Salammbô - 21
Les Barbares s'entre-regardèrent silencieusement. Ce n'était pas la
mort qui les faisait pâlir, mais l'horrible contrainte où ils se
trouvaient réduits.
La communauté de leur existence avait établi entre ces hommes des
amitiés profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait la patrie;
vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de
tendresse, et l'on s'endormait, côte à côte, sous le même manteau à
la clarté des étoiles. Dans ce vagabondage perpétuel à travers toutes
sortes de pays, de meurtres et d'aventures, il s'était formé d'étranges
amours,--unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus
fort défendait le plus jeune au milieu des batailles, l'aidait à
franchir les précipices, épongeait sur son front la sueur des fièvres,
volait pour lui de la nourriture; et l'autre, enfant ramassé au bord
d'une route, puis devenu Mercenaire, payait ce dévoûment par mille
soins délicats et des complaisances d'épouse.
Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d'oreilles, cadeaux
qu'ils s'étaient faits autrefois, après un grand péril, dans des
heures d'ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait
frapper. On en voyait un jeune, çà et là, qui disait à un autre dont
la barbe était grise: «--Non! non, tu es le plus robuste! Tu nous
vengeras, tue-moi!» et l'homme répondait: «--J'ai moins d'années à
vivre, frappe au cœur, et n'y pense plus!» Les frères se contemplaient
les deux mains serrées, et l'amant faisait à son amant des adieux
éternels, debout, en pleurant sur son épaule.
Ils retirèrent leurs cuirasses, pour que la pointe des glaives
s'enfonçât plus vite. Alors parurent les marques des grands coups
qu'ils avaient reçus pour Carthage; on aurait dit des inscriptions sur
des colonnes.
Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la façon des gladiateurs, et ils
commencèrent par des engagements timides. Quelques-uns s'étaient bandé
les yeux, et leurs glaives ramaient dans l'air, doucement, comme des
bâtons d'aveugle. Les Carthaginois poussèrent des huées en leur criant
qu'ils étaient des lâches. Les Barbares s'animèrent, et bientôt le
combat fut général, précipité, terrible.
Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants, tombaient dans les
bras l'un de l'autre et mouraient en se donnant des baisers. Aucun ne
reculait. Ils se ruaient contre les lames tendues. Leur délire était si
furieux que les Carthaginois, de loin, avaient peur.
Enfin, ils s'arrêtèrent. Leurs poitrines faisaient un grand bruit
rauque, et l'on apercevait leurs prunelles entre leurs longs cheveux
qui pendaient comme s'ils fussent sortis d'un bain de pourpre.
Plusieurs tournaient sur eux-mêmes, rapidement, tels que des panthères
blessées au front. D'autres se tenaient immobiles en considérant un
cadavre à leurs pieds; puis, tout à coup, ils s'arrachaient le visage
avec les ongles, prenaient leur glaive à deux mains et se l'enfonçaient
dans le ventre.
Il en restait soixante encore. Ils demandèrent à boire. On leur cria de
jeter leurs glaives; et quand ils les eurent jetés, on leur apporta de
l'eau.
Pendant qu'ils buvaient, la figure enfoncée dans les vases, soixante
Carthaginois, sautant sur eux, les tuèrent avec des stylets, dans le
dos.
Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts de son armée, et,
par cette trahison, l'attacher à sa personne.
Donc la guerre était finie; du moins il le croyait; Mâtho ne
résisterait pas; dans son impatience, le suffète ordonna tout de suite
le départ.
Ses éclaireurs vinrent lui dire que l'on avait distingué un convoi qui
s'en allait vers la montagne de Plomb. Hamilcar ne s'en soucia. Une
fois les Mercenaires anéantis, les Nomades ne l'embarrasseraient plus.
L'important était de prendre Tunis. A grandes journées il marcha dessus.
Il avait envoyé Narr'Havas à Carthage porter la nouvelle de la
victoire; et le roi des Numides, fier de ses succès, se présenta chez
Salammbô.
Elle le reçut dans ses jardins, sous un large sycomore, entre des
oreillers de cuir jaune, avec Taanach auprès d'elle. Son visage était
couvert d'une écharpe blanche qui, lui passant sur la bouche et sur
le front, ne laissait voir que les yeux; mais ses lèvres brillaient
dans la transparence du tissu comme les pierreries de ses doigts,--car
Salammbô tenait ses deux mains enveloppées, et tout le temps qu'ils
parlèrent, elle ne fit pas un geste.
Narr'Havas lui annonça la défaite des Barbares. Elle le remercia, par
une bénédiction, des services qu'il avait rendus à son père. Alors, il
se mit à raconter toute la campagne.
Les colombes, sur les palmiers autour d'eux, roucoulaient doucement, et
d'autres oiseaux voletaient parmi les herbes: des galéoles à collier,
des cailles de Tartessus et des pintades puniques. Le jardin, depuis
longtemps inculte, avait multiplié ses verdures; des coloquintes
montaient dans le branchage des canéficiers, des asclépias parsemaient
les champs de roses, toutes sortes de végétations formaient des
entrelacements, des berceaux; et des rayons de soleil, qui descendaient
obliquement, marquaient çà et là, comme dans les bois, l'ombre d'une
feuille sur la terre. Les bêtes domestiques, redevenues sauvages,
s'enfuyaient au moindre bruit. Parfois, on apercevait une gazelle
traînant à ses petits sabots noirs des plumes de paon dispersées. Les
clameurs de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure des flots.
Le ciel était tout bleu; pas une voile n'apparaissait sur la mer.
Narr'Havas ne parlait plus; Salammbô, sans lui répondre, le regardait.
Il avait une robe de lin, où des fleurs étaient peintes, avec des
franges d'or par le bas; deux flèches d'argent retenaient ses cheveux
tressés au bord de ses oreilles; et il s'appuyait de la main droite
contre le bois d'une pique, orné par des cercles d'électrum et des
touffes de poil.
En le considérant, une foule de pensées vagues l'absorbait. Ce jeune
homme à voix douce et à taille féminine captivait ses yeux par la grâce
de sa personne et lui semblait être comme une sœur aînée que les Baals
envoyaient pour la protéger. Le souvenir de Mâtho la saisit; elle ne
résista pas au désir de savoir ce qu'il devenait.
Narr'Havas répondit que les Carthaginois s'avançaient vers Tunis,
afin de le prendre. A mesure qu'il exposait leurs chances de réussite
et la faiblesse de Mâtho, elle paraissait se réjouir dans un espoir
extraordinaire. Ses lèvres tremblaient, sa poitrine haletait. Quand il
promit enfin de le tuer lui-même, elle s'écria: «--Oui! tue-le! Il le
faut!»
Le Numide répliqua qu'il souhaitait ardemment cette mort, puisque, la
guerre terminée, il serait son époux.
Salammbô tressaillit, et elle baissa la tête.
Mais Narr'Havas, poursuivant, compara ses désirs à des fleurs qui
languissent après la pluie, à des voyageurs perdus qui attendent le
jour. Il lui dit encore qu'elle était plus belle que la lune, meilleure
que le vent du matin et que le visage de l'hôte. Il ferait venir pour
elle, du pays des Noirs, des choses comme il n'y en avait pas à
Carthage, et les appartements de leur maison seraient sablés avec de la
poudre d'or.
