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Sans dessus dessous - 05
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  Le cottage était trÚs simple. Un rez-de-chaussée à véranda et un étage
  au-dessus. Petit salon et petite salle à manger, en bas, avec la cuisine et
  lâoffice, contenus dans un bĂątiment annexĂ© en retour du jardinet. En haut,
  chambre Ă coucher sur la rue, cabinet de travail sur le jardin, oĂč rien
  nâarrivait des tumultes de lâextĂ©rieur. _Buen retiro_ du savant et du sage,
  entre les murs duquel sâĂ©taient rĂ©solus tant de calculs, et quâauraient enviĂ©
  Newton, Laplace ou Cauchy.
  Quelle diffĂ©rence avec lâhĂŽtel de Mrs EvangĂ©lina Scorbitt, Ă©levĂ© dans le riche
  quartier de New-Park, avec sa façade Ă balcons, revĂȘtue des fantaisies
  sculpturales de lâarchitecture anglo-saxonne, Ă . la fois gothique et
  renaissance, ses salons richement meublés, son hall grandiose, ses galeries de
  tableaux, dans lesquelles les maßtres français tenaient la haute place, son
  escalier à double révolution, son nombreux domestique, ses écuries, ses
  remises, son jardin avec pelouses, grands arbres, fontaines jaillissantes, la
  tour qui dominait lâensemble des bĂątiments, au sommet de laquelle la brise
  agitait le pavillon bleu et or des Scorbitts!
  Trois milles, oui! trois grands milles, au moins, sĂ©paraient lâhĂŽtel de
  New-Park de Balistic-Cottage. Mais un fil téléphonique spécial reliait les deux
  habitations, et sur le « Allo! Allo! » qui demandait la communication entre le
  cottage et lâhĂŽtel, la conversation sâĂ©tablissait. Si les causeurs ne pouvaient
  se voir, ils pouvaient sâentendre. Ce qui nâĂ©tonnera personne, câest que Mrs
  Evangélina Scorbitt appelait plus souvent J.-T. Maston devant sa plaque
  vibrante que J.-T. Maston nâappelait Mrs EvangĂ©lina Scorbitt devant la sienne.
  Alors le calculateur quittait son travail non sans quelque dépit, il recevait
  un bonjour amical, il y répondait par un grognement dont le courant électrique,
  il faut le croire, adoucissait les peu galantes intonations, et il se remettait
  à ses problÚmes.
  Ce fut dans la journée du 3 octobre, aprÚs une derniÚre et longue conférence,
  que J.-T. Maston prit congé de ses collÚgues pour se mettre à la besogne.
  Travail des plus important dont il sâĂ©tait chargĂ©, puisquâil sâagissait de
  calculer les procédés mécaniques qui donneraient accÚs au PÎle boréal et
  permettraient dâexploiter les gisements enfouis sous ses glaces.
  J.-T. Maston avait estimé à une huitaine de jours le temps exigé pour accomplir
  sa besogne mystérieuse, véritablement compliquée et délicate, nécessitant la
  rĂ©solution dâĂ©quations diverses, qui portaient sur la mĂ©canique, la gĂ©omĂ©trie
  analytique à trois dimensions, la géométrie polaire et la trigonométrie.
  Afin dâĂ©chapper Ă toute cause de trouble, il avait Ă©tĂ© convenu que le
  secrĂ©taire du Gun-Club, retirĂ© dans son cottage, nây serait dĂ©rangĂ© par
  personne. Un gros chagrin pour Mrs Evangélina Scorbitt; mais elle dut se
  rĂ©signer. Aussi, en mĂȘme temps que le prĂ©sident Barbicane, le capitaine
  Nicholl, leurs collÚgues le fringant Bilsby, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter
  aux jambes de bois, Ă©tait- elle venue, dans lâaprĂšs-midi, faire une derniĂšre
  visite à J.-T. Maston.
  « Vous rĂ©ussirez, cher Maston! dit-elle, au moment oĂč ils allaient se sĂ©parer.
  â Et surtout, ne commettez pas dâerreur! ajouta en souriant le prĂ©sident
  Barbicane.
  â Une erreur!⊠lui!⊠sâĂ©cria Mrs EvangĂ©lina Scorbitt.
  â Pas plus que Dieu nâen a commis en combinant les lois de la mĂ©canique
  céleste! » répondit modestement le secrétaire du Gun-Club.
  Puis, aprĂšs une poignĂ©e de main des uns, aprĂšs quelques soupirs de lâautre,
  souhaits de réussite et recommandations de ne point se surmener, par un travail
  excessif, chacun prit congé du calculateur. La porte de Balistic-Cottage se
  ferma, et Fire-Fire eut ordre de ne la rouvrir Ă personne  fĂ»t-ce mĂȘme au
  prĂ©sident des Ătats-Unis dâAmĂ©rique.
  Pendant les deux premiers jours de rĂ©clusion, J.-T. Maston rĂ©flĂ©chit de tĂȘte,
  sans prendre la craie, au problÚme qui lui était posé. Il relut certains
  ouvrages relatifs aux éléments, la Terre, sa masse, sa densité, son volume, sa
  forme, ses mouvements de rotation sur son axe et de translation le long de son
  orbite  éléments qui devaient former la base de ses calculs.
  Voici les principales de ces donnĂ©es, quâil est bon de remettre sous les yeux
  du lecteur :
  Forme de la Terre : un ellipsoïde de révolution, dont le plus long rayon est de
  6 377 398 mÚtres ou 1594 lieues de 4 kilomÚtres en nombres ronds  le plus
  court étant de 6 356 080 mÚtres ou de 1589 lieues. Cela constitue pour les deux
  rayons, par suite de lâaplatissement de notre sphĂ©roĂŻde aux PĂŽles, une
  différence de 21 318 mÚtres, environ 5 lieues.
  CirconfĂ©rence de la Terre Ă lâĂquateur : 40 000 kilomĂštres, soit 10 000 lieues
  de 4 kilomÚtres.
  Surface de la Terre  évaluation approximative : 510 millions de kilomÚtres
  carrés.
  Volume de la Terre : environ 1000 milliard de kilomĂštres cubes, câest-Ă -dire de
  cubes ayant chacun mille mÚtres en longueur, largeur et hauteur.
  DensitĂ© de la Terre : Ă peu prĂšs cinq fois celle de lâeau, câest-Ă -dire un peu
  supĂ©rieure Ă la densitĂ© du spath pesant, presque celle de lâiode,  soit 5480
  kilogrammes pour poids moyen dâun mĂštre cube de la Terre, supposĂ©e pesĂ©e par
  morceaux successivement amenĂ©s Ă sa surface. Câest le nombre quâa dĂ©duit
  Cavendish au moyen de la balance inventée et construite par Mitchell, ou plus
  rigoureusement 5670 kilogrammes, dâaprĂšs les rectifications de Baily. MM.
  Wilsing, Cornu, Baille, etc., ont depuis répété ces mesures.
  Durée de translation de la Terre autour du soleil : 365 jours un quart,
  constituant lâannĂ©e solaire, ou plus exactement 365 jours 6 heures 9 minutes 10
  secondes 37 centiÚmes,  ce qui donne à notre sphéroïde  par seconde  une
  vitesse de 30 400 mÚtres ou 7 lieues 6 dixiÚmes.
  Chemin parcouru dans la rotation de la Terre sur son axe par les points de sa
  surface situĂ©s Ă lâĂquateur : 463 mĂštres par seconde ou 417 lieues par heure.
  Voici, maintenant, quelles furent les unités de longueur, de force, de temps et
  dâangle, que prit J.-T. Maston pour mesure dans ses calculs : le mĂštre, le
  kilogramme, la seconde, et lâangle au centre qui intercepte dans un cercle
  quelconque un arc égal au rayon.
  Ce fut le 5 octobre, vers cinq heures de lâaprĂšs-midi  il importe de prĂ©ciser
  quand il sâagit dâune oeuvre aussi mĂ©morable  que J.-T. Maston, aprĂšs mĂ»res
  rĂ©flexions, se mit au travail Ă©crit. Et, tout dâabord, il attaqua son problĂšme
  par la base, câest-Ă -dire par le nombre qui reprĂ©sente la circonfĂ©rence de la
  Terre Ă lâun de ses grands cercles, soit Ă lâĂquateur.
  Le tableau noir Ă©tait lĂ , dans un angle du cabinet, sur le chevalet de chĂȘne
  cirĂ©, bien Ă©clairĂ© par lâune des fenĂȘtres qui sâouvrait du cĂŽtĂ© du jardin. De
  petits bùtons de craie étaient rangés sur la planchette ajustée au bas du
  tableau. LâĂ©ponge pour effacer se trouvait Ă portĂ©e de la main gauche du
  calculateur. Quant à sa main droite ou plutÎt son crochet postiche, il était
  réservé pour le tracé des figures, des formules et des chiffres.
