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Robur-le-conquérant - 08

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  donnés. Déjà on s’occupait de haler la corde sur la plate-forme,
  quand, tout à coup, il se fit un ralentissement inexplicable dans la
  rotation des hélices suspensives.
  Robur bondit vers le roufle central
  « Force ! ... Force ! ... cria-t-il au mécanicien. Il faut monter
  rapidement et plus haut que l’orage!
  - Impossible, maître!
  - Qu’y a-t-il?
  - Les courants sont troublés!... Il se fait des intermittences!...»
  Et de fait, l’_Albatros_ s’abaissait sensiblement.
  Ainsi qu’il arrive pour les courants des fils télégraphiques pendant
  les orages, le fonctionnement électrique n’opérait plus
  qu’incomplètement dans les accumulateurs de l’aéronef. Mais, ce qui
  n’est qu’un inconvénient quand il s’agit de dépêches, ici, c’était un
  effroyable danger, c’était l’appareil précipité dans la mer, sans
  qu’on pût s’en rendre maître.
  « Laisse descendre, cria Robur, et sortons de la zone électrique!
  Allons, enfants, du sang-froid! »
  L’ingénieur était monté sur son banc de quart. Les hommes, à leur
  poste, se tenaient prêts à exécuter les ordres du maître.
  L’_Albatros,_ bien qu’il se fût abaissé de quelques centaines de
  pieds, était encore plongé dans le nuage, au milieu des éclairs qui
  se croisaient comme les pièces d’un feu d’artifice. C’était à croire
  qu’il allait être foudroyé. Les hélices se ralentissaient encore, et
  ce qui n’avait été jusque-là qu’une descente un peu rapide menaçait
  de devenir une chute.
  Enfin, en moins d’une minute, il était manifeste qu’il serait arrivé
  au niveau de la mer. Une fois immergé, aucune puissance n’aurait pu
  l’arracher de cet abîme.
  Soudain la nuée électrique apparut au-dessus de lui. L’_Albatros_
  n’était plus alors qu’à soixante pieds de la crête des lames. En deux
  ou trois secondes, elles auraient noyé la plate-forme.
  Mais, Robur, saisissant l’instant propice, se précipita vers le
  roufle central, il saisit les leviers de mise en train, il lança le
  courant des piles que ne neutralisait plus la tension électrique de
  l’atmosphère ambiante... En un instant, il eut rendu à ses hélices
  leur vitesse normale, arrêté la chute, maintenu l’_Albatros_ à petite
  hauteur, pendant que ses propulseurs l’entraînaient loin de l’orage,
  qu’il ne tarda pas à dépasser.
  Inutile de dire que Frycollin avait pris un bain forcé,
  - pendant quelques secondes seulement. Lorsqu’il fut ramené à bord,
  il était mouillé comme s’il eût plongé jusqu’au fond des mers. On le
  croira sans peine, il ne criait plus.
  Le lendemain, 4 juillet, l’_Albatros_ avait franchi la limite
  septentrionale de la Caspienne.
   XI
   Dans lequel la colère de Uncle Prudent croît comme le carré de la
   vitesse.
  Si jamais Uncle Prudent et Phil Evans durent renoncer à tout espoir
  de s’échapper, ce fut bien pendant les cinquante heures qui
  suivirent. Robur redoutait-il que la garde de ses prisonniers fût
  moins facile durant cette traversée de l’Europe? C’est possible. Il
  savait, d’ailleurs, qu’ils étaient décidés à tout pour s’enfuir.
  Quoi qu’il en soit, toute tentative eût alors été un suicide. Que
  l’on saute d’un express, marchant avec une vitesse de cent kilomètres
  à l’heure, ce n’est peut-être que risquer sa vie, mais, d’un rapide,
  lancé à raison de deux cents kilomètres, ce serait vouloir la mort.
  Or, c’est précisément cette vitesse - le maximum dont il pût disposer
  - qui fut imprimée à l’_Albatros._ Elle dépassait le vol de
  l’hirondelle, soit cent quatre-vingts kilomètres à l’heure.
