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P'tit-bonhomme - 23

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  des anciens Gaëls qui coule dans leurs veines, et ils iraient jusqu'à
  justifier ce dicton de leur pays: Mettez un Irlandais à la broche et
  vous trouverez toujours un autre Irlandais pour la tourner.
  Et que de statues Grip montra à ses deux amis pendant cette excursion!
  Encore un demi-siècle, il y en aura autant que d'habitants.
  L'imaginez-vous, cette population de bronze et de marbre des
  Wellington, des O'Connell, des O'Brien, des Burke, des Goldsmith, des
  Grawan, des Thomas Moore, des Crampton, des Nelson, et des Guillaume
  d'Orange, et des Georges, qui, à cette époque, n'étaient encore
  numérotés que de un à quatre! Jamais P'tit-Bonhomme et Bob n'avaient vu
  pareille foule d'illustres personnages sur leurs piédestaux!
  Et alors, ils s'offrirent une excursion en tram, et, tandis que la
  voiture défilait devant d'autres édifices qui attiraient l'attention
  par leur grandeur ou leur disposition, ils questionnaient Grip, et Grip
  n'était jamais à court. Tantôt c'était un de ces pénitenciers où l'on
  enferme les gens, tantôt l'un de ces workhouses, où on les oblige à
  travailler, moyennant une très insuffisante rétribution.
  «Et ça?...» demanda Bob, en désignant un vaste bâtiment dans
  Coombe-street.
  --Ça?... répondit Grip, c'est la ragged-school!»
  Que de souvenirs douloureux ce nom éveilla chez P'tit-Bonhomme! Mais si
  c'était sous un de ces tristes abris qu'il avait tant souffert, c'était
  là qu'il avait connu Grip... et cela faisait compensation. Ainsi,
  il y avait, derrière ces murs, tout un monde d'enfants abandonnés!
  Il est vrai, avec leur jersey bleu, leur pantalon grisâtre, de bons
  souliers aux pieds, un béret sur la tête, ils ne ressemblent guère
  aux déguenillés de Galway, dont M. O'Lobkins prenait si peu souci!
  Cela tenait à ce que la _Société des Missions de l'Église d'Irlande_,
  propriétaire de cette école, cherche des pensionnaires autant pour les
  élever et les nourrir, que pour leur inculquer les principes de la
  religion anglicane. Ajoutons que les ragged-schools catholiques, tenues
  par des religieuses, ne laissent pas de leur faire une très heureuse
  concurrence.
  Enfin, toujours pilotés par leur guide, P'tit-Bonhomme et Bob
  quittèrent le tram à l'entrée d'un jardin, situé à l'ouest de la ville,
  et dont le cours de la Liffey forme la limite inférieure.
  Un jardin?... C'est, ma foi, bien un parc,--un parc de dix-sept
  cent cinquante acres[8], Phœnix-Park, dont Dublin a le droit
  d'être fière. Des futaies d'ormes d'une venue superbe, des pelouses
  verdoyantes où paissent vaches et moutons, des taillis profonds
  entre lesquels bondissent les chevreuils, des parterres étincelants
  de fleurs, des champs de manœuvres pour les revues, de vastes
  enclos appropriés aux exercices du polo et du foot-ball, que
  manque-t-il à ce morceau de campagne conservé au milieu de la ville?
  Non loin de la grande allée centrale, s'élève la résidence d'été du
  lord-lieutenant,--ce qui a nécessité la création d'une école et d'un
  hospice militaires, d'un quartier d'artillerie et d'une caserne pour
  les policemen.
   [8] 779 hectares 250.
  On assassine cependant à Phœnix-Park, et Grip montra aux enfants
  deux entailles disposées en forme de croix le long d'un fossé. C'est
  là que, près de trois mois avant, le 6 mai, presque sous les yeux du
  lord-lieutenant, le poignard des Invincibles avait mortellement frappé
  le secrétaire et le sous-secrétaire d'État pour l'Irlande, M. Burke et
  lord Frédérik Cavendish.
