Salammbô - 24
diffamateur, comme il en existe, quelque chose d'analogue à ceci: «M.
G. Flaubert est un disciple de Sade. Son ami, son parrain, un maître
en fait de critique l'a dit lui-même assez clairement, bien qu'avec
cette finesse et cette bonhomie railleuse qui, etc.» Qu'aurais-je à
répondre,--et à faire?
«Je m'incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher maître, j'ai
donné le coup de pouce, j'ai forcé l'histoire, et comme vous le dites
très bien, _j'ai voulu faire un siège_. Mais dans un sujet militaire,
où est le mal?--Et puis je ne l'ai pas complètement inventé, ce
siège, je l'ai seulement un peu chargé. Là est toute ma faute.
«Mais pour _le passage de Montesquieu_ relatif aux immolations
d'enfants, je m'insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit
un _doute_. (Songez donc que les sacrifices humains n'étaient pas
complètement abolis en Grèce à la bataille de Leuctres? 370 avant
Jésus-Christ). Malgré la condition imposée par Gélon (480), dans la
guerre contre Agathocle (302), on brûla, selon Diodore, 200 enfants,
et quant aux époques postérieures, je m'en rapporte à Silius
Italicus, à Eusèbe, et surtout à saint Augustin, lequel affirme que
la chose se passait encore quelquefois de son temps.
«Vous regrettez que je n'aie point introduit parmi les Grecs un
philosophe, un raisonneur chargé de nous faire un cours de morale
ou commettant de bonnes actions, un monsieur enfin _sentant comme
nous_. Allons donc! était-ce possible? Aratus que vous rappelez est
précisément celui d'après lequel j'ai rêvé Spendius; c'était un homme
d'escalades et de ruses qui tuait très bien la nuit les sentinelles
et qui avait des éblouissements au grand jour. Je me suis refusé un
contraste, c'est vrai; mais un contraste facile, un contraste _voulu_
et faux.
«J'ai fini l'analyse et j'arrive à votre jugement. Vous avez
peut-être raison dans vos considérations sur le roman historique
appliqué à l'antiquité, et il se peut très bien que j'aie échoué.
Cependant, d'après toutes les vraisemblances et mes impressions, à
moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais
là n'est pas la question, je me moque de l'archéologie! Si la couleur
n'est pas une, si les détails détonent, si les mœurs ne dérivent pas
de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont
pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les
architectures au climat, s'il n'y a pas, en un mot, harmonie, je suis
dans le faux. Sinon, non. Tout se tient.
«Mais le milieu vous agace! Je le sais, ou plutôt je le sens. Au
lieu de rester à votre point de vue personnel, votre point de vue de
lettré, de moderne, de Parisien, pourquoi n'êtes-vous pas venu de mon
côté? _L'âme humaine n'est point partout la même_, bien qu'en dise
M. Levallois[2]. La moindre vue sur le monde est là pour prouver le
contraire. Je crois même avoir été moins dur pour l'humanité dans
_Salammbô_ que dans _Madame Bovary_. La curiosité, l'amour qui m'a
poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de
moral en soi et de sympathique, il me semble.
[2] Dans un de ses articles de _l'Opinion nationale_ sur _Salammbô_.
«Quant au style, j'ai moins sacrifié dans ce livre-là que dans
l'autre à la rondeur de la phrase et à la période. Les métaphores
y sont rares et les épithètes positives. Si je mets _bleues_ après
_pierres_, c'est que _bleues_ est le mot juste, croyez-moi, et
soyez également persuadé que l'on distingue très bien la couleur
des pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les
voyageurs en Orient, ou allez-y voir.
«Et puisque vous me blâmez pour certains mots, _énorme_ entre autres,
que je ne défends pas (bien qu'un silence excessif fasse l'effet du
vacarme), moi aussi je vous reprocherai quelques expressions.
«Je n'ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel était son
but. J'ai froncé les sourcils à _bibelots_ carthaginois,--_diable de
manteau_,--_ragoût_ et _pimenté_ pour Salammbô qui _batifole avec le
serpent_,--et devant le _beau drôle de Libyen_ qui n'est ni beau ni
drôle,--et à l'imagination _libertine_ de Schahabarim.
«Une dernière question, ô maître, une question inconvenante:
pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et vos bonshommes
de Port-Royal si sérieux? Pour moi, M. Singlin est funèbre à côté
de mes éléphants. Je regarde des Barbares tatoués comme étant
moins anti-humains, moins spéciaux, moins cocasses, moins rares
que des gens vivant en commun et qui s'appellent jusqu'à la mort
_Monsieur!_--Et c'est précisément parce qu'ils sont très loin de moi
que j'admire votre talent à me les faire comprendre.--Car j'y crois,
à Port-Royal, et je souhaite encore moins y vivre qu'à Carthage.
Cela aussi était exclusif, hors nature, forcé, tout d'un morceau, et
cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent,
deux excès contraires, deux monstruosités différentes?
«Je vais finir.--Un peu de patience!--Êtes-vous curieux de connaître
la faute _énorme_ (_énorme_ est ici à sa place) que je trouve dans
mon livre? La voici:
«1º Le piédestal est trop grand pour la statue. Or, comme on ne pèche
jamais par _le trop_, mais par _le pas assez_, il aurait fallu cent
pages de plus relatives à Salammbô seulement.
«2º Quelques transitions manquent. Elles existaient; je les ai
retranchées ou trop raccourcies, dans la peur d'être ennuyeux.
«3º Dans le chapitre VI tout ce qui se rapporte à Giscon est _de même
tonalité_ que la deuxième partie du chapitre II (Hannon). C'est la
même situation, et il n'y a point progression d'effet.
«4º Tout ce qui s'étend depuis la bataille du Macar jusqu'au serpent,
et tout le chapitre XIII jusqu'au dénombrement des Barbares,
s'enfonce, disparaît dans le souvenir. Ce sont des endroits de second
plan, ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureusement éviter
et qui alourdissent le livre, malgré les efforts de prestesse que
j'ai pu faire. Ce sont ceux-là qui m'ont le plus coûté, que j'aime le
moins, et dont je me suis le plus reconnaissant.
«5º L'aqueduc.
«Aveu! mon opinion _secrète_ est qu'il n'y avait point d'aqueduc
à Carthage, malgré les ruines actuelles de l'aqueduc. Aussi
ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections par une
phrase hypocrite à l'adresse des archéologues. J'ai mis les pieds
dans le plat, lourdement, en rappelant que c'était une invention
romaine, alors nouvelle, et que l'aqueduc d'à présent a été refait
sur l'ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l'aqueduc romain
de Carthage m'a poursuivi, et puis c'était une belle entrée
pour Spendius et Mâtho. N'importe! mon aqueduc est une lâcheté!
_Confiteor._
«6º Autre et dernière coquinerie: Hannon.
«Par amour de la clarté, j'ai faussé l'histoire quant à sa mort.
Il fut bien, il est vrai, crucifié par les Mercenaires, mais en
Sardaigne. Le général crucifié à Tunis en face de Spendius s'appelait
Hannibal. Mais quelle confusion cela eût fait pour le lecteur!
«Tel est, cher maître, ce qu'il y a, selon moi, de pire dans mon
livre. Je ne vous dis pas ce que j'y trouve de bon. Mais soyez sûr
que je n'ai point fait un Carthage fantastique. Les documents sur
Carthage existent, et ils ne sont pas tous dans Movers. Il faut aller
les chercher un peu loin. Ainsi Ammien Marcellin m'a fourni la forme
_exacte_ d'une porte, le poème de Corippus (la _Johannide_), beaucoup
de détails sur les peuplades africaines, etc.
«Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est le danger?
Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins à craindre que
les... et les... dans ce doux pays de France où le superficiel est
une qualité, et où le banal, le facile et le niais sont toujours
applaudis, adoptés, adorés. On ne risque de corrompre personne quand
on aspire à la grandeur. Ai-je mon pardon?
«Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher maître. En
me donnant des égratignures, vous m'avez très tendrement serré les
mains, et bien que vous m'ayez quelque peu ri au nez, vous ne m'en
avez pas moins fait trois grands saluts, trois grands articles très
détaillés, très considérables et qui ont dû vous être plus pénibles
qu'à moi. C'est de cela surtout que je vous suis reconnaissant. Les
conseils de la fin ne seront pas perdus, et vous n'aurez eu affaire
ni à un sot ni à un ingrat.
«Tout à vous,
«GUSTAVE FLAUBERT.»
Sainte-Beuve répondit à cette lettre par le billet suivant:
«Ce 25 décembre 1862.
«Mon cher ami,
«J'attendais avec impatience cette lettre promise. Je l'ai lue hier
soir, et je la relis ce matin. Je ne regrette plus d'avoir fait
ces articles, puisque je vous ai amené à _sortir_ ainsi toutes vos
raisons. Ce soleil d'Afrique a eu cela de singulier que toutes
nos humeurs à tous, même nos humeurs secrètes, ont fait éruption.
_Salammbô_, indépendamment de la dame, est dès à présent le nom
d'une bataille, de plusieurs batailles. Je compte faire ceci: mes
articles restant ce qu'ils sont, en les réimprimant je mettrai, à la
fin du volume, ce que vous appelez votre _Apologie_, et sans plus de
réplique de ma part. J'avais tout dit; vous répondez: les lecteurs
attentifs jugeront. Ce que j'apprécie surtout, et ce que chacun
sentira, c'est cette élévation d'esprit et de caractère qui vous a
fait supporter tout naturellement mes contradictions et qui oblige
envers vous à plus d'estime. M. Lebrun (de l'Académie), un homme
juste, me disait l'autre jour à propos de vous: «Après tout, il
sort de là un plus gros monsieur qu'auparavant.» Ce sera l'impression
générale et définitive.
«C.-A. SAINTE-BEUVE.»
Dans un article publié dans la _Revue contemporaine_, M. Frœhner avait
très vivement critiqué _Salammbô_. M. Gustave Flaubert, en réponse à
son article, adressa au directeur de la _Revue contemporaine_ la lettre
suivante:
A M. FRŒHNER
_Rédacteur de la_ REVUE CONTEMPORAINE
«Paris, 21 janvier 1863.
«Monsieur,
«Je viens de lire votre article sur _Salammbô_ paru dans la _Revue
contemporaine_ le 31 décembre 1862. Malgré l'habitude où je suis de
ne répondre à aucune critique, je ne puis accepter la vôtre. Elle
est pleine de convenance et de choses extrêmement flatteuses pour
moi; mais comme elle met en doute la sincérité de mes études, vous
trouverez bon, s'il vous plaît, que je relève ici plusieurs de vos
assertions.
«Je vous demanderai d'abord, monsieur, pourquoi vous me mêlez si
obstinément à la collection Campana en affirmant qu'elle a été ma
ressource, mon inspiration permanente? Or j'avais fini _Salammbô_ au
mois de mars, six semaines avant l'ouverture de ce musée. Voilà une
erreur déjà. Nous en trouverons de plus graves.
«Je n'ai, monsieur, nulle prétention à l'archéologie. J'ai donné
mon livre pour un roman, sans préface, sans notes, et je m'étonne
qu'un homme illustre, comme vous, par des travaux si considérables,
perde ses loisirs à une littérature si légère! J'en sais cependant
assez, monsieur, pour oser dire que vous errez complètement d'un bout
à l'autre de votre travail, tout le long de vos dix-huit pages, à
chaque paragraphe et à chaque ligne.
«Vous me blâmez «de n'avoir consulté ni Falbe ni Dureau de la Malle,
dont j'aurais pu tirer profit». Mille pardons! je les ai lus, plus
souvent que vous peut-être et sur les ruines mêmes de Carthage.
Que vous ne sachiez «rien de satisfaisant sur la forme ni sur les
principaux quartiers», cela se peut; mais d'autres, mieux informés,
ne partagent pas votre scepticisme. Si l'on ignore où était le
faubourg Aclas, l'endroit appelé Fuscianus, la position exacte des
portes principales dont on a les noms, etc., on connaît assez bien
l'emplacement de la ville, l'appareil architectonique des murailles,
la Tænia, le Môle et le Cothon. On sait que les maisons étaient
enduites de bitume et les rues dallées; on a une idée de l'Ancô
décrit dans mon chapitre XV, on a entendu parler de Malquâ, de Byrsa,
de Mégara, des Mappales et des Catacombes, et du temple d'Eschmoûn
situé sur l'Acropole, et de celui de Tanit, un peu à droite en
tournant le dos à la mer. Tout cela se trouve (sans parler d'Appien,
de Pline et de Procope) dans ce même Dureau de la Malle, que vous
m'accusez d'ignorer. Il est donc regrettable, monsieur, que vous ne
soyez pas «entré dans des détails fastidieux pour montrer» que je
n'ai eu aucune idée de l'emplacement et de la position de l'ancienne
Carthage, «moins encore que Dureau de la Malle», ajoutez-vous. Mais
que faut-il croire? à qui se fier, puisque vous n'avez pas eu jusqu'à
présent l'obligeance de révéler votre système sur la topographie
carthaginoise?
«Je ne possède, il est vrai, aucun texte pour vous prouver qu'il
existait une rue des Tanneurs, des Parfumeurs, des Teinturiers.
C'est en tous cas une hypothèse vraisemblable, convenez-en! Mais je
n'ai point inventé Kinisdo et Cynasyn, «mots, dites-vous, dont la
structure est étrangère à l'esprit des langues sémitiques». Pas si
étrangère cependant, puisqu'ils sont dans Gesenius--presque tous
mes noms puniques, défigurés, selon vous, étant pris dans Gesenius
(_Scripturæ linguæque phœniciæ_, etc.), ou dans Falbe, que j'ai
consulté, je vous assure.
«Un orientaliste de votre érudition, monsieur, aurait dû avoir un
peu plus d'indulgence pour le nom numide de Naravasse que j'écris
Narr'Havas, de _Nar-el-haouah_, feu du souffle. Vous auriez pu
deviner que les deux _m_ de Salammbô sont mis exprès pour faire
prononcer Salam et non Salan et supposer charitablement que Egates,
au lieu de Ægates, était une faute typographique, corrigée du reste
dans la seconde édition de mon livre, antérieure de quinze jours à
vos conseils. Il en est de même de _Scissites_ pour _Syssites_ et
du mot Kabires, que l'on a imprimé sans un _k_ (horreur!) jusque
dans les ouvrages les plus sérieux tels que _les Religions de la
Grèce antique_, par Maury. Quant à Schalischim, si je n'ai pas écrit
(comme j'aurais dû le faire) Rosch-eisch-Schalischim, c'était pour
raccourcir un nom déjà trop rébarbatif, ne supposant pas d'ailleurs
que je serais examiné par des philologues. Mais, puisque vous êtes
descendu jusqu'à ces chicanes de mots, j'en reprendrai, chez vous,
deux autres: 1º _Compendieusement_, que vous employez tout au
rebours de la signification pour dire abondamment, prolixement, et
2º _carthachinoiserie_, plaisanterie excellente, bien qu'elle ne
soit pas de vous, et que vous avez ramassée, au commencement du mois
dernier, dans un petit journal. Vous voyez, monsieur, que si vous
ignorez parfois mes auteurs, je sais les vôtres. Mais il eût mieux
valu peut-être négliger «ces minuties qui se refusent», comme vous le
dites fort bien, «à l'examen de la critique».