  Depuis quelque temps, on a dû le remarquer, les vents du nord-est
  dominaient avec une persistance très favorable à la direction de
  l’_Albatros,_ puisqu’il marchait dans le même sens, c’est-à-dire
  d’une façon générale vers l’ouest. Mais, ces vents commençant à se
  calmer, il devint bientôt impossible de se tenir sur la plate-forme,
  sans avoir la respiration coupée par la rapidité du déplacement. Les
  deux collègues, à un certain moment, eussent même été jetés
  par-dessus le bord, s’ils n’avaient été acculés contre leur roufle
  par la pression de l’air.
  Heureusement, à travers les hublots de sa cage, le timonier les
  aperçut, et une sonnerie électrique prévint les hommes, renfermés
  dans le poste de l’avant.
  Quatre d’entre eux se glissèrent aussitôt vers l’arrière, en rampant
  sur la plate-forme.
  Que ceux qui se sont trouvés en mer sur un navire debout au vent,
  pendant quelque tempête, rappellent leur souvenir, et ils
  comprendront ce que devait être la violence d’une pareille pression.
  Seulement, ici, c’était l’_Albatros_ qui la créait par son
  incomparable vitesse.
  En somme, il fallut ralentir la marche - ce qui permit à Uncle
  Prudent et à Phil Evans de regagner leur cabine. A l’intérieur de ses
  roufles, ainsi que l’avait dit l’ingénieur, l’_Albatros_ emportait
  avec lui une atmosphère parfaitement respirable.
  Mais quelle solidité avait donc cet appareil, pour qu’il pût résister
  à un pareil déplacement! C’était prodigieux. Quant aux propulseurs de
  l’avant et de l’arrière, on ne les voyait même plus tourner. C’était
  avec une infinie puissance de pénétration qu’ils se vissaient dans la
  couche d’air.
  La dernière ville, observée du bord, avait été Astrakan, située
  presque à l’extrémité nord de la Caspienne.
  L’Etoile du Désert - sans doute quelque poète russe l’a appelée ainsi
  - est maintenant descendue de la première à la cinquième ou sixième
  grandeur. Ce simple chef-lieu de gouvernement avait un instant montré
  ses vieilles murailles couronnées de créneaux inutiles, ses antiques
  tours au centre de la cité, ses mosquées contiguës à des églises de
  style moderne, sa cathédrale dont les cinq dômes, dorés et semés
  d’étoiles bleues, semblaient découpés dans un morceau de firmament, -
  le tout presque au niveau de cette embouchure du Volga qui mesure
  deux kilomètres.
  Puis, à partir de ce point, le vol de l’_Albatros_ ne fut plus qu’une
  sorte de chevauchée à travers les hauteurs du ciel, comme s’il eût
  été attelé de ces fabuleux hippogriffes qui franchissent une lieue
  d’un seul coup d’aile.
  Il était dix heures du matin, le 4 juillet, lorsque l’aéronef pointa
  dans le nord-ouest en suivant à peu près la vallée du Volga. Les
  steppes du Don et de l’Oural filaient de chaque côté du fleuve. S’il
  eût été possible de plonger un regard sur ces vastes territoires, à
  peine aurait-on eu le temps d’en compter les villes et villages.
  Enfin, le soir venu, l’aéronef dépassait Moscou, sans même saluer le
  drapeau du Kremlin. En dix heures, il avait enlevé les deux mille
  kilomètres qui séparent Astrakan de l’ancienne capitale de toutes les
  Russies.
  De Moscou à Pétersbourg, la ligue du chemin de fer ne compte pas plus
  de douze cents kilomètres. C’était donc l’affaire d’une demi-journée.
  Aussi, l’_Albatros,_ exact comme un express, atteignit-il Pétersbourg
  et les bords de la Neva vers deux heures du matin. La clarté de la
  nuit, sous cette haute latitude qu’abandonne si peu le soleil de
  juin, permit d’embrasser un instant l’ensemble de cette vaste
  capitale.