Le soir tombait, des senteurs de baume s'exhalaient. Pendant longtemps
ils se regardèrent en silence;--et les yeux de Salammbô, au fond de ses
longues draperies, avaient l'air de deux étoiles dans l'ouverture d'un
nuage. Avant que le soleil se fût couché, il se retira.
Les anciens se sentirent soulagés d'une grande inquiétude quand il
partit de Carthage. Le peuple l'avait reçu avec des acclamations encore
plus enthousiastes que la première fois. Si Hamilcar et le roi des
Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il serait impossible de
leur résister. Donc ils résolurent, pour affaiblir Barca, de faire
participer à la délivrance de la République celui qu'ils aimaient, le
vieil Hannon.
Il se porta immédiatement vers les provinces occidentales, afin de se
venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa honte. Les habitants et
les Barbares étaient morts, cachés ou enfuis. Sa colère se déchargea
sur la campagne. Il brûla les ruines des ruines, il ne laissa pas un
seul arbre, pas un brin d'herbe; les enfants et les infirmes que l'on
rencontrait, on les suppliciait; il donnait à ses soldats les femmes à
violer avant leur égorgement, les plus belles étaient jetées dans sa
litière,--car son atroce maladie l'enflammait de désirs impétueux; il
les assouvissait avec toute la fureur d'un homme désespéré.
Souvent, à la crête des collines, des tentes noires s'abattaient comme
renversées par le vent, et de larges disques à bordures brillantes,
que l'on reconnaissait pour des roues de chariot, en tournant avec un
son plaintif, peu à peu s'enfonçaient dans les vallées. Les tribus,
qui avaient abandonné le siège de Carthage, erraient ainsi par les
provinces, attendant une occasion, quelque victoire des Mercenaires
pour revenir. Mais, soit terreur ou famine, elles reprirent toutes le
chemin de leurs contrées et disparurent.
Hamilcar ne fut point jaloux des succès d'Hannon. Cependant il avait
hâte d'en finir; il lui ordonna de se rabattre sur Tunis; et Hannon, au
jour fixé, se trouva sous les murs de la ville.
Elle avait pour se défendre sa population d'autochtones, douze mille
Mercenaires, puis tous les Mangeurs de choses immondes, car ils
étaient comme Mâtho rivés à l'horizon de Carthage; et la plèbe et le
Schalischim contemplaient de loin ses hautes murailles, en rêvant
par derrière des jouissances infinies. Dans cet accord de haines, la
résistance fut lestement organisée. On prit des outres pour faire des
casques, on coupa tous les palmiers dans les jardins pour avoir des
lances, on creusa des citernes; et quant aux vivres, ils pêchaient
au bord du lac de gros poissons blancs, nourris de cadavres et
d'immondices. Leurs remparts, maintenus en ruines par la jalousie de
Carthage, étaient si faibles, que l'on pouvait, d'un coup d'épaule,
les abattre. Mâtho en boucha les trous avec les pierres des maisons.
C'était la dernière lutte; il n'espérait rien; cependant il se disait
que la fortune était changeante.
Les Carthaginois, en approchant, remarquèrent, sur les remparts, un
homme qui dépassait les créneaux de toute la ceinture. Les flèches
volant autour de lui n'avaient pas l'air de plus l'effrayer qu'un
essaim d'hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne le toucha.
Hamilcar établit son camp sur le côté méridional; Narr'Havas, à sa
droite, occupait la plaine de Rhadès; Hannon le bord du lac; et les
trois généraux devaient garder leur position respective pour attaquer
l'enceinte tous en même temps.
Hamilcar voulut d'abord montrer aux Mercenaires qu'il les châtierait
comme des esclaves. Il fit crucifier les dix ambassadeurs, les uns
après les autres, sur un monticule, en face de la ville.
A ce spectacle, les assiégés abandonnèrent le rempart.
Mâtho s'était dit que s'il pouvait passer entre les murs et les tentes
de Narr'Havas assez rapidement pour que les Numides n'eussent pas
le temps de sortir, il tomberait sur les derrières de l'infanterie
carthaginoise, qui se trouverait prise entre sa division et ceux de
l'intérieur. Il s'élança dehors avec les vétérans.
Narr'Havas l'aperçut; il franchit la plage du lac et vint avertir
Hannon d'expédier des hommes au secours d'Hamilcar. Croyait-il Barca
trop faible pour résister aux Mercenaires? Était-ce une perfidie ou une
sottise? Nul jamais ne put le savoir.
Hannon, par désir d'humilier son rival, ne balança pas. Il cria
de sonner les trompettes, et toute son armée se précipita sur les
Barbares. Ils se retournèrent et coururent droit aux Carthaginois; ils
les renversaient, les écrasaient, sous leurs pieds, et, les refoulant
ainsi, ils arrivèrent jusqu'à la tente d'Hannon, qui était alors au
milieu de trente Carthaginois, les plus illustres des anciens.
Il parut stupéfait de leur audace; il appelait ses capitaines. Tous
avançaient leurs poings sous sa gorge en vociférant des injures. La
foule se poussait, et ceux qui avaient la main sur lui le retenaient
à grand'peine. Cependant il tâchait de leur dire à l'oreille: «--Je
te donnerai tout ce que tu veux! Je suis riche! Sauve-moi!» Ils le
tiraient; si lourd qu'il fût, ses pieds ne touchaient plus la terre.
On avait entraîné les anciens. Sa terreur redoubla. «--Vous m'avez
battu! Je suis votre captif! Je me rachète! Écoutez-moi, mes amis!» Et,
porté par toutes ces épaules qui le serraient aux flancs, il répétait:
«--Qu'allez-vous faire? Que voulez-vous? Je ne m'obstine pas, vous
voyez bien! J'ai toujours été bon!»
Une croix gigantesque était dressée à la porte. Les Barbares hurlaient:
«--Ici! ici!» Il éleva la voix encore plus haut; et, au nom de leurs
Dieux, les somma de le mener au Schalischim, parce qu'il avait à lui
confier une chose d'où leur salut dépendait.
Ils s'arrêtèrent, quelques-uns prétendant qu'il était sage d'appeler
Mâtho. On partit à sa recherche.
Hannon tomba sur l'herbe; et il voyait autour de lui encore d'autres
croix, comme si le supplice dont il allait périr se fût d'avance
multiplié; il faisait des efforts pour se convaincre qu'il se trompait,
qu'il n'y en avait qu'une seule, et même pour croire qu'il n'y en avait
pas du tout. Enfin on le releva.
«--Parle!» dit Mâtho.
Il offrit de livrer Hamilcar, puis ils entreraient dans Carthage et
seraient rois tous les deux.
Mâtho s'éloigna, en faisant signe aux autres de se hâter. C'était,
pensait-il, une ruse pour gagner du temps.
Le Barbare se trompait; Hannon était dans une de ces extrémités où l'on
ne considère plus rien, et d'ailleurs il exécrait tellement Hamilcar,
que, sur le moindre espoir de salut, il l'aurait sacrifié avec tous ses
soldats.
A la base des trente croix, les anciens languissaient par terre;
déjà des cordes étaient passées sous leurs aisselles. Alors le vieux
suffète, comprenant qu'il fallait mourir, pleura.
Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements;--et l'horreur de sa
personne apparut. Des ulcères couvraient cette masse sans nom; la
graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds; il pendait à
ses doigts comme des lambeaux verdâtres; et les larmes qui ruisselaient
entre les tubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chose
d'effroyablement triste, ayant l'air d'occuper plus de place que sur un
autre visage humain. Son bandeau royal, à demi dénoué, traînait avec
ses cheveux blancs dans la poussière.
Ils crurent n'avoir pas de cordes assez fortes pour le grimper
jusqu'au haut de la croix, et ils le clouèrent dessus, avant qu'elle
fût dressée, à la mode punique. Mais son orgueil se réveilla dans la
douleur. Il se mit à les accabler d'injures. Il écumait et se tordait,
comme un monstre marin que l'on égorge sur un rivage, en leur prédisant
qu'ils finiraient tous plus horriblement encore, et qu'il serait vengé.
Il l'était. De l'autre côté de la ville, d'où s'échappaient maintenant
des jets de flammes avec des colonnes de fumée, les ambassadeurs des
Mercenaires agonisaient.
Quelques-uns, évanouis d'abord, venaient de se ranimer sous la
fraîcheur du vent; mais ils restaient le menton sur la poitrine, et
leurs corps descendaient un peu, malgré les clous de leurs bras fixés
plus haut que leur tête; de leurs talons et de leurs mains, du sang
tombait par grosses gouttes, lentement, comme des branches d'un arbre
tombent des fruits mûrs,--et Carthage, le golfe, les montagnes et
les plaines, tout leur paraissait tourner, tel qu'une immense roue;
quelquefois, un nuage de poussière montant du sol les enveloppait dans
ses tourbillons; ils étaient brûlés par une soif horrible, leur langue
se retournait dans leur bouche, et ils sentaient sur eux une sueur
glaciale couler, avec leur âme qui s'en allait.
Cependant, ils entrevoyaient à une profondeur infinie des rues, des
soldats en marche, des balancements de glaives; et le tumulte de la
bataille leur arrivait vaguement, comme le bruit de la mer à des
naufragés qui meurent dans la mâture d'un navire. Les Italiotes,
plus robustes que les autres, criaient encore; les Lacédémoniens,
se taisant, gardaient leurs paupières fermées; Zarxas, si vigoureux
autrefois, penchait comme un roseau brisé! l'Éthiopien, près de lui,
avait la tête renversée en arrière par-dessus les bras de la croix;
Autharite, immobile, roulait des yeux; sa grande chevelure, prise dans
une fente de bois, se tenait droite sur son front, et le râle qu'il
poussait semblait plutôt un rugissement de colère. Quant à Spendius,
un étrange courage lui était venu; maintenant il méprisait la vie, par
la certitude qu'il avait d'un affranchissement presque immédiat et
éternel, et il attendait la mort avec impassibilité.
Au milieu de leur défaillance, quelquefois ils tressaillaient à un
frôlement de plumes, qui leur passait contre la bouche. De grandes
ailes balançaient des ombres autour d'eux, des croassements claquaient
dans l'air; et comme la croix de Spendius était la plus haute, ce fut
sur la sienne que le premier vautour s'abattit. Alors il tourna son
visage vers Autharite et lui dit lentement, avec un indéfinissable
sourire:
«--Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca?
«--C'étaient nos frères!» répondit le Gaulois en expirant.
Le suffète, pendant ce temps-là, avait troué l'enceinte, et il était
parvenu à la citadelle. Sous une rafale de vent, la fumée tout à coup
s'envola, découvrant l'horizon jusqu'aux murailles de Carthage; il
crut même distinguer des gens qui regardaient sur la plate-forme
d'Eschmoûn; puis, en ramenant ses yeux, il aperçut, à gauche, au bord
du lac, trente croix démesurées.
Pour les rendre plus effroyables, les Barbares les avaient construites
avec les mâts de leurs tentes attachés bout à bout; et les trente
cadavres des anciens apparaissaient tout en haut dans le ciel. Il y
avait sur leurs poitrines comme des papillons blancs; c'étaient les
barbes des flèches qu'on leur avait tirées d'en bas.
Au faîte de la plus grande, un large ruban d'or brillait; il pendait
sur l'épaule, le bras manquait de ce côté-là, et Hamilcar eut de la
peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne tenant pas sous les
fiches de fer, des portions de ses membres s'étaient détachées;--et il
ne restait à la croix que d'informes débris, pareils à ces fragments
d'animaux suspendus contre la porte des chasseurs.
Le suffète n'avait rien pu savoir: la ville, devant lui, masquait
tout ce qui était au delà, par derrière; et les capitaines envoyés
successivement aux généraux n'avaient pas reparu. Des fuyards
arrivèrent, racontant la déroute; et l'armée punique s'arrêta. Cette
catastrophe tombant au milieu de leur victoire les stupéfiait. Ils
n'entendaient plus les ordres d'Hamilcar.
Mâtho en profitait pour continuer ses ravages dans les Numides.
Le camp d'Hannon bouleversé, il était revenu sur eux. Les éléphants
sortirent. Mais les Mercenaires, avec des brandons arrachés aux murs,
s'avancèrent par la plaine en agitant des flammes; les grosses bêtes,
effrayées, coururent se précipiter dans le golfe, où elles se tuaient
les unes les autres en se débattant, et se noyèrent sous le poids de
leurs cuirasses. Déjà Narr'Havas avait lâché sa cavalerie; tous se
jetèrent la face contre le sol; puis, quand les chevaux furent à trois
pas d'eux, ils bondirent sous leur ventre qu'ils ouvraient d'un coup de
poignard, et la moitié des Numides avait péri quand Barca survint.
Les Mercenaires, épuisés, ne pouvaient tenir contre ses troupes. Ils
reculèrent en bon ordre jusqu'à la montagne des Eaux-Chaudes. Le
suffète eut la prudence de ne pas les poursuivre. Il se porta vers les
embouchures du Macar.
Tunis lui appartenait; mais elle ne faisait plus qu'un amoncellement de
décombres fumants. Les ruines descendaient par les brèches des murs,
jusqu'au milieu de la plaine;--tout au fond, entre les bords du golfe,
les cadavres des éléphants, poussés par la brise, s'entre-choquaient,
comme un archipel de rochers noirs flottant sur l'eau.
Narr'Havas, pour soutenir cette guerre, avait épuisé ses forêts,
pris les jeunes et les vieux, les mâles et les femelles, et la force
militaire de son royaume ne s'en releva pas. Le peuple, qui les avait
vus de loin périr, en fut désolé; des hommes se lamentaient dans les
rues en les appelant par leurs noms, comme des amis défunts: «--Ah!
l'Invincible! la Victoire! le Foudroyant! l'Hirondelle!» Et même on en
parla, le premier jour, plus que des citoyens morts. Le lendemain on
aperçut les tentes des Mercenaires sur la montagne des Eaux-Chaudes.
Alors le désespoir fut si profond, que beaucoup de gens, des femmes
surtout, se précipitèrent, la tête en bas, du haut de l'Acropole.
On ignorait les desseins d'Hamilcar. Il vivait seul, dans sa tente,
n'ayant près de lui qu'un jeune garçon, et jamais personne ne mangeait
avec eux, pas même Narr'Havas. Cependant il lui témoignait des égards
extraordinaires depuis la défaite d'Hannon; mais le roi des Numides
avait trop d'intérêt à devenir son fils pour ne pas s'en méfier.
