantages spĂ©ciaux, tels qu’il vont ĂȘtre sommairement rapportĂ©s.
  Ainsi donc, d’aprĂšs le problĂšme rĂ©solu par le calculateur du Gun-Club, un
  nouvel axe de rotation allait ĂȘtre substituĂ© Ă  l’ancien axe, sur lequel la
  Terre tourne « depuis que le monde est monde », suivant l’adage vulgaire. En
  outre, ce nouvel axe de rotation serait perpendiculaire au plan de son orbite.
  Dans ces conditions, la situation climatĂ©rique de l’ancien PĂŽle nord serait
  exactement égale à la situation actuelle de Trondjhem en NorvÚge au printemps.
  Sa cuirasse paléocrystique fondrait donc naturellement sous les rayons du
  Soleil. En mĂȘme temps, les climats se distribueraient sur notre sphĂ©roĂŻde comme
  à la surface de Jupiter.
  En effet, l’inclinaison de l’axe de cette planùte, ou, en d’autres termes,
  l’angle que son axe de rotation fait avec le plan de son Ă©cliptique, est de
  88°13’. Un degrĂ© et quarante- sept minutes de plus, cet axe serait absolument
  perpendiculaire au plan de l’orbite qu’elle dĂ©crit autour du Soleil.
  D’ailleurs, ­ il importe de bien le spĂ©cifier ­ l’effort que la SociĂ©tĂ©
  Barbicane and Co. allait tenter pour modifier les conditions actuelles de la
  Terre, ne devait point tendre, à proprement parler, au redressement de son axe.
  MĂ©caniquement, aucune force, si considĂ©rable qu’elle fĂ»t, ne saurait produire
  un tel rĂ©sultat. La Terre n’est pas comme une poularde Ă  la broche, qui tourne
  autour d’un axe matĂ©riel que l’on puisse prendre Ă  la main et dĂ©placer Ă 
  volontĂ©. Mais, en somme, la crĂ©ation d’un nouvel axe Ă©tait possible, ­ on dira
  mĂȘme facile Ă  obtenir, ­ du moment que le point d’appui, rĂȘvĂ© par ArchimĂšde, et
  le levier, imaginé par J.-T. Maston, étaient à la disposition de ces audacieux
  ingénieurs.
  Toutefois, puisqu’ils paraissaient dĂ©cidĂ©s Ă  tenir leur invention secrĂšte
  jusqu’à nouvel ordre, il fallait se borner Ă  en Ă©tudier les consĂ©quences.
  C’est ce que firent tout d’abord les journaux et les revues, en rappelant aux
  savants, en apprenant aux ignorants, ce qui résultait pour Jupiter de la
  perpendicularité approximative de son axe sur le plan de son orbite.
  Jupiter, qui fait partie du monde solaire, comme Mercure, Vénus, la Terre,
  Mars, Saturne, Uranus et Neptune, circule à prÚs de deux cents millions de
  lieues du foyer commun, son volume étant environ treize cents fois celui de la
  Terre.
  Or, s’il existe une vie « jovienne », c’est-Ă -dire s’il y a des habitants Ă  la
  surface de Jupiter, voici quels sont les avantages certains que leur offre
  ladite planÚte ­ avantages si fantaisistement mis en relief, lors du mémorable
  meeting qui avait précédé le voyage à la Lune.
  Et, en premier lieu, pendant la révolution diurne de Jupiter qui ne dure que 9
  heures 55 minutes, les jours, sont constamment Ă©gaux aux nuits par n’importe
  quelle latitude ­ soit 4 heures 77 minutes pour le jour, 4 heures 77 minutes
  pour la nuit.
