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P'tit-bonhomme - 17

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  auquel le marquis et la marquise n'hésitèrent pas à donner tort, sans
  daigner l'entendre. Et le tort de P'tit-Bonhomme venait de ce que la
  pêche avait été peu fructueuse, le poisson s'étant gardé de mordre aux
  hameçons du gentleman. De là, une mauvaise humeur qui devait persister
  jusqu'au soir.
  On se rembarqua, et les bateliers se dirigèrent vers le milieu du
  lac, afin de visiter la murmurante cascade d'O'Sullivan, sur la rive
  occidentale, avant de gagner l'embouchure du Lough-Range, près de
  laquelle se trouvait Dinish-cottage, où lord Piborne comptait passer la
  nuit.
  P'tit-Bonhomme avait repris sa place à l'avant, le cœur gonflé des
  injustices dont on l'accablait. Mais bientôt il les oublia, laissant
  son imagination l'entraîner sous ces eaux dormantes. N'avait-il pas lu,
  dans le Guide, cette curieuse légende relative aux lacs de Killarney?
  Là, jadis, se développait une heureuse vallée qu'une vanne protégeait
  contre le trop plein des cours d'eau du voisinage. Un jour, la jeune
  fille, gardienne de cette vanne, l'ayant baissée par imprudence,
  les eaux se précipitèrent en torrents. Villages et habitants furent
  engloutis avec leur chef, le «thanist». Depuis cette époque, paraît-il,
  ils vivent au fond du lac, et, en prêtant l'oreille, on peut les
  entendre fêter leurs dimanches dans ce royaume des anguilles et des
  truites, sous les nappes immobiles du Lough-Leane.
  Il était quatre heures, lorsque Leurs Seigneuries prirent terre à
  Dinish-cottage, près de la bouche du Lough-Range, sur sa rive gauche,
  au fond de la baie de Glena. Elles se disposèrent à y coucher dans des
  conditions assez acceptables. Mais, lorsque P'tit-Bonhomme fut congédié
  vers neuf heures, il reçut ordre formel de regagner sa chambre, et
  n'eut pas même alors quelques heures de liberté.
  [Illustration: La brèche de Dunloe. (Page 277.)]
  Le lendemain fut consacré à l'exploration du lac Muckross. Ce lac, long
  de deux milles et demi, sur une largeur moindre de moitié, n'est à vrai
  dire qu'un vaste étang, de forme régulière, au milieu d'un domaine que
  ses propriétaires n'habitent plus, et dont les magnifiques futaies ne
  perdent rien de leur charme pour être retournées à l'état de nature.
  Cette fois, le comte Ashton daigna accompagner le marquis et la
  marquise. Et si le groom fut de la partie, c'est que son maître l'avait
  chargé de son fusil et de son carnier. Jadis, ces bois nourrissaient
  nombre de sangliers et de cochons sauvages. A présent ces animaux ont
  presque tous disparu, laissant la place à ces grands daims rouges dont
  la race ne tardera pas à manquer aux forêts du Royaume-Uni.
  Donc, le comte Ashton eût à coup sûr accompli quelque prouesse
  cynégétique, si ces daims, très défiants, eussent bien voulu venir
  à bonne portée. Grosse déception, et pourtant, deux des bateliers
  avaient fait le métier de rabatteurs, et P'tit-Bonhomme celui de chien
  de chasse. Aussi fut-il privé de voir la pittoresque cascade de Tore
  et une vieille abbaye de franciscains du XIIIe siècle, avec église et
  cloître en ruines, que Leurs Seigneuries eussent été mieux avisées de
  ne pas visiter.
  En effet, ce cloître possède un if d'une venue extraordinaire,
  puisqu'il mesure quinze pieds de circonférence. Obéissant à je ne
  sais quelle fantaisie, peut-être pour conserver un souvenir de sa
  promenade à l'abbaye de Muckross, voici que la marquise eut l'idée de
  détacher une feuille de cet if. Déjà elle tendait la main vers l'arbre,
  lorsqu'elle fut arrêtée par un cri du guide:
  «Que Votre Seigneurie prenne garde!...