  Une promenade dans Phœnix-Park, puis jusqu'au Zoological-Garden, qui
  lui est annexé, termina cette excursion à travers la capitale. Il était
  cinq heures, lorsque les deux amis prirent congé de Grip pour revenir à
  leur garni de Saint-Patrick-street. Il était convenu que l'on devait se
  revoir chaque jour, si cela était possible, jusqu'au départ du steamer.
  Mais voici que Grip dit à P'tit-Bonhomme, au moment où ils allaient se
  séparer:
  «Eh bien, mon boy, t'est-il v'nu quèqu' bonne idée pendant c'tte
  après-midi?...
  --Une idée, Grip?...
  --Oui... què qu' t'as décidé qu' tu f'ras?...
  --Ce que je ferai... non, Grip, mais ce que je ne ferai pas, oui.
  Reprendre notre commerce de Cork, cela ne réussirait guère à Dublin...
  Vendre des journaux, vendre des brochures, il y aurait trop de
  concurrence.
  --C'est m'n avis, répliqua Grip.
  --Quant à courir les rues en poussant la charrette... je ne sais...
  Quels articles pourrait-on débiter?... Et puis, ils sont en quantité
  à faire ce métier-là!... Non! peut-être serait-il préférable de
  s'établir... de louer une petite boutique...
  --V'là qu'est trouvé, mon boy!
  --Une boutique dans un quartier où il passe beaucoup de monde... du
  monde pas trop riche... une de ces rues--des Libertés, par exemple...
  --On n' pourrait imaginer mieux! répliqua Grip.
  --Mais qu'est-ce qu'on vendrait?... demanda Bob.
  --Des choses utiles, répondit P'tit-Bonhomme, de ces choses dont on a
  le plus généralement besoin...
  --Des choses qui se mangent alors? repartit Bob. Des gâteaux, n'est-ce
  pas?...
  --Qué gourmand! s'écria Grip. C' n'est guère utile, des gâteaux...
  --Si... puisque c'est bon...
  --Ça ne suffit pas, il faut surtout que ce soit nécessaire! répondit
  P'tit-Bonhomme. Enfin... nous verrons... je réfléchirai... je
  parcourrai le quartier là-bas... Il y a de ces revendeurs qui
  paraissent avoir un bon commerce... Je pense qu'une sorte de bazar...
  --Un bazar... c'est ça! s'écria Grip, qui voyait déjà le magasin de
  P'tit-Bonhomme avec une devanture peinturlurée et une enseigne en
  lettres d'or.
  --J'y penserai, Grip... Ne soyons pas trop impatients... Il convient de
  réfléchir avant de se décider...
  --Et n'oublie pas, mon boy, que tout m'n argent, je l' mets à ta
  disposition... Je n' sais c'ment l'employer... et positiv'ment, ça m'
  gêne de l'avoir toujours sur moi...
  --Toujours?...
  --Toujours... dans ma ceinture!
  --Pourquoi ne le places-tu pas, Grip?
  --Oui... chez toi... L' veux-tu?...
  --Nous verrons... plus tard... si notre commerce marche bien... Ce
  n'est pas l'argent qui nous manque, c'est la manière de s'en servir...
  sans trop de risques et avec profit...
  --N'aie pas peur, mon boy!... J' te répète, tu f'ras fortune, c'est
  sûr!... J' te vois de centaines et des milliers de livres...
  --Quand part le _Vulcan_, Grip?..
  --Dans un' huitaine.
  --Et quand reviendra-t-il?
  --Pas avant deux mois, car nous d'vons aller à Boston, à Baltimore...
  j' sais pas où... ou plutôt... partout où il y aura une cargaison à
  prendre...
  --Et à rapporter!...» répondit P'tit-Bonhomme, avec un soupir d'envie.
  Enfin ils se séparèrent. Grip prit du côté des docks, tandis que
  P'tit-Bonhomme, suivi de Bob et de Birk, traversait la Liffey, afin de
  regagner le quartier de Saint-Patrick.
  Et que de pauvres, que de pauvresses ils rencontrèrent sur leur chemin,
  que de gens abrutis, titubant sous l'influence du wiskey, du gin!...