  Puis, ce furent le golfe de Finlande, l’archipel d’Abo, la Baltique,
  la Suède à la latitude de Stockholm, la Norvège à la latitude de
  Christiania. Dix heures seulement pour ces deux mille kilomètres! En
  vérité, on aurait pu le croire, aucune puissance humaine n’eût été
  capable désormais d’enrayer la vitesse de l’_Albatros,_ comme si la
  résultante de sa force de projection et de l’attraction terrestre
  l’eût maintenu dans une trajectoire immuable autour du globe.
  Il s’arrêta, cependant, et précisément au-dessus de la fameuse chute
  de Rjukanfos, en Norvège. Le Gousta, dont la cime domine cette
  admirable région du Telemark, fut comme une borne gigantesque qu’il
  ne devait pas dépasser dans l’ouest.
  Aussi, à partir de ce point, l’_Albatros_ revint-il franchement vers
  le sud, sans modérer sa vitesse.
  Et, pendant ce vol invraisemblable, que faisait Frycollin? Frycollin
  demeurait muet au fond de sa cabine, dormant du mieux qu’il pouvait,
  sauf aux heures des repas.
  François Tapage lui tenait alors compagnie et se jouait volontiers de
  ses terreurs.
  « Eh! eh! mon garçon, disait-il, tu ne cries donc plus!... Faut pas
  te gêner pourtant!... Tu en serais quitte pour deux heures de
  suspension!... Hein !... avec la vitesse que nous avons maintenant,
  quel excellent bain d’air pour les rhumatismes!
  - Il me semble que tout se disloque! répétait Frycollin.
  - Peut-être bien, mon brave Fry! Mais nous allons si rapidement que
  nous ne pourrions même plus tomber!... Voilà qui est rassurant!
  - Vous croyez?
  - Foi de Gascon! »
  Pour dire le vrai, et sans rien exagérer comme François Tapage, il
  était certain que, grâce à cette rapidité, le travail des hélices
  suspensives était quelque peu amoindri. L’_Albatros_ glissait sur la
  couche d’air à la manière d’une fusée à la Congrève.
  « Et ça durera longtemps comme cela? demandait Frycollin.
  - Longtemps ?... Oh non! répondait le maître coq. Simplement toute la
  vie!
  - Ah! faisait le Nègre en recommençant ses lamentations.
  - Prends garde, Fry, prends garde! s’écriait alors François Tapage,
  car, comme on dit dans mon pays, le maître pourrait bien t’envoyer à
  la balançoire! »
  Et Frycollin, en même temps que les morceaux qu’il mettait en double
  dans sa bouche, ravalait ses soupirs.
  Pendant ce temps, Uncle Prudent et Phil Evans, qui n’étaient point
  gens à récriminer inutilement, venaient de prendre un parti. Il était
  évident que la fuite ne pouvait plus s’effectuer. Toutefois, s’il
  n’était pas possible de remettre le pied sur le globe terrestre, ne
  pouvait-on faire savoir à ses habitants ce qu’étaient devenus, depuis
  leur disparition, le président et le secrétaire du Weldon-Institute,
  par qui ils avaient été enlevés, à bord de quelle machine volante ils
  étaient détenus, et provoquer peut-être - de quelle façon, grand
  Dieu! - une audacieuse tentative de leurs amis pour les arracher aux
  mains de ce Robur?
  Correspondre ?... Et comment? Suffirait-il donc d’imiter les marins
  en détresse qui enferment dans une bouteille un document indiquant le
  lieu du naufrage et le jettent à la mer?
  Mais ici, la mer, c’était l’atmosphère. La bouteille n’y surnagerait
  pas. A moins de tomber juste sur un passant, dont elle pourrait bien
  fracasser le crâne, elle risquerait de n’être jamais retrouvée.