  Au début, J.-T. Maston, décrivant un trait remarquablement circulaire, traça
  une circonfĂ©rence qui reprĂ©sentait le sphĂ©roĂŻde terrestre. Ă lâĂquateur, la
  courbure du globe fut marquée par une ligne pleine, représentant la partie
  antérieure de la courbe, puis par une ligne ponctuée, indiquant la partie
  postĂ©rieure  de maniĂšre Ă bien faire sentir la projection dâune figure
  sphĂ©rique. Quant Ă lâaxe sortant par les deux PĂŽles, ce fut un trait
  perpendiculaire au plan de lâĂquateur, que marquĂšrent les lettres N et S.
  Puis, sur le coin à droite du tableau, fut inscrit ce nombre, qui représente en
  mÚtres la circonférence de la Terre :
  40 000 000
  Cela fait, J.-T. Maston se mit en posture pour commencer la série de ses
  calculs.
  Il Ă©tait si prĂ©occupĂ© quâil nâavait point observĂ© lâĂ©tat du ciel  lequel
  sâĂ©tait sensiblement modifiĂ© dans lâaprĂšs-midi. Depuis une heure, montait un de
  ces gros orages, dont lâinfluence affecte lâorganisme de tous les ĂȘtres
  vivants. Des nuages livides, sortes de flocons blanchùtres, accumulés sur un
  fond gris mat, passaient pesamment au-dessus de la ville. Des roulements
  lointains se répercutaient entre les cavités sonores de la Terre et de
  lâespace. Un ou deux Ă©clairs avaient dĂ©jĂ zĂ©brĂ© lâatmosphĂšre, oĂč la tension
  électrique était portée au plus haut point.
  J.-T. Maston, de plus en plus absorbĂ©, ne voyait rien, nâentendait rien.
  Soudain, un timbre électrique troubla par ses tintements précipités le silence
  du cabinet.
  « Bon! sâĂ©cria J.-T. Maston. Quand ce nâest pas par la porte que viennent les
  importuns, câest par le fil tĂ©lĂ©phonique!⊠Une belle invention pour les gens
  qui veulent rester en repos!⊠Je vais prendre la prĂ©caution dâinterrompre le
  courant pendant toute la durée de mon travail! »
  Et, sâavançant vers la plaque :
  « Que me veut-on? demanda-t-il.
  â Entrer en communication pour quelques instants! rĂ©pondit une voix fĂ©minine.
  â Et qui me parle?âŠ
  â Ne mâavez-vous pas reconnue, cher monsieur Maston? Câest moi⊠mistress
  Scorbitt!
  â Mistress Scorbitt!⊠Elle ne me laissera donc pas une minute de tranquillitĂ©! »
  Mais ces derniers mots  peu agrĂ©ables pour lâaimable veuve  furent prudemment
  murmurĂ©s Ă distance, de maniĂšre Ă ne pas impressionner la plaque de lâappareil.
  Puis J.-T. Maston, comprenant quâil ne pouvait se dispenser de rĂ©pondre, au
  moins par une phrase polie, reprit :
  « Ah! câest vous, mistress Scorbitt?
  â Moi, cher monsieur Maston!
  â Et que me veut mistress Scorbitt?âŠ
  â Vous prĂ©venir quâun violent orage ne tardera pas Ă Ă©clater au-dessus de la
  ville!
  â Eh bien, je ne puis lâempĂȘcherâŠ
  â Non, mais je viens vous demander si vous avez eu soin de fermer vos fenĂȘtresâŠ
  »
  Mrs EvangĂ©lina Scorbitt avait Ă peine achevĂ© cette phrase, quâun formidable
  coup de tonnerre emplissait lâespace. On eĂ»t dit quâune immense piĂšce de soie
  se déchirait sur une longueur infinie. La foudre était tombée dans le voisinage
  de Balistic-Cottage, et le fluide, conduit par le fil du téléphone, venait
  dâenvahir le cabinet du calculateur avec une brutalitĂ© toute Ă©lectrique.
  J.-T. Maston, penchĂ© sur la plaque de lâappareil, reçut la plus belle gifle
  voltaĂŻque qui ait jamais Ă©tĂ© appliquĂ©e sur la joue dâun savant. Puis,
  lâĂ©tincelle filant par son crochet de fer, il fut renversĂ© comme un simple
  capucin de carte. En mĂȘme temps, le tableau noir, heurtĂ© par lui, vola dans un
  coin de la chambre. AprĂšs quoi, la foudre, sortant par lâinvisible trou dâune
  vitre, gagna un tuyau de conduite et alla se perdre dans le sol.
  Abasourdi  on le serait à moins  J.-T. Maston se releva, se frotta les
  diffĂ©rentes parties du corps, sâassura quâil nâĂ©tait point blessĂ©. Cela fait,
  nâayant rien perdu de son sang-froid, comme il convenait Ă un ancien pointeur
  de Columbiad, il remit tout en ordre dans son cabinet, redressa son chevalet,
  replaça son tableau, ramassa les bouts de craie éparpillés sur le tapis, et
  vint reprendre son travail si brusquement interrompu.
  Mais il sâaperçut alors que, par suite de la chute du tableau, lâinscription
  quâil avait tracĂ©e Ă droite, et qui reprĂ©sentait en mĂštres la circonfĂ©rence
  terrestre Ă lâĂquateur, Ă©tait partiellement effacĂ©e. Il commençait donc Ă la
  rétablir, lorsque le timbre résonna de nouveau avec un titillement fébrile.
  « Encore! » sâĂ©cria J.-T. Maston.
  Et il alla se placer devant lâappareil.
  « Qui est là ?⊠demanda-t-il.
  â Mistress Scorbitt.
  â Et que me veut mistress Scorbitt?
  â Est-ce que cet horrible tonnerre nâest pas tombĂ© sur Balistic-Cottage?
  â Jâai tout lieu de le croire!
  â Ah! grand Dieu!⊠La foudreâŠ
  â Rassurez-vous, mistress Scorbitt!
  â Vous nâavez pas eu de mal, cher monsieur Maston?
  â Pas euâŠ
  â Vous ĂȘtes bien certain de ne pas avoir Ă©tĂ© touchĂ©?âŠ
  â Je ne suis touchĂ© que de votre amitiĂ© pour moi, crut devoir rĂ©pondre
  galamment J.-T. Maston.
  â Bonsoir, cher Maston!
  â Bonsoir, chĂšre mistress Scorbitt. »
  Et il ajouta en retournant à sa place :
  « Au diable soit-elle, cette excellente femme! Si elle ne mâavait pas si
  maladroitement appelĂ© au tĂ©lĂ©phone, je nâaurais pas couru le risque dâĂȘtre
  foudroyé! »
  Cette fois, câĂ©tait bien fini. J.-T. Maston ne devait plus ĂȘtre dĂ©rangĂ© au
  cours de sa besogne. Dâailleurs, afin de mieux assurer le calme nĂ©cessaire Ă
  ses travaux, il rendit son appareil complÚtement aphone, en interrompant la
  communication électrique.
  Reprenant pour base le nombre quâil venait dâĂ©crire, il en dĂ©duisit les
  diverses formules, puis, finalement, une formule dĂ©finitive, quâil posa Ă
  gauche sur le tableau, aprĂšs avoir effacĂ© tous les chiffres dont il lâavait
  tirée.
  Et alors, il se lança dans une interminable sĂ©rie de signes algĂ©briquesâŠ
  --------------------------------------------------------------------------------
  Huit jours plus tard, le 11 octobre, ce magnifique calcul de mécanique était
  résolu, et le secrétaire du Gun-Club apportait triomphalement à ses collÚgues
  la solution du problĂšme quâils attendaient avec une impatience bien naturelle.
  Le moyen pratique dâarriver au PĂŽle nord pour en exploiter les houillĂšres Ă©tait
  mathématiquement établi. Aussi, une Société fut-elle fondée sous le titre de
  _North Polar Practical Association_, à laquelle le gouvernement de Washington
  accordait la concession du domaine arctique pour le cas oĂč lâadjudication lâen
  rendrait propriĂ©taire. On sait comment, lâadjudication ayant Ă©tĂ© faite au
  profit des Ătats-Unis dâAmĂ©rique, la nouvelle SociĂ©tĂ© fit appel au concours des
  capitalistes des deux Mondes.
  VII
  Dans lequel le prĂ©sident Barbicane nâen dit
  pas plus quâil ne lui convient dâen dire.
