🕥 34-minute read
P'tit-bonhomme - 15
Total number of words is 4476
Total number of unique words is 1532
39.9 of words are in the 2000 most common words
50.8 of words are in the 5000 most common words
56.2 of words are in the 8000 most common words
l'avait réparé à l'extérieur, de manière à lui donner un aspect féodal,
en établissant des créneaux, des machicoulis, des échauguettes, puis,
sur un fossé latéral, un pont-levis qu'on ne relevait pas et une herse
qui ne se baissait jamais.
A l'intérieur se développaient de spacieux appartements, plus
confortables qu'ils n'eussent été du temps d'Édouard IV ou de
Jean-Sans-Terre. C'était là une tache de modernisme, que devaient
tolérer des personnages, au fond très soucieux de leurs aises et de
leur confort.
Sur les côtés du château s'élevaient les communs et les annexes,
écuries, remises, bâtiments de service. Au-devant, s'élargissait une
vaste cour d'honneur, plantée de hêtres superbes, flanquée de deux
pavillons que séparait une grille monumentale, et dont l'un, à droite,
servait de logement au concierge, ou mieux au portier, pour se servir
d'un mot plus moyen-âge.
C'était à la porte de ce pavillon que venait de sonner notre héros,
au moment où la grille s'ouvrait pour livrer passage à l'intendant
Scarlett.
Quatre mois environ se sont écoulés depuis ce jour inoubliable où
l'enfant adoptif de la famille Mac Carthy a quitté la ferme de Kerwan.
Quelques lignes suffiront à dire ce qu'il était devenu pendant cette
période de son existence.
Lorsque P'tit-Bonhomme abandonna la maison en ruines, vers cinq heures
du soir, la nuit tombait déjà. N'ayant point rencontré M. Martin ni les
siens sur la route qui conduit à Tralee, il eut d'abord la pensée de
se diriger vers Limerick, où les constables, sans doute, avaient ordre
de conduire leurs prisonniers. Retrouver la famille Mac Carthy, la
rejoindre afin de partager son sort quel qu'il fût, cela lui semblait
tout indiqué. Que n'était-il assez grand, assez fort, pour gagner un
peu d'argent par son travail? Il aurait loué ses bras, il ne se serait
pas épargné à la peine... Hélas! à dix ans, que pouvait-il espérer? Eh
bien, plus tard, quand il recevrait de bons salaires, ce serait pour
ses parents adoptifs, et plus tard encore, sa fortune faite,--car il
saurait la faire,--il assurerait leur aisance, il leur rendrait le
bien-être dont il avait joui à la ferme de Kerwan.
[Illustration: «_SOME LIGHT_». (Page 247.)]
En attendant, sur cette route déserte, en pleine région dévastée par la
misère, abandonnée de ceux qu'elle ne suffisait plus à nourrir, perdu
au milieu d'une obscurité glaciale, jamais P'tit-Bonhomme ne s'était
senti si seul. A son âge, il est rare que les enfants ne tiennent
point par un lien quelconque, sinon à une famille, du moins à un
établissement de charité, qui les recueille et les élève. Mais, lui,
était-il autre chose qu'une feuille arrachée et roulée sur le chemin?
Cette feuille, elle va où le vent la pousse, et il en sera ainsi
jusqu'au moment où elle ne sera plus que poussière. Non! personne, il
n'y a personne qui puisse le prendre en pitié! S'il ne retrouve pas les
Mac Carthy, il ne saura que devenir... Et où les aller chercher?...
A qui demander ce qu'il est advenu d'eux?... Et s'ils se décident à
quitter le pays, en admettant qu'ils n'aient point été emprisonnés,
s'ils veulent émigrer, comme tant d'autres de leurs compatriotes, vers
le Nouveau-Monde?...
Notre garçonnet se résolut donc à marcher dans la direction de
Limerick,--à travers la plaine blanche de neige. La température
glaciale n'aurait pas été supportable, s'il eût soufflé quelque
âpre bise. Mais l'atmosphère était calme, et le moindre bruit se
fût fait entendre de loin. Il alla ainsi pendant deux milles, sans
rencontrer âme qui vive, à l'aventure peut-on dire, car il ne s'était
jamais risqué sur cette partie du comté, où naissent les premières
ramifications des montagnes. En avant, les massifs des sapinières
rendaient l'horizon plus obscur.