«Encore une cependant! Pourquoi avez-vous souligné le _et_ dans cette
phrase (un peu tronquée) de ma page 156: «Achète-moi des Cappadociens
_et_ des Asiatiques.» Est-ce pour briller en voulant faire accroire
aux badauds que je ne distingue pas la Cappadoce de l'Asie Mineure?
Mais je la connais, monsieur, je l'ai vue, je m'y suis promené!
«Vous m'avez lu si négligemment que presque toujours vous me _citez à
faux_. Je n'ai dit nulle part que les prêtres aient formé une caste
particulière; ni, page 109, que les soldats libyens fussent «possédés
de l'envie de boire du fer», mais que les Barbares menaçaient les
Carthaginois de leur faire boire du fer; ni, page 108, que les gardes
de la «légion portaient au milieu du front une corne d'argent pour
les faire ressembler à des rhinocéros», mais, «leurs gros chevaux
avaient», etc.; ni, page 29, que les paysans un jour s'amusèrent à
crucifier deux cents lions. Même observation pour ces malheureuses
Syssites, que j'ai employées, selon vous, «ne sachant pas, sans
doute, que ce mot signifiait des corporations particulières». _Sans
doute_ est aimable. Mais, sans doute, je savais ce qu'étaient ces
corporations et l'étymologie du mot, puisque je le traduis en
français la première fois qu'il apparaît dans mon livre, page 7.
«Syssites, compagnies (de commerçants) qui mangeaient en commun.»
Vous avez de même faussé un passage de Plaute, car il n'est pas
démontré dans le _Pœnulus_ que «les Carthaginois savaient toutes
les langues», ce qui eût été un curieux privilège pour une nation
entière: il y a tout simplement dans le prologue, v. 112, _Is omnes
linguas scit_; ce qu'il faut traduire: «Celui-là sait toutes les
langues,» le Carthaginois en question, et non tous les Carthaginois.
«Il n'est pas vrai de dire que «Hannon n'a pas été crucifié dans la
guerre des Mercenaires, attendu qu'il commandait des armées longtemps
encore après», car vous trouverez dans Polybe, monsieur, que les
rebelles se saisirent de sa personne et l'attachèrent à une croix (en
Sardaigne, il est vrai, mais à la même époque), livre I, chapitre
XVII. Ce n'est donc pas «ce personnage» qui «aurait à se plaindre
de M. Flaubert», mais plutôt Polybe qui aurait à se plaindre de M.
Frœhner.
«Pour les sacrifices d'enfants, il est si peu _impossible_ qu'au
siècle d'Hamilcar on les brûlât vifs, qu'on en brûlait encore au
temps de Jules César et de Tibère, s'il faut s'en rapporter à Cicéron
(_Pro Balbo_) et à Strabon (liv. III). Cependant «la statue de Moloch
ne ressemble pas à la machine infernale décrite dans _Salammbô_.
Cette figure composée de sept cases étagées l'une sur l'autre pour
y enfermer les victimes appartient à la religion gauloise. M.
Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie pour justifier son audacieuse
transposition.»
«Non! je n'ai aucun prétexte, c'est vrai! mais j'ai un texte, à
savoir le texte, la description même de Diodore, que vous rappelez,
et qui n'est autre que la mienne, comme vous pourrez vous en
convaincre en daignant lire ou relire le livre XX de Diodore,
chapitre IV, auquel vous joindrez la paraphrase chaldaïque de Paul
Fage, dont vous ne parlez pas, et qui est citée par Selten, _De diis
syriis_, p. 164-170, avec Eusèbe, _Préparation évangélique_, livre I.
«Comment se fait-il aussi que l'histoire ne dise rien du manteau
miraculeux, puisque vous dites vous-même «qu'on le montrait dans
le temple de Vénus, mais bien plus tard, et seulement à l'époque
des empereurs romains» Or? je trouve dans Athénée XII, 58, la
description très minutieuse de ce manteau, _bien que l'histoire n'en
dise rien_. Il fut acheté à Denys l'Ancien 120 talents, porté à Rome
par Scipion-Émilien, reporté à Carthage par Caïus Gracchus, revint à
Rome sous Héliogabale, puis fut vendu à Carthage. Tout cela se trouve
encore dans Dureau de la Malle, dont j'ai tiré profit décidément.
«Trois lignes plus bas, vous affirmez, avec la même... candeur, que
«la plupart des autres dieux invoqués dans Salammbô _sont de pure
invention_», et vous ajoutez: «Qui a entendu parler d'un Aptoukhos?»
Qui? d'Avezac (_Cyrénaïque_), à propos d'un temple dans les environs
de Cyrène; «d'un Schaoûl?» mais c'est un nom que je donne à un
esclave (voyez ma page 91); «ou d'un Matismann?» Il est mentionné
comme Dieu par Corippus. (Voyez Johanneis et _Mém. de l'Académie des
inscript._, t. XII, p. 181.) «Qui ne sait que Micipsa n'était pas
une divinité, mais un homme?» Or c'est ce que je dis, monsieur, et
très clairement, dans cette même page 91, quand Salammbô appelle ses
esclaves: «A moi Kroum, Enva, Micipsa, Schaoûl!»
«Vous m'accusez de prendre pour deux divinités distinctes Astaroth
et Astarté. Mais au commencement, page 48, lorsque Salammbô invoque
Tanit, elle l'invoque par tous ses noms à la fois: «Anaïtis, Astarté,
Derceto, Astaroth, Tiratha.» Et même j'ai pris soin de dire, un
peu plus bas, page 52, qu'elle répétait «tous ces noms sans qu'ils
eussent pour elle de signification distincte». Seriez-vous comme
Salammbô? Je suis tenté de le croire, puisque vous faites de Tanit la
déesse de la guerre et non de l'amour, de l'élément femelle, humide,
fécond, en dépit de Tertullien, et de ce nom même de Tiratha, dont
vous rencontrez l'explication peu décente, mais claire, dans Movers,
_Phenic._, livre Ier, p. 574.
«Vous vous ébahissez ensuite des singes consacrés à la lune et
des chevaux consacrés au soleil. «Ces détails, vous en êtes sûr,
ne se trouvent dans aucun auteur ancien, ni dans aucun monument
authentique.» Or je me permettrai, pour les singes, de vous rappeler,
monsieur, que les cynocéphales étaient, en Égypte, consacrés à la
lune, comme on le voit encore sur les murailles des temples, et que
les cultes égyptiens avaient pénétré en Libye et dans les oasis.
Quant aux chevaux, je ne dis pas qu'il y en avait de consacrés à
Esculape, mais à Eschmoûn, assimilé à Esculape, Iolaüs, Apollon, le
Soleil. Or je vois les chevaux consacrés au soleil dans Pausanias
(livre Ier, chap. I), et dans la Bible (_Rois_, livre II, chap.