  « VoilĂ , firent observer les partisans de l’existence des Joviens, voilĂ  qui
  convient aux gens d’habitudes rĂ©guliĂšres. Ils seront enchantĂ©s de se soumettre
  à cette régularité! »
  Eh bien! c’est ce qui se produirait sur la Terre, si le prĂ©sident Barbicane
  accomplissait son oeuvre. Seulement, comme le mouvement de rotation sur le
  nouvel axe terrestre ne serait ni accru ni amoindri, comme vingt-quatre heures
  sépareraient toujours deux midis successifs, les nuits et les jours seraient
  exactement de douze heures en n’importe quel point de notre sphĂ©roĂŻde. Les
  crĂ©puscules et les aubes allongeraient les jours d’une quantitĂ© toujours Ă©gale.
  On vivrait au milieu d’un Ă©quinoxe perpĂ©tuel, tel qu’il se produit le 21 mars
  et le 21 septembre sur toutes les latitudes du globe, lorsque l’astre radieux
  dĂ©crit sa courbe apparente dans le plan de l’Équateur.
  « Mais le phénomÚne climatérique le plus curieux, et non le moins intéressant,
  ajoutaient avec raison les enthousiastes, ce sera l’absence de saisons! »
  En effet, c’est grñce à l’inclinaison de l’axe sur le plan de l’orbite, que se
  produisent ces variations annuelles, connues sous les noms de printemps, d’étĂ©,
  d’automne et d’hiver. Or, les Joviens ne connaissent rien de ces saisons. Donc
  les Terrestriens ne les connaßtraient plus. Du moment que le nouvel axe serait
  perpendiculaire Ă  l’écliptique, il n’y aurait ni zones glaciales ni zones
  torrides, mais toute la Terre jouirait d’une zone tempĂ©rĂ©e.
  Voici pourquoi.
  Qu’est-ce que c’est que la zone torride? C’est la partie de la surface du globe
  comprise entre les Tropiques du Cancer et du Capricorne. Tous les points de
  cette zone jouissent de la propriété de voir le Soleil deux fois par an à leur
  zénith, tandis que pour les points des Tropiques, ce phénomÚne ne se produit
  annuellement qu’une fois.
  Qu’est-ce que c’est que la zone tempĂ©rĂ©e? C’est la partie qui comprend les
  rĂ©gions situĂ©es entre les Tropiques et les Cercles polaires, entre 23°28’ et
  66°72’ de latitude, et pour lesquelles le Soleil ne s’élĂšve jamais jusqu’au
  zĂ©nith, mais paraĂźt tous les jours au-dessus de l’horizon.
  Qu’est-ce que c’est que la zone glaciale? C’est cette partie des rĂ©gions
  circumpolaires que le Soleil abandonne complÚtement pendant un laps de temps,
  qui, pour le PĂŽle mĂȘme, peut aller jusqu’à six mois.
  On le comprend, une conséquence des diverses hauteurs que peut atteindre le
  Soleil au-dessus de l’horizon, c’est qu’il en rĂ©sulte une chaleur excessive
  pour la zone torride ­ une chaleur modĂ©rĂ©e mais variable Ă  mesure qu’on
  s’éloigne des Tropiques pour la zone tempĂ©rĂ©e, ­ un froid excessif pour la zone
  glaciale depuis les Cercles polaires jusqu’aux Pîles.
  Eh bien, les choses ne se passeraient plus ainsi à la surface de la Terre, par
  suite de la perpendicularité du nouvel axe. Le Soleil se maintiendrait
  immuablement dans le plan de l’Équateur. Durant toute l’annĂ©e, il tracerait
  pendant douze heures sa course imperturbable, en montant jusqu’à une distance
  du zĂ©nith Ă©gale Ă  la latitude du lieu, par consĂ©quent d’autant plus haut que le
  point est plus voisin de l’Équateur. Ainsi, pour les pays situĂ©s par vingt
  degrĂ©s de latitude, il s’élĂšverait chaque jour jusqu’à soixante-dix degrĂ©s
  au-dessus de l’horizon, ­ pour les pays situĂ©s par quarante-neuf degrĂ©s,
  jusqu’à quarante et un, ­ pour les points situĂ©s sur le soixante-septiĂšme
  parallĂšle, jusqu’à vingt-trois degrĂ©s. Donc les jours conserveraient une
  régularité parfaite, mesurés par le Soleil, qui se lÚverait et se coucherait
  toutes les douze heures au mĂȘme point de l’horizon.
