Salammbô - 04
dire que les Dieux l'agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait
jamais à ce devoir de piété.
Des marchands de la Gétulie Darytienne l'avaient toute petite apportée
à Carthage; et après son affranchissement elle n'avait pas voulu
abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée
d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les
hanches, descendait sur ses chevilles, où s'entre-choquaient deux
cercles d'étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique.
Des aiguilles d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa
tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait
auprès du lit, plus droite qu'un hermès et les paupières baissées.
Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant,
parcoururent l'horizon; puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie,
et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler
d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour
d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées
disparaissaient sous un amas d'émeraudes, ses cheveux à l'abandon
emplissaient un réseau en fils de pourpre.
Elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles
des fragments d'hymne, elle murmura:
«--Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable! Il
se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui
distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et
décroîs, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les
taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des
enfantements! Tu gonfles les coquillages! Tu fais bouillonner les vins!
Tu putréfies les cadavres! Tu formes les perles au fond de la mer!
«Et tous les germes, ô Déesse! fermentent dans les obscures profondeurs
de ton humidité.
«Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre; les fleurs
se ferment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la
poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes,
comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce,
lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine!»
Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes,
dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il
y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle.
Salammbô reprit:
«--Mais tu es terrible maîtresse!... C'est par toi que se produisent
les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs; tes yeux
dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes
les fois que tu rajeunis.
«Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpétuellement? Tantôt
mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans
mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui
garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts
comme la roue d'un char.
«O Tanit! tu m'aimes, n'est-ce pas? Je t'ai tant regardée! Mais non! tu
cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile.
«Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car
mon cœur est triste!»
L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus haute
qu'elle, et triangulaire comme un delta; elle en fixa la pointe dans un
globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.
Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement
d'abeilles, et, de plus en plus sonores, ils s'envolaient dans la nuit
avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au
sommet de l'Acropole.
«--Tais-toi!» s'écria Salammbô.
«-Qu'as-tu donc, maîtresse? La brise qui souffle, un nuage qui passe,
tout à présent t'inquiète et t'agite!
«--Je ne sais», dit-elle.
«--Tu te fatigues à des prières trop longues!
«--Oh! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans du vin!
«--C'est peut-être la fumée de tes parfums?
«--Non!--dit Salammbô;--l'esprit des Dieux habite dans les bonnes
odeurs.»
Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la
contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Melkarth.--«Mais s'il ne
revient pas,--disait-elle,--il te faudra, puisque c'était sa volonté,
choisir un époux parmi les fils des Anciens; et ton chagrin s'en ira
dans les bras d'un homme.»
«--Pourquoi?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus
lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres
grossiers.
«--Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de
chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix
m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il
m'étouffe, je vais mourir; et puis, quelque chose de suave, coulant de
mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma chair... c'est une caresse
qui m'enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur
moi. Oh! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot
des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être
qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'à toi, ô Mère!»
Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille,
pâle et légère comme la lune avec son blanc vêtement. Puis elle
retomba sur la couche d'ivoire, haletante; mais Taanach lui passa
autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir
les terreurs, et Salammbô dit d'une voix presque éteinte:--«Va me
chercher Schahabarim.»
Son père n'avait pas voulu qu'elle entrât dans le collège des
prêtresses, ni même qu'on lui fît rien connaître de la Tanit populaire.
Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si
bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais; sa mère depuis
longtemps était morte.
Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les
purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps
saturé de parfums, l'âme pleine de prières. Jamais elle n'avait goûté
de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses
talons dans la maison d'un mort.
Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant
par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires
témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse
en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur
la vierge; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô s'affaiblissait.
Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une
éclipse, elle avait manqué mourir.
Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses
sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d'obsessions d'autant plus
fortes qu'elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées
par elle.
Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inquiétait de Tanit. Elle avait
appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu'elle répétait
sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de
pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaître
au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique
d'où dépendaient les destinées de Carthage,--car l'idée d'un dieu ne
se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir
son simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque
sorte, le dominer.
Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or
que Schahabarim portait au bas de son vêtement.
Il monta les escaliers; puis, dès le seuil de la terrasse, il s'arrêta
en croisant les bras.
Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d'un sépulcre; son long
corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots
qui alternaient sur ses talons avec des pommes d'émeraude. Il avait
les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu; sa peau
semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes
labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.
C'était le grand-prêtre de Tanit, celui qui avait élevé Salammbô.
«--Parle! dit-il. Que veux-tu?
«--J'espérais... tu m'avais presque promis...» Elle balbutiait, elle
se troubla; puis tout à coup:--«Pourquoi me méprises-tu? qu'ai-je donc
oublié dans les rites? Tu es mon maître, et tu m'as dit que personne
comme moi ne s'entendait aux choses de la Déesse: mais il y en a que tu
ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père?»
Schahabarim se rappela les ordres d'Hamilcar; il répondit:
«--Non, je n'ai plus rien à t'apprendre!