  Et à quoi a-t-il servi que l'archevêque Jean, au concile de 1186,
  réuni dans la capitale de l'Irlande, eût si furieusement tonné contre
  l'ivrognerie? Sept siècles après, Paddy buvait encore outre mesure, et
  ni un autre archevêque ni un autre concile n'auront jamais raison de ce
  vice héréditaire!
  
  
  XI
  LE BAZAR DES «PETITES POCHES».
  
  Notre héros avait alors onze ans et demi, Bob en avait huit,--deux
  âges qui, ensemble, n'auraient pas même donné la majorité légale.
  P'tit-Bonhomme lancé dans les affaires, fondant une maison de
  commerce... Il fallait être Grip, c'est-à-dire une créature qui
  l'aimait d'une affection aveugle, irraisonnée, pour croire qu'il
  réussirait dès son début, que son négoce prendrait peu à peu de
  l'extension, qu'enfin il ferait fortune!
  Ce qui est certain, c'est que, deux mois après l'arrivée des
  deux enfants dans la capitale de l'Irlande, le quartier de
  Saint-Patrick possédait un bazar, qui avait le privilège d'attirer
  l'attention,--l'attention et aussi la clientèle du quartier.
  N'allez pas chercher ce bazar dans une de ces rues pauvres des
  Libertés, qui s'entrecroisent autour de Saint-Patrick-street.
  P'tit-Bonhomme avait préféré se rapprocher de la Liffey, s'établir dans
  Bedfort-street, le quartier du bon marché, où l'on fait emplette, non
  du superflu, mais du nécessaire. Il y a toujours des acheteurs pour les
  articles usuels, s'ils sont de bonne qualité et à des prix abordables.
  C'est ce que la «grande expérience commerciale» du jeune patron lui
  avait appris, lorsqu'il promenait sa charrette le long des rues de
  Cork, puis à travers les comtés du Munster et du Leinster.
  Un vrai magasin, ma foi, et celui-là, Birk le surveillait avec la
  fidélité d'un chien de garde, au lieu de le traîner avec la résignation
  d'un baudet. Une enseigne alléchante: _Aux petites poches_,--humble
  invitation qui s'adressait au plus grand nombre, et au-dessous: _Little
  Boy and Co_.
  _Little Boy_, c'était P'tit-Bonhomme. _And Co_, c'était Bob... et Birk
  aussi sans doute.
  La maison de Bedfort-street se composait de plusieurs appartements,
  répartis sur trois étages. Le premier étage était occupé par le
  propriétaire en personne, M. O'Brien, négociant en denrées coloniales,
  actuellement retiré des affaires après fortune faite, un robuste
  célibataire de soixante-cinq ans, qui avait la réputation d'un brave
  homme et qui la méritait. M. O'Brien ne laissa pas d'être fort surpris,
  lorsqu'il entendit un enfant de onze ans et demi lui proposer de louer
  l'un des magasins du rez-de-chaussée, vacant depuis quelques mois déjà.
  Mais comment n'eût-il pas été satisfait des réponses sages et pratiques
  qu'il fit aux questions posées? Comment n'aurait-il pas éprouvé une
  réelle sympathie à l'égard de ce garçon, qui lui demandait de consentir
  un bail, dont il offrait de payer une année d'avance?
  Il ne faut pas oublier que le héros de ce roman,--et non un héros
  de roman, ne point confondre,--paraissait plus âgé qu'il n'était,
  grâce au développement de sa taille, à la carrure de ses épaules.
  Cela dit, quand bien même il aurait eu quatorze ou quinze ans, est-ce
  qu'il n'était pas trop jeune pour entreprendre un commerce, fonder un
  magasin, même sous cette modeste enseigne: _Aux petites poches_?
  [Illustration: LE RAYON DES JOUETS SE VIDAIT EN QUELQUES HEURES.
  (Page 380.)]