  Le 22 décembre, les souscripteurs de Barbicane and Co furent convoqués en
  assemblée générale. Il va sans dire que les salons du Gun-Club avaient été
  choisis pour lieu de rĂ©union dans lâhĂŽtel dâUnion-square. Et, en vĂ©ritĂ©, câest
  à peine si le square lui-mĂȘme eĂ»t suffi Ă enfermer la foule empressĂ©e des
  actionnaires. Mais le moyen de faire un meeting en plein air, à cette date, sur
  lâune des places de Baltimore, lorsque la colonne mercurielle sâabaisse de dix
  degrés centigrades au-dessous du zéro de la glace fondante.
  Ordinairement, le vaste hall de Gun-Club  on ne lâa peut- ĂȘtre pas oubliĂ© Â
  était ornĂ© dâengins de toutes sortes empruntĂ©s Ă la noble profession de ses
  membres. On eĂ»t dit un vĂ©ritable musĂ©e dâartillerie. Les meubles eux-mĂȘmes,
  siÚges et tables, fauteuils et divans, rappelaient, par leur forme bizarre, ces
  engins meurtriers, qui avaient envoyé dans un monde meilleur tant de braves
  gens dont le secret désir eût été de mourir de vieillesse.
  Eh bien! ce jour-lĂ , il avait fallu remiser cet encombrement. Ce nâĂ©tait pas
  une assemblĂ©e guerriĂšre, câĂ©tait une assemblĂ©e industrielle et pacifique
  quâImpey Barbicane allait prĂ©sider. Large place avait donc Ă©tĂ© faite aux
  nombreux souscripteurs, accourus de tous les points des Ătats-Unis. Dans le
  hall, comme dans les salons y attenant, ils se pressaient, sâĂ©crasaient,
  sâĂ©touffaient, sans compter lâinterminable queue, dont les remous se
  prolongeaient jusquâau milieu dâUnion-square.
  Bien entendu, les membres du Gun-Club,  premiers souscripteurs des actions de
  la nouvelle Société,  occupaient des places rapprochées du bureau. On
  distinguait parmi eux, plus triomphants que jamais, le colonel Bloomsberry, Tom
  Hunter aux jambes de bois et leur collÚgue le fringant Bilsby. TrÚs galamment,
  un confortable fauteuil avait été réservé à Mrs Evangélina Scorbitt, qui aurait
  véritablement eu le droit, en sa qualité de plus forte propriétaire de
  lâimmeuble arctique, de siĂ©ger Ă cĂŽtĂ© du prĂ©sident Barbicane. Nombre de femmes,
  dâailleurs, appartenant Ă toutes les classes de la citĂ©, fleurissaient de leurs
  chapeaux aux bouquets assortis, aux plumes extravagantes, aux rubans
  multicolores, la bruyante foule qui se pressait sous la coupole vitrée du hall.
  En somme, pour lâimmense majoritĂ©, les actionnaires prĂ©sents Ă cette assemblĂ©e
  pouvaient ĂȘtre considĂ©rĂ©s, non seulement comme des partisans, mais comme des
  amis personnels des membres du Conseil dâadministration.
  Une observation, cependant. Les délégués européens, suédois, danois, anglais,
  hollandais et russe, occupaient des places spĂ©ciales, et, sâils assistaient Ă
  cette rĂ©union, câest que chacun dâeux avait souscrit le nombre dâactions qui
  donnait droit à une voix délibérative. AprÚs avoir été si parfaitement unis
  pour acquĂ©rir, ils ne lâĂ©taient pas moins, actuellement, pour dauber les
  acquĂ©reurs. On imagine aisĂ©ment quelle intense curiositĂ©. les poussait Ă
  connaßtre la communication que le président Barbicane allait faire. Cette
  communication  on nâen doutait pas  jetterait la lumiĂšre sur les procĂ©dĂ©s
  imaginĂ©s pour atteindre le PĂŽle borĂ©al. Nây avait-il pas lĂ une difficultĂ© plus
  grande encore que dâen exploiter les houillĂšres? Sâil se prĂ©sentait quelques
  objections Ă produire, Ăric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald,
  ne se gĂȘneraient pas pour demander la parole. De son cĂŽtĂ©, le major Donellan,
  soufflé par Dean Toodrink, était bien décidé à pousser son rival Impey
  Barbicane jusque dans ses derniers retranchements.
  Il était huit heures du soir. Le hall, les salons, les cours du Gun-Club
  resplendissaient des lueurs que leur versaient les lustres Edison. Depuis
  lâouverture des portes assiĂ©gĂ©es par le public, un tumulte dâincessants
  murmures se dĂ©gageait de lâassistance. Mais tout se tut, lorsque lâhuissier
  annonça lâentrĂ©e du Conseil dâadministration.
  La, sur une estrade drapée, devant une table à tapis noirùtre, en pleine
  lumiÚre, prirent place le président Barbicane, le secrétaire J.-T. Maston, leur
  collÚgue le capitaine Nicholl. Un triple hurrah, ponctué de grognements et de
  hips, Ă©clata dans le hall et se dĂ©chaĂźna jusquâaux rues adjacentes.
  Solennellement, J.-T. Maston et le capitaine Nicholl sâĂ©taient assis dans la
  plénitude de leur célébrité.
  Alors, le président Barbicane, qui était resté debout, mit sa main gauche dans
  sa poche, sa main droite dans son gilet, et prit la parole en ses termes :
  « Souscripteurs et Souscriptrices,
  « Le Conseil dâadministration de la _North Polar Practical Association_ vous a
  réunis dans les salons du Gun-Club, afin de vous faire une importante
  communication.
  « Vous lâavez appris par les discussions des journaux, le but de notre nouvelle
  SociĂ©tĂ© est lâexploitation des houillĂšres du PĂŽle arctique, dont la concession
  nous a été faite par le gouvernement fédéral. Ce domaine, acquis aprÚs vente
  publique, constitue lâapport de ses propriĂ©taires dans lâaffaire dont il
  sâagit. Les fonds, mis Ă leur disposition par la souscription close le 11
  dĂ©cembre dernier, vont leur permettre dâorganiser cette entreprise, dont le
  rendement produira un taux dâintĂ©rĂȘt inconnu jusquâĂ ce jour en nâimporte
  quelles opérations commerciales ou industrielles. »
  Ici, premiers murmures approbatifs, qui interrompirent un instant lâorateur.
  « Vous nâignorez pas, reprit-il, comment nous avons Ă©tĂ© amenĂ©s Ă admettre
  lâexistence de riches gisements de houille, peut-ĂȘtre aussi dâivoire fossile,
  dans les régions circumpolaires. Les documents publiés par la presse du monde
  entier [Note 14: Actuellement, le poids des journaux dépasse chaque année 300
  millions de kilogrammes.] ne peuvent laisser aucun doute sur lâexistence de ces
  charbonnages.
  « Or, la houille est devenue la source de toute lâindustrie moderne. Sans
  parler du charbon ou du coke, utilisés pour le chauffage, de son emploi pour la
  production de la vapeur ou de lâĂ©lectricitĂ©, faut-il vous citer ses dĂ©rivĂ©s,
  les couleurs de garance, dâorseille, dâindigo, de fuchsine, de carmin, les
  parfums de vanille, dâamande amĂšre, de reine des prĂ©s, de girofle, de
  winter-green, dâanis, de camphre, de thymol et dâhĂ©liotropine, les picrates,
  lâacide salicylique, le naphtol, le phĂ©nol, lâantipyrine, la benzine, la
  naphtaline, lâacide pyrogallique, lâhydroquinone, le tannin, la saccharine, le
  goudron, lâasphalte, le brai, les huiles de graissage, les vernis, le prussiate
  jaune de potasse, le cyanure, les amers, etc., etc., etc. »
  Et, aprĂšs cette Ă©numĂ©ration, lâorateur respira comme un coureur Ă©poumonĂ© qui
  sâarrĂȘta pour reprendre haleine. Puis, continuant, grĂące Ă une longue
  inspiration dâair :
  « Il est donc certain, dit-il, que la houille, cette substance précieuse entre
  toutes, sâĂ©puisera en un temps assez limitĂ© par suite dâune consommation Ă
  outrance. Avant cinq cents ans, les houillĂšres en exploitation jusquâĂ ce jour
  seront vidĂ©esâŠ
  â Trois cents! sâĂ©cria un des assistants.
  â Deux cents! rĂ©pondit un autre.
  â Disons dans un dĂ©lai plus ou moins rapprochĂ©, reprit le prĂ©sident Barbicane,
  et mettons-nous en mesure de découvrir quelques nouveaux lieux de production,
  comme si la houille devait manquer avant la fin du dix-neuviÚme siÚcle. »
  Ici, une interruption pour permettre aux auditeurs de dresser leurs oreilles,
  puis, une reprise on ces termes :
  « Câest pourquoi, souscripteurs et souscriptrices, levez- vous, suivez-moi et
  partons pour le PÎle! »
  Et, de fait, tout le public sâĂ©branla, prĂȘt Ă boucler ses malles, comme si le
  président Barbicane eût montré un navire en partance pour les régions arctiques.