«--Un génie--reprit-elle--me pousse à cet amour. J'ai gravi les marches
d'Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences; j'ai dormi sous
l'olivier d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes; j'ai poussé
les portes de Baal Khamon, éclaireur et fertilisateur; sacrifié aux
Cabires souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et
des montagnes; mais tous sont trop loin, trop haut, trop insensibles,
comprends-tu? tandis qu'Elle, je la sens mêlée à ma vie; elle emplit
mon âme, et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle
bondissait pour s'échapper. Il me semble que je vais entendre sa voix,
apercevoir sa figure, des éclairs m'éblouissent; puis je retombe dans
les ténèbres.»
Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant.
Enfin, il fit signe d'écarter l'esclave, qui n'était pas de race
chananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans
l'air, commença:
«--Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle
flottait, lourd et indistinct comme la conscience d'un homme dans un
rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la
Nue sortit la Matière primitive. C'était une eau bourbeuse, noire,
glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties
incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des
sanctuaires.
Puis la Matière se condensa. Elle devint un œuf. Il se rompit. Une
moitié forma la terre, l'autre le firmament. Le soleil, la lune, les
vents, les nuages parurent; et, au fracas de la foudre, les animaux
intelligents s'éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère
étoilée; Khamon rayonna dans le soleil; Melkarth, avec ses bras, le
poussa derrière Gadès; les Cabirim descendirent sous les volcans, et
Rabbetna telle qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa
lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau.
«--Et après?» dit-elle.
Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des
perspectives plus hautes; mais le désir de la vierge se ralluma sous
ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit:
«Elle inspire et gouverne les amours des hommes.
«--Les amours des hommes!» répéta Salammbô, rêvant.
«--Elle est l'âme de Carthage,--continua le prêtre; et bien qu'elle
soit partout épandue, c'est ici qu'elle demeure, sous le voile sacré.
«--O père!--s'écria Salammbô,--je la verrai, n'est-ce pas? tu m'y
conduiras! Depuis longtemps j'hésitais; la curiosité de sa forme me
dévore. Pitié! secours-moi! partons!»
Il la repoussa d'un geste véhément et plein d'orgueil.
«--Jamais! ne sais-tu pas qu'on en meurt? Les Baals hermaphrodites ne
se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l'esprit et femmes par la
faiblesse. Ton désir est un sacrilège; satisfais-toi avec la science
que tu possèdes!»
Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles
en signe de repentir; et elle sanglotait, écrasée par la parole
du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et
d'humiliation. Schahabarim, debout, restait insensible. Il la regardait
de haut en bas frémissante à ses pieds; et il éprouvait une sorte de
joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu'il ne pouvait, lui non
plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent
froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.
Tout à coup, il aperçut à l'horizon, derrière Tunis, comme des
brouillards légers, qui se traînaient contre le sol; puis ce fut un
grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les
tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des
lances, des boucliers parurent. C'était l'armée des Barbares qui
s'avançait sur Carthage.
IV
SOUS LES MURS DE CARTHAGE.
Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles,
essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant
l'armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir
à Carthage et tout exterminer.
On ferma les portes. Les Barbares presque aussitôt parurent; mais ils
s'arrêtèrent au milieu de l'isthme, sur le bord du lac.
D'abord ils n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchèrent avec
des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la
terreur était grande.
Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient
le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé
soigneusement d'un manteau, et dont la figure disparaissait sous
une visière très basse. Il restait pendant des heures à regarder
l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute
égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme
l'accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.
Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l'isthme:
d'abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, enfin par un
mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage.
Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins
pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d'autres
écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d'orge et les
harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les
armures et tout le matériel de guerre. Des tours s'élevaient sur le
second étage, toutes garnies de créneaux, et qui portaient en dehors
des boucliers de bronze, suspendus à des crampons.
Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le
quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des
mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses
des fourneaux d'argile pour cuire la saumure.
Par derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons
de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets,
en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples
faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs,
diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des
distances inégales; d'innombrables ruelles, s'entre-croisant, la
coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux
quartiers, maintenant confondues; elles se levaient çà et là comme de
grands écueils, ou allongeaient des pans énormes,--à demi couverts de
fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des
rues passaient dans leurs ouvertures béantes comme des fleuves sous des
ponts.
La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un
désordre de monuments. C'étaient des temples à colonnes torses avec
des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres
sèches à bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de
marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur
pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient
aux frontons; les volutes se déroulaient entre les colonnades; des
murailles de granit supportaient des cloisons de tuile; tout cela
montait l'un sur l'autre en se cachant à demi, d'une façon merveilleuse
et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des
souvenirs de patries oubliées.
Derrière l'Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des
Mappales, bordé de tombeaux, s'allongeait en ligne droite du rivage
aux catacombes; de larges habitations s'espaçaient ensuite dans des
jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait
jusqu'au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait
toutes les nuits.
Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.
De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours; ils se
disputaient sur l'emplacement des temples. Celui de Khamon, en face
des Syssites, avait des tuiles d'or; Melkarth, à la gauche d'Eschmoûn,
portait sur sa toiture des branches de corail; Tanit, au delà,
arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre; le noir Moloch
était au bas des citernes, du côté du phare. L'on voyait à l'angle
des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout,
des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres
énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les
bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots; et le
bleu de la mer s'étalait au fond des rues, que la perspective rendait
encore plus escarpées.
Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait; de jeunes
garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains; les
boutiques de boissons chaudes fumaient, l'air retentissait du tapage
des enclumes, les coqs blancs consacrés au soleil chantaient sur les
terrasses, les bœufs que l'on égorgeait mugissaient dans les temples,
des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête; et, dans
l'enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait, drapé d'un
manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu.
Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l'admiraient,
ils l'exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l'anéantir et
l'habiter. Mais qu'y avait-il dans le port militaire, défendu par une
triple muraille? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut
que l'Acropole, apparaissait le palais d'Hamilcar.
Les yeux de Mâtho à chaque instant s'y portaient. Il montait dans les
oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord des sourcils.
Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croix noire restait
constamment fermée.
Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque
brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant
trois heures, il nagea tout d'une haleine. Il arriva au bas des
Mappales, voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux,
brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s'en revint.
Son impuissance l'exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage
enfermant Salammbô, comme de quelqu'un qui l'aurait possédée. Ses
énervements l'abandonnèrent et ce fut une ardeur d'action folle et
continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il
se promenait d'un pas rapide à travers le camp; ou bien, assis sur
le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des
flèches aux vautours qui passaient. Son cœur débordait en paroles
furieuses.
«--Laisse aller ta colère comme un char qui s'emporte,--disait
Spendius.--Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s'apaise avec du
sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine; elle te
soutiendra!»
Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait
impitoyablement manœuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa
force surtout. D'ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique; on
croyait qu'il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capitaines
s'animèrent de son exemple. L'armée, bientôt, se disciplina. Les
Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui
réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent.
Il aurait fallu pour les écraser dans l'isthme que deux armées pussent
les prendre à la fois par derrière, l'une débarquant au fond du golfe
d'Utique, la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire
avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes tout au plus?
S'ils s'inclinaient vers l'Orient, ils allaient se joindre aux Nomades,
intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S'ils se
repliaient sur l'Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque
de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles,
les campagnes environnantes; les riches tremblaient pour leurs beaux
châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures.
Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre
une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu'avec des vaisseaux
et des machines, on incendiât leur camp. Son collègue Giscon voulait,
au contraire, qu'ils fussent payés. A cause de sa popularité, les
anciens le détestaient; car ils redoutaient le hasard d'un maître,
et, par terreur de la monarchie, s'efforçaient d'atténuer ce qui en
subsistait ou la pouvait rétablir.
Il y avait en dehors des fortifications des gens d'une autre race et
d'une origine inconnue,--tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de
mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des
hyènes vivantes, qu'ils s'amusaient à faire courir le soir sur les
sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de
fange et de varech, s'accrochaient contre la falaise comme des nids
d'hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux,
pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches et, depuis
des siècles, exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures
immondes. Les sentinelles s'aperçurent un matin qu'ils étaient tous
partis.
Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils vinrent au camp,
sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, comme des voisins.
Ils s'avançaient d'un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines,
ou bien ils s'arrêtaient pour parler aux soldats, disant que tout était
fini et qu'on allait faire justice à leurs réclamations.
Beaucoup d'entre eux voyaient pour la première fois un camp de
Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils avaient imaginée, c'était
un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait
l'armée dans une haute muraille, inébranlable au choc des catapultes.
Le sol des rues était aspergé d'eau fraîche; par les trous des tentes,
ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l'ombre. Les
faisceaux de piques et les panoplies suspendues les éblouissaient comme
des miroirs. Ils se parlaient à voix basse. Ils avaient peur avec leurs
longues robes de renverser quelque chose.
Les soldats demandèrent des vivres, en s'engageant à les payer sur
l'argent qu'on leur devait.
On leur envoya des bœufs, des moutons, des pintades, des fruits secs
et des lupins, avec des scombres fumés, de ces scombres excellents
que Carthage expédiait dans tous les ports. Mais ils tournaient
dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques; et, dénigrant ce
qu'ils convoitaient, offraient pour un bélier la valeur d'un pigeon,
pour trois chèvres le prix d'une grenade. Les mangeurs de choses
immondes, se portant pour arbitres, affirmaient qu'on les dupait. Alors
ils tiraient leur glaive, menaçaient de tuer.
Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d'années que
l'on devait à chaque soldat. Mais il était impossible maintenant de
savoir combien on avait engagé de Mercenaires, et les anciens furent
effrayés de la somme exorbitante qu'ils auraient à payer. Il fallait
vendre la réserve du silphium, imposer les villes marchandes; les
Mercenaires s'impatienteraient, déjà Tunis était avec eux; et les
riches, étourdis par les fureurs d'Hannon et les reproches de son
collègue, recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaître quelque
Barbare d'aller le voir immédiatement pour reconquérir son amitié, lui
dire de bonnes paroles. Cette confiance les calmerait.
Des marchands, des scribes, des ouvriers de l'arsenal, des familles
entières se rendirent chez les Barbares.
Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois, mais
par un seul passage tellement étroit que quatre hommes de front
s'y coudoyaient. Spendius, debout contre la barrière, les faisait
attentivement fouiller; Mâtho, en face de lui, examinait cette
multitude, cherchant à retrouver quelqu'un qu'il pouvait avoir vu chez
Salammbô.
Le camp ressemblait à une ville, tant il était rempli de monde et
d'agitation. Les deux foules distinctes se mêlaient sans se confondre,
l'une habillée de toile ou de laine avec des bonnets de feutre pareils
à des pommes de pin, l'autre vêtue de fer et portant des casques. Au
milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes de
toutes nations, brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des
olives, jaunes comme des oranges, vendues par des matelots, choisies
dans les bouges, volées à des caravanes, prises dans le sac de villes,
que l'on fatiguait d'amour tant qu'elles étaient jeunes, qu'on
accablait de coups lorsqu'elles étaient vieilles, et qui mouraient dans
les déroutes au bord des chemins, parmi les bagages, avec les bêtes
de somme abandonnées. Les épouses des nomades balançaient sur leurs
talons des robes en poil de dromadaire, carrées, et de couleur fauve;
des musiciennes de la Cyrénaïque, enveloppées de gazes violettes et
les sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes; de vieilles
Négresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour faire du feu, des
fientes d'animal que l'on desséchait au soleil; les Syracusaines
avaient des plaques d'or dans la chevelure, les femmes des Lusitaniens
des colliers de coquillages, les Gauloises des peaux de loup sur leur
poitrine blanche; et des enfants robustes couverts de vermine, nus,
incirconcis, donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur
tête, ou venaient par derrière, comme de jeunes tigres, les mordre aux
mains.
Les Carthaginois se promenaient à travers le camp, surpris par la
quantité de choses dont il regorgeait. Les plus misérables étaient
tristes, les autres dissimulaient leur inquiétude.
Les soldats leur frappaient sur l'épaule, en les excitant à la gaieté.
Dès qu'ils apercevaient quelque personnage, ils l'invitaient à leurs
divertissements. Quand on jouait au disque, ils s'arrangeaient pour
lui écraser les pieds, et au pugilat, dès la première passe, lui
fracassaient la mâchoire. Les frondeurs effrayaient les Carthaginois
avec leurs frondes, les psylles avec des vipères, les cavaliers avec
leurs chevaux. Ces gens d'occupations paisibles, à tous les outrages,
baissaient la tête et s'efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se
montrer braves, faisaient signe qu'ils voulaient devenir des soldats.
On leur donnait à fendre du bois et à étriller des mulets. On les
bouclait dans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les
rues du camp. Puis, quand ils se disposaient à partir, les Mercenaires
s'arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques.
Beaucoup, par sottise ou préjugé, croyaient naïvement tous les
Carthaginois très riches, et ils marchaient derrière eux en les
suppliant de leur accorder quelque chose. Ils demandaient tout ce qui
leur semblait beau: une bague, une ceinture, des sandales, la frange
d'une robe, et quand le Carthaginois dépouillé s'écriait:--«Mais je
n'ai plus rien. Que veux-tu?» ils répondaient:--«Ta femme!» D'autres
disaient:--«Ta vie!»
Les comptes militaires furent remis aux capitaines, lus aux soldats,
définitivement approuvés. Alors ils réclamèrent des tentes; on leur
donna des tentes. Les polémarques des Grecs demandèrent quelques-unes
de ces belles armures que l'on fabriquait à Carthage; le Grand-Conseil
vota des sommes pour cette acquisition. Mais il était juste,
prétendaient les cavaliers, que la République les indemnisât de leurs
chevaux; l'un affirmait en avoir perdu trois à tel siège, un autre
cinq dans telle marche, un autre quatorze dans les précipices. On leur
offrit des étalons d'Hécatompyle; ils aimèrent mieux de l'argent.
Puis ils demandèrent qu'on leur payât en argent (en pièces d'argent et
non en monnaie de cuir) tout le blé qu'on leur devait, et au plus haut
prix où il s'était vendu pendant la guerre, si bien qu'ils exigeaient
pour une mesure de farine quatre cents fois plus qu'ils n'avaient donné
pour un sac de froment. Cette injustice exaspéra; il fallut céder,
pourtant.
jamais à ce devoir de piété.