  « Et voyez les avantages! répétaient les amis du président Barbicane. Chacun,
  suivant son tempérament, pourra choisir le climat invariable qui conviendra à
  ses rhumes ou Ă  ses rhumatismes, sur un globe oĂč l’on ne connaĂźtra plus les
  variations de chaleur actuellement si regrettables! »
  En rĂ©sumĂ©, Barbicane and Co, Titans modernes, allaient modifier l’état de
  choses qui existait depuis l’époque oĂč le sphĂ©roĂŻde terrestre, penchĂ© sur son
  orbite, s’était concentrĂ© pour devenir la Terre telle qu’elle est.
  À la vĂ©ritĂ©, l’observateur y perdrait quelques-unes des constellations ou
  étoiles qu’il est habituĂ© Ă  voir sur le champ du ciel. Le poste n’aurait plus
  les longues nuits d’hiver ni les longs jours d’étĂ© Ă  encadrer dans ses rimes
  modernes « avec la consonne d’appui. » Mais, en somme, quel profit pour la
  généralité des humains!
  « De plus, répétaient les journaux dévoués au président Barbicane, puisque les
  productions du sol terrestre seront rĂ©gularisĂ©es, l’agronome pourra distribuer
  à chaque espÚce végétale la température qui lui paraßtra favorable.
  — Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-ce qu’il n’y aura pas toujours
  des pluies, des grĂȘles, des tempĂȘtes, des trombes, des orages, tous ces
  mĂ©tĂ©ores qui parfois compromettent si gravement l’avenir des rĂ©coltes et la
  fortune des cultivateurs?
  — Sans doute, reprenait le choeur des amis, mais ces dĂ©sastres seront
  probablement plus rares par suite de la rĂ©gularitĂ© climatĂ©rique qui empĂȘchera
  les troubles de l’atmosphĂšre. Oui! l’humanitĂ© profitera grandement de ce nouvel
  état de choses. Oui! ce sera la véritable transformation du globe terrestre.
  Oui! Barbicane and Co auront rendu service aux générations présentes et
  futures, en dĂ©truisant, avec l’inĂ©galitĂ© des jours et des nuits, la diversitĂ©
  fùcheuse des saisons. Oui! comme le disait Michel Ardan, notre sphéroïde, à la
  surface duquel il fait toujours trop chaud ou trop froid, ne sera plus la
  planùte aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de poitrine. Il n’y aura
  d’enrhumĂ©s que ceux qui le voudront bien, puisqu’il leur sera toujours loisible
  d’aller habiter un pays convenable Ă  leurs bronches. »
  Et, dans son numéro du 27 décembre, le _Sun_, de New- York, termina le plus
  éloquent des articles en s’écriant :
  « Honneur au président Barbicane et à ses collÚgues! Non seulement ces
  audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une nouvelle province au continent
  amĂ©ricain, et par lĂ  mĂȘme agrandi le champ dĂ©jĂ  si vaste de la ConfĂ©dĂ©ration,
  mais ils auront rendu la Terre plus hygiéniquement habitable, et aussi plus
  productive, puisqu’on pourra semer dĂšs qu’on aura rĂ©coltĂ©, et que, le grain
  germant sans retard, il n’y aura plus de temps perdu en hiver. Non seulement
  les richesses houillùres se seront accrues par l’exploitation de nouveaux
  gisements, qui assureront la consommation de cette indispensable matiÚre
  pendant de longues annĂ©es peut-ĂȘtre, mais les conditions climatĂ©riques de notre
  globe se seront transformées à son avantage. Barbicane et ses collÚgues auront
  modifiĂ©, pour le plus grand bien de leurs semblables, l’oeuvre du CrĂ©ateur.