A cet endroit, P'tit-Bonhomme, déjà très fatigué de son voyage à
Tralee, sentit que les forces menaçaient de lui manquer, si endurant
qu'il fût. Ses jambes fléchissaient, ses pieds butaient dans les
ornières. Et pourtant, il ne voulait pas, non! il ne voulait pas
s'arrêter, et, se traînant avec peine, il parvint néanmoins à franchir
un demi-mille. Ce dernier effort accompli, il tomba le long d'un talus,
planté de grands arbres, dont les branches ployaient sous les festons
du givre.
Il y avait là un carrefour, formé par le croisement de deux routes, en
sorte que, s'il eût été capable de se relever, P'tit-Bonhomme n'aurait
su quelle direction il devait suivre. Étendu sur la neige, les membres
gelés, tout ce qu'il put faire, au moment où ses yeux se fermèrent, où
le sentiment des choses s'éteignit en lui, ce fut de crier:
«A moi... à moi!»
Presque aussitôt, des aboiements éloignés traversaient l'air sec et
froid de la nuit. Puis, ils se rapprochèrent, et un chien se dressa au
tournant de la route, le nez en quête, la langue pendante, les yeux
étincelants comme des yeux de chat.
En cinq ou six bonds, l'animal fut sur l'enfant... Que l'on se rassure,
ce n'était pas pour le dévorer, c'était pour le réchauffer, en se
couchant à son côté.
P'tit-Bonhomme ne tarda pas à reprendre ses sens. Il ouvrit les yeux,
et sentit qu'une langue chaude et caressante léchait ses mains glacées.
«Birk!» murmura-t-il.
C'était Birk, son unique ami, son fidèle compagnon à la ferme de Kerwan.
Comme il lui rendit ses caresses, tandis que la chaleur l'enveloppait
entre les pattes du bon animal. Cela le ranima. Il se dit qu'il n'était
plus seul au monde... Tous deux se mettraient à la recherche de la
famille Mac Carthy... Il n'était pas douteux que Birk n'eût voulu
l'accompagner après l'éviction... Mais pourquoi était-il revenu?...
Sans doute, les recors et les agents de la police l'avaient chassé à
coups de pierres, à coups de bâton?... En effet, les choses s'étaient
ainsi passées, et Birk, brutalement repoussé, avait dû revenir vers la
ferme. Maintenant, il saurait retrouver les traces des constables...
P'tit-Bonhomme n'aurait qu'à se fier à son instinct pour rejoindre M.
Mac Carthy...
Il se mit donc à causer avec Birk, ainsi qu'il le faisait pendant leurs
longues heures sur les pâtures de Kerwan. Birk lui répondait à sa
manière, poussant de ces petits aboiements qu'il n'était pas difficile
de comprendre.
«Allons, mon chien, dit-il, allons!»
Et Birk, gambadant, s'élança sur une des routes, en précédant son jeune
maître.
Mais il arriva ceci: c'est que Birk, se souvenant d'avoir été maltraité
par les gens de l'escorte, ne voulut pas prendre le chemin de Limerick.
Il suivit celui qui longe la limite du comté de Kerry et conduit
à Newmarket, une des bourgades du comté de Cork. Sans le savoir,
P'tit-Bonhomme s'éloignait de la famille Mac Carthy, et, lorsque le
jour revint, rompu de fatigue, accablé de besoin, il s'arrêta pour
demander asile et nourriture dans une auberge, à une douzaine de milles
au sud-est de la ferme.
En outre de son paquet de linge, P'tit-Bonhomme avait en poche, on ne
l'a pas oublié, ce qui restait de la guinée échangée chez le pharmacien
de Tralee. Une grosse somme, n'est-ce pas, cette quinzaine de
shillings! On ne va ni loin ni longtemps avec cela, quand on est deux
à se nourrir, même en économisant le plus possible, en ne dépensant
quotidiennement que quelques pence. C'est ce que fit notre garçon, et,
après vingt-quatre heures dans cette auberge, n'ayant eu qu'un grenier
pour chambre, rien que des pommes de terre à ses repas, il se remit en
route avec Birk.