  Une observation, jetĂ©e dâune voix aigre et claire par le major Donellan, arrĂȘta
  net ce premier mouvement  aussi enthousiaste quâinconsidĂ©rĂ©.
  « Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la question de savoir comment on
  peut se rendre au PĂŽle? Avez-vous la prĂ©tention dây aller par mer?
  â Ni par mer, ni par terre, ni par air, » rĂ©pliqua doucement le prĂ©sident
  Barbicane.
  Et lâassemblĂ©e se rassit, en proie Ă un sentiment de curiositĂ© bien
  compréhensible.
  « Vous nâĂȘtes pas sans connaĂźtre, reprit lâorateur, quelles tentatives ont Ă©tĂ©
  faites pour atteindre ce point inaccessible du sphéroïde terrestre. Cependant,
  il convient que je vous les rappelle sommairement. Ce sera rendre un juste
  honneur aux hardis pionniers qui ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans
  ces expéditions surhumaines. »
  Approbation unanime, qui courut à travers les auditeurs, quelle que fût leur
  nationalité.
  « En 1845, reprit le prĂ©sident Barbicane, lâanglais sir John Franklin, dans un
  troisiĂšme voyage avec lâ_Erebus_ et le _Terror_, dont lâobjectif est de
  sâĂ©lever jusquâau PĂŽle, sâenfonce Ă travers les parages septentrionaux, et on
  nâentend plus parler de lui.
  « En 1854, lâAmĂ©ricain Kane et son lieutenant Morton sâĂ©lancent Ă la recherche
  de sir John Franklin, et, sâils revinrent de leur expĂ©dition, leur navire
  _Advance_ ne revint pas.
  « En 1859, lâanglais Mac Clintock dĂ©couvre un document duquel il appert quâil
  ne reste pas un survivant de la campagne de lâ_Erebus_ et du _Terror_.
  « En 1860, lâAmĂ©ricain Hayes quitte Boston sur le schooner _United-States_,
  dépasse le quatre-vingt-uniÚme parallÚle, et revient en 1862, sans avoir pu
  sâĂ©lever plus haut, malgrĂ© les hĂ©roĂŻques efforts de ses compagnons.
  « En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman, Allemands tous deux, partent de
  Bremerhaven, sur la _Hansa_ et la _Germania_. La Hansa, écrasée par les glaces,
  sombre un peu au-dessous du soixante et onziÚme degré de latitude, et
  lâĂ©quipage ne doit son salut quâĂ ses chaloupes qui lui permettent de regagner
  le littoral du Groënland. Quant à la Germania, plus heureuse, elle rentre au
  port de Bremerhaven, mais elle nâavait pu dĂ©passer le soixante-dix-septiĂšme
  parallÚle.
  « En 1871, le capitaine Hall sâembarque Ă New-York sur le steamer _Polaris_.
  Quatre mois aprÚs, pendant un pénible hivernage, ce courageux marin succombe
  aux fatigues. Un an plus tard, le Polaris, entraßné par les icebergs, sans
  sâĂȘtre Ă©levĂ© au quatre-vingt-deuxiĂšme degrĂ© de latitude, est brisĂ© au milieu
  des banquises en dérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres
  du lieutenant Tyson, ne parviennent Ă regagner le continent quâen sâabandonnant
  sur un radeau de glace aux courants de la mer arctique, et jamais on nâa
  retrouvé les treize hommes perdus avec le Polaris.
  « En 1875, lâAnglais Nares quitte Portsmouth avec lâ_Alerte_ et la
  _DĂ©couverte_. Câest dans cette campagne mĂ©morable, oĂč les Ă©quipages Ă©tablirent
  leur quartier dâhiver entre le quatre vingt-deuxiĂšme et le
  quatre-vingt-troisiĂšme parallĂšle, que le capitaine Markham, aprĂšs sâĂȘtre avancĂ©
  dans la direction du nord, sâarrĂȘte Ă quatre cents milles [Note 15: 740
  kilomĂštres.] seulement du pĂŽle arctique, dont personne ne sâĂ©tait autant
  rapproché avant lui.
  « En 1879, notre grand citoyen Gordon Bennett⊠»
  Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine, acclamÚrent le nom du « grand
  citoyen », le directeur du _New-York Herald_.
  « ⊠arme la Jeannette quâil confie au commandant De Long, appartenant Ă une
  famille dâorigine française. La Jeannette part de San Francisco avec
  trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring, est prise dans les glaces
  à la hauteur de lâĂźle Herald, sombre Ă la hauteur de lâĂźle Bennett, Ă peu prĂšs
  sur le soixante dix-septiĂšme parallĂšle. Ses hommes nâont plus quâune ressource
  : câest de se diriger vers le sud avec les canots quâils ont sauvĂ©s ou Ă la
  surface des ice- fields. La misÚre les décime. De Long meurt en octobre. Nombre
  de ses compagnons sont frappés comme lui, et douze seulement reviennent de
  cette expédition.
  « Enfin, en 1881, lâAmĂ©ricain Greely quitte le port Saint- Jean de Terre-Neuve
  avec le steamer _Proteus_, afin dâaller Ă©tablir une station Ă la baie de lady
  Franklin, sur la terre de Grant, un peu au-dessous du quatre-vingt-deuxiÚme
  degré. En cet endroit est fondé le fort Conger. De là , les hardis hiverneurs se
  portent vers lâouest et vers le nord de la baie. Le lieutenant Lockwood et son
  compagnon Brainard, en mai 1882, sâĂ©lĂšvent jusquâĂ quatre-vingt-trois degrĂ©s
  trente-cinq minutes, dépassant le capitaine Markham de quelques milles.
  « Câest le point extrĂȘme atteint jusquâĂ ce jour! Câest lâ_Ultima Thule_ de la
  cartographie circumpolaire! »
  Ici, nouveaux hurrahs, panachĂ©s des hips rĂ©glementaires, en lâhonneur des
  découvreurs américains.
  « Mais, reprit le président Barbicane, la campagne devait mal finir. Le Proteus
  sombre. Ils sont là vingt-quatre colons arctiques, voués à des misÚres
  épouvantables. Le docteur Pavy, un Français, et bien dâautres, sont atteints
  mortellement. Greely, secouru par la _Thétis_ en 1883, ne ramÚne que six de ses
  compagnons. Et lâun des hĂ©ros de la dĂ©couverte, le lieutenant Lockwood,
  succombe à son tour, ajoutant un nom de plus au douloureux martyrologe de ces
  régions! »
  Cette fois, ce fut un respectueux silence qui accueillit ces paroles du
  prĂ©sident Barbicane, dont toute lâassistance partageait la lĂ©gitime Ă©motion.
  Puis, il reprit dâune voix vibrante :
  « Ainsi donc, malgré tant de dévouement et de courage, le
  quatre-vingt-quatriĂšme parallĂšle nâa jamais pu ĂȘtre dĂ©passĂ©. Et mĂȘme, on peut
  affirmer quâil ne le sera jamais par les moyens qui ont Ă©tĂ© employĂ©s jusquâĂ ce
  jour, soit des navires pour atteindre la banquise, soit des radeaux pour
  franchir les champs de glace. Il nâest pas permis Ă lâhomme dâaffronter de
  pareils dangers, de supporter de tels abaissements de tempĂ©rature. Câest donc
  par dâautres voies quâil faut marcher Ă la conquĂȘte du PĂŽle! »
  On sentit, au frémissement des auditeurs, que là était le vif de la
  communication, le secret cherché et convoité par tous.
  « Et comment vous y prendrez-vous monsieur?⊠demanda le dĂ©lĂ©guĂ© de lâAngleterre.
  â Avant dix minutes, vous le saurez, major Donellan, rĂ©pondit le prĂ©sident
  Barbicane,[Note 16: Dans la nomenclature des découvreurs qui ont tenté de
  sâĂ©lever jusquâau PĂŽle, Barbicane a omis le nom du capitaine Hatteras, dont le
  pavillon aurait flotté sur le quatre-vingt-dixiÚme degré. Cela se comprend,
  ledit capitaine nâĂ©tant, vraisemblablement, quâun hĂ©ros imaginaire. (Anglais au
  pĂŽle Nord et DĂ©sert de Glace, du mĂȘme auteur).] et jâajoute, en mâadressant Ă
  tous nos actionnaires : Ayez confiance en nous, puisque les promoteurs de
  lâaffaire sont les mĂȘmes hommes qui, sâembarquant dans un projectile
  cylindro-coniqueâŠ
  â Cylindro-comique! sâĂ©cria Dean Toodrink.