  En somme, les deux collègues n’avaient que ce moyen à leur
  disposition, et ils allaient sacrifier une des bouteilles du bord,
  quand Uncle Prudent eut une autre idée. Il prisait, on le sait, et on
  peut pardonner ce léger défaut à un Américain, qui pourrait faire
  pis. Or, en sa qualité de priseur, il possédait une tabatière, - vide
  maintenant. Cette tabatière était en aluminium. Une fois lancée
  au-dehors, si quelque honnête citoyen la trouvait, il la ramasserait;
  s’il la ramassait, il la porterait à un bureau de police, et, là, on
  prendrait connaissance du document destiné à faire connaître la
  situation des deux victimes de Robur-le-Conquérant.
  C’est ce qui fut fait. La note était courte, mais elle disait tout et
  donnait l’adresse du Weldon-Institute, avec prière de faire parvenir.
  Puis, Uncle Prudent, après y avoir glissé la note, entoura la
  tabatière d’une épaisse bande de laine solidement ficelée, autant
  pour l’empêcher de s’ouvrir pendant la chute que de se briser sur le
  sol. Il n’y avait plus qu’à attendre une occasion favorable.
  En réalité, la manœuvre la plus difficile, pendant cette
  prodigieuse traversée de l’Europe, c’était de sortir du roufle, de
  ramper sur la plate-forme, au risque d’être emporté, et cela
  secrètement. D’autre part, il ne fallait pas que la tabatière tombât
  en quelque mer, golfe, lac ou tout autre cours d’eau. Elle eût été
  perdue.
  Toutefois, il n’était pas impossible que les deux collègues
  réussissent par ce moyen à rentrer en communication avec le monde
  habité.
  Mais il faisait jour en ce moment. Or, mieux valait attendre la nuit
  et profiter, soit d’une diminution de la vitesse, soit d’une halte,
  pour sortir du roufle. Peut-être pourrait-on alors gagner le bord de
  la plate-forme et ne laisser tomber la précieuse tabatière que sur
  une ville.
  D’ailleurs, quand bien même toutes ces conditions se fussent alors
  rencontrées, le projet n’aurait pas pu être mis à exécution, - ce
  jour là du moins.
  L’_Albatros,_ en effet, après avoir quitté la terre norvégienne à la
  hauteur du Gousta, avait appuyé vers le sud. Il suivait précisément
  le zéro de longitude qui n’est autre, en Europe, que le méridien de
  Paris. Il passa donc au-dessus de la mer du Nord, non sans provoquer
  une stupéfaction bien naturelle à bord de ces milliers de bâtiments
  qui font le cabotage entre l’Angleterre, la Hollande, la France et la
  Belgique. Si la tabatière ne tombait pas sur le pont même de l’un de
  ces navires, il y avait bien des chances pour qu’elle s’en allât par
  le fond.
  Uncle Prudent et Phil Evans furent donc obligés d’attendre un moment
  plus favorable. Du reste, ainsi qu’on va le voir, une excellente
  occasion devait bientôt s’offrir à eux.
  A dix heures du soir, l’_Albatros_ venait d’atteindre les côtes de
  France, à peu près à la hauteur de Dunkerque. La nuit était assez
  sombre. Un instant, on put voir le phare de Gris-Nez croiser ses feux
  électriques avec ceux de Douvres, d’une rive à l’autre du détroit du
  Pas-de-Calais. Puis l’_Albatros_ s’avança au-dessus du territoire
  français, en se maintenant à une moyenne altitude de mille mètres.
  Sa vitesse n’avait point été modérée. Il passait comme une bombe
  au-dessus des villes, des bourgs, des villages, si nombreux en ces
  riches provinces de la France septentrionale. C’étaient, sur ce
  méridien de Paris, après Dunkerque, Doullens, Amiens, Creil,
  Saint-Denis. Rien ne le fit dévier de la ligne droite. C’est ainsi
  que, vers minuit, il arriva au-dessus de la « Ville Lumière », qui
  mérite ce nom même quand ses habitants sont couchés - ou devraient
  l’être.
