Salammbô - 03

breuvage dont ils doivent mourir.
Un matin qu'ils partaient tous les trois pour la chasse au lion,
Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marcha
continuellement derrière lui, et ils revinrent sans qu'on eût tiré le
poignard.
Une autre fois, Narr'Havas les entraîna fort loin, jusqu'aux limites de
son royaume. Ils arrivèrent dans une gorge étroite; Narr'Havas sourit
en leur déclarant qu'il ne connaissait plus la route; Spendius la
retrouva.
Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme un augure, s'en allait
dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Il s'étendait
sur le sable, et jusqu'au soir y restait immobile.
Il consulta l'un après l'autre tous les devins de l'armée, ceux qui
observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans les étoiles,
ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du
seseli et du venin de vipère qui glace le cœur; des femmes nègres,
en chantant au clair de lune des paroles barbares, lui piquèrent la
peau du front avec des stylets d'or; il se chargeait de colliers et
d'amulettes; il invoqua tour à tour Baal, Khamon, Moloch, les sept
Cabires, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un nom sur une plaque de
cuivre, et il l'enfouit dans le sable au seuil de sa tente. Spendius
l'entendait gémir et parler tout seul.
Une nuit il entra.
Mâtho, nu comme un cadavre, était couché à plat ventre sur une peau de
lion, la face dans les deux mains; une lampe suspendue éclairait ses
armes, accrochées contre le mât de la tente.
«--Tu souffres?--lui dit l'esclave.--Que te faut-il? réponds-moi!»
Et il le secoua par l'épaule en l'appelant plusieurs fois: «Maître!
maître!...»
Mâtho leva vers lui de grands yeux troubles.
«--Écoute!--fit-il à voix basse, avec un doigt sur les lèvres,--c'est
une colère des Dieux! la fille d'Hamilcar me poursuit! J'en ai peur,
Spendius!» Il se serrait contre sa poitrine, comme un enfant épouvanté
par un fantôme.--«Parle-moi! je suis malade! je veux guérir! j'ai tout
essayé! Mais toi, tu sais peut-être des Dieux plus forts, ou quelque
invocation irrésistible?
«--Pourquoi faire?» demanda Spendius.
Il répondit, en se frappant la tête avec ses deux poings:
«--Pour m'en débarrasser!»
Puis il disait, se parlant à lui-même, avec de longs intervalles:
«--Je suis sans doute la victime de quelque holocauste qu'elle aura
promis aux Dieux?... Elle me tient attaché par une chaîne que l'on
n'aperçoit pas. Si je marche, c'est qu'elle s'avance; quand je
m'arrête, elle se repose! Ses yeux me brûlent, j'entends sa voix. Elle
m'environne, elle me pénètre. Il me semble qu'elle est devenue mon âme!
«Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisibles
d'un océan sans bornes! Elle est lointaine et tout inaccessible! La
splendeur de sa beauté fait autour d'elle un nuage de lumière; et je
crois, par moments, ne l'avoir jamais vue... qu'elle n'existe pas... et
que tout cela est un songe!»
Mâtho pleurait ainsi dans les ténèbres; les Barbares dormaient.
Spendius, en le regardant, se rappelait les jeunes hommes qui, avec des
vases d'or dans les mains, le suppliaient autrefois, quand il promenait
par les villes son troupeau de courtisanes; une pitié l'émut et il dit:
«--Sois fort, mon maître! Appelle ta volonté et n'implore plus les
Dieux; ils ne se détournent pas aux cris des hommes! Te voilà pleurant
comme un lâche! Tu n'es donc pas humilié qu'une femme te fasse tant
souffrir!
«--Suis-je un enfant?--dit Mâtho.--Crois-tu que je m'attendrisse encore
à leur visage et à leurs chansons? Nous en avions à Drepanum pour
balayer nos écuries. J'en ai possédé au milieu des assauts, sous les
plafonds qui croulaient et quand la catapulte vibrait encore!... Mais
celle-là, Spendius, celle-là!...»
L'esclave l'interrompit:
«--Si elle n'était pas la fille d'Hamilcar...
«--Non!--s'écria Mâtho.--Elle n'a rien d'une autre fille des hommes!