Des marchands de la Gétulie Darytienne l'avaient toute petite apportée
à Carthage; et après son affranchissement elle n'avait pas voulu
abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée
d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les
hanches, descendait sur ses chevilles, où s'entre-choquaient deux
cercles d'étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique.
Des aiguilles d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa
tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait
auprès du lit, plus droite qu'un hermès et les paupières baissées.
Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant,
parcoururent l'horizon; puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie,
et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler
d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour
d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées
disparaissaient sous un amas d'émeraudes, ses cheveux à l'abandon
emplissaient un réseau en fils de pourpre.
Elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles
des fragments d'hymne, elle murmura:
«--Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable! Il
se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui
distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et
décroîs, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les
taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des
enfantements! Tu gonfles les coquillages! Tu fais bouillonner les vins!
Tu putréfies les cadavres! Tu formes les perles au fond de la mer!
«Et tous les germes, ô Déesse! fermentent dans les obscures profondeurs
de ton humidité.
«Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre; les fleurs
se ferment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la
poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes,
comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce,
lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine!»
Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes,
dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il
y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle.
Salammbô reprit:
«--Mais tu es terrible maîtresse!... C'est par toi que se produisent
les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs; tes yeux
dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes
les fois que tu rajeunis.
«Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpétuellement? Tantôt
mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans
mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui
garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts
comme la roue d'un char.
«O Tanit! tu m'aimes, n'est-ce pas? Je t'ai tant regardée! Mais non! tu
cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile.
«Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car
mon cœur est triste!»
L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus haute
qu'elle, et triangulaire comme un delta; elle en fixa la pointe dans un
globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.
Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement
d'abeilles, et, de plus en plus sonores, ils s'envolaient dans la nuit
avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au
sommet de l'Acropole.
«--Tais-toi!» s'écria Salammbô.
«-Qu'as-tu donc, maîtresse? La brise qui souffle, un nuage qui passe,
tout à présent t'inquiète et t'agite!
«--Je ne sais», dit-elle.
«--Tu te fatigues à des prières trop longues!
«--Oh! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans du vin!
«--C'est peut-être la fumée de tes parfums?
«--Non!--dit Salammbô;--l'esprit des Dieux habite dans les bonnes
odeurs.»
Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la
contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Melkarth.--«Mais s'il ne
revient pas,--disait-elle,--il te faudra, puisque c'était sa volonté,
choisir un époux parmi les fils des Anciens; et ton chagrin s'en ira
dans les bras d'un homme.»
«--Pourquoi?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus
lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres
grossiers.
«--Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de
chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix
m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il
m'étouffe, je vais mourir; et puis, quelque chose de suave, coulant de
mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma chair... c'est une caresse
qui m'enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur
moi. Oh! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot
des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être
qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'à toi, ô Mère!»
Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille,
pâle et légère comme la lune avec son blanc vêtement. Puis elle
retomba sur la couche d'ivoire, haletante; mais Taanach lui passa
autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir
les terreurs, et Salammbô dit d'une voix presque éteinte:--«Va me
chercher Schahabarim.»
Son père n'avait pas voulu qu'elle entrât dans le collège des
prêtresses, ni même qu'on lui fît rien connaître de la Tanit populaire.
Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si
bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais; sa mère depuis
longtemps était morte.
Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les
purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps
saturé de parfums, l'âme pleine de prières. Jamais elle n'avait goûté
de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses
talons dans la maison d'un mort.
Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant
par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires
témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse
en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur
la vierge; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô s'affaiblissait.
Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une
éclipse, elle avait manqué mourir.
Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses
sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d'obsessions d'autant plus
fortes qu'elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées
par elle.
Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inquiétait de Tanit. Elle avait
appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu'elle répétait
sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de
pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaître
au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique
d'où dépendaient les destinées de Carthage,--car l'idée d'un dieu ne
se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir
son simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque
sorte, le dominer.
Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or
que Schahabarim portait au bas de son vêtement.
Il monta les escaliers; puis, dès le seuil de la terrasse, il s'arrêta
en croisant les bras.
Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d'un sépulcre; son long
corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots
qui alternaient sur ses talons avec des pommes d'émeraude. Il avait
les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu; sa peau
semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes
labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.
C'était le grand-prêtre de Tanit, celui qui avait élevé Salammbô.
«--Parle! dit-il. Que veux-tu?
«--J'espérais... tu m'avais presque promis...» Elle balbutiait, elle
se troubla; puis tout à coup:--«Pourquoi me méprises-tu? qu'ai-je donc
oublié dans les rites? Tu es mon maître, et tu m'as dit que personne
comme moi ne s'entendait aux choses de la Déesse: mais il y en a que tu
ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père?»
Schahabarim se rappela les ordres d'Hamilcar; il répondit:
«--Non, je n'ai plus rien à t'apprendre!