XXXII). Mais peut-être nierez-vous que les temples d'Égypte soient
des monuments authentiques et la Bible et Pausanias des auteurs
anciens.
«A propos de la Bible je prendrai encore, monsieur, la liberté grande
de vous indiquer le tome II de la traduction de Cahen, page 186, où
vous lirez ceci: «Ils portaient au cou, suspendue à une chaîne d'or,
une petite figure de pierre précieuse qu'ils appelaient la Vérité.
Les débats s'ouvraient lorsque le président mettait devant soi
l'image de la Vérité.» C'est un texte de Diodore. En voici un autre
d'Élien: «Le plus âgé d'entre eux était leur chef et leur juge à
tous; il portait autour du cou une image en saphir. On appelait cette
image la Vérité.» C'est ainsi, monsieur, que «cette Vérité-là est une
jolie invention de l'auteur».
«Mais tout vous étonne: le molobathre, que l'on écrit très bien (ne
vous en déplaise) malobathre ou malabathre, la poudre d'or que l'on
ramasse aujourd'hui, comme autrefois, sur le rivage de Carthage,
les oreilles des éléphants peintes en bleu, les hommes qui se
barbouillent de vermillon et mangent de la vermine et des singes, les
Lydiens en robes de femme, les escarboucles des lynx, les mandragores
qui sont dans Hippocrate, la chaînette des chevilles qui est dans
le _Cantique des Cantiques_ (Cahen, t. XVI, 37) et les arrosages de
silphium, les barbes enveloppées, les lions en croix, etc., tout!
«Eh bien! non, monsieur, je n'ai point «emprunté tous ces détails
aux nègres de la Sénégambie». Je vous renvoie, pour les éléphants,
à l'ouvrage d'Armandi, p. 256, et aux autorités qu'il indique,
telles que Florus, Diodore, Ammien-Marcellin et autres nègres de la
Sénégambie.
«Quant aux nomades qui mangent des singes, croquent des poux et se
barbouillent de vermillon, comme on pourrait «vous demander à quelle
source l'auteur a puisé ces précieux renseignements», et que «vous
seriez», d'après votre aveu, «_très embarrassé_ de le dire», je vais
vous donner humblement quelques indications qui faciliteront vos
recherches.
«Les Maxies... se peignent le corps avec du vermillon. Les Gysantes
se peignent tous avec du vermillon et mangent des singes. Les femmes
(celles des Adrymachydes), si elles sont mordues par un pou, elles le
prennent, le mordent, etc.» Vous verrez tout cela dans le IVe livre
d'Hérodote, aux chapitres CXCIV, CXCI et CLXVIII. Je ne suis pas
embarrassé de le dire.
«Le même Hérodote m'a appris dans la description de l'armée de
Xerxès, que les Lydiens avaient des robes de femmes; de plus,
Athénée, dans le chapitre des Étrusques et de leur ressemblance avec
les Lydiens, dit qu'ils portaient des robes de femmes; enfin, le
Bacchus lydien est toujours représenté en costume de femme. Est-ce
assez pour les Lydiens et leur costume?
«Les barbes enfermées en signe de deuil sont dans Cahen (Ézéchiel,
chap. XXIV, 17) et au menton des colosses égyptiens, ceux
d'Abou-Simbal, entre autres; les escarboucles formées par l'urine
de lynx, dans Théophraste, _Traité des pierreries_, et dans Pline,
livre VIII, chap. LVII. Et pour ce qui regarde les lions crucifiés
(dont vous portez le nombre à deux cents, afin de me gratifier, sans
doute, d'un ridicule que je n'ai pas), je vous prie de lire dans
le même livre de Pline le chapitre XVIII, où vous apprendrez que
Scipion-Émilien et Polybe, se promenant ensemble dans la campagne
carthaginoise, en virent de suppliciés dans cette position, _Quia
cæteri metu pœnæ similis absterrentur eadem noscia_. Sont-ce là,
monsieur, de ces passages pris sans discernement dans l'_Univers
pittoresque_, «et que la haute critique a employés avec succès contre
moi»? De quelle haute critique parlez-vous? Est-ce de la vôtre?
«Vous vous égayez considérablement sur les grenadiers que l'on
arrosait avec du silphium. Mais ce détail, monsieur, n'est pas de
moi. Il est dans Pline, livre XVII, chap. XLVII. J'en suis bien fâché
pour votre plaisanterie sur «l'ellébore que l'on devrait cultiver à
Charenton»; mais comme vous le dites vous-même, «l'esprit le plus
pénétrant ne saurait suppléer au défaut de connaissances acquises».
«Vous en avez manqué complètement en affirmant que «parmi les pierres
précieuses du trésor d'Hamilcar, plus d'une appartient aux légendes
et aux superstitions chrétiennes». Non! monsieur, elles sont _toutes_
dans Pline et dans Théophraste.
«Les stèles d'émeraude, à l'entrée du temple, qui vous font
rire, car vous êtes gai, sont mentionnées par Philostrate (_Vie
d'Apollonius_) et par Théophraste (_Traité des pierreries_). Heeren
(t. II) cite sa phrase: «La plus grosse émeraude bactrienne se trouve
à Tyr dans le temple d'Hercule. C'est une colonne d'assez forte
dimension.» Autre passage de Théophraste (traduction de Hill): «Il
y avait dans leur temple de Jupiter un obélisque composé de quatre
émeraudes.»
«Malgré «vos connaissances acquises», vous confondez le jade, qui est
une néphrite d'un vert brun et qui vient de Chine, avec le jaspe,
variété de quartz que l'on trouve en Europe et en Sicile. Si vous
aviez ouvert, par hasard, le _Dictionnaire de l'Académie française_,
au mot _jaspe_, vous eussiez appris, sans aller plus loin, qu'il
y en a de noir, de rouge et de blanc. Il fallait donc, monsieur,
modérer les transports de votre indomptable verve et ne pas reprocher
folâtrement à mon maître et ami Théophile Gautier d'avoir prêté à une
femme (dans son _Roman de la Momie_) des pieds verts quand il lui a
donné des pieds blancs. Ainsi, ce n'est point lui, mais vous, qui
avez fait _une erreur ridicule_.
«Si vous dédaigniez un peu moins les voyages, vous auriez pu voir
au musée de Turin le propre bras de sa momie, rapporté d'Égypte
par M. Passalacqua, et dans la pose même que décrit Th. Gautier,
_cette pose_ qui, d'après vous, _n'est certainement pas égyptienne_.
Sans être ingénieur non plus, vous auriez appris ce que sont les
Sakiehs pour amener l'eau dans les maisons, et vous seriez convaincu
que je n'ai point abusé des vêtements noirs en les mettant dans
des pays où ils foisonnent et où les femmes de la haute classe ne
sortent que vêtues de manteaux noirs. Mais comme vous préférez les
témoignages écrits, je vous recommanderai, pour tout ce qui concerne
la toilette des femmes, Isaïe, III, 3; la Mischna, tit. _De Sabbato_;
Samuel, XIII, 18; saint Clément d'Alexandrie, _pæd_. II, 13, et les
dissertations de l'abbé Mignot dans les _Mémoires de l'Académie des
Inscriptions_, t. XLII. Et quant à cette abondance d'ornementation
qui vous ébahit si fort, j'étais bien en droit d'en prodiguer à
des peuples qui incrustaient dans le sol de leurs appartements des
G. Flaubert est un disciple de Sade. Son ami, son parrain, un maître
en fait de critique l'a dit lui-même assez clairement, bien qu'avec
cette finesse et cette bonhomie railleuse qui, etc.» Qu'aurais-je à
répondre,--et à faire?