As-tu vu ses grands yeux sous ses grands sourcils, comme des soleils
sous des arcs de triomphe? Rappelle-toi: quand elle a paru, tous les
flambeaux ont pâli. Entre les diamants de son collier, des places sur
sa poitrine resplendissaient; on sentait derrière elle comme l'odeur
d'un temple, et quelque chose s'échappait de tout son être qui était
plus suave que le vin et plus terrible que la mort. Elle marchait
cependant, et puis elle s'est arrêtée.»
Il resta béant, la tête basse, les prunelles fixes.
«--Mais je le veux! il me la faut! j'en meurs! A l'idée de l'étreindre
dans mes bras, une fureur de joie m'emporte, et cependant je la hais,
Spendius! je voudrais la battre! Que faire? J'ai envie de me vendre
pour devenir son esclave. Tu l'as été, toi! Tu pouvais l'apercevoir;
parle-moi d'elle! Toutes les nuits, n'est-ce pas, elle monte sur
la terrasse de son palais? Ah! les pierres doivent frémir sous ses
sandales et les étoiles se pencher pour la voir!»
Il retomba tout en fureur, et râlant comme un taureau blessé.
Puis Mâtho chanta: «Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle
dont la queue ondulait sur les feuilles mortes, comme un ruisseau
d'argent.» Et en traînant sa voix, il imitait la voix de Salammbô,
tandis que ses mains étendues faisaient comme deux mains légères sur
les cordes d'une lyre.
A toutes les consolations de Spendius, il lui répétait les mêmes
discours; leurs nuits se passaient dans ces gémissements et ces
exhortations.
Mâtho voulut s'étourdir avec du vin. Après ses ivresses il était plus
triste encore. Il essaya de se distraire aux osselets, et il perdit une
à une les plaques d'or de son collier. Il se laissa conduire chez les
servantes de la Déesse; mais il descendit la colline en sanglotant,
comme ceux qui s'en reviennent des funérailles.
Spendius, au contraire, devenait plus hardi et plus gai. On le voyait,
dans les cabarets de feuillages, discourant au milieu des soldats. Il
raccommodait les vieilles cuirasses. Il jonglait avec des poignards.
Il allait pour les malades cueillir des herbes dans les champs. Il
était facétieux, subtil, plein d'inventions et de paroles: les Barbares
s'accoutumaient à ses services; il s'en faisait aimer.
Cependant ils attendaient un ambassadeur de Carthage qui leur
apporterait, sur des mulets, des corbeilles chargées d'or; et toujours
recommençant le même calcul, ils dessinaient avec leurs doigts des
chiffres sur le sable. Chacun, d'avance, arrangeait sa vie; ils
auraient des concubines, des esclaves, des terres; d'autres voulaient
enfouir leur trésor ou le risquer sur un vaisseau. Mais dans ce
désœuvrement les caractères s'irritaient; il y avait de continuelles
disputes entre les cavaliers et les fantassins, les Barbares et les
Grecs, et l'on était sans cesse étourdi par la voix aigre des femmes.
Tous les jours, il survenait des troupeaux d'hommes presque nus,
avec des herbes sur la tête pour se garantir du soleil; c'étaient
les débiteurs des riches Carthaginois, contraints de labourer leurs
terres, et qui s'étaient échappés. Des Libyens affluaient, des paysans
ruinés par les impôts, des bannis, des malfaiteurs. Puis la horde des
marchands, tous les vendeurs de vin et d'huile, furieux de n'être pas
payés, s'en prenaient à la République; Spendius déclamait contre elle.
Bientôt les vivres diminuèrent. On parlait de se porter en masse sur
Carthage et d'appeler les Romains.
Un soir, à l'heure du souper, on entendit des sons lourds et fêlés qui
se rapprochaient, et au loin, quelque chose de rouge apparut dans les
ondulations du terrain.
C'était une grande litière de pourpre, ornée aux angles par des
bouquets de plumes d'autruche. Des chaînes de cristal, avec des
guirlandes de perles, battaient sur sa tenture fermée. Des chameaux la
suivaient en faisant sonner la grosse cloche suspendue à leur poitrail,
et l'on apercevait autour d'eux des cavaliers ayant une armure en
écailles d'or depuis les talons jusqu'aux épaules.