  Toutefois, M. O'Brien n'agit pas comme d'autres eussent peut-être agi
  de prime abord. Ce garçon, proprement habillé, se présentant, avec
  une certaine assurance, s'expliquant d'une façon convenable, il ne
  l'éconduisit pas, il l'écouta jusqu'au bout. L'histoire de ce pauvre
  abandonné, sans famille, ses luttes contre la misère, les épreuves
  auxquelles il avait été soumis, son commerce de journaux et brochures à
  Cork, sa tournée foraine jusqu'à la capitale, tout ce récit l'intéressa
  vivement. Il reconnut chez P'tit-Bonhomme des qualités si sérieuses, il
  l'entendit raisonner avec tant de clarté et de bon sens, en s'appuyant
  sur des arguments solides, il vit dans son passé--le passé d'un enfant
  de cet âge!--des garanties si sûres pour l'avenir, qu'il fut absolument
  séduit. L'ancien négociant fit donc bon accueil à P'tit-Bonhomme, il
  lui promit de l'aider de ses conseils à l'occasion, sa résolution étant
  prise de suivre de près les essais de son jeune locataire.
  Le bail signé, une année payée d'avance, c'est ainsi que P'tit-Bonhomme
  devint l'un des patentés de Bedfort-street.
  Le rez-de-chaussée, loué par _Little Boy and Co_, se composait de
  deux pièces, l'une sur la rue, l'autre sur une cour. La première
  devait servir de magasin, la seconde de chambre à coucher. En retour,
  s'ouvrait un étroit cabinet et une cuisine, avec fourneau au coke,
  destinée à la cuisinière, le jour où P'tit-Bonhomme en prendrait une.
  On n'en était pas là. Pour ce qu'il leur fallait de nourriture, à deux,
  c'eût été une dépense inutile. Ils mangeraient quand ils auraient le
  temps, lorsqu'il n'y aurait plus de clientèle à servir. Avant tout, la
  clientèle.
  Et pourquoi la clientèle n'aurait-elle pas fréquenté ce magasin aménagé
  avec tant de soin, disposé avec tant d'intelligence et de propreté? Il
  offrait un grand choix d'articles. Sur l'argent qui lui restait, après
  avoir payé son bail, notre jeune patron avait acheté comptant, chez les
  marchands en gros ou chez les fabricants, les objets rangés sur les
  tables et sur les rayons du bazar des _Petites Poches_.
  Et, d'abord, la salle de vente du quartier avait fourni à bon marché
  six chaises et un comptoir... Oui, un comptoir, avec cartons étiquetés
  et tiroirs fermant à clef, pupitre, plumes, encrier et registres. Quant
  au mobilier de l'autre chambre, il comprenait un lit, une table, une
  armoire destinée aux habits et au linge, enfin le strict nécessaire,
  rien de plus. Et pourtant, des cent cinquante livres apportées à Dublin
  et qui formaient le capital disponible, les deux tiers avaient été
  dépensés. Aussi n'était-il que prudent de ne pas aller au delà et de
  se garder une réserve. Les marchandises qui s'écouleraient seraient
  remplacées au fur et à mesure, de manière que le bazar fût toujours
  approvisionné.
  Il va de soi que la comptabilité tenue avec une parfaite régularité
  exigeait le journal pour les ventes quotidiennes, puis le
  grand-livre,--le grand-livre de P'tit-Bonhomme!--où les opérations
  devaient être balancées, afin que l'état de la caisse--la caisse
  de P'tit-Bonhomme!--fût vérifié chaque soir. M. O'Lobkins, de la
  ragged-school, n'aurait pas fait mieux.
  Et maintenant, que trouvait-on au bazar de _Little Boy_?... Un peu de
  tout ce qui était de vente courante dans le quartier. Si le papetier
  n'offre au client que de la papeterie, le quincaillier que de la
  quincaillerie, le ferronnier que de la ferronnerie, le libraire que de
  la librairie, ici notre jeune marchand s'était ingénié à fusionner les
  articles de bureau, les ustensiles de ménage, les bouquins à l'usage
  de tous, almanachs et manuels, etc. On pouvait se fournir aux _Petites
  Poches_ sans grande dépense, à prix fixe, ainsi que l'indiquaient les
  pancartes de la devanture. Puis, à côté du rayon des choses utiles,
  se dressait le rayon des jouets, bateaux, râteaux, pelles, balles,
  raquettes, crockets et tennis pour tous les âges,--de cinq ans jusqu'à
  douze, s'entend, et non ce qui convient aux gentlemen majeurs du
  Royaume-Uni. Voilà un rayon que Bob aimait à surveiller, un étalage
  qu'il aimait à disposer! Avec quel soin il époussetait ces jouets que
  la main lui démangeait de manier, les bateaux surtout--des bateaux
  de quelques pence. Hâtons-nous d'ajouter qu'il se fût bien gardé de
  défraîchir la marchandise de son patron, lequel ne plaisantait pas et
  lui répétait:
  «Sois sérieux, Bob! Si tu ne l'es pas, c'est à croire que tu ne le
  seras jamais!»