Cette inertie voilait des manœuvres habiles. Par toutes sortes
d'artifices, Hamilcar séduisit les chefs des villages; et les
Mercenaires furent chassés, repoussés, traqués comme des bêtes féroces.
Dès qu'ils entraient dans un bois, les arbres s'enflammaient autour
d'eux; quand ils buvaient à une source, elle était empoisonnée; on
murait les cavernes où ils se cachaient pour dormir. Les populations
qui les avaient jusque-là défendus, leurs anciens complices, maintenant
les poursuivaient; ils reconnaissaient toujours dans ces bandes des
armures carthaginoises.
Plusieurs étaient rongés au visage par des dartres rouges; cela leur
était venu, pensaient-ils, en touchant Hannon. D'autres s'imaginaient
que c'était pour avoir mangé les poissons de Salammbô; et, loin de s'en
repentir, ils rêvaient des sacrilèges encore plus abominables, afin que
l'abaissement des Dieux puniques fût plus grand. Ils auraient voulu les
exterminer.
Ils se traînèrent ainsi pendant trois mois le long de la côte
orientale, puis derrière la montagne de Selloum et jusqu'aux premiers
sables du désert. Ils cherchaient une place de refuge, n'importe
laquelle. Utique et Hippo-Zaryte seules ne les avaient pas trahis;
mais Hamilcar enveloppait ces deux villes. Puis ils remontèrent dans
le nord, au hasard, sans même connaître les routes. A force de misères
leur tête était troublée.
Ils n'avaient plus que le sentiment d'une exaspération qui allait en se
développant; et ils se retrouvèrent un jour dans les gorges du Cobus,
encore une fois devant Carthage!
Alors les engagements se multiplièrent. La fortune se maintenait égale;
mais ils étaient, les uns et les autres, tellement excédés, qu'ils
souhaitaient, au lieu de ces escarmouches, une grande bataille, pourvu
qu'elle fût bien la dernière.
Mâtho avait envie d'en porter lui-même la proposition au suffète. Un de
ses Libyens se dévoua. Tous, en le voyant partir, étaient convaincus
qu'il ne reviendrait pas.
Il revint le soir même.
Hamilcar acceptait leur défi. On se rencontrerait le lendemain, au
soleil levant, dans la plaine de Rhadès.
Les Mercenaires voulurent savoir s'il n'avait rien dit de plus; le
Libyen ajouta:
«--Comme je restais devant lui, il m'a demandé ce que j'attendais; j'ai
répondu: «--Qu'on me tue!» Alors il a repris: «-Non! va-t'en! ce sera
pour demain, avec les autres.»
Cette générosité étonna les Barbares; quelques-uns en furent
terrifiés; Mâtho regretta que le parlementaire n'eût pas été tué.
Il lui restait encore trois mille Africains, douze cents Grecs, quinze
cents Campaniens, deux cents Ibères, quatre cents Étrusques, cinq cents
Samnites, quarante Gaulois et une troupe de Naffur, bandits nomades
rencontrés dans la région des dattes, en tout, sept mille deux cent
dix-neuf soldats, mais pas un syntagme complet. Ils avaient bouché
les trous de leurs cuirasses avec des omoplates de quadrupèdes et
remplacé leurs cothurnes d'airain par des sandales en chiffons. Des
plaques de cuivre ou de fer alourdissaient leurs vêtements; leurs
cottes de mailles pendaient en guenilles autour d'eux, et des balafres
apparaissaient comme des fils de pourpre, entre les poils de leurs bras
et de leurs visages.
Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à l'âme et
multipliaient leur vigueur; ils sentaient confusément qu'ils étaient
les desservants d'un dieu épandu dans les cœurs d'opprimés, et comme
les pontifes de la vengeance universelle! Puis la douleur d'une
injustice exorbitante les enrageait, et surtout la vue de Carthage à
l'horizon. Ils firent le serment de combattre les uns pour les autres
jusqu'à la mort.
On tua les bêtes de somme et l'on mangea le plus possible, afin de
se donner des forces; ensuite ils dormirent. Quelques-uns prièrent,
tournés vers des constellations différentes.
Les Carthaginois arrivèrent dans la plaine avant eux. Ils frottèrent
le bord des boucliers avec de l'huile pour faciliter le glissement
des flèches; les fantassins, qui portaient de longues chevelures,
se les coupèrent sur le front, par prudence; et Hamilcar, dès la
cinquième heure, fit renverser toutes les gamelles, sachant qu'il est
désavantageux de combattre l'estomac trop plein. Son armée montait à
quatorze mille hommes, le double environ de l'armée barbare. Jamais
il n'avait éprouvé une pareille inquiétude; s'il succombait, c'était
l'anéantissement de la République et il périrait crucifié; s'il
triomphait, au contraire, par les Pyrénées, les Gaules et les Alpes, il
gagnerait l'Italie, et l'empire des Barca deviendrait éternel. Vingt
fois pendant la nuit il se releva pour surveiller tout lui-même, jusque
dans les détails les plus minimes. Quant aux Carthaginois, ils étaient
exaspérés par leur longue épouvante.
Narr'Havas doutait de la fidélité de ses Numides. D'ailleurs les
Barbares pouvaient les vaincre. Une faiblesse étrange l'avait pris; à
chaque moment, il buvait de larges coupes d'eau.
Mais un homme qu'il ne connaissait pas ouvrit sa tente et déposa par
terre une couronne de sel gemme, ornée de dessins hiératiques faits
avec du soufre et des losanges de nacre; on envoyait quelquefois au
fiancé sa couronne de mariage; c'était une preuve d'amour, une sorte
d'invitation.
Cependant la fille d'Hamilcar n'avait point de tendresse pour
Narr'Havas.
Le souvenir de Mâtho la gênait d'une façon intolérable; il lui semblait
que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée, comme, pour se
guérir de la blessure des vipères, on les écrase sur la plaie. Le roi
des Numides était dans sa dépendance; il attendait impatiemment les
noces, et comme elles devaient suivre la victoire, Salammbô lui faisait
ce présent afin d'exciter son courage. Alors ses angoisses disparurent;
il ne songea plus qu'au bonheur de posséder une femme si belle.
La même vision avait assailli Mâtho; il la rejeta tout de suite, et son
amour, qu'il refoulait, se répandit sur ses compagnons d'armes. Il les
chérissait comme des portions de sa propre personne, de sa haine,--et
il se sentait l'esprit plus haut, les bras plus forts; tout ce qu'il
fallait exécuter lui apparut nettement. Si parfois des soupirs lui
échappaient c'est qu'il pensait à Spendius.
Il rangea les Barbares sur six rangs égaux. Au milieu, il établit les
Étrusques, tous attachés par une chaîne de bronze; les hommes de trait
se tenaient par derrière, et aux deux ailes il distribua des Naffur,
montés sur des chameaux à poils ras, couverts de plumes d'autruche.
Le suffète disposa les Carthaginois dans un ordre pareil. En dehors de
l'infanterie, près des vélites, il plaça les Clinabares, au delà les
Numides; quand le jour parut, ils étaient les uns et les autres ainsi
alignés face à face. Tous, de loin, se contemplaient avec leurs grands
yeux farouches. Il y eut d'abord une hésitation. Enfin les deux armées
s'ébranlèrent.
Les Barbares s'avançaient lentement, pour ne point s'essouffler, en
battant la terre avec leurs pieds; le centre de l'armée punique formait
une courbe convexe. Puis un choc terrible éclata, pareil au craquement
mort qui les faisait pâlir, mais l'horrible contrainte où ils se
trouvaient réduits.