  Honneur à ces hommes, qui prendront le premier rang parmi les bienfaiteurs de
  l’humanitĂ©! »
  IX
  Dans lequel on sent apparaßtre un Deus ex
  Machina d’origine française.
  Tels devaient donc ĂȘtre les profits dus Ă  la modification apportĂ©e par le
  prĂ©sident Barbicane Ă  l’axe de rotation. On le sait, d’ailleurs, cette
  modification ne devait affecter que dans une mesure insensible le mouvement de
  translation de notre sphéroïde autour du Soleil. La Terre continuerait à
  dĂ©crire son orbite immuable Ă  travers l’espace, et les conditions de l’annĂ©e
  solaire ne seraient point altérées.
  Lorsque les consĂ©quences du changement de l’axe furent portĂ©es Ă  la
  connaissance du monde entier, elles eurent un retentissement extraordinaire.
  Et, à la premiÚre heure, on fit un accueil enthousiaste à ce problÚme de haute
  mĂ©canique. La perspective d’avoir des saisons d’une Ă©galitĂ© constante, et,
  suivant la latitude, « au grĂ© des consommateurs », Ă©tait extrĂȘmement
  sĂ©duisante. On « s’emballait » sur cette pensĂ©e que tous les mortels pourraient
  jouir de ce printemps perpĂ©tuel que le chantre de TĂ©lĂ©maque accordait Ă  l’üle
  de Calypso, et qu’ils auraient mĂȘme le choix entre un printemps frais et un
  printemps tiùde. Quant à la position du nouvel axe sur lequel s’accomplirait la
  rotation diurne, c’était un secret que ni le prĂ©sident Barbicane, ni le
  capitaine Nicholl, ni J.-T. Maston ne semblaient vouloir livrer au public. Le
  dĂ©voileraient-ils avant, ou ne le connaĂźtrait-on qu’aprĂšs l’expĂ©rience? Il n’en
  fallait pas davantage pour que l’opinion commençùt Ă  s’inquiĂ©ter quelque peu.
  Une observation vint naturellement Ă  l’esprit, et fut vivement commentĂ©e dans
  les journaux. Par quel effort mécanique se produirait ce changement, qui
  exigerait Ă©videmment l’emploi d’une force Ă©norme?
  Le Forum, importante revue de New-York, fit justement remarquer ceci :
  « Si la Terre n’eĂ»t pas tournĂ© sur un axe, peut-ĂȘtre aurait- il suffi d’un choc
  relativement faible pour lui donner un mouvement de rotation autour d’un axe
  arbitrairement choisi, mais elle peut ĂȘtre assimilĂ©e Ă  un Ă©norme gyroscope, se
  mouvant avec une assez grande rapiditĂ©, et une loi de la nature veut qu’un
  semblable appareil ait une propension Ă  tourner constamment autour du mĂȘme axe.
  LĂ©on Foucault l’a dĂ©montrĂ© matĂ©riellement par des expĂ©riences cĂ©lĂšbres. Il sera
  donc trĂšs difficile, pour ne pas dire impossible, de l’en faire dĂ©vier! »
  Rien de plus juste. Aussi, aprĂšs s’ĂȘtre demandĂ© quel serait l’effort imaginĂ©
  par les ingénieurs de la _North Polar Practical Association_, il était non
  moins intéressant de savoir si cet effort serait insensiblement ou brusquement
  produit. Et, dans ce dernier cas, ne surviendrait-il pas des catastrophes
  effrayantes Ă  la surface du globe, au moment oĂč le changement d’axe
  s’effectuerait, grĂące aux procĂ©dĂ©s de Barbicane and Co?