  â ⊠ont osĂ© sâaventurer jusquâĂ la LuneâŠ
 Â
  au-dessus. Petit salon et petite salle à manger, en bas, avec la cuisine et
  lâoffice, contenus dans un bĂątiment annexĂ© en retour du jardinet. En haut,
  chambre Ă coucher sur la rue, cabinet de travail sur le jardin, oĂč rien
  nâarrivait des tumultes de lâextĂ©rieur. _Buen retiro_ du savant et du sage,
  entre les murs duquel sâĂ©taient rĂ©solus tant de calculs, et quâauraient enviĂ©
  Newton, Laplace ou Cauchy.
  Quelle diffĂ©rence avec lâhĂŽtel de Mrs EvangĂ©lina Scorbitt, Ă©levĂ© dans le riche
  quartier de New-Park, avec sa façade Ă balcons, revĂȘtue des fantaisies
  sculpturales de lâarchitecture anglo-saxonne, Ă . la fois gothique et
  renaissance, ses salons richement meublés, son hall grandiose, ses galeries de
  tableaux, dans lesquelles les maßtres français tenaient la haute place, son
  escalier à double révolution, son nombreux domestique, ses écuries, ses
  remises, son jardin avec pelouses, grands arbres, fontaines jaillissantes, la
  tour qui dominait lâensemble des bĂątiments, au sommet de laquelle la brise
  agitait le pavillon bleu et or des Scorbitts!
  Trois milles, oui! trois grands milles, au moins, sĂ©paraient lâhĂŽtel de
  New-Park de Balistic-Cottage. Mais un fil téléphonique spécial reliait les deux
  habitations, et sur le « Allo! Allo! » qui demandait la communication entre le
  cottage et lâhĂŽtel, la conversation sâĂ©tablissait. Si les causeurs ne pouvaient
  se voir, ils pouvaient sâentendre. Ce qui nâĂ©tonnera personne, câest que Mrs
  Evangélina Scorbitt appelait plus souvent J.-T. Maston devant sa plaque
  vibrante que J.-T. Maston nâappelait Mrs EvangĂ©lina Scorbitt devant la sienne.
  Alors le calculateur quittait son travail non sans quelque dépit, il recevait
  un bonjour amical, il y répondait par un grognement dont le courant électrique,
  il faut le croire, adoucissait les peu galantes intonations, et il se remettait
  à ses problÚmes.
  Ce fut dans la journée du 3 octobre, aprÚs une derniÚre et longue conférence,
  que J.-T. Maston prit congé de ses collÚgues pour se mettre à la besogne.
  Travail des plus important dont il sâĂ©tait chargĂ©, puisquâil sâagissait de
  calculer les procédés mécaniques qui donneraient accÚs au PÎle boréal et
  permettraient dâexploiter les gisements enfouis sous ses glaces.
  J.-T. Maston avait estimé à une huitaine de jours le temps exigé pour accomplir
  sa besogne mystérieuse, véritablement compliquée et délicate, nécessitant la
  rĂ©solution dâĂ©quations diverses, qui portaient sur la mĂ©canique, la gĂ©omĂ©trie
  analytique à trois dimensions, la géométrie polaire et la trigonométrie.
  Afin dâĂ©chapper Ă toute cause de trouble, il avait Ă©tĂ© convenu que le
  secrĂ©taire du Gun-Club, retirĂ© dans son cottage, nây serait dĂ©rangĂ© par
  personne. Un gros chagrin pour Mrs Evangélina Scorbitt; mais elle dut se
  rĂ©signer. Aussi, en mĂȘme temps que le prĂ©sident Barbicane, le capitaine
  Nicholl, leurs collÚgues le fringant Bilsby, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter
  aux jambes de bois, Ă©tait- elle venue, dans lâaprĂšs-midi, faire une derniĂšre
  visite à J.-T. Maston.
  « Vous rĂ©ussirez, cher Maston! dit-elle, au moment oĂč ils allaient se sĂ©parer.
  â Et surtout, ne commettez pas dâerreur! ajouta en souriant le prĂ©sident
  Barbicane.
  â Une erreur!⊠lui!⊠sâĂ©cria Mrs EvangĂ©lina Scorbitt.
  â Pas plus que Dieu nâen a commis en combinant les lois de la mĂ©canique
  céleste! » répondit modestement le secrétaire du Gun-Club.
  Puis, aprĂšs une poignĂ©e de main des uns, aprĂšs quelques soupirs de lâautre,
  souhaits de réussite et recommandations de ne point se surmener, par un travail
  excessif, chacun prit congé du calculateur. La porte de Balistic-Cottage se
  ferma, et Fire-Fire eut ordre de ne la rouvrir Ă personne  fĂ»t-ce mĂȘme au
  prĂ©sident des Ătats-Unis dâAmĂ©rique.
  Pendant les deux premiers jours de rĂ©clusion, J.-T. Maston rĂ©flĂ©chit de tĂȘte,
  sans prendre la craie, au problÚme qui lui était posé. Il relut certains
  ouvrages relatifs aux éléments, la Terre, sa masse, sa densité, son volume, sa
  forme, ses mouvements de rotation sur son axe et de translation le long de son
  orbite  éléments qui devaient former la base de ses calculs.
  Voici les principales de ces donnĂ©es, quâil est bon de remettre sous les yeux
  du lecteur :
  Forme de la Terre : un ellipsoïde de révolution, dont le plus long rayon est de
  6 377 398 mÚtres ou 1594 lieues de 4 kilomÚtres en nombres ronds  le plus
  court étant de 6 356 080 mÚtres ou de 1589 lieues. Cela constitue pour les deux
  rayons, par suite de lâaplatissement de notre sphĂ©roĂŻde aux PĂŽles, une
  différence de 21 318 mÚtres, environ 5 lieues.
  CirconfĂ©rence de la Terre Ă lâĂquateur : 40 000 kilomĂštres, soit 10 000 lieues
  de 4 kilomÚtres.
  Surface de la Terre  évaluation approximative : 510 millions de kilomÚtres
  carrés.
  Volume de la Terre : environ 1000 milliard de kilomĂštres cubes, câest-Ă -dire de
  cubes ayant chacun mille mÚtres en longueur, largeur et hauteur.
  DensitĂ© de la Terre : Ă peu prĂšs cinq fois celle de lâeau, câest-Ă -dire un peu
  supĂ©rieure Ă la densitĂ© du spath pesant, presque celle de lâiode,  soit 5480
  kilogrammes pour poids moyen dâun mĂštre cube de la Terre, supposĂ©e pesĂ©e par
  morceaux successivement amenĂ©s Ă sa surface. Câest le nombre quâa dĂ©duit
  Cavendish au moyen de la balance inventée et construite par Mitchell, ou plus
  rigoureusement 5670 kilogrammes, dâaprĂšs les rectifications de Baily. MM.
  Wilsing, Cornu, Baille, etc., ont depuis répété ces mesures.
  Durée de translation de la Terre autour du soleil : 365 jours un quart,
  constituant lâannĂ©e solaire, ou plus exactement 365 jours 6 heures 9 minutes 10
  secondes 37 centiÚmes,  ce qui donne à notre sphéroïde  par seconde  une
  vitesse de 30 400 mÚtres ou 7 lieues 6 dixiÚmes.
  Chemin parcouru dans la rotation de la Terre sur son axe par les points de sa
  surface situĂ©s Ă lâĂquateur : 463 mĂštres par seconde ou 417 lieues par heure.
  Voici, maintenant, quelles furent les unités de longueur, de force, de temps et
  dâangle, que prit J.-T. Maston pour mesure dans ses calculs : le mĂštre, le
  kilogramme, la seconde, et lâangle au centre qui intercepte dans un cercle
  quelconque un arc égal au rayon.
  Ce fut le 5 octobre, vers cinq heures de lâaprĂšs-midi  il importe de prĂ©ciser
  quand il sâagit dâune oeuvre aussi mĂ©morable  que J.-T. Maston, aprĂšs mĂ»res
  rĂ©flexions, se mit au travail Ă©crit. Et, tout dâabord, il attaqua son problĂšme
  par la base, câest-Ă -dire par le nombre qui reprĂ©sente la circonfĂ©rence de la
  Terre Ă lâun de ses grands cercles, soit Ă lâĂquateur.
  Le tableau noir Ă©tait lĂ , dans un angle du cabinet, sur le chevalet de chĂȘne
  cirĂ©, bien Ă©clairĂ© par lâune des fenĂȘtres qui sâouvrait du cĂŽtĂ© du jardin. De
  petits bùtons de craie étaient rangés sur la planchette ajustée au bas du
  tableau. LâĂ©ponge pour effacer se trouvait Ă portĂ©e de la main gauche du
  calculateur. Quant à sa main droite ou plutÎt son crochet postiche, il était
  réservé pour le tracé des figures, des formules et des chiffres.