  --Prenne garde?... répéta lord Piborne.
  --Sans doute, mylord! Si madame la marquise avait cueilli une de ces
  feuilles...
  --Est-ce que cela est défendu par le propriétaire de Muckross-castle?
  demanda le marquis d'un ton hautain.
  --Non, monsieur le marquis, répondit le guide. Mais quiconque cueille
  une de ces feuilles meurt dans l'année...
  --Même une marquise?...
  --Même une marquise!»
  Et, là-dessus, lady Piborne d'être si impressionnée qu'elle faillit
  se trouver mal. Un instant de plus, et elle avait arraché la feuille
  fatale. C'est que l'on ajoute foi à ces légendes dans l'Ile Émeraude
  on y croit comme à l'Évangile chez ces descendants des antiques races
  non moins superstitieux que les Paddys des villes et des campagnes.
  Lady Piborne revint donc toute troublée à Dinish-cottage, songeant au
  danger qu'elle avait couru. Aussi, bien qu'il ne fût que deux heures
  après-midi, lord Piborne voulut-il remettre au lendemain l'exploration
  du lac Supérieur.
  Quant au jeune Ashton, il était on ne peut plus dépité de rentrer
  bredouille. Et, s'il était épuisé de fatigue, à quel point devait
  l'être son chien,--nous voulons dire son groom,--auquel il n'avait pas
  accordé un moment de répit. Mais les chiens ne se plaignent pas, et,
  d'ailleurs, P'tit-Bonhomme était trop fier pour se plaindre.
  Le lendemain, après déjeuner, Leurs Seigneuries prirent place dans
  l'embarcation. Les bateliers durent «souquer dur», comme eût dit
  Pat Mac Carthy, à la remontée du Lough-Range. L'étranglement de son
  embouchure forme des tourbillons et des remous. Il a des violences
  de torrent. Les passagers furent durement secoués, et, si ce fut un
  plaisir pour notre héros, lord et lady Piborne ne le partagèrent en
  aucune façon. Le marquis allait même donner l'ordre de revenir en
  arrière, tant la marquise paraissait épouvantée, et le comte Ashton mal
  à son aise. Mais quelques bons coups d'avirons permirent de franchir
  les brisants, et l'embarcation se retrouva sur une eau relativement
  calme, entre des rives agrémentées de nénuphars. A un mille et demi
  plus loin se dressait une montagne de dix-huit cents pieds, fréquentée
  des aigles, appelée Eagle's Nest.
  Les bateliers prévinrent Leurs Seigneuries que, si Leurs Seigneuries
  daignaient adresser la parole à cette montagne, celle-ci s'empresserait
  de leur répondre. Il y a là, en effet, des phénomènes de répercussion
  très admirés des touristes. Le marquis et la marquise regardèrent
  sans doute comme indigne d'eux d'entrer en conversation avec cet écho
  qui «ne leur avait pas été présenté». Mais le comte Ashton ne pouvait
  perdre une si belle occasion de lancer deux ou trois phrases ineptes,
  d'où il résulta qu'ayant finalement demandé qui il était:
  «Un petit sot!» répondit l'Eagle's Nest par la bouche de quelque
  promeneur, caché derrière d'épais bouquets de genévriers à mi-montagne.
  Leurs Seigneuries, très mortifiées, déclarèrent que cet écho mal appris
  aurait été puni comme il le méritait pour son insolence, aux temps
  où les châtelains exerçaient haute et basse justice sur les domaines
  féodaux. Aussitôt les bateliers imprimèrent à l'embarcation une allure
  plus rapide, et, vers une heure, elle atteignait le lac Supérieur.
  L'aire de ce lac est à peu près égale à celle du Muckross. Il affecte
  une forme plus irrégulière, ce qui en accroît les beautés. Au sud, se
  dressent les raides talus des Cromaglans. Au nord s'étagent les croupes
  du Tomie et de la Montagne-Pourpre, tapissée de bruyères incarnates.