  Par quelle étrange fantaisie l’ingénieur fut-il porté à faire halte
  au-dessus de la cité parisienne? on ne sait. Ce qui est certain,
  c’est que l’_Albatros_ s’abaissa de manière à ne la dominer que de
  quelques centaines de pieds seulement. Robur sortit alors de sa
  cabine, et tout son personnel vint respirer un peu de l’air ambiant
  sur la plate-forme.
  Uncle Prudent et Phil Evans n’eurent garde de manquer l’excellente
  occasion qui leur était offerte. Tous deux, après avoir quitté leur
  roufle, cherchèrent à s’isoler, afin de pouvoir choisir l’instant le
  plus propice. Il fallait surtout éviter d’être vu.
  L’_Albatros,_ semblable à un gigantesque scarabée, allait doucement
  au-dessus de la grande ville. Il parcourut la ligne des boulevards,
  si brillamment éclairés alors par les appareils Edison. Jusqu’à lui
  montait le bruit des voitures circulant encore dans les rues, et le
  roulement des trains sur les railways multiples qui rayonnent vers
  Paris. Puis, il vint planer à la hauteur des plus hauts monuments,
  comme s’il eût voulu heurter la boule du Panthéon ou la croix des
  Invalides. Il voleta depuis les deux minarets du Trocadéro jusqu’à la
  tour métallique du Champ-de-Mars, dont l’énorme réflecteur inondait
  toute la capitale de lueurs électriques.
  Cette promenade aérienne, cette flânerie de noctambule, dura une
  heure environ. C’était comme une halte dans les airs, avant la
  reprise de l’interminable voyage.
  Et même l’ingénieur Robur voulut, sans doute, donner aux Parisiens le
  spectacle d’un météore que n’avaient point prévu ses astronomes. Les
  fanaux de l’_Albatros_ furent mis en activité. Deux gerbes brillantes
  se promenèrent sur les places, les squares, les jardins, les palais,
  sur les soixante mille maisons de la ville, en jetant d’immenses
  houppes de lumière d’un horizon à l’autre.
  Certes, l’_Albatros_ avait été vu, cette fois, - non seulement bien
  vu, mais entendu aussi, car Tom Turner, embouchant sa trompette,
  envoya sur la cité une éclatante fanfare. A ce moment, Uncle Prudent,
  se penchant au-dessus de la rambarde, ouvrit la main et laissa tomber
  la tabatière...
  Presque aussitôt l’_Albatros_ s’éleva rapidement.
  Alors, à travers les hauteurs du ciel parisien, monta un immense
  hurrah de la foule, grande encore sur les boulevards, - hurrah de
  stupéfaction qui s’adressait au fantaisiste météore.
  Soudain, les fanaux de l’aéronef s’éteignirent, l’ombre se refit
  autour de lui en même temps que le silence, et la route fut reprise
  avec une vitesse de deux cents kilomètres à l’heure.
  C’était tout ce qu’on devait voir de la capitale de la France.
  A quatre heures du matin, l’_Albatros_ avait traversé obliquement
  tout le territoire. Puis, afin de ne pas perdre de temps à franchir
  les Pyrénées ou les Alpes, il se glissa à la surface de la Provence
  jusqu’à la pointe du cap d’Antibes. A neuf heures, les San-Pietrini,
  assemblés sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient ébahis
  en le voyant passer au-dessus de la Ville éternelle. Deux heures
  après, dominant la baie de Naples, il se balançait un instant au
  milieu des volutes fuligineuses du Vésuve. Enfin, après avoir coupé
  la Méditerranée d’un vol oblique, dès la première heure de
  l’après-midi, il était signalé par les vigies de la Goulette, sur la
  côte tunisienne.
  Après l’Amérique, l’Asie! Après l’Asie, l’Europe! C’étaient plus de
  trente mille kilomètres que le prodigieux appareil venait de faire en
  moins de vingt-trois jours!
  Et maintenant, le voilà qui s’engage au-dessus des régions connues ou
  inconnues de la terre d’Afrique!