  En effet, Bob allait sur ses huit ans, et si l'on n'est pas raisonnable
  à cet âge-là, c'est qu'on ne devra jamais l'être.
  Il n'y a pas lieu de suivre jour par jour les progrès que le bazar de
  _Little Boy and Co_ fit dans l'estime et aussi dans la confiance du
  public. Qu'il suffise de savoir que le succès de cette entreprise se
  déclara très promptement. M. O'Brien fut émerveillé des dispositions
  que son locataire montrait pour le commerce. Acheter et vendre, c'est
  bien, mais savoir acheter et savoir vendre, c'est mieux: tout est
  là. Telle avait été la méthode de l'ancien négociant pendant nombre
  d'années, opérant avec grand sens et grande économie, en vue d'édifier
  sa fortune. Il est vrai, c'était à vingt ou vingt-cinq ans qu'il avait
  commencé,--non à douze. Aussi, partageant à cet égard les idées de ce
  brave Grip, entrevoyait-il, en ce qui concernait P'tit-Bonhomme, une
  fortune rapidement faite.
  «Surtout ne va pas trop vite, mon garçon! ne cessait-il de lui dire à
  la fin de chaque entretien.
  --Non, monsieur, répondait P'tit-Bonhomme, j'irai doucement,
  prudemment, car j'ai une longue route à parcourir, et il faut ménager
  mes jambes!»
  Il importe d'observer,--afin d'expliquer cette réussite un peu
  extraordinaire,--que la renommée des _Petites Poches_ s'était répandue
  à tire d'aile à travers toute la ville. Un bazar, fondé et tenu par
  deux enfants, un chef de maison, à l'âge où l'on est à l'école, et un
  associé,--_and Co_--à l'âge où l'on joue aux billes, n'était-ce pas là
  plus qu'il ne fallait pour forcer l'attention, attirer la clientèle,
  mettre l'établissement à la mode? P'tit-Bonhomme, d'ailleurs, n'avait
  point négligé de faire dans les gazettes quelques annonces qu'il dut
  payer à tant la ligne. Mais ce fut sans bourse délier qu'il obtint des
  articles sensationnels en première page de la _Gazette de Dublin_, du
  _Freeman's Journal_, et autres feuilles de la capitale. Les reporters
  ne tardèrent pas à s'en mêler, et _Little Boy and Co_--oui! Bob
  lui-même!--furent interwievés avec autant de minutie que l'excellent
  M. Gladstone. Nous n'allons pas jusqu'à dire que la célébrité de
  P'tit-Bonhomme balança celle de M. Parnell, bien que l'on parlât
  beaucoup de ce jeune négociant de Bedfort-street, de sa tentative qui
  ralliait toutes les sympathies. Il devint le héros du jour, et,--ce qui
  était d'une tout autre importance,--on rendit visite à son bazar.
  Inutile de dire avec quelle politesse, avec quelle prévenance était
  accueillie la clientèle, P'tit-Bonhomme, la plume à l'oreille,
  ayant l'œil à tout, Bob, la mine éveillée, les yeux pétillants,
  la chevelure bouclée, une vraie tête de caniche, que les dames
  caressaient comme celle d'un toutou! Oui! de vraies dames, des ladies
  et des misses, qui venaient de Sackeville-street, de Rutland-place,
  des divers quartiers habités par le beau monde. C'est alors que le
  rayon des jouets se vidait en quelques heures, voitures et brouettes
  prenant la route des parcs, bateaux se dirigeant vers les bassins. Par
  Saint-Patrick! Bob ne chômait pas. Les babys, frais et roses, enchantés
  d'avoir affaire à un marchand de leur âge, ne voulaient être servis que
  de ses mains.