La communauté de leur existence avait établi entre ces hommes des
amitiés profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait la patrie;
vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de
tendresse, et l'on s'endormait, côte à côte, sous le même manteau à
la clarté des étoiles. Dans ce vagabondage perpétuel à travers toutes
sortes de pays, de meurtres et d'aventures, il s'était formé d'étranges
amours,--unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus
fort défendait le plus jeune au milieu des batailles, l'aidait à
franchir les précipices, épongeait sur son front la sueur des fièvres,
volait pour lui de la nourriture; et l'autre, enfant ramassé au bord
d'une route, puis devenu Mercenaire, payait ce dévoûment par mille
soins délicats et des complaisances d'épouse.
Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d'oreilles, cadeaux
qu'ils s'étaient faits autrefois, après un grand péril, dans des
heures d'ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait
frapper. On en voyait un jeune, çà et là, qui disait à un autre dont
la barbe était grise: «--Non! non, tu es le plus robuste! Tu nous
vengeras, tue-moi!» et l'homme répondait: «--J'ai moins d'années à
vivre, frappe au cœur, et n'y pense plus!» Les frères se contemplaient
les deux mains serrées, et l'amant faisait à son amant des adieux
éternels, debout, en pleurant sur son épaule.
Ils retirèrent leurs cuirasses, pour que la pointe des glaives
s'enfonçât plus vite. Alors parurent les marques des grands coups
qu'ils avaient reçus pour Carthage; on aurait dit des inscriptions sur
des colonnes.
Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la façon des gladiateurs, et ils
commencèrent par des engagements timides. Quelques-uns s'étaient bandé
les yeux, et leurs glaives ramaient dans l'air, doucement, comme des
bâtons d'aveugle. Les Carthaginois poussèrent des huées en leur criant
qu'ils étaient des lâches. Les Barbares s'animèrent, et bientôt le
combat fut général, précipité, terrible.
Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants, tombaient dans les
bras l'un de l'autre et mouraient en se donnant des baisers. Aucun ne
reculait. Ils se ruaient contre les lames tendues. Leur délire était si
furieux que les Carthaginois, de loin, avaient peur.
Enfin, ils s'arrêtèrent. Leurs poitrines faisaient un grand bruit
rauque, et l'on apercevait leurs prunelles entre leurs longs cheveux
qui pendaient comme s'ils fussent sortis d'un bain de pourpre.
Plusieurs tournaient sur eux-mêmes, rapidement, tels que des panthères
blessées au front. D'autres se tenaient immobiles en considérant un
cadavre à leurs pieds; puis, tout à coup, ils s'arrachaient le visage
avec les ongles, prenaient leur glaive à deux mains et se l'enfonçaient
dans le ventre.
Il en restait soixante encore. Ils demandèrent à boire. On leur cria de
jeter leurs glaives; et quand ils les eurent jetés, on leur apporta de
l'eau.
Pendant qu'ils buvaient, la figure enfoncée dans les vases, soixante
Carthaginois, sautant sur eux, les tuèrent avec des stylets, dans le
dos.
Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts de son armée, et,
par cette trahison, l'attacher à sa personne.
Donc la guerre était finie; du moins il le croyait; Mâtho ne
résisterait pas; dans son impatience, le suffète ordonna tout de suite
le départ.
Ses éclaireurs vinrent lui dire que l'on avait distingué un convoi qui
s'en allait vers la montagne de Plomb. Hamilcar ne s'en soucia. Une
fois les Mercenaires anéantis, les Nomades ne l'embarrasseraient plus.
L'important était de prendre Tunis. A grandes journées il marcha dessus.
Il avait envoyé Narr'Havas à Carthage porter la nouvelle de la
victoire; et le roi des Numides, fier de ses succès, se présenta chez
Salammbô.
Elle le reçut dans ses jardins, sous un large sycomore, entre des
oreillers de cuir jaune, avec Taanach auprès d'elle. Son visage était
couvert d'une écharpe blanche qui, lui passant sur la bouche et sur
le front, ne laissait voir que les yeux; mais ses lèvres brillaient
dans la transparence du tissu comme les pierreries de ses doigts,--car
Salammbô tenait ses deux mains enveloppées, et tout le temps qu'ils
parlèrent, elle ne fit pas un geste.
Narr'Havas lui annonça la défaite des Barbares. Elle le remercia, par
une bénédiction, des services qu'il avait rendus à son père. Alors, il
se mit à raconter toute la campagne.
Les colombes, sur les palmiers autour d'eux, roucoulaient doucement, et
d'autres oiseaux voletaient parmi les herbes: des galéoles à collier,
des cailles de Tartessus et des pintades puniques. Le jardin, depuis
longtemps inculte, avait multiplié ses verdures; des coloquintes
montaient dans le branchage des canéficiers, des asclépias parsemaient
les champs de roses, toutes sortes de végétations formaient des
entrelacements, des berceaux; et des rayons de soleil, qui descendaient
obliquement, marquaient çà et là, comme dans les bois, l'ombre d'une
feuille sur la terre. Les bêtes domestiques, redevenues sauvages,
s'enfuyaient au moindre bruit. Parfois, on apercevait une gazelle
traînant à ses petits sabots noirs des plumes de paon dispersées. Les
clameurs de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure des flots.
Le ciel était tout bleu; pas une voile n'apparaissait sur la mer.
Narr'Havas ne parlait plus; Salammbô, sans lui répondre, le regardait.
Il avait une robe de lin, où des fleurs étaient peintes, avec des
franges d'or par le bas; deux flèches d'argent retenaient ses cheveux
tressés au bord de ses oreilles; et il s'appuyait de la main droite
contre le bois d'une pique, orné par des cercles d'électrum et des
touffes de poil.
En le considérant, une foule de pensées vagues l'absorbait. Ce jeune
homme à voix douce et à taille féminine captivait ses yeux par la grâce
de sa personne et lui semblait être comme une sœur aînée que les Baals
envoyaient pour la protéger. Le souvenir de Mâtho la saisit; elle ne
résista pas au désir de savoir ce qu'il devenait.
Narr'Havas répondit que les Carthaginois s'avançaient vers Tunis,
afin de le prendre. A mesure qu'il exposait leurs chances de réussite
et la faiblesse de Mâtho, elle paraissait se réjouir dans un espoir
extraordinaire. Ses lèvres tremblaient, sa poitrine haletait. Quand il
promit enfin de le tuer lui-même, elle s'écria: «--Oui! tue-le! Il le
faut!»
Le Numide répliqua qu'il souhaitait ardemment cette mort, puisque, la
guerre terminée, il serait son époux.
Salammbô tressaillit, et elle baissa la tête.
Mais Narr'Havas, poursuivant, compara ses désirs à des fleurs qui
languissent après la pluie, à des voyageurs perdus qui attendent le
jour. Il lui dit encore qu'elle était plus belle que la lune, meilleure
que le vent du matin et que le visage de l'hôte. Il ferait venir pour
elle, du pays des Noirs, des choses comme il n'y en avait pas à
Carthage, et les appartements de leur maison seraient sablés avec de la
poudre d'or.