  Peut-être veut-on savoir ce qu’était devenue la fameuse tabatière,
  après sa chute?
  La tabatière était tombée rue de Rivoli, en face du numéro 210, au
  moment où cette rue se trouvait déserte. Le lendemain, elle fut
  ramassée par une honnête balayeuse qui s’empressa de la porter à la
  Préfecture de Police.
  Là, prise tout d’abord pour un engin explosif, elle fut déficelée,
  développée, ouverte avec une extrême prudence.
  Soudain une sorte d’explosion se fit... Un éternuement formidable que
  n’avait pu retenir le chef de la Sûreté.
  Le document fut alors tiré de la tabatière, et, à la surprise
  générale, on y lut ce qui suit
  « Uncle Prudent et Phil Evans, président et secrétaire du
  Weldon-Institute de Philadelphie, enlevés dans l’aéronef _Albatros_
  de l’ingénieur Robur.
  « Faire part aux amis et connaissances.
  « U. P. et P. E. »
  C’était l’inexplicable phénomène enfin expliqué aux habitants des
  Deux Mondes. C’était le calme rendu aux savants des nombreux
  observatoires qui fonctionnent à la surface du globe terrestre.
   XII
   Dans lequel l’ingénieur Robur agit comme s’il voulait concourir pour
   un des prix monthyon
  A cette étape du voyage de circumnavigation de l’_Albatros,_ il est
  certainement permis de se poser les questions suivantes :
  Qu’est-ce donc, ce Robur, dont on ne connaît que le nom jusqu’ici?
  Passe-t-il sa vie dans les airs? Son aéronef ne se repose-t-il
  jamais? N’a-t-il pas une retraite en quelque endroit inaccessible,
  dans laquelle, s’il n’a pas besoin de se reposer, il va du moins se
  ravitailler? Il serait étonnant qu’il n’en fût pas ainsi. Les plus
  puissants volateurs ont toujours une aire ou un nid quelque part.
  Accessoirement, qu’est-ce que l’ingénieur compte faire de ses deux
  embarrassants prisonniers? Prétend-il les garder en son pouvoir, les
  condamner à l’aviation à perpétuité? Ou bien, après les avoir encore
  promenés au-dessus de l’Afrique, de l’Amérique du Sud, de
  l’Australasie, de l’océan Indien, de l’Atlantique, du Pacifique, pour
  les convaincre malgré eux, a-t-il l’intention de leur rendre la
  liberté en disant:
  «Maintenant, messieurs, j’espère que vous vous montrerez moins
  incrédules à l’endroit du «Plus lourd que l’air!»
  A ces questions, il est encore impossible de répondre. C’est le
  secret de l’avenir. Peut-être sera-t-il dévoilé un jour!
  En tout cas, ce nid, l’oiseau Robur ne se mît pas en quête de le
  chercher sur la frontière septentrionale de l’Afrique. Il se plut à
  passer la fin de cette journée au-dessus de la régence de Tunis,
  depuis le cap Bon jusqu’au cap Carthage, tantôt voletant, tantôt
  planant au gré de ses caprices. Un peu après, il gagna vers
  l’intérieur et enfila l’admirable vallée de la Medjerda, en suivant
  son cours jaunâtre, perdu entre les buissons de cactus et de
  lauriers-roses. Combien, alors, il fit envoler de ces centaines de
  perruches qui, perchées sur les fils télégraphiques, semblent
  attendre les dépêches au passage pour les emporter sous leurs ailes!
  Puis, la nuit venue, l’_Albatros_ se balança au-dessus des frontières
  de la Kroumirie, et, s’il restait encore un Kroumir, celui-là ne
  manqua pas de tomber la face contre terre et d’invoquer Allah à
  l’apparition de cet aigle gigantesque.
  Le lendemain matin, ce fut Bône et les gracieuses collines de ses
  environs; ce fut Philippeville, maintenant un petit Alger, avec ses
  nouveaux quais en arcades, ses admirables vignobles, dont les ceps
  verdoyants hérissent toute cette campagne, qui semble avoir été
  découpée dans le Bordelais ou les terroirs de la Bourgogne.