  Au début, J.-T. Maston, décrivant un trait remarquablement circulaire, traça
  une circonfĂ©rence qui reprĂ©sentait le sphĂ©roĂŻde terrestre. Ă lâĂquateur, la
  courbure du globe fut marquée par une ligne pleine, représentant la partie
  antérieure de la courbe, puis par une ligne ponctuée, indiquant la partie
  postĂ©rieure  de maniĂšre Ă bien faire sentir la projection dâune figure
  sphĂ©rique. Quant Ă lâaxe sortant par les deux PĂŽles, ce fut un trait
  perpendiculaire au plan de lâĂquateur, que marquĂšrent les lettres N et S.
  Puis, sur le coin à droite du tableau, fut inscrit ce nombre, qui représente en
  mÚtres la circonférence de la Terre :
  40 000 000
  Cela fait, J.-T. Maston se mit en posture pour commencer la série de ses
  calculs.
  Il Ă©tait si prĂ©occupĂ© quâil nâavait point observĂ© lâĂ©tat du ciel  lequel
  sâĂ©tait sensiblement modifiĂ© dans lâaprĂšs-midi. Depuis une heure, montait un de
  ces gros orages, dont lâinfluence affecte lâorganisme de tous les ĂȘtres
  vivants. Des nuages livides, sortes de flocons blanchùtres, accumulés sur un
  fond gris mat, passaient pesamment au-dessus de la ville. Des roulements
  lointains se répercutaient entre les cavités sonores de la Terre et de
  lâespace. Un ou deux Ă©clairs avaient dĂ©jĂ zĂ©brĂ© lâatmosphĂšre, oĂč la tension
  électrique était portée au plus haut point.
  J.-T. Maston, de plus en plus absorbĂ©, ne voyait rien, nâentendait rien.
  Soudain, un timbre électrique troubla par ses tintements précipités le silence
  du cabinet.
  « Bon! sâĂ©cria J.-T. Maston. Quand ce nâest pas par la porte que viennent les
  importuns, câest par le fil tĂ©lĂ©phonique!⊠Une belle invention pour les gens
  qui veulent rester en repos!⊠Je vais prendre la prĂ©caution dâinterrompre le
  courant pendant toute la durée de mon travail! »
  Et, sâavançant vers la plaque :
  « Que me veut-on? demanda-t-il.
  â Entrer en communication pour quelques instants! rĂ©pondit une voix fĂ©minine.
  â Et qui me parle?âŠ
  â Ne mâavez-vous pas reconnue, cher monsieur Maston? Câest moi⊠mistress
  Scorbitt!
  â Mistress Scorbitt!⊠Elle ne me laissera donc pas une minute de tranquillitĂ©! »
  Mais ces derniers mots  peu agrĂ©ables pour lâaimable veuve  furent prudemment
  murmurĂ©s Ă distance, de maniĂšre Ă ne pas impressionner la plaque de lâappareil.
  Puis J.-T. Maston, comprenant quâil ne pouvait se dispenser de rĂ©pondre, au
  moins par une phrase polie, reprit :
  « Ah! câest vous, mistress Scorbitt?
  â Moi, cher monsieur Maston!
  â Et que me veut mistress Scorbitt?âŠ
  â Vous prĂ©venir quâun violent orage ne tardera pas Ă Ă©clater au-dessus de la
  ville!
  â Eh bien, je ne puis lâempĂȘcherâŠ
  â Non, mais je viens vous demander si vous avez eu soin de fermer vos fenĂȘtresâŠ
  »
  Mrs EvangĂ©lina Scorbitt avait Ă peine achevĂ© cette phrase, quâun formidable
  coup de tonnerre emplissait lâespace. On eĂ»t dit quâune immense piĂšce de soie
  se déchirait sur une longueur infinie. La foudre était tombée dans le voisinage
  de Balistic-Cottage, et le fluide, conduit par le fil du téléphone, venait
  dâenvahir le cabinet du calculateur avec une brutalitĂ© toute Ă©lectrique.
  J.-T. Maston, penchĂ© sur la plaque de lâappareil, reçut la plus belle gifle
  voltaĂŻque qui ait jamais Ă©tĂ© appliquĂ©e sur la joue dâun savant. Puis,
  lâĂ©tincelle filant par son crochet de fer, il fut renversĂ© comme un simple
  capucin de carte. En mĂȘme temps, le tableau noir, heurtĂ© par lui, vola dans un
  coin de la chambre. AprĂšs quoi, la foudre, sortant par lâinvisible trou dâune
  vitre, gagna un tuyau de conduite et alla se perdre dans le sol.
  Abasourdi  on le serait à moins  J.-T. Maston se releva, se frotta les
  diffĂ©rentes parties du corps, sâassura quâil nâĂ©tait point blessĂ©. Cela fait,
  nâayant rien perdu de son sang-froid, comme il convenait Ă un ancien pointeur
  de Columbiad, il remit tout en ordre dans son cabinet, redressa son chevalet,
  replaça son tableau, ramassa les bouts de craie éparpillés sur le tapis, et
  vint reprendre son travail si brusquement interrompu.
  Mais il sâaperçut alors que, par suite de la chute du tableau, lâinscription
  quâil avait tracĂ©e Ă droite, et qui reprĂ©sentait en mĂštres la circonfĂ©rence
  terrestre Ă lâĂquateur, Ă©tait partiellement effacĂ©e. Il commençait donc Ă la
  rétablir, lorsque le timbre résonna de nouveau avec un titillement fébrile.
  « Encore! » sâĂ©cria J.-T. Maston.
  Et il alla se placer devant lâappareil.
  « Qui est là ?⊠demanda-t-il.
  â Mistress Scorbitt.
  â Et que me veut mistress Scorbitt?
  â Est-ce que cet horrible tonnerre nâest pas tombĂ© sur Balistic-Cottage?
  â Jâai tout lieu de le croire!
  â Ah! grand Dieu!⊠La foudreâŠ
  â Rassurez-vous, mistress Scorbitt!
  â Vous nâavez pas eu de mal, cher monsieur Maston?
  â Pas euâŠ
  â Vous ĂȘtes bien certain de ne pas avoir Ă©tĂ© touchĂ©?âŠ
  â Je ne suis touchĂ© que de votre amitiĂ© pour moi, crut devoir rĂ©pondre
  galamment J.-T. Maston.
  â Bonsoir, cher Maston!
  â Bonsoir, chĂšre mistress Scorbitt. »
  Et il ajouta en retournant à sa place :
  « Au diable soit-elle, cette excellente femme! Si elle ne mâavait pas si
  maladroitement appelĂ© au tĂ©lĂ©phone, je nâaurais pas couru le risque dâĂȘtre
  foudroyé! »
  Cette fois, câĂ©tait bien fini. J.-T. Maston ne devait plus ĂȘtre dĂ©rangĂ© au
  cours de sa besogne. Dâailleurs, afin de mieux assurer le calme nĂ©cessaire Ă
  ses travaux, il rendit son appareil complÚtement aphone, en interrompant la
  communication électrique.
  Reprenant pour base le nombre quâil venait dâĂ©crire, il en dĂ©duisit les
  diverses formules, puis, finalement, une formule dĂ©finitive, quâil posa Ă
  gauche sur le tableau, aprĂšs avoir effacĂ© tous les chiffres dont il lâavait
  tirée.
  Et alors, il se lança dans une interminable sĂ©rie de signes algĂ©briquesâŠ
  --------------------------------------------------------------------------------
  Huit jours plus tard, le 11 octobre, ce magnifique calcul de mécanique était
  résolu, et le secrétaire du Gun-Club apportait triomphalement à ses collÚgues
  la solution du problĂšme quâils attendaient avec une impatience bien naturelle.
  Le moyen pratique dâarriver au PĂŽle nord pour en exploiter les houillĂšres Ă©tait
  mathématiquement établi. Aussi, une Société fut-elle fondée sous le titre de
  _North Polar Practical Association_, à laquelle le gouvernement de Washington
  accordait la concession du domaine arctique pour le cas oĂč lâadjudication lâen
  rendrait propriĂ©taire. On sait comment, lâadjudication ayant Ă©tĂ© faite au
  profit des Ătats-Unis dâAmĂ©rique, la nouvelle SociĂ©tĂ© fit appel au concours des
  capitalistes des deux Mondes.
  VII
  Dans lequel le prĂ©sident Barbicane nâen dit
  pas plus quâil ne lui convient dâen dire.