  Sur la rive méridionale, c'est toute une futaie de ces beaux arbres
  qui ombragent la vallée de Killarney. Mais, quelque enchanteur que fût
  l'aspect de ce lac, Leurs Seigneuries s'y intéressèrent médiocrement,
  et, à l'exception de P'tit-Bonhomme, personne ne goûta de plaisir à
  cette exploration. Aussi lord Piborne donna-t-il l'ordre de se diriger
  vers l'embouchure de la Geanhmeen en gagnant Brandons-cottage, où l'on
  devait se reposer avant de visiter la région du littoral.
  A la suite de tant de fatigues, il était naturel que Leurs Seigneuries
  eussent besoin de repos. Pour eux, cette traversée des lacs avait
  été l'équivalent d'une traversée de l'Océan. Les deux domestiques et
  le groom durent rester à l'hôtel, et là, si P'tit-Bonhomme ne reçut
  pas vingt ordres incohérents, c'est que le comte Ashton s'était
  profondément endormi au dix-neuvième.
  Le lendemain, il fallut se lever de bonne heure, car l'itinéraire
  de lord Piborne comportait une assez longue étape. La marquise se
  fit prier. Marion lui trouvait le teint un peu pâle, la mine un peu
  défaite. De là, discussion sur la question de continuer le voyage ou de
  revenir le jour même à Trelingar-castle. Lady Piborne inclinait vers
  cette solution; mais lord Piborne, ayant fait valoir que leurs intimes
  amis, le duc de Francastar et la duchesse de Wersgalber avaient
  poussé leur excursion jusqu'à Valentia, il fut décidé, en dernier
  lieu, que l'itinéraire ne serait pas modifié. Grande satisfaction pour
  P'tit-Bonhomme, qui ne craignait rien tant que de rentrer au château
  sans avoir revu la mer.
  Le landau était attelé dès neuf heures du matin. Le marquis et la
  marquise s'assirent au fond, le comte Ashton sur le devant. John et
  Marion occupaient le siège de derrière, et le groom prit place près du
  cocher. On laissa le landau découvert, quitte à le refermer en cas de
  mauvais temps. Enfin, les nobles voyageurs, dès qu'ils eurent reçu les
  respectueux hommages du personnel de Brandons-cottage, se mirent en
  route.
  Pendant un quart de mille, les deux vigoureux chevaux suivirent
  la rive gauche du Doogary, l'un des affluents du lac Supérieur,
  puis ils s'engagèrent le long des rudes rampes de la chaîne des
  Gillyenddy-Reeks. La voiture ne marchait qu'au pas en s'élevant sur
  ces croupes abruptes. A chaque détour de ce lacet, de nouveaux sites
  s'offraient aux regards. P'tit-Bonhomme était probablement seul à les
  admirer. On traversait alors la partie la plus accidentée du comté
  de Kerry et même de toute l'Irlande. A neuf milles au sud-est, par
  delà les Gillyenddy-Reeks, le Carrantuohill effilait sa pointe perdue
  à trois mille pieds entre les nuages. Au bas des montagnes gisaient
  nombre de moraines éparses, un chaos de blocs erratiques, accumulés par
  la poussée lente et continue des glaciers.
  Au milieu du jour, laissant les monts Tomie et la Montagne-Pourpre
  à droite, le landau s'engagea sur la rampe d'une étroite coupée des
  Gillyenddy-Reeks. C'est une brèche célèbre dans le pays, la brèche de
  Dunloe, et le valeureux Roland n'a pas fendu d'un coup plus formidable
  le massif pyrénéen. Çà et là de jolis lacs variaient l'aspect de
  ces contrées sauvages, et, pour peu que cela eût intéressé Leurs
  Seigneuries, P'tit-Bonhomme aurait pu raconter les légendes du pays,
  car il avait eu le soin d'étudier son Guide avant de partir. Mais on
  n'y eût pris aucun agrément.