Ils s'arrêtèrent à trois cents pas du camp, pour retirer des étuis
qu'ils portaient en croupe, leur bouclier rond, leur large glaive et
leur casque à la béotienne. Quelques-uns restèrent avec les chameaux;
les autres se remirent en marche. Enfin les enseignes de la République
parurent, c'est-à-dire des bâtons de bois bleu, terminés par des têtes
de cheval ou des pommes de pin. Les Barbares se levèrent tous, en
applaudissant; les femmes se précipitaient vers les gardes de la Légion
et leur baisaient les pieds.
La litière s'avançait sur les épaules de douze Nègres, qui marchaient
d'accord à petits pas rapides. Ils allaient de droite et de gauche, au
hasard, embarrassés par les cordes des tentes, par les bestiaux qui
erraient et les trépieds où cuisaient les viandes. Quelquefois une main
grasse, chargée de bagues, entr'ouvrait la litière; une voix rauque
criait des injures; alors les porteurs s'arrêtaient, puis ils prenaient
une autre route à travers le camp.
Les courtines de pourpre se relevèrent; et l'on découvrit sur un large
oreiller une tête humaine tout impassible et boursouflée; les sourcils
formaient comme deux arcs d'ébène se rejoignant par les pointes; des
paillettes d'or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face était
si blême qu'elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre. Le
reste du corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient la
litière.
Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi couché le suffète Hannon,
celui qui avait contribué par sa lenteur à faire perdre la bataille des
îles Ægates; et, quant à sa victoire d'Hécatompyle sur les Libyens,
s'il s'était conduit avec clémence, c'était par cupidité, pensaient les
Barbares, car il avait vendu à son compte tous les captifs, bien qu'il
eût déclaré leur mort à la République.
Lorsqu'il eut, pendant quelque temps, cherché une place commode pour
haranguer les soldats, il fit un signe; la litière s'arrêta, et Hannon,
soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par terre, en chancelant.
Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d'argent. Des
bandelettes, comme autour d'une momie, s'enroulaient à ses jambes,
et la chair passait entre les linges croisés. Son ventre débordait
sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses; les plis de
son cou retombaient jusqu'à sa poitrine comme des fanons de bœuf; sa
tunique, où des fleurs étaient peintes, craquait aux aisselles; il
portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles
manches lacées. L'abondance de ses vêtements, son grand collier de
pierres bleues, ses agrafes d'or et ses lourds pendants d'oreilles ne
rendaient que plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque grosse
idole ébauchée dans un bloc de pierre, car une lèpre pâle, étendue sur
tout son corps, lui donnait l'apparence d'une chose inerte. Cependant
son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilatait violemment, afin
d'aspirer l'air, et ses petits yeux, aux cils collés, brillaient d'un
éclat dur et métallique. Il tenait à la main une spatule d'aloès, pour
se gratter la peau.
Enfin, deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes d'argent; le tumulte
s'apaisa, et Hannon se mit à parler.
Il commença par faire l'éloge des Dieux et de la République; les
Barbares devaient se féliciter de l'avoir servie. Mais il fallait se
montrer plus raisonnables, les temps étaient durs,--«et si un maître
n'a que trois olives, n'est-il pas juste qu'il en garde deux pour lui»?
Ainsi le vieux suffète entremêlait son discours de proverbes et
d'apologues, tout en faisant des signes de tête pour solliciter quelque
approbation.
Il parlait punique, et ceux qui l'entouraient (les plus alertes
accourus sans leurs armes) étaient des Campaniens, des Gaulois et des
Grecs, si bien que personne dans cette foule ne le comprenait. Hannon
s'en aperçut, il s'arrêta, et il se balançait lourdement, d'une jambe
sur l'autre, en réfléchissant.
L'idée lui vint de convoquer les capitaines; alors ses hérauts
crièrent cet ordre en grec, langage qui, depuis Xanthippe, servait aux
commandements dans les armées carthaginoises.
Les gardes, à coups de fouet, écartèrent la tourbe des soldats, et
bientôt les capitaines des phalanges à la spartiate et les chefs
des cohortes barbares arrivèrent, avec les insignes de leur grade
et l'armure de leur nation. La nuit était tombée, une grande rumeur
circulait par la plaine; çà et là des feux brûlaient; on allait de l'un
à l'autre, on se demandait: «Qu'y a-t-il?» et pourquoi le suffète ne
distribuait pas l'argent.
Il exposait aux capitaines les charges infinies de la République. Son
trésor était vide. Le tribut des Romains l'accablait. «Nous ne savons
plus que faire!... Elle est bien à plaindre!»