  Le 22 décembre, les souscripteurs de Barbicane and Co furent convoqués en
  assemblée générale. Il va sans dire que les salons du Gun-Club avaient été
  choisis pour lieu de rĂ©union dans lâhĂŽtel dâUnion-square. Et, en vĂ©ritĂ©, câest
  à peine si le square lui-mĂȘme eĂ»t suffi Ă enfermer la foule empressĂ©e des
  actionnaires. Mais le moyen de faire un meeting en plein air, à cette date, sur
  lâune des places de Baltimore, lorsque la colonne mercurielle sâabaisse de dix
  degrés centigrades au-dessous du zéro de la glace fondante.
  Ordinairement, le vaste hall de Gun-Club  on ne lâa peut- ĂȘtre pas oubliĂ© Â
  était ornĂ© dâengins de toutes sortes empruntĂ©s Ă la noble profession de ses
  membres. On eĂ»t dit un vĂ©ritable musĂ©e dâartillerie. Les meubles eux-mĂȘmes,
  siÚges et tables, fauteuils et divans, rappelaient, par leur forme bizarre, ces
  engins meurtriers, qui avaient envoyé dans un monde meilleur tant de braves
  gens dont le secret désir eût été de mourir de vieillesse.
  Eh bien! ce jour-lĂ , il avait fallu remiser cet encombrement. Ce nâĂ©tait pas
  une assemblĂ©e guerriĂšre, câĂ©tait une assemblĂ©e industrielle et pacifique
  quâImpey Barbicane allait prĂ©sider. Large place avait donc Ă©tĂ© faite aux
  nombreux souscripteurs, accourus de tous les points des Ătats-Unis. Dans le
  hall, comme dans les salons y attenant, ils se pressaient, sâĂ©crasaient,
  sâĂ©touffaient, sans compter lâinterminable queue, dont les remous se
  prolongeaient jusquâau milieu dâUnion-square.
  Bien entendu, les membres du Gun-Club,  premiers souscripteurs des actions de
  la nouvelle Société,  occupaient des places rapprochées du bureau. On
  distinguait parmi eux, plus triomphants que jamais, le colonel Bloomsberry, Tom
  Hunter aux jambes de bois et leur collÚgue le fringant Bilsby. TrÚs galamment,
  un confortable fauteuil avait été réservé à Mrs Evangélina Scorbitt, qui aurait
  véritablement eu le droit, en sa qualité de plus forte propriétaire de
  lâimmeuble arctique, de siĂ©ger Ă cĂŽtĂ© du prĂ©sident Barbicane. Nombre de femmes,
  dâailleurs, appartenant Ă toutes les classes de la citĂ©, fleurissaient de leurs
  chapeaux aux bouquets assortis, aux plumes extravagantes, aux rubans
  multicolores, la bruyante foule qui se pressait sous la coupole vitrée du hall.
  En somme, pour lâimmense majoritĂ©, les actionnaires prĂ©sents Ă cette assemblĂ©e
  pouvaient ĂȘtre considĂ©rĂ©s, non seulement comme des partisans, mais comme des
  amis personnels des membres du Conseil dâadministration.
  Une observation, cependant. Les délégués européens, suédois, danois, anglais,
  hollandais et russe, occupaient des places spĂ©ciales, et, sâils assistaient Ă
  cette rĂ©union, câest que chacun dâeux avait souscrit le nombre dâactions qui
  donnait droit à une voix délibérative. AprÚs avoir été si parfaitement unis
  pour acquĂ©rir, ils ne lâĂ©taient pas moins, actuellement, pour dauber les
  acquĂ©reurs. On imagine aisĂ©ment quelle intense curiositĂ©. les poussait Ă
  connaßtre la communication que le président Barbicane allait faire. Cette
  communication  on nâen doutait pas  jetterait la lumiĂšre sur les procĂ©dĂ©s
  imaginĂ©s pour atteindre le PĂŽle borĂ©al. Nây avait-il pas lĂ une difficultĂ© plus
  grande encore que dâen exploiter les houillĂšres? Sâil se prĂ©sentait quelques
  objections Ă produire, Ăric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald,
  ne se gĂȘneraient pas pour demander la parole. De son cĂŽtĂ©, le major Donellan,
  soufflé par Dean Toodrink, était bien décidé à pousser son rival Impey
  Barbicane jusque dans ses derniers retranchements.
  Il était huit heures du soir. Le hall, les salons, les cours du Gun-Club
  resplendissaient des lueurs que leur versaient les lustres Edison. Depuis
  lâouverture des portes assiĂ©gĂ©es par le public, un tumulte dâincessants
  murmures se dĂ©gageait de lâassistance. Mais tout se tut, lorsque lâhuissier
  annonça lâentrĂ©e du Conseil dâadministration.
  La, sur une estrade drapée, devant une table à tapis noirùtre, en pleine
  lumiÚre, prirent place le président Barbicane, le secrétaire J.-T. Maston, leur
  collÚgue le capitaine Nicholl. Un triple hurrah, ponctué de grognements et de
  hips, Ă©clata dans le hall et se dĂ©chaĂźna jusquâaux rues adjacentes.
  Solennellement, J.-T. Maston et le capitaine Nicholl sâĂ©taient assis dans la
  plénitude de leur célébrité.
  Alors, le président Barbicane, qui était resté debout, mit sa main gauche dans
  sa poche, sa main droite dans son gilet, et prit la parole en ses termes :
  « Souscripteurs et Souscriptrices,
  « Le Conseil dâadministration de la _North Polar Practical Association_ vous a
  réunis dans les salons du Gun-Club, afin de vous faire une importante
  communication.
  « Vous lâavez appris par les discussions des journaux, le but de notre nouvelle
  SociĂ©tĂ© est lâexploitation des houillĂšres du PĂŽle arctique, dont la concession
  nous a été faite par le gouvernement fédéral. Ce domaine, acquis aprÚs vente
  publique, constitue lâapport de ses propriĂ©taires dans lâaffaire dont il
  sâagit. Les fonds, mis Ă leur disposition par la souscription close le 11
  dĂ©cembre dernier, vont leur permettre dâorganiser cette entreprise, dont le
  rendement produira un taux dâintĂ©rĂȘt inconnu jusquâĂ ce jour en nâimporte
  quelles opérations commerciales ou industrielles. »
  Ici, premiers murmures approbatifs, qui interrompirent un instant lâorateur.
  « Vous nâignorez pas, reprit-il, comment nous avons Ă©tĂ© amenĂ©s Ă admettre
  lâexistence de riches gisements de houille, peut-ĂȘtre aussi dâivoire fossile,
  dans les régions circumpolaires. Les documents publiés par la presse du monde
  entier [Note 14: Actuellement, le poids des journaux dépasse chaque année 300
  millions de kilogrammes.] ne peuvent laisser aucun doute sur lâexistence de ces
  charbonnages.
  « Or, la houille est devenue la source de toute lâindustrie moderne. Sans
  parler du charbon ou du coke, utilisés pour le chauffage, de son emploi pour la
  production de la vapeur ou de lâĂ©lectricitĂ©, faut-il vous citer ses dĂ©rivĂ©s,
  les couleurs de garance, dâorseille, dâindigo, de fuchsine, de carmin, les
  parfums de vanille, dâamande amĂšre, de reine des prĂ©s, de girofle, de
  winter-green, dâanis, de camphre, de thymol et dâhĂ©liotropine, les picrates,
  lâacide salicylique, le naphtol, le phĂ©nol, lâantipyrine, la benzine, la
  naphtaline, lâacide pyrogallique, lâhydroquinone, le tannin, la saccharine, le
  goudron, lâasphalte, le brai, les huiles de graissage, les vernis, le prussiate
  jaune de potasse, le cyanure, les amers, etc., etc., etc. »
  Et, aprĂšs cette Ă©numĂ©ration, lâorateur respira comme un coureur Ă©poumonĂ© qui
  sâarrĂȘta pour reprendre haleine. Puis, continuant, grĂące Ă une longue
  inspiration dâair :
  « Il est donc certain, dit-il, que la houille, cette substance précieuse entre
  toutes, sâĂ©puisera en un temps assez limitĂ© par suite dâune consommation Ă
  outrance. Avant cinq cents ans, les houillĂšres en exploitation jusquâĂ ce jour
  seront vidĂ©esâŠ
  â Trois cents! sâĂ©cria un des assistants.
  â Deux cents! rĂ©pondit un autre.
  â Disons dans un dĂ©lai plus ou moins rapprochĂ©, reprit le prĂ©sident Barbicane,
  et mettons-nous en mesure de découvrir quelques nouveaux lieux de production,
  comme si la houille devait manquer avant la fin du dix-neuviÚme siÚcle. »
  Ici, une interruption pour permettre aux auditeurs de dresser leurs oreilles,
  puis, une reprise on ces termes :
  « Câest pourquoi, souscripteurs et souscriptrices, levez- vous, suivez-moi et
  partons pour le PÎle! »
  Et, de fait, tout le public sâĂ©branla, prĂȘt Ă boucler ses malles, comme si le
  président Barbicane eût montré un navire en partance pour les régions arctiques.