  Au delà de cette brèche, le landau, d'une allure plus rapide, descendit
  les pentes du nord-ouest. Dès trois heures, il atteignit la rive droite
  de la Lawne, dont le lit sert de déversoir au trop plein des lacs de
  Killarney, en dirigeant leurs eaux sur la baie Dingle. Cette rivière
  fut côtoyée pendant quatre milles, et il était six heures, lorsque
  les voyageurs vinrent faire halte à la petite bourgade de Kilgobinet,
  fatigués par une étape de neuf milles.
  Nuit calme dans un hôtel où le confortable, quelque peu insuffisant,
  fut remplacé par des égards multiples et des attentions respectueuses,
  reçus avec cette indifférence que donne l'habitude des hautes
  situations. Puis, à l'extrême inquiétude de P'tit-Bonhomme, nouvelles
  hésitations relatives à la direction que prendrait le landau au jour
  levant, soit à droite pour revenir à Killarney, soit à gauche pour
  gagner l'estuaire de la Valentia. Mais, l'hôtelier ayant affirmé
  que, deux mois auparavant, le prince et la princesse de Kardigan
  avaient parcouru cette dernière route, lord Piborne fit comprendre
  à lady Piborne qu'il convenait de suivre les traces de ces augustes
  personnages.
  Départ de Kilgobinet à neuf heures du matin. Ce jour-là, le temps était
  pluvieux. Il fallut rabattre la capote du landau. Assis près du cocher,
  le groom ne pourrait guère s'abriter contre les rafales. Bah! il en
  avait reçu bien d'autres.
  Notre jeune garçon ne perdit donc rien des sites qui méritaient d'être
  admirés, les chaînes embrumées de l'est, les longues et profondes
  déclivités de l'ouest, s'abaissant vers le littoral. Le sentiment des
  beautés de la nature se développait graduellement en son âme, et il ne
  devait pas en perdre le souvenir.
  Dans l'après-midi, à mesure que les montagnes dominées par le
  Carrantuohill reculaient dans l'est, les monts Iveragh se levèrent à
  l'horizon opposé. Au delà, à s'en rapporter au Guide, une route plus
  facile descendait jusqu'au petit port de Cahersiveen.
  Leurs Seigneuries atteignirent le soir la bourgade de Carramore, ayant
  fourni une étape d'une dizaine de milles. Comme cette région est
  fréquentée par les excursionnistes, les hôtels, convenablement tenus,
  n'y font point défaut, et il n'y eut pas lieu d'utiliser les réserves
  du landau.
  Le lendemain, la voiture repartit par un temps pluvieux, un ciel
  sillonné de nuages rapides, que le vent de mer balayait à grands
  souffles. De larges trouées laissaient de temps à autre filtrer les
  rayons du soleil. P'tit-Bonhomme respirait à pleins poumons cet air
  imprégné de salures marines.
  Un peu avant midi, le landau, tournant brusquement un coude, revint en
  ligne droite vers l'ouest. Après avoir franchi, non sans quelques bons
  coups de collier, une étroite passe des Iveragh, il n'eut plus qu'à
  rouler, en se maîtrisant du sabot, jusqu'à l'estuaire de la Valentia.
  Il n'était pas cinq heures de l'après-midi, lorsqu'il vint s'arrêter au
  terme du voyage, devant un hôtel de Cahersiveen.
  «Qu'est-ce que Leurs Seigneuries ont bien pu voir de toute cette belle
  nature?» se demandait P'tit-Bonhomme.
  Il ignorait que nombre de gens,--et des plus honorables,--ne voyagent
  que pour dire qu'ils ont voyagé.
  La bourgade de Cahersiveen est accroupie sur la rive gauche de la
  Valentia, laquelle s'évase, en cet endroit, de manière à former un
  port de relâche, auquel on a donné le nom de Valentia-harbour. Au
  delà, gît l'île de ce nom, l'un des points de l'Irlande le plus avancé
  vers l'ouest, au cap de Brag-Head. Quant à cette petite bourgade de
  Cahersiveen, aucun Irlandais ne pourra jamais oublier qu'elle est la
  ville natale du grand O'Connell.