«--Un génie--reprit-elle--me pousse à cet amour. J'ai gravi les marches
d'Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences; j'ai dormi sous
l'olivier d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes; j'ai poussé
les portes de Baal Khamon, éclaireur et fertilisateur; sacrifié aux
Cabires souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et
des montagnes; mais tous sont trop loin, trop haut, trop insensibles,
comprends-tu? tandis qu'Elle, je la sens mêlée à ma vie; elle emplit
mon âme, et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle
bondissait pour s'échapper. Il me semble que je vais entendre sa voix,
apercevoir sa figure, des éclairs m'éblouissent; puis je retombe dans
les ténèbres.»
Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant.
Enfin, il fit signe d'écarter l'esclave, qui n'était pas de race
chananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans
l'air, commença:
«--Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle
flottait, lourd et indistinct comme la conscience d'un homme dans un
rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la
Nue sortit la Matière primitive. C'était une eau bourbeuse, noire,
glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties
incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des
sanctuaires.
Puis la Matière se condensa. Elle devint un œuf. Il se rompit. Une
moitié forma la terre, l'autre le firmament. Le soleil, la lune, les
vents, les nuages parurent; et, au fracas de la foudre, les animaux
intelligents s'éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère
étoilée; Khamon rayonna dans le soleil; Melkarth, avec ses bras, le
poussa derrière Gadès; les Cabirim descendirent sous les volcans, et
Rabbetna telle qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa
lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau.
«--Et après?» dit-elle.
Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des
perspectives plus hautes; mais le désir de la vierge se ralluma sous
ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit:
«Elle inspire et gouverne les amours des hommes.
«--Les amours des hommes!» répéta Salammbô, rêvant.
«--Elle est l'âme de Carthage,--continua le prêtre; et bien qu'elle
soit partout épandue, c'est ici qu'elle demeure, sous le voile sacré.
«--O père!--s'écria Salammbô,--je la verrai, n'est-ce pas? tu m'y
conduiras! Depuis longtemps j'hésitais; la curiosité de sa forme me
dévore. Pitié! secours-moi! partons!»
Il la repoussa d'un geste véhément et plein d'orgueil.
«--Jamais! ne sais-tu pas qu'on en meurt? Les Baals hermaphrodites ne
se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l'esprit et femmes par la
faiblesse. Ton désir est un sacrilège; satisfais-toi avec la science
que tu possèdes!»
Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles
en signe de repentir; et elle sanglotait, écrasée par la parole
du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et
d'humiliation. Schahabarim, debout, restait insensible. Il la regardait
de haut en bas frémissante à ses pieds; et il éprouvait une sorte de
joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu'il ne pouvait, lui non
plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent
froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.
Tout à coup, il aperçut à l'horizon, derrière Tunis, comme des
brouillards légers, qui se traînaient contre le sol; puis ce fut un
grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les
tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des
lances, des boucliers parurent. C'était l'armée des Barbares qui
s'avançait sur Carthage.
IV
SOUS LES MURS DE CARTHAGE.
Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles,
essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant
l'armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir
à Carthage et tout exterminer.
On ferma les portes. Les Barbares presque aussitôt parurent; mais ils
s'arrêtèrent au milieu de l'isthme, sur le bord du lac.
D'abord ils n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchèrent avec
des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la
terreur était grande.
Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient
le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé
soigneusement d'un manteau, et dont la figure disparaissait sous
une visière très basse. Il restait pendant des heures à regarder
l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute
égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme
l'accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.
Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l'isthme:
d'abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, enfin par un
mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage.
Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins
pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d'autres
écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d'orge et les
harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les
armures et tout le matériel de guerre. Des tours s'élevaient sur le
second étage, toutes garnies de créneaux, et qui portaient en dehors
des boucliers de bronze, suspendus à des crampons.
Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le
quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des
mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses
des fourneaux d'argile pour cuire la saumure.
Par derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons
de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets,
en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples
faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs,
diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des
distances inégales; d'innombrables ruelles, s'entre-croisant, la
coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux
quartiers, maintenant confondues; elles se levaient çà et là comme de
grands écueils, ou allongeaient des pans énormes,--à demi couverts de
fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des
rues passaient dans leurs ouvertures béantes comme des fleuves sous des
ponts.
La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un
désordre de monuments. C'étaient des temples à colonnes torses avec
des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres
sèches à bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de
marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur
pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient
aux frontons; les volutes se déroulaient entre les colonnades; des
murailles de granit supportaient des cloisons de tuile; tout cela
montait l'un sur l'autre en se cachant à demi, d'une façon merveilleuse
et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des
souvenirs de patries oubliées.
Derrière l'Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des
Mappales, bordé de tombeaux, s'allongeait en ligne droite du rivage
aux catacombes; de larges habitations s'espaçaient ensuite dans des
jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait
jusqu'au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait
toutes les nuits.
Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.