  Cette promenade de cinq cents kilomètres, au-dessus de la grande et
  de la petite Kabylie, se termina vers midi à la hauteur de la Kasbah
  d’Alger. Quel spectacle pour les passagers de l’aéronef! la rade
  ouverte entre le cap Matifou et la pointe Pescade, ce littoral meublé
  de palais, de marabouts, de villas, ces vallées capricieuses,
  revêtues de leurs manteaux de vignobles, cette Méditerranée, si
  bleue, sillonnée de transatlantiques qui ressemblaient à des canots à
  vapeur! Et ce fut ainsi jusqu’à Oran la pittoresque, dont les
  habitants, attardés au milieu des jardins de la citadelle, purent
  voir l’_Albatros_ se confondre avec les premières étoiles du soir.
  Si Uncle Prudent et Phil Evans se demandèrent à quelle fantaisie
  obéissait l’ingénieur Robur en promenant leur prison volante
  au-dessus de la terre algérienne - cette continuation de la France de
  l’autre côté d’une mer qui a mérité le nom de lac français -, ils
  durent penser que sa fantaisie était satisfaite, deux heures après le
  coucher du soleil. Un coup de barre du timonier venait d’envoyer
  l’_Albatros_ vers le sud-est, et, le lendemain, après s’être dégagé
  de la partie montagneuse du Tell, il vit l’astre du jour se lever sur
  les sables du Sahara.
  Voici quel fut l’itinéraire de la journée du 8 juillet. Vue de la
  petite bourgade de Géryville, créée comme Laghouat, sur la limite du
  désert, pour faciliter la conquête ultérieure du Sahara. - Passage du
  col de Stillen, non sans quelque difficulté, contre une brise assez
  violente. Traversée du désert, tantôt avec lenteur, au-dessus des
  verdoyantes oasis ou des ksours, tantôt avec une rapidité fougueuse
  qui distançait le vol des gypaètes. Plusieurs fois même, il fallut
  faire feu contre ces redoutables oiseaux, qui, par bandes de douze ou
  quinze, ne craignaient pas de se précipiter sur l’aéronef, à
  l’extrême épouvante de Frycollin.
  Mais, si les gypaètes ne pouvaient répondre que par des cris
  effroyables, par des coups de bec et de patte, les indigènes, non
  moins sauvages, ne lui épargnèrent pas les coups de fusil, surtout
  quand il eut dépassé la montagne de Sel, dont la charpente, verte et
  violette, perçait sous son manteau blanc. On dominait alors le grand
  Sahara. Là gisaient encore les restes des bivacs d’Abd el-Kader. Là,
  le pays est toujours dangereux au voyageur européen, principalement
  dans la confédération du Beni-Mzal.
  L’_Albatros_ dut alors regagner de plus hautes zones, afin d’échapper
  à une saute de simoun qui promenait une lame de sable rougeâtre à la
  surface du sol, comme eût fait un raz de marée à la surface de
  l’Océan. Ensuite les plateaux désolés de la Chebka étalèrent leur
  ballast de laves noirâtres jusqu’à la fraîche et verte vallée
  d’Ain-Massin. On se figurerait difficilement la variété de ces
  territoires que le regard pouvait embrasser dans leur ensemble. Aux
  collines couvertes d’arbres et d’arbustes succédaient de longues
  ondulations grisâtres, drapées comme les plis d’un burnous arabe dont
  les cassures superbes accidentaient le sol. Au loin apparaissaient
  des « oueds » aux eaux torrentueuses, des forêts de palmiers, des
  pâtés de petites huttes groupées sur un mamelon, autour d’une
  mosquée, entre autres Metliti, où végète un chef religieux, le grand
  Marabout Sidi Chick.