  Le lendemain, Leurs Seigneuries, s'entêtant à remplir jusqu'au bout
  leur programme d'excursionnistes, durent consacrer quelques heures à
  visiter l'île de Valentia. L'envie de tirer des mouettes ayant pris le
  comte Ashton, il en résulta que P'tit-Bonhomme reçut, à son extrême
  joie, l'ordre de l'accompagner.
  Un ferry-boat fait le service entre Cahersiveen et l'île, située à un
  mille en avant de l'estuaire. Lord Piborne, lady Piborne et leur suite
  s'embarquèrent après déjeuner, et le ferry-boat vint les déposer au
  petit port au fond duquel les bateaux de pêche vont s'abriter contre
  les violentes houles du large.
  Très sauvage, très rude de contours, très âpre d'aspect, cette île
  n'est pas exempte de richesses minérales, car elle possède des
  ardoisières renommées. Il s'y trouve un village où se voient certaines
  maisons dont les murs et le toit sont faits chacun d'une seule
  ardoise. Les touristes peuvent séjourner dans ce village, s'ils en
  ont la fantaisie. Une excellente auberge leur assure la nourriture et
  le coucher. Mais pourquoi séjourneraient-ils? Lorsqu'ils ont visité,
  ainsi que le firent Leurs Seigneuries, le vieux fort en ruines qui fut
  construit par Cromwell, lorsqu'ils sont montés au phare qui éclaire les
  navires venus de la haute mer, quand ils ont admiré ces deux cônes qui
  émergent à quinze milles de là, ces Skelligs, dont les feux signalent
  ces redoutables parages, pourquoi s'attarderaient-ils à Valentia? Ce
  n'est, en somme, qu'une de ces îles comme on en compte par centaines
  sur la côte ouest de l'Irlande.
  Oui, sans doute, mais Valentia jouit d'une triple célébrité personnelle.
  Elle a servi de point de départ au travail de triangulation en vue de
  mesurer cet arc de cercle, qui se décrit à travers l'Europe jusqu'aux
  monts Ourals.
  Elle est actuellement la station météorologique la plus avancée de
  l'ouest, et crânement placée pour recevoir les premiers coups des
  tempêtes américaines.
  Enfin, il s'y trouve un bâtiment isolé, où furent conduits lord et
  lady Piborne. Là se rattache le premier câble transatlantique, qui
  fut immergé entre l'Ancien et le Nouveau Monde. En 1858, le capitaine
  Anderson le traîna dans le sillage du _Great-Eastern_, et il commença à
  fonctionner en 1866,--seul alors, en attendant que quatre nouveaux fils
  eussent relié l'Amérique à l'Europe.
  C'est donc là que parvint le premier télégramme échangé d'un continent
  à l'autre, et adressé par le président des États-Unis Buchanan sous
  cette forme évangélique:
  [Illustration: UN FERRY-BOAT FAIT LE SERVICE. (Page 279.)]
  «Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur la
  terre!»
  Pauvre Irlande! tu n'as point négligé de glorifier le Très-Haut, mais
  les hommes de bonne volonté t'assureront-ils jamais la paix sociale en
  te rendant l'indépendance?
  
  
  V
  CHIEN DE BERGER ET CHIENS DE CHASSE.
  
  Parti de Cahersiveen dès le matin du 11 août, en suivant la route du
  littoral, contiguë aux premières ramifications des monts Iveragh, après
  une halte à Kells, modeste bourgade sur la baie Dingle, le landau fit
  halte le soir au bourg de Killorglin. Le temps avait été mauvais,
  pluie et vent toute la journée. Il fut exécrable le lendemain. Grains
  et rafales, pour achever les trente milles qui séparent Valentia de
  Killarney, où Leurs Seigneuries, d'une humeur non moins exécrable que
  le temps, durent passer leur dernière nuit de voyage.
  Le jour suivant, reprise du railway, et, vers trois heures, rentrée à
  Trelingar-castle, après une absence de dix jours.