De temps à autre, il se frottait les membres avec sa spatule d'aloès,
ou bien il s'interrompait pour boire dans une coupe d'argent, que lui
tendait un esclave; une tisane faite avec de la cendre de belette et
des asperges bouillies dans du vinaigre; puis il s'essuyait les lèvres
à une serviette d'écarlate et reprenait:
«--Ce qui valait un sicle d'argent vaut aujourd'hui trois shekels d'or,
et les cultures abandonnées pendant la guerre ne rapportent rien!
Nos pêcheries de pourpre sont à peu près perdues, les perles même
deviennent exorbitantes; à peine si nous avons assez d'onguents pour
le service des Dieux! Quant aux choses de la table, je n'en parle pas,
c'est une calamité! Faute de galères, nous manquons d'épices, et l'on
a bien du mal à se fournir de silphium, à cause des rébellions sur
la frontière de Cyrène. La Sicile, où l'on trouvait tant d'esclaves,
nous est maintenant fermée! Hier encore, pour un baigneur et quatre
valets de cuisine, j'ai donné plus d'argent qu'autrefois pour une paire
d'éléphants!»
Il déroula un long morceau de papyrus, et il lut, sans passer un seul
chiffre, toutes les dépenses que le gouvernement avait faites: tant
pour les réparations des temples, pour le dallage des rues, pour
la construction des vaisseaux, pour les pêcheries de corail, pour
l'agrandissement des Syssites, et pour des engins dans les mines, au
pays des Cantabres.
Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n'entendaient le
punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue. On
plaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelques officiers
carthaginois pour servir d'interprètes; après la guerre ils s'étaient
cachés de peur des vengeances; Hannon n'avait pas songé à les prendre
avec lui; d'ailleurs, sa voix trop sourde se perdait au vent.
Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, tendaient l'oreille,
en s'efforçant à deviner ses paroles, tandis que des montagnards,
couverts de fourrures comme des ours, le regardaient avec défiance
ou bâillaient, appuyés sur leur massue à clous d'airain. Les Gaulois
inattentifs secouaient, en ricanant, leur haute chevelure, et les
hommes du désert écoutaient immobiles, tout encapuchonnés dans leurs
vêtements de laine grise; d'autres arrivaient par derrière; les gardes,
que la cohue poussait, chancelaient sur leurs chevaux; les Nègres
tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin enflammées; et le
gros Carthaginois continuait sa harangue, monté sur un tertre de gazon.
Cependant les Barbares s'impatientaient, des murmures s'élevèrent,
chacun l'apostropha. Hannon gesticulait avec sa spatule; ceux qui
voulaient faire taire les autres, criant plus fort, ajoutaient au
tapage.
Tout à coup, un homme d'apparence chétive bondit aux pieds d'Hannon,
arracha la trompette d'un héraut, souffla dedans, et Spendius (car
c'était lui) annonça qu'il allait dire quelque chose d'important. A
cette déclaration, rapidement débitée en cinq langues diverses, grec,
latin, gaulois, libyque et baléare, les capitaines, moitié riant,
moitié surpris, répondirent:--«Parle! parle!»
Spendius hésita; il tremblait; enfin, s'adressant aux Libyens, qui
étaient les plus nombreux, il leur dit:
«--Vous avez tous entendu les horribles menaces de cet homme!»
Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point le libyque; et,
pour continuer l'expérience, Spendius répéta la même phrase dans les
autres idiomes des Barbares.
Ils se regardèrent étonnés; puis tous, comme d'un accord tacite,
croyant peut-être avoir compris, baissèrent la tête en signe
d'assentiment.
Alors, Spendius commença d'une voix véhémente:
«--Il a d'abord dit que tous les Dieux des autres peuples n'étaient
que des songes près des Dieux de Carthage! Il vous a appelés lâches,
voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes! La République, sans
vous (il a dit cela!), ne serait pas contrainte à payer le tribut
des Romains, et par vos débordements vous l'avez épuisée de parfums,
d'aromates, d'esclaves et de silphium, car vous vous entendez avec les
nomades sur la frontière de Cyrène! Mais les coupables seront punis!