  Avant la nuit, quelques centaines de kilomètres furent enlevées
  au-dessus d’un territoire assez plat, sillonné de grandes dunes. Si
  l’_Albatros_ eût voulu faire halte, il aurait alors atterri dans les
  bas-fonds de l’oasis de Ouargla, blottie sous une immense forêt de
  palmiers. La ville se montra très visiblement avec ses trois
  quartiers distincts, l’ancien palais du sultan, sorte de Kasbah
  fortifiée, ses maisons construites en briques que le soleil s’est
  chargé de cuire, et ses puits artésiens, forés dans la vallée, où
  l’aéronef eût pu refaire sa provision liquide. Mais, grâce à son
  extraordinaire vitesse, les eaux de l’Hydaspe, puisées dans la vallée
  de Cachemir, remplissaient encore ses charniers au milieu des déserts
  de l’Afrique.
  L’_Albatros_ fut-il vu des Arabes, des Mozabites et des Nègres qui se
  partagent l’oasis de Ouargla? A coup sûr, puisqu’il fut salué de
  quelques centaines de coups de fusil, dont les balles retombèrent
  sans avoir pu l’atteindre.
  Puis la nuit vint, cette nuit silencieuse du désert, dont Félicien
  David a si poétiquement noté tous les secrets.
  Pendant les heures suivantes, on redescendit dans le sud-ouest, en
  coupant les routes d’El Goléa, dont l’une a été reconnue, en 1859,
  par l’intrépide Français Duveyrier.
  L’obscurité était profonde. On ne put rien voir du railway
  transsaharien en construction d’après le projet Duponchel, - long
  ruban de fer qui doit relier Alger à Tombouctou par Laghouat,
  Gardaia, et atteindre plus tard le golfe de Guinée.
  L’_Albatros_ entra alors dans la région équatoriale, au-delà du
  tropique du Cancer. A mille kilomètres de la frontière septentrionale
  du Sahara, il franchissait la route où le major Laing trouva la mort
  en 1846; il coupait le chemin des caravanes du Maroc au Soudan, et,
  sur cette portion du désert qu’écument les Touaregs, il entendait ce
  qu’on appelle le « chant des sables », murmure doux et plaintif qui
  semble s’échapper du sol.
  Un seul incident : une nuée de sauterelles s’éleva dans l’espace, et
  il en tomba une telle cargaison à bord que le navire aérien menaça de
  « sombrer ». Mais on se hâta de rejeter cette surcharge, sauf
  quelques centaines dont François Tapage fit provision. Et il les
  accommoda d’une façon si succulente, que Frycollin en oublia un
  instant ses transes perpétuelles.
  « Ça vaut les crevettes! » disait-il.
  On était alors à dix-huit cents kilomètres de l’oasis d’Ouargla,
  presque sur la limite nord de cet immense royaume du Soudan.
  Aussi, vers deux heures après midi, une cité apparut dans le coude
  d’un grand fleuve: Le fleuve, c’était le Niger. La cité, c’était
  Tombouctou.
  Si, jusqu’alors, il n’y avait eu à visiter cette Meckke africaine que
  des voyageurs de l’Ancien Monde, les Batouta, les Khazan, les Imbert,
  les Mungo-Park, les Adams, les Laing, les Caillé, les Barth, les
  Lenz, ce jour-là, par les hasards de la plus singulière aventure,
  deux Américains allaient pouvoir en parler _de visu, de auditu_ et
  même _de olfactu,_ à leur retour en Amérique, - s’ils devaient jamais
  y revenir.
  _De visu,_ parce que leur regard put se porter sur tous les points de
  ce triangle de cinq à six kilomètres, que forme la ville; - _de
  auditu,_ parce que ce jour était un jour de grand marché et qu’il s’y
  faisait un bruit effroyable; - _de olfactu,_ parce que le nerf
  olfactif ne pouvait être que très désagréablement affecté par les
  odeurs de la place de Youbou-Kamo, où s’élève la halle aux viandes,
  près du palais des anciens rois So-maïs.
  En tout cas, l’ingénieur ne crut pas devoir laisser ignorer au
  
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