  Le marquis et la marquise en avaient fini avec l'excursion
  traditionnelle aux lacs de Killarney et à travers la région montagneuse
  du Kerry...
  «Cela valait-il la peine de s'exposer à tant de fatigues! dit la
  marquise.
  --Et à tant d'ennuis!» ajouta le marquis.
  Quant à P'tit-Bonhomme, il rapportait de là plein sa tête de souvenirs.
  Son premier soin fut de demander à Kat des nouvelles de Birk.
  Birk se portait bien. Kat ne l'avait point oublié. Chaque soir, le
  chien était revenu à l'endroit où la lessiveuse le guettait d'ordinaire
  avec ce qu'elle lui avait mis de côté.
  Le soir même, avant de remonter dans sa chambre, P'tit-Bonhomme alla
  du côté des annexes où Birk l'attendait. Il est facile d'imaginer ce
  que fut l'entrevue des deux amis, quelles caresses échangées de l'un
  à l'autre! Certes, Birk était maigre, efflanqué, il n'avait pas tous
  les jours mangé à sa faim; mais il n'y paraissait pas trop, et ses
  yeux brillaient du vif éclat de l'intelligence. Son maître lui promit
  de venir chaque soir, s'il le pouvait, et lui souhaita une bonne
  nuit. Birk, comprenant qu'il n'avait pas le droit d'être difficile,
  n'en exigeait pas davantage. D'ailleurs, il fallait être prudent. La
  présence de Birk aux abords de Trelingar-castle avait été remarquée, et
  les chiens avaient plusieurs fois donné l'éveil.
  Le château reprit son existence habituelle,--l'existence végétative,
  qui convenait à des hôtes de si vieille souche. Le séjour devait
  s'y prolonger jusqu'à la dernière semaine de septembre,--époque à
  laquelle les Piborne avaient coutume de retourner à leurs quartiers
  d'hiver d'Édimbourg, puis de Londres, pour la session du Parlement. En
  attendant, le marquis et la marquise allaient se confiner dans leur
  fastidieuse grandeur. Les visites de voisinage recommenceraient avec
  une régularité affadissante. On parlerait du voyage de Killarney. Lord
  et lady Piborne mêleraient leurs impressions à celles des quelques amis
  qui avaient déjà fait cette excursion des lacs. Et il y avait lieu de
  se hâter, car tout cela était déjà confus et lointain dans la mémoire
  rebelle de la marquise, et elle ne se rappelait plus le nom de l'île,
  d'où partait le «cordon électrique», que l'Europe tirait pour sonner
  les États-Unis--comme elle sonnait John et Marion.
  Cependant, cette vie monotone ne laissait pas, tant s'en faut, que
  d'être pénible pour P'tit-Bonhomme. Il était toujours en butte aux
  mauvais procédés de l'intendant Scarlett, qui voyait en lui son
  souffre-douleur. D'autre part, les caprices du comte Ashton ne lui
  donnaient pas une heure de loisir. A chaque instant, c'était un ordre
  à exécuter, une course à faire, puis des contre-ordres, qui obligeaient
  le jeune groom à de continuelles allées et venues. Il se sentait aux
  mains et aux jambes un fil tyrannique, qui le mettait sans cesse en
  mouvement. Dans l'antichambre comme à l'office, on riait de le voir
  ainsi appelé, renvoyé, commandé, décommandé. Il en éprouvait une
  profonde humiliation.