«Je m'incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher maître, j'ai
donné le coup de pouce, j'ai forcé l'histoire, et comme vous le dites
très bien, _j'ai voulu faire un siège_. Mais dans un sujet militaire,
où est le mal?--Et puis je ne l'ai pas complètement inventé, ce
siège, je l'ai seulement un peu chargé. Là est toute ma faute.
«Mais pour _le passage de Montesquieu_ relatif aux immolations
d'enfants, je m'insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit
un _doute_. (Songez donc que les sacrifices humains n'étaient pas
complètement abolis en Grèce à la bataille de Leuctres? 370 avant
Jésus-Christ). Malgré la condition imposée par Gélon (480), dans la
guerre contre Agathocle (302), on brûla, selon Diodore, 200 enfants,
et quant aux époques postérieures, je m'en rapporte à Silius
Italicus, à Eusèbe, et surtout à saint Augustin, lequel affirme que
la chose se passait encore quelquefois de son temps.
«Vous regrettez que je n'aie point introduit parmi les Grecs un
philosophe, un raisonneur chargé de nous faire un cours de morale
ou commettant de bonnes actions, un monsieur enfin _sentant comme
nous_. Allons donc! était-ce possible? Aratus que vous rappelez est
précisément celui d'après lequel j'ai rêvé Spendius; c'était un homme
d'escalades et de ruses qui tuait très bien la nuit les sentinelles
et qui avait des éblouissements au grand jour. Je me suis refusé un
contraste, c'est vrai; mais un contraste facile, un contraste _voulu_
et faux.
«J'ai fini l'analyse et j'arrive à votre jugement. Vous avez
peut-être raison dans vos considérations sur le roman historique
appliqué à l'antiquité, et il se peut très bien que j'aie échoué.
Cependant, d'après toutes les vraisemblances et mes impressions, à
moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais
là n'est pas la question, je me moque de l'archéologie! Si la couleur
n'est pas une, si les détails détonent, si les mœurs ne dérivent pas
de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont
pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les
architectures au climat, s'il n'y a pas, en un mot, harmonie, je suis
dans le faux. Sinon, non. Tout se tient.
«Mais le milieu vous agace! Je le sais, ou plutôt je le sens. Au
lieu de rester à votre point de vue personnel, votre point de vue de
lettré, de moderne, de Parisien, pourquoi n'êtes-vous pas venu de mon
côté? _L'âme humaine n'est point partout la même_, bien qu'en dise
M. Levallois[2]. La moindre vue sur le monde est là pour prouver le
contraire. Je crois même avoir été moins dur pour l'humanité dans
_Salammbô_ que dans _Madame Bovary_. La curiosité, l'amour qui m'a
poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de
moral en soi et de sympathique, il me semble.
[2] Dans un de ses articles de _l'Opinion nationale_ sur _Salammbô_.
«Quant au style, j'ai moins sacrifié dans ce livre-là que dans
l'autre à la rondeur de la phrase et à la période. Les métaphores
y sont rares et les épithètes positives. Si je mets _bleues_ après
_pierres_, c'est que _bleues_ est le mot juste, croyez-moi, et
soyez également persuadé que l'on distingue très bien la couleur
des pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les
voyageurs en Orient, ou allez-y voir.
«Et puisque vous me blâmez pour certains mots, _énorme_ entre autres,
que je ne défends pas (bien qu'un silence excessif fasse l'effet du
vacarme), moi aussi je vous reprocherai quelques expressions.
«Je n'ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel était son
but. J'ai froncé les sourcils à _bibelots_ carthaginois,--_diable de
manteau_,--_ragoût_ et _pimenté_ pour Salammbô qui _batifole avec le
serpent_,--et devant le _beau drôle de Libyen_ qui n'est ni beau ni
drôle,--et à l'imagination _libertine_ de Schahabarim.
«Une dernière question, ô maître, une question inconvenante:
pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et vos bonshommes
de Port-Royal si sérieux? Pour moi, M. Singlin est funèbre à côté
de mes éléphants. Je regarde des Barbares tatoués comme étant
moins anti-humains, moins spéciaux, moins cocasses, moins rares
que des gens vivant en commun et qui s'appellent jusqu'à la mort
_Monsieur!_--Et c'est précisément parce qu'ils sont très loin de moi
que j'admire votre talent à me les faire comprendre.--Car j'y crois,
à Port-Royal, et je souhaite encore moins y vivre qu'à Carthage.
Cela aussi était exclusif, hors nature, forcé, tout d'un morceau, et
cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent,
deux excès contraires, deux monstruosités différentes?
«Je vais finir.--Un peu de patience!--Êtes-vous curieux de connaître
la faute _énorme_ (_énorme_ est ici à sa place) que je trouve dans
mon livre? La voici:
«1º Le piédestal est trop grand pour la statue. Or, comme on ne pèche
jamais par _le trop_, mais par _le pas assez_, il aurait fallu cent
pages de plus relatives à Salammbô seulement.
«2º Quelques transitions manquent. Elles existaient; je les ai
retranchées ou trop raccourcies, dans la peur d'être ennuyeux.
«3º Dans le chapitre VI tout ce qui se rapporte à Giscon est _de même
tonalité_ que la deuxième partie du chapitre II (Hannon). C'est la
même situation, et il n'y a point progression d'effet.
«4º Tout ce qui s'étend depuis la bataille du Macar jusqu'au serpent,
et tout le chapitre XIII jusqu'au dénombrement des Barbares,
s'enfonce, disparaît dans le souvenir. Ce sont des endroits de second
plan, ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureusement éviter
et qui alourdissent le livre, malgré les efforts de prestesse que
j'ai pu faire. Ce sont ceux-là qui m'ont le plus coûté, que j'aime le
moins, et dont je me suis le plus reconnaissant.
«5º L'aqueduc.
«Aveu! mon opinion _secrète_ est qu'il n'y avait point d'aqueduc
à Carthage, malgré les ruines actuelles de l'aqueduc. Aussi
ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections par une
phrase hypocrite à l'adresse des archéologues. J'ai mis les pieds
dans le plat, lourdement, en rappelant que c'était une invention
romaine, alors nouvelle, et que l'aqueduc d'à présent a été refait
sur l'ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l'aqueduc romain
de Carthage m'a poursuivi, et puis c'était une belle entrée
pour Spendius et Mâtho. N'importe! mon aqueduc est une lâcheté!
_Confiteor._
«6º Autre et dernière coquinerie: Hannon.
«Par amour de la clarté, j'ai faussé l'histoire quant à sa mort.
Il fut bien, il est vrai, crucifié par les Mercenaires, mais en
Sardaigne. Le général crucifié à Tunis en face de Spendius s'appelait
Hannibal. Mais quelle confusion cela eût fait pour le lecteur!
«Tel est, cher maître, ce qu'il y a, selon moi, de pire dans mon
livre. Je ne vous dis pas ce que j'y trouve de bon. Mais soyez sûr
que je n'ai point fait un Carthage fantastique. Les documents sur
Carthage existent, et ils ne sont pas tous dans Movers. Il faut aller
les chercher un peu loin. Ainsi Ammien Marcellin m'a fourni la forme
_exacte_ d'une porte, le poème de Corippus (la _Johannide_), beaucoup
de détails sur les peuplades africaines, etc.
«Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est le danger?
Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins à craindre que
les... et les... dans ce doux pays de France où le superficiel est
une qualité, et où le banal, le facile et le niais sont toujours
applaudis, adoptés, adorés. On ne risque de corrompre personne quand
on aspire à la grandeur. Ai-je mon pardon?
«Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher maître. En
me donnant des égratignures, vous m'avez très tendrement serré les
mains, et bien que vous m'ayez quelque peu ri au nez, vous ne m'en
avez pas moins fait trois grands saluts, trois grands articles très
détaillés, très considérables et qui ont dû vous être plus pénibles
qu'à moi. C'est de cela surtout que je vous suis reconnaissant. Les
conseils de la fin ne seront pas perdus, et vous n'aurez eu affaire
ni à un sot ni à un ingrat.
«Tout à vous,
«GUSTAVE FLAUBERT.»
Sainte-Beuve répondit à cette lettre par le billet suivant:
«Ce 25 décembre 1862.
«Mon cher ami,
«J'attendais avec impatience cette lettre promise. Je l'ai lue hier
soir, et je la relis ce matin. Je ne regrette plus d'avoir fait
ces articles, puisque je vous ai amené à _sortir_ ainsi toutes vos
raisons. Ce soleil d'Afrique a eu cela de singulier que toutes
nos humeurs à tous, même nos humeurs secrètes, ont fait éruption.
_Salammbô_, indépendamment de la dame, est dès à présent le nom
d'une bataille, de plusieurs batailles. Je compte faire ceci: mes
articles restant ce qu'ils sont, en les réimprimant je mettrai, à la
fin du volume, ce que vous appelez votre _Apologie_, et sans plus de
réplique de ma part. J'avais tout dit; vous répondez: les lecteurs
attentifs jugeront. Ce que j'apprécie surtout, et ce que chacun
sentira, c'est cette élévation d'esprit et de caractère qui vous a
fait supporter tout naturellement mes contradictions et qui oblige
envers vous à plus d'estime. M. Lebrun (de l'Académie), un homme
juste, me disait l'autre jour à propos de vous: «Après tout, il
sort de là un plus gros monsieur qu'auparavant.» Ce sera l'impression
générale et définitive.
«C.-A. SAINTE-BEUVE.»
Dans un article publié dans la _Revue contemporaine_, M. Frœhner avait
très vivement critiqué _Salammbô_. M. Gustave Flaubert, en réponse à
son article, adressa au directeur de la _Revue contemporaine_ la lettre
suivante:
A M. FRŒHNER
_Rédacteur de la_ REVUE CONTEMPORAINE
«Paris, 21 janvier 1863.
«Monsieur,
«Je viens de lire votre article sur _Salammbô_ paru dans la _Revue
contemporaine_ le 31 décembre 1862. Malgré l'habitude où je suis de
ne répondre à aucune critique, je ne puis accepter la vôtre. Elle
est pleine de convenance et de choses extrêmement flatteuses pour
moi; mais comme elle met en doute la sincérité de mes études, vous
trouverez bon, s'il vous plaît, que je relève ici plusieurs de vos
assertions.
«Je vous demanderai d'abord, monsieur, pourquoi vous me mêlez si
obstinément à la collection Campana en affirmant qu'elle a été ma
ressource, mon inspiration permanente? Or j'avais fini _Salammbô_ au
mois de mars, six semaines avant l'ouverture de ce musée. Voilà une
erreur déjà. Nous en trouverons de plus graves.
«Je n'ai, monsieur, nulle prétention à l'archéologie. J'ai donné
mon livre pour un roman, sans préface, sans notes, et je m'étonne
qu'un homme illustre, comme vous, par des travaux si considérables,
perde ses loisirs à une littérature si légère! J'en sais cependant
assez, monsieur, pour oser dire que vous errez complètement d'un bout
à l'autre de votre travail, tout le long de vos dix-huit pages, à
chaque paragraphe et à chaque ligne.
«Vous me blâmez «de n'avoir consulté ni Falbe ni Dureau de la Malle,
dont j'aurais pu tirer profit». Mille pardons! je les ai lus, plus
souvent que vous peut-être et sur les ruines mêmes de Carthage.
Que vous ne sachiez «rien de satisfaisant sur la forme ni sur les
principaux quartiers», cela se peut; mais d'autres, mieux informés,
ne partagent pas votre scepticisme. Si l'on ignore où était le
faubourg Aclas, l'endroit appelé Fuscianus, la position exacte des
portes principales dont on a les noms, etc., on connaît assez bien
l'emplacement de la ville, l'appareil architectonique des murailles,
la Tænia, le Môle et le Cothon. On sait que les maisons étaient
enduites de bitume et les rues dallées; on a une idée de l'Ancô
décrit dans mon chapitre XV, on a entendu parler de Malquâ, de Byrsa,
de Mégara, des Mappales et des Catacombes, et du temple d'Eschmoûn
situé sur l'Acropole, et de celui de Tanit, un peu à droite en
tournant le dos à la mer. Tout cela se trouve (sans parler d'Appien,
de Pline et de Procope) dans ce même Dureau de la Malle, que vous
m'accusez d'ignorer. Il est donc regrettable, monsieur, que vous ne
soyez pas «entré dans des détails fastidieux pour montrer» que je
n'ai eu aucune idée de l'emplacement et de la position de l'ancienne
Carthage, «moins encore que Dureau de la Malle», ajoutez-vous. Mais
que faut-il croire? à qui se fier, puisque vous n'avez pas eu jusqu'à
présent l'obligeance de révéler votre système sur la topographie
carthaginoise?
«Je ne possède, il est vrai, aucun texte pour vous prouver qu'il
existait une rue des Tanneurs, des Parfumeurs, des Teinturiers.
C'est en tous cas une hypothèse vraisemblable, convenez-en! Mais je
n'ai point inventé Kinisdo et Cynasyn, «mots, dites-vous, dont la
structure est étrangère à l'esprit des langues sémitiques». Pas si
étrangère cependant, puisqu'ils sont dans Gesenius--presque tous
mes noms puniques, défigurés, selon vous, étant pris dans Gesenius
(_Scripturæ linguæque phœniciæ_, etc.), ou dans Falbe, que j'ai
consulté, je vous assure.
«Un orientaliste de votre érudition, monsieur, aurait dû avoir un
peu plus d'indulgence pour le nom numide de Naravasse que j'écris
Narr'Havas, de _Nar-el-haouah_, feu du souffle. Vous auriez pu
deviner que les deux _m_ de Salammbô sont mis exprès pour faire
prononcer Salam et non Salan et supposer charitablement que Egates,
au lieu de Ægates, était une faute typographique, corrigée du reste
dans la seconde édition de mon livre, antérieure de quinze jours à
vos conseils. Il en est de même de _Scissites_ pour _Syssites_ et
du mot Kabires, que l'on a imprimé sans un _k_ (horreur!) jusque
dans les ouvrages les plus sérieux tels que _les Religions de la
Grèce antique_, par Maury. Quant à Schalischim, si je n'ai pas écrit
(comme j'aurais dû le faire) Rosch-eisch-Schalischim, c'était pour
raccourcir un nom déjà trop rébarbatif, ne supposant pas d'ailleurs
que je serais examiné par des philologues. Mais, puisque vous êtes
descendu jusqu'à ces chicanes de mots, j'en reprendrai, chez vous,
deux autres: 1º _Compendieusement_, que vous employez tout au
rebours de la signification pour dire abondamment, prolixement, et
2º _carthachinoiserie_, plaisanterie excellente, bien qu'elle ne
soit pas de vous, et que vous avez ramassée, au commencement du mois
dernier, dans un petit journal. Vous voyez, monsieur, que si vous
ignorez parfois mes auteurs, je sais les vôtres. Mais il eût mieux
valu peut-être négliger «ces minuties qui se refusent», comme vous le
dites fort bien, «à l'examen de la critique».