Il a lu l'énumération de leurs supplices; on les fera travailler au
dallage des rues, à l'armement des vaisseaux, à l'embellissement des
Syssites, et l'on enverra les autres gratter la terre dans les mines,
au pays des Cantabres.»
Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux Campaniens,
aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui
avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus
qu'il rapportait exactement le discours du suffète. Quelques-uns lui
crièrent:--«Tu mens!» Leurs voix se perdirent dans le tumulte des
autres; Spendius ajouta:
«--N'avez-vous pas vu qu'il a laissé en dehors du camp une réserve de
ses cavaliers? A un signal, ils vont accourir pour vous égorger tous.
Les Barbares se tournèrent de ce côté, et comme la foule s'écartait,
il apparut au milieu d'elle, s'avançant avec la lenteur d'un fantôme,
un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu, et caché jusqu'aux
flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches, de poussière
et d'épines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis
de paille, des lambeaux de toile; sa peau molle et terreuse pendait
à ses membres décharnés, comme des haillons sur des branches sèches;
ses mains tremblaient d'un frémissement continu, et il marchait en
s'appuyant sur un bâton d'olivier.
Il arriva auprès des Nègres, qui portaient les flambeaux. Une sorte de
ricanement idiot découvrait ses gencives pâles; ses grands yeux effarés
considéraient la foule des Barbares autour de lui.
Mais, poussant un cri d'effroi, il se jeta derrière eux, et il
s'abritait de leurs corps; il bégayait: «Les voilà! les voilà!» en
montrant les gardes du suffète, immobiles dans leurs armures luisantes.
Leurs chevaux piaffaient, éblouis par la lueur des torches: elles
pétillaient dans les ténèbres; le spectre humain se débattait et
hurlait:
«--Ils les ont tués!»
A ces mots qu'il criait en baléare, des Baléares arrivèrent et le
reconnurent; sans leur répondre il répétait:
«--Oui, tués tous, tous! écrasés comme des raisins! Les beaux jeunes
hommes! les frondeurs! mes compagnons, les vôtres!»
On lui fit boire du vin, et il pleura; puis il se répandit en paroles.
Spendius avait peine à contenir sa joie,--tout en expliquant aux
Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas; il
n'y pouvait croire, tant elles survenaient à propos. Les Baléares
pâlissaient, en apprenant comment avaient péri leurs compagnons.
C'était une troupe de trois cents frondeurs, débarqués la veille, et
qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la
place de Khamon, les Barbares étaient partis, et ils se trouvaient sans
défense, leurs balles d'argile ayant été mises sur les chameaux avec
le reste des bagages. On les laissa s'engager dans la rue de Satheb,
jusqu'à la porte de chêne doublée de plaques d'airain; et le peuple,
d'un seul mouvement, s'était poussé contre eux.
En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri; Spendius, qui fuyait
en tête des colonnes, ne l'avait pas entendu.
Puis, les cadavres furent placés dans les bras des Dieux Patæques
qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes
des Mercenaires: leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs
dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô. On
fit à leurs corps d'infâmes mutilations; les prêtres brûlèrent leurs
cheveux pour tourmenter leur âme; on les suspendit par morceaux chez
les marchands de viande; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et
le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours.
C'étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Quelques
maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus les murs ce
qui restait de cadavres et d'agonisants; Zarxas jusqu'au lendemain
s'était tenu dans les roseaux, au bord du lac; puis il avait erré
dans la campagne, cherchant l'armée d'après les traces des pas sur la
poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes; le soir, il se
remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant
de racines et de charognes; un jour enfin, il aperçut des lances à
l'horizon et il les avait suivies. Sa raison était troublée à force de
terreurs et de misères.
L'indignation des soldats, contenue tant qu'il parlait, éclata comme un
orage; ils voulaient massacrer les gardes avec le suffète. Quelques-uns
s'interposèrent disant qu'il fallait l'entendre, et savoir au moins
s'ils seraient payés. Tous crièrent: «Notre argent!» Hannon leur
répondit qu'il l'avait apporté.
On courut aux avant-postes, et les bagages du suffète arrivèrent
au milieu des tentes, poussés par les Barbares. Sans attendre les
esclaves, ils dénouèrent les corbeilles; ils y trouvèrent des robes
d'hyacinthe, des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums,
et des poinçons en antimoine pour se peindre les yeux;--le tout
appartenant aux gardes, hommes riches accoutumés à ces délicatesses.