  Une observation, jetĂ©e dâune voix aigre et claire par le major Donellan, arrĂȘta
  net ce premier mouvement  aussi enthousiaste quâinconsidĂ©rĂ©.
  « Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la question de savoir comment on
  peut se rendre au PĂŽle? Avez-vous la prĂ©tention dây aller par mer?
  â Ni par mer, ni par terre, ni par air, » rĂ©pliqua doucement le prĂ©sident
  Barbicane.
  Et lâassemblĂ©e se rassit, en proie Ă un sentiment de curiositĂ© bien
  compréhensible.
  « Vous nâĂȘtes pas sans connaĂźtre, reprit lâorateur, quelles tentatives ont Ă©tĂ©
  faites pour atteindre ce point inaccessible du sphéroïde terrestre. Cependant,
  il convient que je vous les rappelle sommairement. Ce sera rendre un juste
  honneur aux hardis pionniers qui ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans
  ces expéditions surhumaines. »
  Approbation unanime, qui courut à travers les auditeurs, quelle que fût leur
  nationalité.
  « En 1845, reprit le prĂ©sident Barbicane, lâanglais sir John Franklin, dans un
  troisiĂšme voyage avec lâ_Erebus_ et le _Terror_, dont lâobjectif est de
  sâĂ©lever jusquâau PĂŽle, sâenfonce Ă travers les parages septentrionaux, et on
  nâentend plus parler de lui.
  « En 1854, lâAmĂ©ricain Kane et son lieutenant Morton sâĂ©lancent Ă la recherche
  de sir John Franklin, et, sâils revinrent de leur expĂ©dition, leur navire
  _Advance_ ne revint pas.
  « En 1859, lâanglais Mac Clintock dĂ©couvre un document duquel il appert quâil
  ne reste pas un survivant de la campagne de lâ_Erebus_ et du _Terror_.
  « En 1860, lâAmĂ©ricain Hayes quitte Boston sur le schooner _United-States_,
  dépasse le quatre-vingt-uniÚme parallÚle, et revient en 1862, sans avoir pu
  sâĂ©lever plus haut, malgrĂ© les hĂ©roĂŻques efforts de ses compagnons.
  « En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman, Allemands tous deux, partent de
  Bremerhaven, sur la _Hansa_ et la _Germania_. La Hansa, écrasée par les glaces,
  sombre un peu au-dessous du soixante et onziÚme degré de latitude, et
  lâĂ©quipage ne doit son salut quâĂ ses chaloupes qui lui permettent de regagner
  le littoral du Groënland. Quant à la Germania, plus heureuse, elle rentre au
  port de Bremerhaven, mais elle nâavait pu dĂ©passer le soixante-dix-septiĂšme
  parallÚle.
  « En 1871, le capitaine Hall sâembarque Ă New-York sur le steamer _Polaris_.
  Quatre mois aprÚs, pendant un pénible hivernage, ce courageux marin succombe
  aux fatigues. Un an plus tard, le Polaris, entraßné par les icebergs, sans
  sâĂȘtre Ă©levĂ© au quatre-vingt-deuxiĂšme degrĂ© de latitude, est brisĂ© au milieu
  des banquises en dérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres
  du lieutenant Tyson, ne parviennent Ă regagner le continent quâen sâabandonnant
  sur un radeau de glace aux courants de la mer arctique, et jamais on nâa
  retrouvé les treize hommes perdus avec le Polaris.
  « En 1875, lâAnglais Nares quitte Portsmouth avec lâ_Alerte_ et la
  _DĂ©couverte_. Câest dans cette campagne mĂ©morable, oĂč les Ă©quipages Ă©tablirent
  leur quartier dâhiver entre le quatre vingt-deuxiĂšme et le
  quatre-vingt-troisiĂšme parallĂšle, que le capitaine Markham, aprĂšs sâĂȘtre avancĂ©
  dans la direction du nord, sâarrĂȘte Ă quatre cents milles [Note 15: 740
  kilomĂštres.] seulement du pĂŽle arctique, dont personne ne sâĂ©tait autant
  rapproché avant lui.
  « En 1879, notre grand citoyen Gordon Bennett⊠»
  Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine, acclamÚrent le nom du « grand
  citoyen », le directeur du _New-York Herald_.
  « ⊠arme la Jeannette quâil confie au commandant De Long, appartenant Ă une
  famille dâorigine française. La Jeannette part de San Francisco avec
  trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring, est prise dans les glaces
  à la hauteur de lâĂźle Herald, sombre Ă la hauteur de lâĂźle Bennett, Ă peu prĂšs
  sur le soixante dix-septiĂšme parallĂšle. Ses hommes nâont plus quâune ressource
  : câest de se diriger vers le sud avec les canots quâils ont sauvĂ©s ou Ă la
  surface des ice- fields. La misÚre les décime. De Long meurt en octobre. Nombre
  de ses compagnons sont frappés comme lui, et douze seulement reviennent de
  cette expédition.
  « Enfin, en 1881, lâAmĂ©ricain Greely quitte le port Saint- Jean de Terre-Neuve
  avec le steamer _Proteus_, afin dâaller Ă©tablir une station Ă la baie de lady
  Franklin, sur la terre de Grant, un peu au-dessous du quatre-vingt-deuxiÚme
  degré. En cet endroit est fondé le fort Conger. De là , les hardis hiverneurs se
  portent vers lâouest et vers le nord de la baie. Le lieutenant Lockwood et son
  compagnon Brainard, en mai 1882, sâĂ©lĂšvent jusquâĂ quatre-vingt-trois degrĂ©s
  trente-cinq minutes, dépassant le capitaine Markham de quelques milles.
  « Câest le point extrĂȘme atteint jusquâĂ ce jour! Câest lâ_Ultima Thule_ de la
  cartographie circumpolaire! »
  Ici, nouveaux hurrahs, panachĂ©s des hips rĂ©glementaires, en lâhonneur des
  découvreurs américains.
  « Mais, reprit le président Barbicane, la campagne devait mal finir. Le Proteus
  sombre. Ils sont là vingt-quatre colons arctiques, voués à des misÚres
  épouvantables. Le docteur Pavy, un Français, et bien dâautres, sont atteints
  mortellement. Greely, secouru par la _Thétis_ en 1883, ne ramÚne que six de ses
  compagnons. Et lâun des hĂ©ros de la dĂ©couverte, le lieutenant Lockwood,
  succombe à son tour, ajoutant un nom de plus au douloureux martyrologe de ces
  régions! »
  Cette fois, ce fut un respectueux silence qui accueillit ces paroles du
  prĂ©sident Barbicane, dont toute lâassistance partageait la lĂ©gitime Ă©motion.
  Puis, il reprit dâune voix vibrante :
  « Ainsi donc, malgré tant de dévouement et de courage, le
  quatre-vingt-quatriĂšme parallĂšle nâa jamais pu ĂȘtre dĂ©passĂ©. Et mĂȘme, on peut
  affirmer quâil ne le sera jamais par les moyens qui ont Ă©tĂ© employĂ©s jusquâĂ ce
  jour, soit des navires pour atteindre la banquise, soit des radeaux pour
  franchir les champs de glace. Il nâest pas permis Ă lâhomme dâaffronter de
  pareils dangers, de supporter de tels abaissements de tempĂ©rature. Câest donc
  par dâautres voies quâil faut marcher Ă la conquĂȘte du PĂŽle! »
  On sentit, au frémissement des auditeurs, que là était le vif de la
  communication, le secret cherché et convoité par tous.
  « Et comment vous y prendrez-vous monsieur?⊠demanda le dĂ©lĂ©guĂ© de lâAngleterre.
  â Avant dix minutes, vous le saurez, major Donellan, rĂ©pondit le prĂ©sident
  Barbicane,[Note 16: Dans la nomenclature des découvreurs qui ont tenté de
  sâĂ©lever jusquâau PĂŽle, Barbicane a omis le nom du capitaine Hatteras, dont le
  pavillon aurait flotté sur le quatre-vingt-dixiÚme degré. Cela se comprend,
  ledit capitaine nâĂ©tant, vraisemblablement, quâun hĂ©ros imaginaire. (Anglais au
  pĂŽle Nord et DĂ©sert de Glace, du mĂȘme auteur).] et jâajoute, en mâadressant Ă
  tous nos actionnaires : Ayez confiance en nous, puisque les promoteurs de
  lâaffaire sont les mĂȘmes hommes qui, sâembarquant dans un projectile
  cylindro-coniqueâŠ
  â Cylindro-comique! sâĂ©cria Dean Toodrink.
  â ⊠ont osĂ© sâaventurer jusquâĂ la LuneâŠ
 Â
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