Le soir tombait, des senteurs de baume s'exhalaient. Pendant longtemps
ils se regardèrent en silence;--et les yeux de Salammbô, au fond de ses
longues draperies, avaient l'air de deux étoiles dans l'ouverture d'un
nuage. Avant que le soleil se fût couché, il se retira.
Les anciens se sentirent soulagés d'une grande inquiétude quand il
partit de Carthage. Le peuple l'avait reçu avec des acclamations encore
plus enthousiastes que la première fois. Si Hamilcar et le roi des
Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il serait impossible de
leur résister. Donc ils résolurent, pour affaiblir Barca, de faire
participer à la délivrance de la République celui qu'ils aimaient, le
vieil Hannon.
Il se porta immédiatement vers les provinces occidentales, afin de se
venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa honte. Les habitants et
les Barbares étaient morts, cachés ou enfuis. Sa colère se déchargea
sur la campagne. Il brûla les ruines des ruines, il ne laissa pas un
seul arbre, pas un brin d'herbe; les enfants et les infirmes que l'on
rencontrait, on les suppliciait; il donnait à ses soldats les femmes à
violer avant leur égorgement, les plus belles étaient jetées dans sa
litière,--car son atroce maladie l'enflammait de désirs impétueux; il
les assouvissait avec toute la fureur d'un homme désespéré.
Souvent, à la crête des collines, des tentes noires s'abattaient comme
renversées par le vent, et de larges disques à bordures brillantes,
que l'on reconnaissait pour des roues de chariot, en tournant avec un
son plaintif, peu à peu s'enfonçaient dans les vallées. Les tribus,
qui avaient abandonné le siège de Carthage, erraient ainsi par les
provinces, attendant une occasion, quelque victoire des Mercenaires
pour revenir. Mais, soit terreur ou famine, elles reprirent toutes le
chemin de leurs contrées et disparurent.
Hamilcar ne fut point jaloux des succès d'Hannon. Cependant il avait
hâte d'en finir; il lui ordonna de se rabattre sur Tunis; et Hannon, au
jour fixé, se trouva sous les murs de la ville.
Elle avait pour se défendre sa population d'autochtones, douze mille
Mercenaires, puis tous les Mangeurs de choses immondes, car ils
étaient comme Mâtho rivés à l'horizon de Carthage; et la plèbe et le
Schalischim contemplaient de loin ses hautes murailles, en rêvant
par derrière des jouissances infinies. Dans cet accord de haines, la
résistance fut lestement organisée. On prit des outres pour faire des
casques, on coupa tous les palmiers dans les jardins pour avoir des
lances, on creusa des citernes; et quant aux vivres, ils pêchaient
au bord du lac de gros poissons blancs, nourris de cadavres et
d'immondices. Leurs remparts, maintenus en ruines par la jalousie de
Carthage, étaient si faibles, que l'on pouvait, d'un coup d'épaule,
les abattre. Mâtho en boucha les trous avec les pierres des maisons.
C'était la dernière lutte; il n'espérait rien; cependant il se disait
que la fortune était changeante.
Les Carthaginois, en approchant, remarquèrent, sur les remparts, un
homme qui dépassait les créneaux de toute la ceinture. Les flèches
volant autour de lui n'avaient pas l'air de plus l'effrayer qu'un
essaim d'hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne le toucha.
Hamilcar établit son camp sur le côté méridional; Narr'Havas, à sa
droite, occupait la plaine de Rhadès; Hannon le bord du lac; et les
trois généraux devaient garder leur position respective pour attaquer
l'enceinte tous en même temps.
Hamilcar voulut d'abord montrer aux Mercenaires qu'il les châtierait
comme des esclaves. Il fit crucifier les dix ambassadeurs, les uns
après les autres, sur un monticule, en face de la ville.
A ce spectacle, les assiégés abandonnèrent le rempart.
Mâtho s'était dit que s'il pouvait passer entre les murs et les tentes
de Narr'Havas assez rapidement pour que les Numides n'eussent pas
le temps de sortir, il tomberait sur les derrières de l'infanterie
carthaginoise, qui se trouverait prise entre sa division et ceux de
l'intérieur. Il s'élança dehors avec les vétérans.
Narr'Havas l'aperçut; il franchit la plage du lac et vint avertir
Hannon d'expédier des hommes au secours d'Hamilcar. Croyait-il Barca
trop faible pour résister aux Mercenaires? Était-ce une perfidie ou une
sottise? Nul jamais ne put le savoir.
Hannon, par désir d'humilier son rival, ne balança pas. Il cria
de sonner les trompettes, et toute son armée se précipita sur les
Barbares. Ils se retournèrent et coururent droit aux Carthaginois; ils
les renversaient, les écrasaient, sous leurs pieds, et, les refoulant
ainsi, ils arrivèrent jusqu'à la tente d'Hannon, qui était alors au
milieu de trente Carthaginois, les plus illustres des anciens.
Il parut stupéfait de leur audace; il appelait ses capitaines. Tous
avançaient leurs poings sous sa gorge en vociférant des injures. La
foule se poussait, et ceux qui avaient la main sur lui le retenaient
à grand'peine. Cependant il tâchait de leur dire à l'oreille: «--Je
te donnerai tout ce que tu veux! Je suis riche! Sauve-moi!» Ils le
tiraient; si lourd qu'il fût, ses pieds ne touchaient plus la terre.
On avait entraîné les anciens. Sa terreur redoubla. «--Vous m'avez
battu! Je suis votre captif! Je me rachète! Écoutez-moi, mes amis!» Et,
porté par toutes ces épaules qui le serraient aux flancs, il répétait:
«--Qu'allez-vous faire? Que voulez-vous? Je ne m'obstine pas, vous
voyez bien! J'ai toujours été bon!»
Une croix gigantesque était dressée à la porte. Les Barbares hurlaient:
«--Ici! ici!» Il éleva la voix encore plus haut; et, au nom de leurs
Dieux, les somma de le mener au Schalischim, parce qu'il avait à lui
confier une chose d'où leur salut dépendait.
Ils s'arrêtèrent, quelques-uns prétendant qu'il était sage d'appeler
Mâtho. On partit à sa recherche.
Hannon tomba sur l'herbe; et il voyait autour de lui encore d'autres
croix, comme si le supplice dont il allait périr se fût d'avance
multiplié; il faisait des efforts pour se convaincre qu'il se trompait,
qu'il n'y en avait qu'une seule, et même pour croire qu'il n'y en avait
pas du tout. Enfin on le releva.
«--Parle!» dit Mâtho.
Il offrit de livrer Hamilcar, puis ils entreraient dans Carthage et
seraient rois tous les deux.
Mâtho s'éloigna, en faisant signe aux autres de se hâter. C'était,
pensait-il, une ruse pour gagner du temps.
Le Barbare se trompait; Hannon était dans une de ces extrémités où l'on
ne considère plus rien, et d'ailleurs il exécrait tellement Hamilcar,
que, sur le moindre espoir de salut, il l'aurait sacrifié avec tous ses
soldats.
A la base des trente croix, les anciens languissaient par terre;
déjà des cordes étaient passées sous leurs aisselles. Alors le vieux
suffète, comprenant qu'il fallait mourir, pleura.
Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements;--et l'horreur de sa
personne apparut. Des ulcères couvraient cette masse sans nom; la
graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds; il pendait à
ses doigts comme des lambeaux verdâtres; et les larmes qui ruisselaient
entre les tubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chose
d'effroyablement triste, ayant l'air d'occuper plus de place que sur un
autre visage humain. Son bandeau royal, à demi dénoué, traînait avec
ses cheveux blancs dans la poussière.