  Il y avait là de quoi préoccuper aussi bien les savants que les ignorants des
  deux Mondes. En somme, un choc est un choc, et il n’est jamais agrĂ©able d’en
  ressentir le coup ou mĂȘme le contrecoup. Il semblait, vraiment, que les
  promoteurs de l’affaire ne s’étaient point prĂ©occupĂ©s des bouleversements que
  leur oeuvre pouvait provoquer sur notre infortunĂ© globe pour n’en voir que les
  avantages. Aussi, trÚs adroitement, les délégués européens, plus que jamais
  irrités de leur défaite et résolus à tirer parti de cette circonstance,
  commencĂšrent-ils Ă  soulever l’opinion publique contre le prĂ©sident du Gun-Club.
  On ne l’a pas oubliĂ©, la France, n’ayant fait valoir aucune prĂ©tention sur les
  contrées circumpolaires, ne figurait point parmi les Puissances qui avaient
  pris part Ă  l’adjudication. Cependant, si elle s’était officiellement dĂ©tachĂ©e
  de la question, un Français, on l’a dit, avait eu la pensĂ©e de se rendre Ă 
  Baltimore, afin de suivre, pour son compte personnel et son agrément
  particulier, les diverses phases de cette gigantesque entreprise.
  C’était un ingĂ©nieur au corps des Mines, ĂągĂ© de trente- cinq ans. EntrĂ© le
  premier à l’École Polytechnique et sorti le premier, il est permis de le
  présenter comme un mathématicien hors ligne, trÚs probablement supérieur à
  J.-T. Maston, qui, lui, s’il Ă©tait un calculateur remarquable, n’était que
  calculateur ­ ce qu’eĂ»t Ă©tĂ© un Le Verrier auprĂšs d’un Laplace ou d’un Newton.
  Cet ingĂ©nieur ­ ce qui ne gĂątait rien ­ Ă©tait un homme d’esprit, un
  fantaisiste, un original comme il s’en rencontre quelquefois dans les Ponts et
  rarement dans les Mines. Il avait une maniÚre à lui de dire les choses et
  particuliĂšrement amusante. Lorsqu’il causait avec ses intimes, mĂȘme lorsqu’il
  parlait science, il le faisait avec le laisser-aller d’un gamin de Paris. Il
  aimait les mots de cette langue populaire, les expressions auxquelles la mode a
  si rapidement donnĂ© droit de citĂ©. Dans ses moments d’abandon, on eĂ»t dit que
  son langage se serait trĂšs mal accommodĂ© des formules acadĂ©miques, et il ne s’y
  rĂ©signait que lorsqu’il avait la plume Ă  la main. C’était, en mĂȘme temps, un
  travailleur acharné, pouvant rester dix heures devant sa table, écrivant
  couramment des pages d’algĂšbre comme on Ă©crit une lettre. Son meilleur
  délassement, aprÚs les travaux de hautes mathématiques de toute une journée,
  c’était le whist, qu’il jouait mĂ©diocrement, bien qu’il en eĂ»t calculĂ© toutes
  les chances. Et, quand « la main Ă©tait au mort », il fallait l’entendre
  s’écrier dans ce latin de cuisine, cher aux pipots : « _Cadaveri poussandum
  est!_ »
  Ce singulier personnage s’appelait Pierdeux (Alcide) et, dans sa manie
  d’abrĂ©ger ­ commune d’ailleurs Ă  tous ses camarades ­ il signait gĂ©nĂ©ralement
  APierd et mĂȘme AP1, sans jamais mettre de point sur l’i. Il Ă©tait si ardent
  dans ses discussions, qu’on l’avait surnommĂ© Alcide sulfurique. Non seulement
  il était grand, mais il paraissait « haut ». Ses camarades affirmaient que sa
  taille mesurait la cinq millioniÚme partie du quart du méridien, soit environ
  deux mĂštres, et ils ne se trompaient pas de beaucoup. S’il avait la tĂȘte un peu
  petite pour son buste puissant et ses larges épaules, comme il la remuait avec
  entrain, et quel vif regard s’échappait de ses yeux bleus Ă  travers son
  pince-nez! Ce qui le caractĂ©risait, c’était une de ces physionomies qui sont
  gaies, tout en Ă©tant graves, en dĂ©pit d’un crĂąne dĂ©pouillĂ© prĂ©maturĂ©ment par
  l’abus des signes algĂ©briques sous la lumiĂšre des « verres de rosto »,
  autrement dit les becs de gaz des salles d’études. Avec cela le meilleur garçon
  dont on ait jamais conservĂ© le souvenir Ă  l’École, et sans l’ombre de pose.