«Encore une cependant! Pourquoi avez-vous souligné le _et_ dans cette
phrase (un peu tronquée) de ma page 156: «Achète-moi des Cappadociens
_et_ des Asiatiques.» Est-ce pour briller en voulant faire accroire
aux badauds que je ne distingue pas la Cappadoce de l'Asie Mineure?
Mais je la connais, monsieur, je l'ai vue, je m'y suis promené!
«Vous m'avez lu si négligemment que presque toujours vous me _citez à
faux_. Je n'ai dit nulle part que les prêtres aient formé une caste
particulière; ni, page 109, que les soldats libyens fussent «possédés
de l'envie de boire du fer», mais que les Barbares menaçaient les
Carthaginois de leur faire boire du fer; ni, page 108, que les gardes
de la «légion portaient au milieu du front une corne d'argent pour
les faire ressembler à des rhinocéros», mais, «leurs gros chevaux
avaient», etc.; ni, page 29, que les paysans un jour s'amusèrent à
crucifier deux cents lions. Même observation pour ces malheureuses
Syssites, que j'ai employées, selon vous, «ne sachant pas, sans
doute, que ce mot signifiait des corporations particulières». _Sans
doute_ est aimable. Mais, sans doute, je savais ce qu'étaient ces
corporations et l'étymologie du mot, puisque je le traduis en
français la première fois qu'il apparaît dans mon livre, page 7.
«Syssites, compagnies (de commerçants) qui mangeaient en commun.»
Vous avez de même faussé un passage de Plaute, car il n'est pas
démontré dans le _Pœnulus_ que «les Carthaginois savaient toutes
les langues», ce qui eût été un curieux privilège pour une nation
entière: il y a tout simplement dans le prologue, v. 112, _Is omnes
linguas scit_; ce qu'il faut traduire: «Celui-là sait toutes les
langues,» le Carthaginois en question, et non tous les Carthaginois.
«Il n'est pas vrai de dire que «Hannon n'a pas été crucifié dans la
guerre des Mercenaires, attendu qu'il commandait des armées longtemps
encore après», car vous trouverez dans Polybe, monsieur, que les
rebelles se saisirent de sa personne et l'attachèrent à une croix (en
Sardaigne, il est vrai, mais à la même époque), livre I, chapitre
XVII. Ce n'est donc pas «ce personnage» qui «aurait à se plaindre
de M. Flaubert», mais plutôt Polybe qui aurait à se plaindre de M.
Frœhner.
«Pour les sacrifices d'enfants, il est si peu _impossible_ qu'au
siècle d'Hamilcar on les brûlât vifs, qu'on en brûlait encore au
temps de Jules César et de Tibère, s'il faut s'en rapporter à Cicéron
(_Pro Balbo_) et à Strabon (liv. III). Cependant «la statue de Moloch
ne ressemble pas à la machine infernale décrite dans _Salammbô_.
Cette figure composée de sept cases étagées l'une sur l'autre pour
y enfermer les victimes appartient à la religion gauloise. M.
Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie pour justifier son audacieuse
transposition.»
«Non! je n'ai aucun prétexte, c'est vrai! mais j'ai un texte, à
savoir le texte, la description même de Diodore, que vous rappelez,
et qui n'est autre que la mienne, comme vous pourrez vous en
convaincre en daignant lire ou relire le livre XX de Diodore,
chapitre IV, auquel vous joindrez la paraphrase chaldaïque de Paul
Fage, dont vous ne parlez pas, et qui est citée par Selten, _De diis
syriis_, p. 164-170, avec Eusèbe, _Préparation évangélique_, livre I.
«Comment se fait-il aussi que l'histoire ne dise rien du manteau
miraculeux, puisque vous dites vous-même «qu'on le montrait dans
le temple de Vénus, mais bien plus tard, et seulement à l'époque
des empereurs romains» Or? je trouve dans Athénée XII, 58, la
description très minutieuse de ce manteau, _bien que l'histoire n'en
dise rien_. Il fut acheté à Denys l'Ancien 120 talents, porté à Rome
par Scipion-Émilien, reporté à Carthage par Caïus Gracchus, revint à
Rome sous Héliogabale, puis fut vendu à Carthage. Tout cela se trouve
encore dans Dureau de la Malle, dont j'ai tiré profit décidément.
«Trois lignes plus bas, vous affirmez, avec la même... candeur, que
«la plupart des autres dieux invoqués dans Salammbô _sont de pure
invention_», et vous ajoutez: «Qui a entendu parler d'un Aptoukhos?»
Qui? d'Avezac (_Cyrénaïque_), à propos d'un temple dans les environs
de Cyrène; «d'un Schaoûl?» mais c'est un nom que je donne à un
esclave (voyez ma page 91); «ou d'un Matismann?» Il est mentionné
comme Dieu par Corippus. (Voyez Johanneis et _Mém. de l'Académie des
inscript._, t. XII, p. 181.) «Qui ne sait que Micipsa n'était pas
une divinité, mais un homme?» Or c'est ce que je dis, monsieur, et
très clairement, dans cette même page 91, quand Salammbô appelle ses
esclaves: «A moi Kroum, Enva, Micipsa, Schaoûl!»
«Vous m'accusez de prendre pour deux divinités distinctes Astaroth
et Astarté. Mais au commencement, page 48, lorsque Salammbô invoque
Tanit, elle l'invoque par tous ses noms à la fois: «Anaïtis, Astarté,
Derceto, Astaroth, Tiratha.» Et même j'ai pris soin de dire, un
peu plus bas, page 52, qu'elle répétait «tous ces noms sans qu'ils
eussent pour elle de signification distincte». Seriez-vous comme
Salammbô? Je suis tenté de le croire, puisque vous faites de Tanit la
déesse de la guerre et non de l'amour, de l'élément femelle, humide,
fécond, en dépit de Tertullien, et de ce nom même de Tiratha, dont
vous rencontrez l'explication peu décente, mais claire, dans Movers,
_Phenic._, livre Ier, p. 574.
«Vous vous ébahissez ensuite des singes consacrés à la lune et
des chevaux consacrés au soleil. «Ces détails, vous en êtes sûr,
ne se trouvent dans aucun auteur ancien, ni dans aucun monument
authentique.» Or je me permettrai, pour les singes, de vous rappeler,
monsieur, que les cynocéphales étaient, en Égypte, consacrés à la
lune, comme on le voit encore sur les murailles des temples, et que
les cultes égyptiens avaient pénétré en Libye et dans les oasis.
Quant aux chevaux, je ne dis pas qu'il y en avait de consacrés à
Esculape, mais à Eschmoûn, assimilé à Esculape, Iolaüs, Apollon, le
Soleil. Or je vois les chevaux consacrés au soleil dans Pausanias
(livre Ier, chap. I), et dans la Bible (_Rois_, livre II, chap.