  Ce que c'est que la vogue, et comme le succès est certain, à la
  condition qu'elle dure! Durerait-elle, celle de _Little Boy and Co_?
  En tout cas, P'tit-Bonhomme n'y épargnerait ni son travail ni son
  intelligence.
  Il est superflu d'ajouter que, dès l'arrivée du _Vulcan_ à Dublin,
  la première visite de Grip était pour ses amis. Se servir du mot
  «émerveillé», cela ne suffirait pas pour peindre son état d'âme. Un
  sentiment d'admiration le débordait. Jamais il n'avait rien vu de
  pareil à ce magasin de Bedfort-street, et, à l'en croire, depuis
  l'installation des _Petites Poches_, Bedfort-street aurait pu soutenir
  la comparaison avec la rue Sackeville de Dublin, avec le Strand de
  Londres, avec le Broadway de New-York, avec le boulevard des Italiens
  de Paris. A chaque visite, il se croyait obligé d'acheter une chose ou
  une autre pour «faire aller le commerce», qui, d'ailleurs, allait bien
  sans lui. Un jour, c'était un portefeuille destiné à remplacer celui
  qu'il n'avait jamais eu. Un autre, c'était un joli brick peinturluré
  qu'il devait donner aux enfants de l'un de ses camarades du _Vulcan_,
  lequel n'avait jamais été père de sa vie. Par exemple, ce qu'il acheta
  de plus coûteux, ce fut une admirable pipe en fausse écume, munie d'un
  magnifique bout d'ambre en verre jaune.
  Et, de répéter à P'tit-Bonhomme qu'il obligeait à recevoir le prix de
  ses acquisitions:
  «Hein, mon boy, ça va!... Ça va même à plus d' cent tours d'hélice, pas
  vrai?... Te v'là commandant à bord des _Petites Poches_... et tu n'as
  plus qu'à pousser tes feux!... Il est loin, l' temps où tous deux, nous
  courions en gu'nilles les rues de Galway... où nous crevions d' faim et
  d' froid dans le gal'tas d' la ragged-school!... A propos, et c' coquin
  d' Carker, a-t-il été pendu?...
  --Pas encore, que je sache, Grip.
  --Ça viendra... ça viendra, et tu auras soin de m' mett'e à part l'
  journal qui racont'ra la cérémonie!»
  Puis, Grip retournait à bord, le _Vulcan_ reprenait la mer, et, à
  quelques semaines de là, on voyait le chauffeur reparaître au bazar, où
  il se ruinait en nouveaux achats.
  Un jour, P'tit-Bonhomme lui dit:
  «Tu crois toujours, Grip, que je ferai fortune?
  --Si je l' crois, mon boy!... Comme j' crois que not' camarade Carker
  finira au bout d'une corde!»
  C'était pour lui le dernier degré de certitude auquel on pût atteindre
  ici-bas.
  «Eh bien, et toi, mon bon Grip, est-ce que tu ne songes pas à
  l'avenir?...
  --Moi?... Pourquoi qu' j'y song'rais?... N'ai-je pas un métier que je
  n' changerai pas pour n'import' l'quel?...
  --Un métier pénible, et qu'on ne paie guère!
  --Guère?... Quat'e livres par mois... et nourri... et logé... et
  chauffé... rôti même des fois!...
  --Et dans un bateau! fit observer Bob, dont le plus grand bonheur
  eût été de pouvoir naviguer à bord de ceux qu'il vendait aux jeunes
  gentlemen.
  --N'importe, Grip, reprit P'tit-Bonhomme, d'être chauffeur n'a jamais
  mené à la fortune, et Dieu veut que l'on fasse fortune en ce monde...
  --En es-tu si sûr qu' ça? demanda Grip en hochant la tête. C'est-y dans
  ses commandements?...