  Bien que son caractĂšre fĂ»t assez indĂ©pendant, il s’était toujours soumis aux
  prescriptions du code X, qui fait loi parmi les Polytechniciens pour tout ce
  qui concerne la camaraderie et le respect de l’uniforme. On l’apprĂ©ciait aussi
  bien sous les arbres de la cour des « Acas », ainsi nommĂ©e parce qu’elle n’a
  pas d’acacias, que dans les « casers » ­ dortoirs oĂč les rangements de son
  bahut, l’ordre qui rĂ©gnait dans son « coffin, » dĂ©notaient un esprit absolument
  méthodique.
  Mais que la tĂȘte d’Alcide Pierdeux parĂ»t un peu petite au sommet de son grand
  corps, soit! En tous cas, elle Ă©tait remplie jusqu’aux mĂ©ninges, on peut le
  croire. Avant tout, il était mathématicien comme tous ses camarades le sont ou
  l’ont Ă©tĂ©; mais il ne faisait des mathĂ©matiques que pour les appliquer aux
  sciences expĂ©rimentales, qui elles-mĂȘmes n’avaient de charme Ă  ses yeux que
  parce qu’elles trouvaient leur emploi dans l’industrie. C’était lĂ , il le
  reconnaissait bien, un cĂŽtĂ© infĂ©rieur de sa nature. On n’est pas parfait. En
  somme, sa spĂ©cialitĂ©, c’était l’étude de ces sciences qui, malgrĂ© leurs progrĂšs
  immenses, ont et auront toujours des secrets pour leurs adeptes.
  Mentionnons, au passage, qu’Alcide Pierdeux Ă©tait cĂ©libataire. Comme il le
  disait volontiers, il était encore « égal à un, » bien que son plus vif désir
  eût été de se doubler. Aussi, ses amis avaient-ils déjà pensé à le marier avec
  une jeune fille charmante, gaie, spirituelle, une provençale de Martigues.
  Malheureusement, il y avait un pÚre qui répondit aux premiÚres ouvertures par
  la « martigalade » suivante :
  « Non, votre Alcide est trop savant! Il tiendrait à ma pauvrette des
  conversations inintelligibles pour elle!
 »
  Comme si tout vrai savant n’était pas modeste et simple!
  C’est pourquoi, trĂšs dĂ©pitĂ©, notre ingĂ©nieur rĂ©solut de mettre une certaine
  étendue de mer entre la Provence et lui. Il demanda un congĂ© d’un an, il
  l’obtint, et ne crut pas pouvoir le mieux employer qu’en allant suivre
  l’affaire de la _North Polar Practical Association_. Et voilà pourquoi, à cette
  époque, il se trouvait aux États-Unis.
  Donc, depuis qu’Alcide Pierdeux Ă©tait Ă  Baltimore, cette grosse opĂ©ration de
  Barbicane and Co. ne laissait pas de le préoccuper. Que la Terre devint
  jovienne par un changement d’axe, peu lui importait! Mais par quel moyen elle
  le pourrait devenir, c’était lĂ  ce qui excitait sa curiositĂ© de savant ­ non
  sans raison.
  Et, dans son langage pittoresque, il se disait : « Évidemment le prĂ©sident
  
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