  Aussi, le soir, lorsqu'il avait enfin pu regagner sa chambre, il
  s'abandonnait à réfléchir sur la situation que la misère l'avait
  contraint d'accepter. Où cela le mènerait-il d'être le groom du comte
  Ashton Piborne? A rien. Il était fait pour autre chose. N'être qu'un
  domestique, autant dire une machine à obéir, cela froissait son esprit
  indépendant, cela entravait cette ambition qu'il sentait en lui. Au
  moins, lorsqu'il vivait à la ferme, c'était sur le pied d'égalité. On
  le considérait comme l'enfant de la maison. Où étaient les caresses de
  Grand'mère, les affections de Martine et de Kitty, les encouragements
  de M. Martin et de ses fils? En vérité, il prisait plus les cailloux
  reçus chaque soir et enterrés là-bas sous les ruines, que les guinées
  dont ces Piborne payaient mensuellement son esclavage. Tandis qu'il
  vivait à Kerwan, il s'instruisait, il travaillait, il apprenait en vue
  de se suffire un jour... Ici, rien que cette besogne révoltante et sans
  avenir, cette soumission aux fantaisies d'un enfant gâté, vaniteux
  et ignorant. Il était toujours occupé à ranger, non des livres--il
  n'y en avait pas un seul--mais tout ce qui traînait en désordre dans
  l'appartement.
  Et puis, c'était le cabriolet du jeune gentleman qui faisait son
  désespoir. Oh! ce cabriolet! P'tit-Bonhomme ne pouvait le regarder
  sans horreur. Au risque de verser par maladresse en quelque fossé, il
  semblait que le comte Ashton prît plaisir à se lancer à travers les
  plus mauvais chemins, afin de mieux secouer son groom accroché aux
  courroies de la capote. Moins malheureux, lorsque le temps permettait
  de sortir avec le tilbury ou le dog-car--les autres véhicules du fils
  Piborne,--le groom était assis et dans un équilibre plus stable.
  Mais elles s'ouvrent si fréquemment, les cataractes du ciel sur l'Ile
  Émeraude!
  Il était donc rare qu'un jour s'écoulât, sans que le supplice du
  cabriolet se fût produit, soit pour aller parader à Kanturk, soit
  pendant de longues promenades aux environs de Trelingar-castle. Le long
  de ces routes, couraient et gambadaient, pieds nus, écorchés par les
  cailloux, des bandes de gamins, à peine vêtus de guenilles, et criant
  d'une voix essoufflée: «coppers... coppers!» P'tit-Bonhomme sentait son
  cœur se gonfler. Il avait éprouvé ces misères, il y compatissait...
  Le comte Ashton accueillait ces déguenillés par des quolibets ou des
  injures, les menaçant de son fouet, lorsqu'ils s'approchaient...
  L'envie prenait alors à notre jeune garçon de jeter quelque menue pièce
  de cuivre... Il n'osait par crainte d'exciter la colère de son maître.
  Une fois, cependant, la tentation fut trop forte. Une enfant de quatre
  ans, toute frêle, toute gentille avec ses boucles blondes, le regarda
  de ses jolis yeux bleus, en lui demandant un copper... Le copper fut
  lancé à la petite qui le ramassa, en poussant un cri de joie...
  Ce cri, le comte Ashton l'entendit. Il saisissait son groom en flagrant
  délit de charité.
  «Que t'es-tu permis là, boy?... demanda-t-il.
  --Monsieur le comte... cette fillette... cela lui fait tant de
  plaisir... rien qu'un copper...
  --Comme on t'en jetait, n'est-ce pas, lorsque tu courais les grandes
  routes?...
  --Non... jamais!... s'écria P'tit-Bonhomme, se révoltant toujours quand
  on l'accusait d'avoir tendu la main.
  --Pourquoi as-tu fait l'aumône à cette mendiante?...
  --Elle me regardait... je la regardais...
  --Je te défends de regarder les enfants qui traînent sur les chemins...
  Tiens-le-toi pour dit!»
  Et P'tit-Bonhomme dut obéir, mais combien exaspéré de cette dureté de
  cœur.
  S'il fut ainsi contraint de renfermer en lui-même la commisération que
  lui inspiraient ces enfants, s'il ne se risqua plus à les gratifier de
  quelque copper, une occasion se présenta dans laquelle il ne put rester
  maître de son premier mouvement.
  On était au 3 septembre. Le comte Ashton, ce jour-là, avait commandé
  son dog-car pour aller à Kanturk. P'tit-Bonhomme l'accompagnait comme
  d'habitude, dos à dos, cette fois, avec ordre de croiser les bras et de
  ne pas remuer plus qu'un mannequin.