Ensuite, on découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze:
c'était au suffète pour se donner des bains pendant la route; car il
avait pris toutes sortes de précautions, jusqu'à emporter, dans des
cages, des belettes d'Hécatompyle que l'on brûlait vivantes pour faire
sa tisane. Comme sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait,
de plus, force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes
et des poissons au miel, avec des petits pots de Commagène, graisse
d'oie fondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision
en était considérable; à mesure que l'on ouvrait les corbeilles,
il en apparaissait: et des rires s'élevaient comme des flots qui
s'entre-choquent.
Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait, à peu près, deux
couffes de sparterie; on voyait même, dans l'une, de ces rondelles en
cuir dont la République se servait pour ménager le numéraire; et comme
les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara que, leurs
comptes étant trop difficiles, les Anciens n'avaient pas eu le loisir
de les examiner. On leur envoyait cela en attendant.
Alors tout fut renversé, bouleversé: les mulets, les valets, la
litière, les provisions, les bagages. Les soldats prirent la monnaie
dans les sacs pour lapider Hannon. A grand'peine il put monter sur un
âne; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant,
secoué, meurtri, et appelant sur l'armée la malédiction de tous
les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu'à
ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui
traînait, et de loin les Barbares lui criaient:--«Va-t'en, lâche!
pourceau! égout de Moloch! sue ton or et ta peste! plus vite! plus
vite!» L'escorte en déroute galopait à ses côtés.
La fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rappelèrent que
plusieurs d'entre eux, partis pour Carthage, n'en étaient pas revenus;
on les avait tués sans doute? Tant d'injustice les exaspéra, et ils se
mirent à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs manteaux, à
brider leurs chevaux; chacun prit son casque et son épée, en un instant
tout fut prêt. Ceux qui n'avaient pas d'armes s'élancèrent dans les
bois pour se couper des bâtons.
Le jour se levait; les gens de Sicca réveillés s'agitaient dans les
rues. «Ils vont à Carthage», disait-on, et cette rumeur bientôt
s'étendit par la contrée.
De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On
apercevait les pasteurs, qui descendaient les montagnes en courant.
Quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine,
monté sur un étalon punique, et avec son esclave qui menait un
troisième cheval.
Une seule tente était restée. Spendius y entra.
«--Debout, maître! lève-toi! nous partons!»
«--Où donc allez-vous?» demanda Mâtho.
«--A Carthage!» cria Spendius.
Mâtho bondit sur le cheval que l'esclave tenait à la porte.


III
SALAMMBÔ

La lune se levait à ras des flots; et, sur la ville encore couverte
de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient: le timon
d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle
d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules de verre
sur les toits des temples rayonnaient çà et là comme de gros diamants.
Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient
des masses plus sombres dans l'obscurité; et au bas de Malqua, des
filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de
gigantesques chauves-souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus
le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier
étage des palais; et au milieu des terrasses les chameaux reposaient
tranquillement couchés sur le ventre, à la manière des autruches. Les
portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons; l'ombre
des colosses s'allongeait sur les places désertes; au loin quelquefois
la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de
bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les
senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles, chauffées par
le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient,
car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné
de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les
bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au delà,
sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau
d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté dans
le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et
sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple
d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots
réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.
Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave
qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.
Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire, couvert
de peaux de lynx avec des coussins en plumes de perroquet, animal
fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coins s'élevaient
quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de cinnamome
et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l'étoile
polaire; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla
sur le sol parmi la poudre d'azur qui était semée d'étoiles d'or à
l'imitation du firmament. Puis, les deux coudes contre les flancs, les
avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tête
sous les rayons de la lune, elle dit:
«--O Rabbetna!... Baalet!... Tanit!» et sa voix se traînait
d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un.--«Anaïtis!
Astarté! Derceto! Astoreth! Mylitta! Athara! Elissa! Tiratha!...
Par les symboles cachés,--par les cistres résonnants,--par les
sillons de la terre,--par l'éternel silence et par l'éternelle
fécondité,--dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô
Reine des choses humides, salut!»
Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front
dans la poussière, les bras allongés.
Son esclave la releva lestement, car il fallait, d'après les rites, que
quelqu'un vînt arracher le suppliant à sa prosternation: c'était lui