Ils crurent n'avoir pas de cordes assez fortes pour le grimper
jusqu'au haut de la croix, et ils le clouèrent dessus, avant qu'elle
fût dressée, à la mode punique. Mais son orgueil se réveilla dans la
douleur. Il se mit à les accabler d'injures. Il écumait et se tordait,
comme un monstre marin que l'on égorge sur un rivage, en leur prédisant
qu'ils finiraient tous plus horriblement encore, et qu'il serait vengé.
Il l'était. De l'autre côté de la ville, d'où s'échappaient maintenant
des jets de flammes avec des colonnes de fumée, les ambassadeurs des
Mercenaires agonisaient.
Quelques-uns, évanouis d'abord, venaient de se ranimer sous la
fraîcheur du vent; mais ils restaient le menton sur la poitrine, et
leurs corps descendaient un peu, malgré les clous de leurs bras fixés
plus haut que leur tête; de leurs talons et de leurs mains, du sang
tombait par grosses gouttes, lentement, comme des branches d'un arbre
tombent des fruits mûrs,--et Carthage, le golfe, les montagnes et
les plaines, tout leur paraissait tourner, tel qu'une immense roue;
quelquefois, un nuage de poussière montant du sol les enveloppait dans
ses tourbillons; ils étaient brûlés par une soif horrible, leur langue
se retournait dans leur bouche, et ils sentaient sur eux une sueur
glaciale couler, avec leur âme qui s'en allait.
Cependant, ils entrevoyaient à une profondeur infinie des rues, des
soldats en marche, des balancements de glaives; et le tumulte de la
bataille leur arrivait vaguement, comme le bruit de la mer à des
naufragés qui meurent dans la mâture d'un navire. Les Italiotes,
plus robustes que les autres, criaient encore; les Lacédémoniens,
se taisant, gardaient leurs paupières fermées; Zarxas, si vigoureux
autrefois, penchait comme un roseau brisé! l'Éthiopien, près de lui,
avait la tête renversée en arrière par-dessus les bras de la croix;
Autharite, immobile, roulait des yeux; sa grande chevelure, prise dans
une fente de bois, se tenait droite sur son front, et le râle qu'il
poussait semblait plutôt un rugissement de colère. Quant à Spendius,
un étrange courage lui était venu; maintenant il méprisait la vie, par
la certitude qu'il avait d'un affranchissement presque immédiat et
éternel, et il attendait la mort avec impassibilité.
Au milieu de leur défaillance, quelquefois ils tressaillaient à un
frôlement de plumes, qui leur passait contre la bouche. De grandes
ailes balançaient des ombres autour d'eux, des croassements claquaient
dans l'air; et comme la croix de Spendius était la plus haute, ce fut
sur la sienne que le premier vautour s'abattit. Alors il tourna son
visage vers Autharite et lui dit lentement, avec un indéfinissable
sourire:
«--Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca?
«--C'étaient nos frères!» répondit le Gaulois en expirant.
Le suffète, pendant ce temps-là, avait troué l'enceinte, et il était
parvenu à la citadelle. Sous une rafale de vent, la fumée tout à coup
s'envola, découvrant l'horizon jusqu'aux murailles de Carthage; il
crut même distinguer des gens qui regardaient sur la plate-forme
d'Eschmoûn; puis, en ramenant ses yeux, il aperçut, à gauche, au bord
du lac, trente croix démesurées.
Pour les rendre plus effroyables, les Barbares les avaient construites
avec les mâts de leurs tentes attachés bout à bout; et les trente
cadavres des anciens apparaissaient tout en haut dans le ciel. Il y
avait sur leurs poitrines comme des papillons blancs; c'étaient les
barbes des flèches qu'on leur avait tirées d'en bas.
Au faîte de la plus grande, un large ruban d'or brillait; il pendait
sur l'épaule, le bras manquait de ce côté-là, et Hamilcar eut de la
peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne tenant pas sous les
fiches de fer, des portions de ses membres s'étaient détachées;--et il
ne restait à la croix que d'informes débris, pareils à ces fragments
d'animaux suspendus contre la porte des chasseurs.
Le suffète n'avait rien pu savoir: la ville, devant lui, masquait
tout ce qui était au delà, par derrière; et les capitaines envoyés
successivement aux généraux n'avaient pas reparu. Des fuyards
arrivèrent, racontant la déroute; et l'armée punique s'arrêta. Cette
catastrophe tombant au milieu de leur victoire les stupéfiait. Ils
n'entendaient plus les ordres d'Hamilcar.
Mâtho en profitait pour continuer ses ravages dans les Numides.
Le camp d'Hannon bouleversé, il était revenu sur eux. Les éléphants
sortirent. Mais les Mercenaires, avec des brandons arrachés aux murs,
s'avancèrent par la plaine en agitant des flammes; les grosses bêtes,
effrayées, coururent se précipiter dans le golfe, où elles se tuaient
les unes les autres en se débattant, et se noyèrent sous le poids de
leurs cuirasses. Déjà Narr'Havas avait lâché sa cavalerie; tous se
jetèrent la face contre le sol; puis, quand les chevaux furent à trois
pas d'eux, ils bondirent sous leur ventre qu'ils ouvraient d'un coup de
poignard, et la moitié des Numides avait péri quand Barca survint.
Les Mercenaires, épuisés, ne pouvaient tenir contre ses troupes. Ils
reculèrent en bon ordre jusqu'à la montagne des Eaux-Chaudes. Le
suffète eut la prudence de ne pas les poursuivre. Il se porta vers les
embouchures du Macar.
Tunis lui appartenait; mais elle ne faisait plus qu'un amoncellement de
décombres fumants. Les ruines descendaient par les brèches des murs,
jusqu'au milieu de la plaine;--tout au fond, entre les bords du golfe,
les cadavres des éléphants, poussés par la brise, s'entre-choquaient,
comme un archipel de rochers noirs flottant sur l'eau.
Narr'Havas, pour soutenir cette guerre, avait épuisé ses forêts,
pris les jeunes et les vieux, les mâles et les femelles, et la force
militaire de son royaume ne s'en releva pas. Le peuple, qui les avait
vus de loin périr, en fut désolé; des hommes se lamentaient dans les
rues en les appelant par leurs noms, comme des amis défunts: «--Ah!
l'Invincible! la Victoire! le Foudroyant! l'Hirondelle!» Et même on en
parla, le premier jour, plus que des citoyens morts. Le lendemain on
aperçut les tentes des Mercenaires sur la montagne des Eaux-Chaudes.
Alors le désespoir fut si profond, que beaucoup de gens, des femmes
surtout, se précipitèrent, la tête en bas, du haut de l'Acropole.
On ignorait les desseins d'Hamilcar. Il vivait seul, dans sa tente,
n'ayant près de lui qu'un jeune garçon, et jamais personne ne mangeait
avec eux, pas même Narr'Havas. Cependant il lui témoignait des égards
extraordinaires depuis la défaite d'Hannon; mais le roi des Numides
avait trop d'intérêt à devenir son fils pour ne pas s'en méfier.
Cette inertie voilait des manœuvres habiles. Par toutes sortes
d'artifices, Hamilcar séduisit les chefs des villages; et les
Mercenaires furent chassés, repoussés, traqués comme des bêtes féroces.