  Le dog-car atteignit la bourgade sans accident. Là, superbes
  piaffements du cheval à la bouche écumante, et flatteuse admiration des
  badauds. Le jeune Piborne s'arrêta devant les principaux magasins. Son
  groom, debout à la tête de l'animal, ne le contenait pas sans peine,
  à l'ébahissement des gamins, qui enviaient ce jeune domestique si
  magnifiquement galonné.
  Vers trois heures, après s'être offert à la contemplation de la
  bourgade, le comte Ashton reprit le chemin de Trelingar-castle. Il
  allait au pas, faisant caracoler son cheval. Sur la route défilait la
  bande habituelle des petits mendiants, avec les cris accoutumés de
  «coppers... coppers!...» Encouragés par l'allure modérée du dog-car,
  ils voulurent le suivre de près. Le cinglement du fouet les tint à
  distance, et ils finirent par rester en arrière.
  Un seul persista. C'était un garçon de sept ans, à mine éveillée,
  intelligente, empreinte de gaîté,--bien irlandais de ce chef. Quoique
  la voiture ne marchât pas vite, il était obligé de courir pour se
  maintenir à côté. Ses petits pieds se meurtrissaient aux cailloux. Il
  s'entêtait tout de même, bravant les menaces du fouet. Il portait à la
  main une branche de myrtille, qu'il offrait en échange d'une aumône.
  P'tit-Bonhomme, craignant quelque malheur, l'engageait en vain par
  signes à s'éloigner. L'enfant continuait à suivre le dog-car.
  Il va de soi que le comte Ashton lui avait plusieurs fois crié de
  déguerpir. Loin de là, le gamin tenace restait près des roues, au
  risque d'être écrasé.
  Il eût suffi de rendre la main pour que le cheval prît le trot. Mais
  le jeune Piborne ne l'entendait pas ainsi. Il lui convenait d'aller
  au pas, il irait au pas. Aussi, ennuyé de la présence de l'enfant,
  finit-il par lui lancer un coup de fouet.
  La cinglante lanière, mal dirigée, s'accrocha au cou du petit, qui fut
  traîné pendant quelques secondes, à demi étranglé. Enfin, une dernière
  secousse le dégagea, et il roula sur le sol.
  P'tit-Bonhomme, sautant en bas du dog-car, courut vers l'enfant.
  Celui-ci, le cou cerclé d'une raie rouge, poussait des cris de douleur.
  L'indignation était montée au cœur de notre jeune garçon, et quelle
  féroce envie il éprouva de se jeter sur le comte Ashton, lequel aurait
  peut-être payé cher sa cruauté, quoique étant plus âgé que son groom...
  «Viens ici, boy! lui cria-t-il, après avoir arrêté son cheval.
  --Et cet enfant?...
  --Viens ici, répéta le jeune Piborne, qui faisait tournoyer son fouet,
  viens... ou je t'en administre autant!»
  Sans doute, il fut bien inspiré de ne pas mettre sa menace à exécution,
  car on ne sait trop ce qui serait arrivé. Toujours est-il que
  P'tit-Bonhomme eut assez de puissance sur lui-même pour se maîtriser,
  et, après avoir fourré quelques pence dans la poche du gamin, il revint
  derrière le dog-car.
  «La première fois que tu te permettras de descendre sans ordre, dit le
  comte Ashton, je te corrigerai d'importance et je te chasserai ensuite!»
  P'tit-Bonhomme ne répondit pas, bien qu'un éclair eût brillé dans ses
  yeux. Puis, le dog-car s'éloigna rapidement, laissant le petit pauvre
  sur la route, tout consolé et faisant tintinnabuler les pence dans sa
  main.
  A partir de ce jour, il fut visible que ses mauvais instincts
  poussaient le comte Ashton à rendre la vie plus dure à son groom. Les
  vexations redoublèrent sur lui, aucune humiliation ne lui fut épargnée.
  
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