XXXII). Mais peut-être nierez-vous que les temples d'Égypte soient
des monuments authentiques et la Bible et Pausanias des auteurs
anciens.
«A propos de la Bible je prendrai encore, monsieur, la liberté grande
de vous indiquer le tome II de la traduction de Cahen, page 186, où
vous lirez ceci: «Ils portaient au cou, suspendue à une chaîne d'or,
une petite figure de pierre précieuse qu'ils appelaient la Vérité.
Les débats s'ouvraient lorsque le président mettait devant soi
l'image de la Vérité.» C'est un texte de Diodore. En voici un autre
d'Élien: «Le plus âgé d'entre eux était leur chef et leur juge à
tous; il portait autour du cou une image en saphir. On appelait cette
image la Vérité.» C'est ainsi, monsieur, que «cette Vérité-là est une
jolie invention de l'auteur».
«Mais tout vous étonne: le molobathre, que l'on écrit très bien (ne
vous en déplaise) malobathre ou malabathre, la poudre d'or que l'on
ramasse aujourd'hui, comme autrefois, sur le rivage de Carthage,
les oreilles des éléphants peintes en bleu, les hommes qui se
barbouillent de vermillon et mangent de la vermine et des singes, les
Lydiens en robes de femme, les escarboucles des lynx, les mandragores
qui sont dans Hippocrate, la chaînette des chevilles qui est dans
le _Cantique des Cantiques_ (Cahen, t. XVI, 37) et les arrosages de
silphium, les barbes enveloppées, les lions en croix, etc., tout!
«Eh bien! non, monsieur, je n'ai point «emprunté tous ces détails
aux nègres de la Sénégambie». Je vous renvoie, pour les éléphants,
à l'ouvrage d'Armandi, p. 256, et aux autorités qu'il indique,
telles que Florus, Diodore, Ammien-Marcellin et autres nègres de la
Sénégambie.
«Quant aux nomades qui mangent des singes, croquent des poux et se
barbouillent de vermillon, comme on pourrait «vous demander à quelle
source l'auteur a puisé ces précieux renseignements», et que «vous
seriez», d'après votre aveu, «_très embarrassé_ de le dire», je vais
vous donner humblement quelques indications qui faciliteront vos
recherches.
«Les Maxies... se peignent le corps avec du vermillon. Les Gysantes
se peignent tous avec du vermillon et mangent des singes. Les femmes
(celles des Adrymachydes), si elles sont mordues par un pou, elles le
prennent, le mordent, etc.» Vous verrez tout cela dans le IVe livre
d'Hérodote, aux chapitres CXCIV, CXCI et CLXVIII. Je ne suis pas
embarrassé de le dire.
«Le même Hérodote m'a appris dans la description de l'armée de
Xerxès, que les Lydiens avaient des robes de femmes; de plus,
Athénée, dans le chapitre des Étrusques et de leur ressemblance avec
les Lydiens, dit qu'ils portaient des robes de femmes; enfin, le
Bacchus lydien est toujours représenté en costume de femme. Est-ce
assez pour les Lydiens et leur costume?
«Les barbes enfermées en signe de deuil sont dans Cahen (Ézéchiel,
chap. XXIV, 17) et au menton des colosses égyptiens, ceux
d'Abou-Simbal, entre autres; les escarboucles formées par l'urine
de lynx, dans Théophraste, _Traité des pierreries_, et dans Pline,
livre VIII, chap. LVII. Et pour ce qui regarde les lions crucifiés
(dont vous portez le nombre à deux cents, afin de me gratifier, sans
doute, d'un ridicule que je n'ai pas), je vous prie de lire dans
le même livre de Pline le chapitre XVIII, où vous apprendrez que
Scipion-Émilien et Polybe, se promenant ensemble dans la campagne
carthaginoise, en virent de suppliciés dans cette position, _Quia
cæteri metu pœnæ similis absterrentur eadem noscia_. Sont-ce là,
monsieur, de ces passages pris sans discernement dans l'_Univers
pittoresque_, «et que la haute critique a employés avec succès contre
moi»? De quelle haute critique parlez-vous? Est-ce de la vôtre?
«Vous vous égayez considérablement sur les grenadiers que l'on
arrosait avec du silphium. Mais ce détail, monsieur, n'est pas de
moi. Il est dans Pline, livre XVII, chap. XLVII. J'en suis bien fâché
pour votre plaisanterie sur «l'ellébore que l'on devrait cultiver à
Charenton»; mais comme vous le dites vous-même, «l'esprit le plus
pénétrant ne saurait suppléer au défaut de connaissances acquises».
«Vous en avez manqué complètement en affirmant que «parmi les pierres
précieuses du trésor d'Hamilcar, plus d'une appartient aux légendes
et aux superstitions chrétiennes». Non! monsieur, elles sont _toutes_
dans Pline et dans Théophraste.
«Les stèles d'émeraude, à l'entrée du temple, qui vous font
rire, car vous êtes gai, sont mentionnées par Philostrate (_Vie
d'Apollonius_) et par Théophraste (_Traité des pierreries_). Heeren
(t. II) cite sa phrase: «La plus grosse émeraude bactrienne se trouve
à Tyr dans le temple d'Hercule. C'est une colonne d'assez forte
dimension.» Autre passage de Théophraste (traduction de Hill): «Il
y avait dans leur temple de Jupiter un obélisque composé de quatre
émeraudes.»
«Malgré «vos connaissances acquises», vous confondez le jade, qui est
une néphrite d'un vert brun et qui vient de Chine, avec le jaspe,
variété de quartz que l'on trouve en Europe et en Sicile. Si vous
aviez ouvert, par hasard, le _Dictionnaire de l'Académie française_,
au mot _jaspe_, vous eussiez appris, sans aller plus loin, qu'il
y en a de noir, de rouge et de blanc. Il fallait donc, monsieur,
modérer les transports de votre indomptable verve et ne pas reprocher
folâtrement à mon maître et ami Théophile Gautier d'avoir prêté à une
femme (dans son _Roman de la Momie_) des pieds verts quand il lui a
donné des pieds blancs. Ainsi, ce n'est point lui, mais vous, qui
avez fait _une erreur ridicule_.
«Si vous dédaigniez un peu moins les voyages, vous auriez pu voir
au musée de Turin le propre bras de sa momie, rapporté d'Égypte
par M. Passalacqua, et dans la pose même que décrit Th. Gautier,
_cette pose_ qui, d'après vous, _n'est certainement pas égyptienne_.
Sans être ingénieur non plus, vous auriez appris ce que sont les
Sakiehs pour amener l'eau dans les maisons, et vous seriez convaincu
que je n'ai point abusé des vêtements noirs en les mettant dans
des pays où ils foisonnent et où les femmes de la haute classe ne
sortent que vêtues de manteaux noirs. Mais comme vous préférez les
témoignages écrits, je vous recommanderai, pour tout ce qui concerne
la toilette des femmes, Isaïe, III, 3; la Mischna, tit. _De Sabbato_;
Samuel, XIII, 18; saint Clément d'Alexandrie, _pæd_. II, 13, et les
dissertations de l'abbé Mignot dans les _Mémoires de l'Académie des
Inscriptions_, t. XLII. Et quant à cette abondance d'ornementation
qui vous ébahit si fort, j'étais bien en droit d'en prodiguer à
des peuples qui incrustaient dans le sol de leurs appartements des
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