Aux questions relatives aux Mac Carthy, l'aubergiste avait répondu
négativement, n'ayant jamais entendu parler de cette famille. Et, au
vrai, les évictions avaient été trop fréquentes cet hiver, pour que
l'attention publique se fût attachée aux scènes si attristantes de la
ferme de Kerwan.
P'tit-Bonhomme continua de marcher derrière Birk dans la direction de
Newmarket.
Son existence durant cinq semaines, jusqu'à l'arrivée dans cette
bourgade, on la devine. Jamais il ne tendit la main, non jamais! Sa
fierté naturelle, le sentiment de sa dignité, n'avaient pas fléchi au
milieu de ces nouvelles épreuves. Que parfois de braves gens, émus de
voir cet enfant presque sans ressources, lui eussent fait un peu plus
forte sa portion de pain, de légumes, de lard, qu'il venait acheter
dans les auberges, et qu'il ne payât qu'un penny ce qui en valait deux,
ce n'est pas mendier, cela. Il allait ainsi, partageant avec Birk,
tous deux couchant dans les granges, se blottissant sous les meules,
souffrant de la faim et du froid, épargnant le plus possible sur ce qui
restait de la guinée...
Il y eut quelques aubaines. A plusieurs reprises, P'tit-Bonhomme
profita d'un peu de travail. Pendant quinze jours, il demeura dans une
ferme pour soigner la bergerie en l'absence du berger. On ne le payait
pas, mais son chien et lui y gagnaient le logement et la nourriture.
Puis, la besogne achevée, il repartit. Quelques commissions qu'il fit
d'un village à l'autre lui valurent aussi deux ou trois shillings. Le
malheur, c'est qu'il ne trouva pas à se placer d'une façon durable.
C'était la mauvaise saison, celle où les bras sont inoccupés, et la
misère était si grande cet hiver!
D'ailleurs, P'tit-Bonhomme n'avait pas renoncé à rejoindre la famille
Mac-Carthy, bien qu'il se fût vainement enquis de ce qu'elle était
devenue. Marchant au hasard, il ne savait guère s'il se rapprochait
d'elle ou s'il s'en éloignait. A qui se serait-il adressé et qui aurait
pu le renseigner à cet égard? Dans une ville, une vraie ville, il
s'informerait.
Son unique crainte était qu'on s'inquiétât de le voir seul, abandonné,
sans protecteur, à son âge, et qu'on le ramassât comme vagabond pour
l'enfermer dans quelque ragged-school ou quelque workhouse. Non! Toutes
les duretés de la vie errante plutôt que de rentrer dans ces honteux
asiles!... Et puis, c'eût été le séparer de Birk, et cela, jamais!
«N'est-ce pas, Birk, lui disait-il en attirant la bonne grosse tête du
chien sur ses genoux, nous ne pourrions pas vivre l'un sans l'autre?»
Et, certainement, le brave animal lui répondait que cela serait
impossible.
Puis, de Birk, sa pensée remontait vers son ancien compagnon de Galway.
Il se demandait si Grip n'était pas comme lui, sans feu ni lieu. Ah!
s'ils s'étaient rencontrés, à deux, lui semblait-il, ils auraient pu
se tirer d'affaire!... A trois même, avec cette bonne Sissy, dont il
n'avait plus eu aucune nouvelle depuis qu'il avait quitté le cabin
de la Hard!... Ce devait être une grande fille maintenant... Elle
avait de quatorze à quinze ans... A cet âge, on est en condition au
village ou à la ville, on gagne sa vie rudement, sans doute, mais on
la gagne... Lui, quand il aurait cet âge, se disait-il, il ne serait
pas embarrassé de trouver une place... Quoi qu'il en fût, Sissy ne
pouvait l'avoir oublié... Tous ces souvenirs de sa première enfance lui
revenaient avec une surprenante intensité, les mauvais traitements de
la mégère, les cruautés de Thornpipe, le montreur de marionnettes...
Et alors, par comparaison, seul, libre, il se sentait moins à plaindre
qu'il ne l'avait été en ces temps maudits!