  --Oui, répondit P'tit-Bonhomme. Il veut que l'on fasse fortune non
  seulement pour être heureux, mais pour rendre heureux ceux qui ne le
  sont pas, et qui méritent de l'être!»
  Et pensif, l'esprit au loin, peut-être notre jeune garçon voyait-il
  passer dans son souvenir Sissy, sa compagne au cabin de la Hard, et
  la famille Mac Carthy, dont il n'avait pu retrouver les traces, et sa
  filleule, Jenny, tous misérables sans doute... tandis que lui...
  «Voyons, Grip, reprit-il, songe bien à ce que tu vas me répondre!
  Pourquoi ne restes-tu pas à terre?...
  --Quitter l'_Vulcan_?...
  --Oui... le quitter pour t'associer avec moi... Tu sais bien... _Little
  Boy and Co_?... Eh bien, _And Co_ n'est peut-être pas suffisamment
  représenté par Bob... et en t'adjoignant...
  --Oh!... mon ami Grip!... répéta Bob. Ça nous ferait tant de plaisir à
  tous les deux!...
  --A moi aussi, mes enfants, répliqua Grip, très touché de la
  proposition. Mais voulez-vous que j' vous dise?...
  --Dis, Grip.
  --Eh bien... j' suis trop grand!
  --Trop grand?...
  --Oui!... si on m' voyait dans la boutique, un long flandrin comme moi,
  ça n' serait plus ça!... Ça n' s'rait plus _Little Boy and Co_!... Il
  faut que _And Co_ soit p'tit pour attirer l' monde!... J' déparerais
  la société... J' vous f'rais du tort!... C'est parce que vous êtes des
  enfants que vot' affaire marche si bien...
  --Peut-être as-tu raison, Grip, répondit P'tit-Bonhomme. Mais nous
  grandirons...
  --Nous grandissons! répliqua Bob en se redressant sur la pointe du pied.
  --Certain'ment, et mêm' prenez garde d' pousser trop vite!
  --On ne peut pas s'empêcher! fit observer Bob.
  --Non... comm' de juste... Aussi, tâchez d'avoir fait vot' affaire
  pendant qu' vous êtes des boys!... Que diable! j'ai cinq pieds six
  pouces, bonn' mesure, et, au-d'ssus de cinq pieds, on n'est plus prop'
  à rien dans votre partie! D'ailleurs, si je n' puis être ton associé,
  P'tit-Bonhomme, tu sais qu' mon argent est à toi...
  --Je n'en ai pas besoin.
  --Enfin, à ta conv'nance, si l'envie t' prend d'étend'e ton commerce...
  --Nous ne pourrions pas y suffire à deux...
  --Eh bien... pourquoi qu' vous n' prendriez pas un' femme pour vot'
  ménage?...
  --J'y ai déjà songé, Grip, et l'excellent M. O'Brien me l'a même
  conseillé.
  --Il a raison, l'excellent M. O'Brien. Tu n' connaîtrais pas què'que
  brave servante en qui tu aurais confiance?...
  --Non, Grip...
  --Ça s' trouve... en cherchant...
  --Attends donc... j'y pense... une vieille amie... Kat...»
  Ce nom provoqua un jappement joyeux. C'était Birk qui se mêlait à la
  conversation. Au nom de la lessiveuse de Trelingar-castle, il fit deux
  ou trois bonds invraisemblables, sa queue s'affola comme une hélice qui
  tourne à vide, et ses yeux brillèrent d'un extraordinaire éclat.
  «Ah! tu te souviens, mon Birk! lui dit son jeune maître. Kat...
  n'est-ce pas... la bonne Kat!...»
  Et là-dessus, Birk, grattant à la porte, parut n'attendre qu'un ordre
  pour filer à toutes pattes dans la direction du château.
  [Illustration: Phœnix-Park, à Dublin. (Page 372.)]
  Grip fut mis au courant. On ne pouvait avoir mieux que Kat... Il
  fallait faire venir Kat... Kat était tout indiquée pour tenir le
  ménage... Kat s'occuperait de la cuisine... On ne la verrait pas...
  Elle ne compromettrait point par sa présence la raison sociale _Little
  Boy and Co_.