Dès qu'ils entraient dans un bois, les arbres s'enflammaient autour
d'eux; quand ils buvaient à une source, elle était empoisonnée; on
murait les cavernes où ils se cachaient pour dormir. Les populations
qui les avaient jusque-là défendus, leurs anciens complices, maintenant
les poursuivaient; ils reconnaissaient toujours dans ces bandes des
armures carthaginoises.
Plusieurs étaient rongés au visage par des dartres rouges; cela leur
était venu, pensaient-ils, en touchant Hannon. D'autres s'imaginaient
que c'était pour avoir mangé les poissons de Salammbô; et, loin de s'en
repentir, ils rêvaient des sacrilèges encore plus abominables, afin que
l'abaissement des Dieux puniques fût plus grand. Ils auraient voulu les
exterminer.
Ils se traînèrent ainsi pendant trois mois le long de la côte
orientale, puis derrière la montagne de Selloum et jusqu'aux premiers
sables du désert. Ils cherchaient une place de refuge, n'importe
laquelle. Utique et Hippo-Zaryte seules ne les avaient pas trahis;
mais Hamilcar enveloppait ces deux villes. Puis ils remontèrent dans
le nord, au hasard, sans même connaître les routes. A force de misères
leur tête était troublée.
Ils n'avaient plus que le sentiment d'une exaspération qui allait en se
développant; et ils se retrouvèrent un jour dans les gorges du Cobus,
encore une fois devant Carthage!
Alors les engagements se multiplièrent. La fortune se maintenait égale;
mais ils étaient, les uns et les autres, tellement excédés, qu'ils
souhaitaient, au lieu de ces escarmouches, une grande bataille, pourvu
qu'elle fût bien la dernière.
Mâtho avait envie d'en porter lui-même la proposition au suffète. Un de
ses Libyens se dévoua. Tous, en le voyant partir, étaient convaincus
qu'il ne reviendrait pas.
Il revint le soir même.
Hamilcar acceptait leur défi. On se rencontrerait le lendemain, au
soleil levant, dans la plaine de Rhadès.
Les Mercenaires voulurent savoir s'il n'avait rien dit de plus; le
Libyen ajouta:
«--Comme je restais devant lui, il m'a demandé ce que j'attendais; j'ai
répondu: «--Qu'on me tue!» Alors il a repris: «-Non! va-t'en! ce sera
pour demain, avec les autres.»
Cette générosité étonna les Barbares; quelques-uns en furent
terrifiés; Mâtho regretta que le parlementaire n'eût pas été tué.
Il lui restait encore trois mille Africains, douze cents Grecs, quinze
cents Campaniens, deux cents Ibères, quatre cents Étrusques, cinq cents
Samnites, quarante Gaulois et une troupe de Naffur, bandits nomades
rencontrés dans la région des dattes, en tout, sept mille deux cent
dix-neuf soldats, mais pas un syntagme complet. Ils avaient bouché
les trous de leurs cuirasses avec des omoplates de quadrupèdes et
remplacé leurs cothurnes d'airain par des sandales en chiffons. Des
plaques de cuivre ou de fer alourdissaient leurs vêtements; leurs
cottes de mailles pendaient en guenilles autour d'eux, et des balafres
apparaissaient comme des fils de pourpre, entre les poils de leurs bras
et de leurs visages.
Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à l'âme et
multipliaient leur vigueur; ils sentaient confusément qu'ils étaient
les desservants d'un dieu épandu dans les cœurs d'opprimés, et comme
les pontifes de la vengeance universelle! Puis la douleur d'une
injustice exorbitante les enrageait, et surtout la vue de Carthage à
l'horizon. Ils firent le serment de combattre les uns pour les autres
jusqu'à la mort.
On tua les bêtes de somme et l'on mangea le plus possible, afin de
se donner des forces; ensuite ils dormirent. Quelques-uns prièrent,
tournés vers des constellations différentes.
Les Carthaginois arrivèrent dans la plaine avant eux. Ils frottèrent
le bord des boucliers avec de l'huile pour faciliter le glissement
des flèches; les fantassins, qui portaient de longues chevelures,
se les coupèrent sur le front, par prudence; et Hamilcar, dès la
cinquième heure, fit renverser toutes les gamelles, sachant qu'il est
désavantageux de combattre l'estomac trop plein. Son armée montait à
quatorze mille hommes, le double environ de l'armée barbare. Jamais
il n'avait éprouvé une pareille inquiétude; s'il succombait, c'était
l'anéantissement de la République et il périrait crucifié; s'il
triomphait, au contraire, par les Pyrénées, les Gaules et les Alpes, il
gagnerait l'Italie, et l'empire des Barca deviendrait éternel. Vingt
fois pendant la nuit il se releva pour surveiller tout lui-même, jusque
dans les détails les plus minimes. Quant aux Carthaginois, ils étaient
exaspérés par leur longue épouvante.
Narr'Havas doutait de la fidélité de ses Numides. D'ailleurs les
Barbares pouvaient les vaincre. Une faiblesse étrange l'avait pris; à
chaque moment, il buvait de larges coupes d'eau.
Mais un homme qu'il ne connaissait pas ouvrit sa tente et déposa par
terre une couronne de sel gemme, ornée de dessins hiératiques faits
avec du soufre et des losanges de nacre; on envoyait quelquefois au
fiancé sa couronne de mariage; c'était une preuve d'amour, une sorte
d'invitation.
Cependant la fille d'Hamilcar n'avait point de tendresse pour
Narr'Havas.
Le souvenir de Mâtho la gênait d'une façon intolérable; il lui semblait
que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée, comme, pour se
guérir de la blessure des vipères, on les écrase sur la plaie. Le roi
des Numides était dans sa dépendance; il attendait impatiemment les
noces, et comme elles devaient suivre la victoire, Salammbô lui faisait
ce présent afin d'exciter son courage. Alors ses angoisses disparurent;
il ne songea plus qu'au bonheur de posséder une femme si belle.
La même vision avait assailli Mâtho; il la rejeta tout de suite, et son
amour, qu'il refoulait, se répandit sur ses compagnons d'armes. Il les
chérissait comme des portions de sa propre personne, de sa haine,--et
il se sentait l'esprit plus haut, les bras plus forts; tout ce qu'il
fallait exécuter lui apparut nettement. Si parfois des soupirs lui
échappaient c'est qu'il pensait à Spendius.
Il rangea les Barbares sur six rangs égaux. Au milieu, il établit les
Étrusques, tous attachés par une chaîne de bronze; les hommes de trait
se tenaient par derrière, et aux deux ailes il distribua des Naffur,
montés sur des chameaux à poils ras, couverts de plumes d'autruche.
Le suffète disposa les Carthaginois dans un ordre pareil. En dehors de
l'infanterie, près des vélites, il plaça les Clinabares, au delà les
Numides; quand le jour parut, ils étaient les uns et les autres ainsi
alignés face à face. Tous, de loin, se contemplaient avec leurs grands
yeux farouches. Il y eut d'abord une hésitation. Enfin les deux armées
s'ébranlèrent.
Les Barbares s'avançaient lentement, pour ne point s'essouffler, en
battant la terre avec leurs pieds; le centre de l'armée punique formait
une courbe convexe. Puis un choc terrible éclata, pareil au craquement
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