Cependant, à courir les routes du comté, les jours s'écoulaient, et
la situation ne se modifiait guère. Par bonheur, le mois de février
ne fut pas rigoureux cette année-là, et les indigents n'eurent point
à souffrir d'un froid excessif. L'hiver s'avançait. Il y avait lieu
d'espérer que l'époque des labours et des semailles de printemps ne
serait pas retardée. Les travaux des champs pourraient être repris de
bonne heure. Les moutons, les vaches seraient envoyés au pacage sur les
pâtures... P'tit-Bonhomme obtiendrait peut-être de l'ouvrage dans une
ferme?...
Il est vrai, durant cinq ou six semaines, il faudrait vivre, et, des
quelques shillings gagnés çà et là, aussi bien que de la guinée qui
constituait tout l'avoir de notre garçon, il ne restait plus qu'une
demi-douzaine de pence vers le milieu de février. Il avait pourtant
économisé sur sa nourriture quotidienne, et encore disons-nous
quotidienne, quoiqu'il n'eût ni mangé une seule fois à sa suffisance,
ni même mangé tous les jours. Il était très amaigri, la figure pâlie
par les privations, le corps affaibli par les fatigues.
Birk, efflanqué, la peau plissée sur ses côtes saillantes, ne
paraissait pas être en meilleur état. Réduit aux détritus jetés au
abords des villages, est-ce que P'tit-Bonhomme en serait bientôt à les
partager avec lui?...
Et pourtant, il ne désespérait pas. Ce n'était pas dans son caractère.
Il conservait une telle énergie qu'il se refusait toujours à mendier.
Alors, comment ferait-il, lorsque son dernier penny aurait été échangé
contre un dernier morceau de pain?...
Bref, P'tit-Bonhomme ne possédait plus que six à sept pence, lorsque,
le 13 mars, Birk et lui arrivèrent à Newmarket.
Il y avait deux mois et demi que, tous deux, ils suivaient ainsi les
chemins du comté, sans avoir pu se fixer nulle part.
Newmarket, située à vingt milles environ de Kerwan, n'est ni très
importante ni très peuplée. Ce n'est qu'une de ces bourgades dont
l'indolence irlandaise ne parvient jamais à faire une ville, et qui
périclitent plutôt qu'elles ne progressent.
Peut-être était-il regrettable que le hasard n'eût pas conduit
P'tit-Bonhomme dans la direction de Tralee? On le sait, la pensée de
la mer l'avait toujours hanté,--la mer, cette inépuisable nourricière
de tous ceux qui ont le courage de chercher à vivre d'elle! Lorsque le
travail manque dans les villes ou les campagnes, on ne chôme pas sur
l'Océan. Des milliers de navires le parcourent sans cesse. Le marin
a moins à redouter la pauvreté que l'ouvrier ou le cultivateur. Pour
le constater, ne suffisait-il pas de comparer la situation de Pat, le
second fils de Martin Mac Carthy, avec celle de la famille chassée
de la ferme de Kerwan? Et, bien que P'tit-Bonhomme se sentît plus
séduit par l'attrait du commerce que par le goût de la navigation, il
se disait qu'il avait l'âge où l'on peut s'embarquer en qualité de
mousse!...
C'est entendu, il ira plus loin que Newmarket; il poussera jusqu'au
littoral, du côté de Cork, centre d'un important mouvement maritime, il
cherchera un embarquement... En attendant, il fallait vivre, il fallait
gagner les quelques shillings nécessaires à la continuation du voyage,
et, cinq semaines après être arrivé à Newmarket avec Birk, il s'y
trouvait encore.
On doit se le rappeler, ce qui l'inquiétait surtout, c'était la crainte
d'être arrêté comme vagabond, de se voir enfermé dans quelque maison
de charité. Très heureusement, ses vêtements étaient en bon état, il
n'avait point l'apparence d'un petit pauvre. Le peu de linge dont il
s'était muni lui suffisait, ses souliers avaient résisté à la fatigue
du voyage. Il n'aurait pas à rougir de son accoutrement, quand il se
présenterait quelque part. On ne serait pas tenté de l'habiller et, en
même temps, de le nourrir aux frais de la paroisse.
Bref, il vécut de ces humbles métiers à la portée des enfants pendant
son séjour à Newmarket, commissions faites pour l'un ou pour l'autre,
légers bagages à porter, vente de boîtes d'allumettes qu'il put acheter
avec une demi-couronne gagnée un certain jour, et dont grâce à son
précoce instinct du commerce, il sut tirer un passable bénéfice. Sa
physionomie sérieuse le rendait intéressant, et les promeneurs étaient
disposés à lui prendre sa marchandise, lorsqu'il criait d'une voix
claire:
«Some light, sir... some light[7].»