  Mais était-elle toujours à Trelingar-castle... et même vivait-elle
  encore?...
  P'tit-Bonhomme écrivit par le premier courrier. Le surlendemain, il
  recevait réponse d'une grosse écriture bien lisible, et, quarante-huit
  heures ne s'étaient pas écoulées que Kat débarquait à la gare de Dublin.
  [Illustration: Birk lui sauta au cou. (Page 385.)]
  Comme elle fut accueillie de son protégé, après dix-huit mois de
  séparation! P'tit-Bonhomme tomba dans ses bras, et Birk lui sauta au
  cou. Elle ne savait plus auquel des deux répondre... Elle pleurait, et,
  lorsqu'elle se vit installée dans sa cuisine, lorsqu'elle eut fait la
  connaissance de Bob, cela recommença de plus belle.
  Et, ce jour-là, Grip eut l'honneur et le bonheur de partager avec ses
  jeunes amis le premier dîner préparé par la bonne Kat! Le lendemain,
  quand il reprit la mer, le _Vulcan_ n'avait jamais emporté un chauffeur
  plus satisfait de son sort.
  Peut-être demandera-t-on si Kat devait avoir des gages, elle qui se
  fût contentée du logement et de la nourriture, du moment qu'elle était
  nourrie et logée par son cher enfant? Certes, elle en eut, et d'aussi
  beaux que n'importe quelle servante du quartier, et on l'augmenterait
  si elle faisait bien son service! Le service de _Little Boy_, après le
  service de Trelingar-castle, ce n'était point déchoir, on peut nous
  croire sur parole. Par exemple, elle ne voulut jamais en revenir à
  tutoyer son maître. Ce n'était plus le groom du comte Ashton, c'était
  le patron des _Petites Poches_. Bob lui-même, en sa qualité d'_And Co_,
  ne fut appelé que monsieur Bob, et Kat réserva son tutoiement pour
  Birk, qui ne pouvait s'en formaliser. Et puis, ils s'aimaient tant,
  Birk et Kat!
  Quel avantage d'avoir cette brave femme dans la maison! Avec quel
  ordre fut tenu le ménage, avec quelle propreté les chambres et le
  magasin! D'aller prendre ses repas dans une restauration du voisinage,
  cela est plus d'un commis que d'un patron. Les convenances exigent
  que son «home» soit au complet, qu'il mange à sa propre table. C'est
  à la fois plus digne pour la situation et meilleur pour la santé,
  lorsqu'on possède une adroite cuisinière, et Kat s'entendait à faire
  la cuisine aussi bien qu'à lessiver, à repasser, à raccommoder le
  linge, à soigner les vêtements, enfin une servante modèle, d'une
  économie très précieuse, et d'une probité... dont se moquait volontiers
  la domesticité de Trelingar-castle. Mais à quoi sert de rappeler
  l'attention sur la famille des Piborne! Que le marquis, que la marquise
  continuent à végéter dans leur fastueuse inutilité, et qu'il n'en soit
  plus question.
  Ce qu'il importe de mentionner, c'est que l'année 1883 se termina
  par une balance très avantageuse au profit de _Little Boy and Co_.
  Pendant la dernière semaine, c'est à peine si le bazar put suffire aux
  commandes du Christmas et du nouveau jour de l'an. Le rayon des jouets
  dut être vingt fois renouvelé. Sans parler des autres objets à l'usage
  des enfants, on se figurerait difficilement ce que Bob vendit de
  chaloupes, de cutters, de goélettes, de bricks, de trois-mâts et même
  de paquebots mécaniques! Les articles d'autres sortes s'enlevèrent avec
  un égal entrain. Il était de bon ton, parmi le beau monde, de faire ses
  achats au magasin des _Petites Poches_. Un cadeau n'était «select» qu'à
  la condition de porter la marque de _Little Boy and Co_. Ah! la vogue,
  lorsque ce sont les babys qui la font, et lorsque les parents leur
  obéissent, comme c'est leur devoir!
  P'tit-Bonhomme n'avait point à se repentir d'avoir abandonné Cork
  
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