De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours; ils se
disputaient sur l'emplacement des temples. Celui de Khamon, en face
des Syssites, avait des tuiles d'or; Melkarth, à la gauche d'Eschmoûn,
portait sur sa toiture des branches de corail; Tanit, au delà,
arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre; le noir Moloch
était au bas des citernes, du côté du phare. L'on voyait à l'angle
des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout,
des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres
énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les
bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots; et le
bleu de la mer s'étalait au fond des rues, que la perspective rendait
encore plus escarpées.
Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait; de jeunes
garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains; les
boutiques de boissons chaudes fumaient, l'air retentissait du tapage
des enclumes, les coqs blancs consacrés au soleil chantaient sur les
terrasses, les bœufs que l'on égorgeait mugissaient dans les temples,
des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête; et, dans
l'enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait, drapé d'un
manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu.
Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l'admiraient,
ils l'exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l'anéantir et
l'habiter. Mais qu'y avait-il dans le port militaire, défendu par une
triple muraille? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut
que l'Acropole, apparaissait le palais d'Hamilcar.
Les yeux de Mâtho à chaque instant s'y portaient. Il montait dans les
oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord des sourcils.
Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croix noire restait
constamment fermée.
Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque
brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant
trois heures, il nagea tout d'une haleine. Il arriva au bas des
Mappales, voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux,
brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s'en revint.
Son impuissance l'exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage
enfermant Salammbô, comme de quelqu'un qui l'aurait possédée. Ses
énervements l'abandonnèrent et ce fut une ardeur d'action folle et
continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il
se promenait d'un pas rapide à travers le camp; ou bien, assis sur
le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des
flèches aux vautours qui passaient. Son cœur débordait en paroles
furieuses.
«--Laisse aller ta colère comme un char qui s'emporte,--disait
Spendius.--Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s'apaise avec du
sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine; elle te
soutiendra!»
Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait
impitoyablement manœuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa
force surtout. D'ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique; on
croyait qu'il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capitaines
s'animèrent de son exemple. L'armée, bientôt, se disciplina. Les
Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui
réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent.
Il aurait fallu pour les écraser dans l'isthme que deux armées pussent
les prendre à la fois par derrière, l'une débarquant au fond du golfe
d'Utique, la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire
avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes tout au plus?
S'ils s'inclinaient vers l'Orient, ils allaient se joindre aux Nomades,
intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S'ils se
repliaient sur l'Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque
de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles,
les campagnes environnantes; les riches tremblaient pour leurs beaux
châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures.
Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre
une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu'avec des vaisseaux
et des machines, on incendiât leur camp. Son collègue Giscon voulait,
au contraire, qu'ils fussent payés. A cause de sa popularité, les
anciens le détestaient; car ils redoutaient le hasard d'un maître,
et, par terreur de la monarchie, s'efforçaient d'atténuer ce qui en
subsistait ou la pouvait rétablir.
Il y avait en dehors des fortifications des gens d'une autre race et
d'une origine inconnue,--tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de
mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des
hyènes vivantes, qu'ils s'amusaient à faire courir le soir sur les
sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de
fange et de varech, s'accrochaient contre la falaise comme des nids
d'hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux,
pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches et, depuis
des siècles, exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures
immondes. Les sentinelles s'aperçurent un matin qu'ils étaient tous
partis.
Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent. Ils vinrent au camp,
sans colliers ni ceintures, en sandales découvertes, comme des voisins.
Ils s'avançaient d'un pas tranquille, jetant des saluts aux capitaines,
ou bien ils s'arrêtaient pour parler aux soldats, disant que tout était
fini et qu'on allait faire justice à leurs réclamations.
Beaucoup d'entre eux voyaient pour la première fois un camp de
Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils avaient imaginée, c'était
un ordre et un silence effrayants. Un rempart de gazon enfermait
l'armée dans une haute muraille, inébranlable au choc des catapultes.
Le sol des rues était aspergé d'eau fraîche; par les trous des tentes,
ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l'ombre. Les
faisceaux de piques et les panoplies suspendues les éblouissaient comme
des miroirs. Ils se parlaient à voix basse. Ils avaient peur avec leurs
longues robes de renverser quelque chose.
Les soldats demandèrent des vivres, en s'engageant à les payer sur
l'argent qu'on leur devait.
On leur envoya des bœufs, des moutons, des pintades, des fruits secs
et des lupins, avec des scombres fumés, de ces scombres excellents
que Carthage expédiait dans tous les ports. Mais ils tournaient
dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques; et, dénigrant ce
qu'ils convoitaient, offraient pour un bélier la valeur d'un pigeon,
pour trois chèvres le prix d'une grenade. Les mangeurs de choses
immondes, se portant pour arbitres, affirmaient qu'on les dupait. Alors
ils tiraient leur glaive, menaçaient de tuer.
Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d'années que
l'on devait à chaque soldat. Mais il était impossible maintenant de
savoir combien on avait engagé de Mercenaires, et les anciens furent
effrayés de la somme exorbitante qu'ils auraient à payer. Il fallait
vendre la réserve du silphium, imposer les villes marchandes; les
Mercenaires s'impatienteraient, déjà Tunis était avec eux; et les
riches, étourdis par les fureurs d'Hannon et les reproches de son
collègue, recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaître quelque
Barbare d'aller le voir immédiatement pour reconquérir son amitié, lui
dire de bonnes paroles. Cette confiance les calmerait.
Des marchands, des scribes, des ouvriers de l'arsenal, des familles
entières se rendirent chez les Barbares.
Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois, mais
par un seul passage tellement étroit que quatre hommes de front
s'y coudoyaient. Spendius, debout contre la barrière, les faisait
attentivement fouiller; Mâtho, en face de lui, examinait cette
multitude, cherchant à retrouver quelqu'un qu'il pouvait avoir vu chez
Salammbô.
Le camp ressemblait à une ville, tant il était rempli de monde et
d'agitation. Les deux foules distinctes se mêlaient sans se confondre,
l'une habillée de toile ou de laine avec des bonnets de feutre pareils
à des pommes de pin, l'autre vêtue de fer et portant des casques. Au
milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes de
toutes nations, brunes comme des dattes mûres, verdâtres comme des
olives, jaunes comme des oranges, vendues par des matelots, choisies
dans les bouges, volées à des caravanes, prises dans le sac de villes,
que l'on fatiguait d'amour tant qu'elles étaient jeunes, qu'on
accablait de coups lorsqu'elles étaient vieilles, et qui mouraient dans
les déroutes au bord des chemins, parmi les bagages, avec les bêtes
de somme abandonnées. Les épouses des nomades balançaient sur leurs
talons des robes en poil de dromadaire, carrées, et de couleur fauve;
des musiciennes de la Cyrénaïque, enveloppées de gazes violettes et
les sourcils peints, chantaient accroupies sur des nattes; de vieilles
Négresses aux mamelles pendantes ramassaient, pour faire du feu, des
fientes d'animal que l'on desséchait au soleil; les Syracusaines
avaient des plaques d'or dans la chevelure, les femmes des Lusitaniens
des colliers de coquillages, les Gauloises des peaux de loup sur leur
poitrine blanche; et des enfants robustes couverts de vermine, nus,
incirconcis, donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur
tête, ou venaient par derrière, comme de jeunes tigres, les mordre aux
mains.
Les Carthaginois se promenaient à travers le camp, surpris par la
quantité de choses dont il regorgeait. Les plus misérables étaient
tristes, les autres dissimulaient leur inquiétude.
Les soldats leur frappaient sur l'épaule, en les excitant à la gaieté.
Dès qu'ils apercevaient quelque personnage, ils l'invitaient à leurs
divertissements. Quand on jouait au disque, ils s'arrangeaient pour
lui écraser les pieds, et au pugilat, dès la première passe, lui
fracassaient la mâchoire. Les frondeurs effrayaient les Carthaginois
avec leurs frondes, les psylles avec des vipères, les cavaliers avec
leurs chevaux. Ces gens d'occupations paisibles, à tous les outrages,
baissaient la tête et s'efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour se
montrer braves, faisaient signe qu'ils voulaient devenir des soldats.
On leur donnait à fendre du bois et à étriller des mulets. On les
bouclait dans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les
rues du camp. Puis, quand ils se disposaient à partir, les Mercenaires
s'arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques.
Beaucoup, par sottise ou préjugé, croyaient naïvement tous les
Carthaginois très riches, et ils marchaient derrière eux en les
suppliant de leur accorder quelque chose. Ils demandaient tout ce qui
leur semblait beau: une bague, une ceinture, des sandales, la frange
d'une robe, et quand le Carthaginois dépouillé s'écriait:--«Mais je
n'ai plus rien. Que veux-tu?» ils répondaient:--«Ta femme!» D'autres
disaient:--«Ta vie!»
Les comptes militaires furent remis aux capitaines, lus aux soldats,
définitivement approuvés. Alors ils réclamèrent des tentes; on leur
donna des tentes. Les polémarques des Grecs demandèrent quelques-unes
de ces belles armures que l'on fabriquait à Carthage; le Grand-Conseil
vota des sommes pour cette acquisition. Mais il était juste,
prétendaient les cavaliers, que la République les indemnisât de leurs
chevaux; l'un affirmait en avoir perdu trois à tel siège, un autre
cinq dans telle marche, un autre quatorze dans les précipices. On leur
offrit des étalons d'Hécatompyle; ils aimèrent mieux de l'argent.
Puis ils demandèrent qu'on leur payât en argent (en pièces d'argent et
non en monnaie de cuir) tout le blé qu'on leur devait, et au plus haut
prix où il s'était vendu pendant la guerre, si bien qu'ils exigeaient
pour une mesure de farine quatre cents fois plus qu'ils n'avaient donné
pour un sac de froment. Cette injustice exaspéra; il fallut céder,
pourtant.
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