[7] «De la lumière, monsieur», c'est-à-dire: du feu.
En somme, Birk et lui eurent moins à pâtir dans cette bourgade qu'au
long de leur pénible parcours à travers le comté. Il semblait même
que P'tit-Bonhomme, qui avait su se créer quelques ressources par son
intelligence, aurait peut-être dû demeurer à Newmarket, lorsque, dans
les derniers jours d'avril, le 29, il prit brusquement la route qui
conduit à Cork.
Il va de soi que Birk l'accompagnait, et, en ce moment, il avait tout
juste trois shillings et six pence dans sa poche.
Qui l'eût observé depuis la veille, aurait remarqué le changement qui
s'était opéré dans sa physionomie. En proie à une certaine anxiété, il
regardait autour de lui, comme s'il eût craint d'être espionné. Son pas
était rapide, et peu s'en fallait qu'il ne se mît à courir de toute la
vitesse de ses jambes.
Neuf heures du matin sonnaient, lorsqu'il dépassa les dernières maisons
de Newmarket. Le soleil brillait d'un vif éclat. Avec la fin d'avril,
débute le printemps de la Verte Erin. Un peu d'animation régnait dans
la campagne. Mais notre jeune garçon paraissait si préoccupé que la
charrue promenée sur le sol, les semeurs lançant la graine à large
volée, les animaux épars sur les pâtures, rien ne ravivait en lui les
souvenirs de Kerwan. Non! il allait toujours droit devant lui. Birk,
à son côté, lui lançait un regard interrogateur, et, cette fois, ce
n'était plus le chien qui guidait son jeune maître.
Six à sept milles furent franchis en deux heures, de Newmarket à
Kanturk. P'tit-Bonhomme traversa cette bourgade sans prendre le temps
de s'y reposer, ayant déjeuné en route d'un morceau de pain dont il
avait donné la moitié à son fidèle Birk, et, lorsqu'il s'arrêta,
l'horloge marquait midi au donjon de Trelingar-castle.
III
A TRELINGAR-CASTLE.
Au moment où la porte du pavillon s'ouvrait, l'intendant Scarlett se
préparait à franchir la grille de la cour d'honneur pour se rendre à
Kanturk, suivant les instructions de lord Piborne. Les chiens du comte
Ashton, sentant Birk, qui ne leur plaisait pas, se mirent à aboyer
furieusement.
P'tit-Bonhomme, craignant qu'il en résultât quelque bataille dans
laquelle Birk n'aurait pas eu l'avantage du nombre, lui fit signe de
s'éloigner, et l'obéissant animal alla se poster derrière un buisson de
manière à ne pas être vu.
En apercevant ce jeune garçon qui se présentait à la porte du château,
M. Scarlett lui cria de s'approcher.
«Que veux-tu?» lui dit-il d'un ton dur.
Car, si l'intendant se montrait doucereux avec les grandes personnes,
il affectait d'être brutal envers les enfants,--une aimable nature,
n'est-il pas vrai?
Les «grosses voix» n'étaient pas pour intimider notre garçonnet.
Il en avait entendu bien d'autres chez la Hard, avec Thornpipe, à
la ragged-school! Mais, comme il convenait, il ôta sa casquette en
s'avançant vers M. Scarlett, qu'il ne prit point pour Sa Seigneurie,
lord Piborne, châtelain du domaine de Trelingar.
[Illustration: «Que veux-tu?» (Page 248.)]
«Diras-tu ce que tu viens faire ici? redemanda M. Scarlett. S'il s'agit
de quelque aumône, tu peux décamper!... On ne donne pas aux petits
gueux de ton espèce... non! pas même un copper!»
Que de phrases inutiles, au milieu desquelles P'tit-Bonhomme ne
parvenait pas à glisser une réponse, tout en se rangeant pour éviter
les écarts du cheval. En même temps, les chiens, bondissant à travers
la cour, continuaient leur concert de grognements. De là, un tel
vacarme qu'on avait un peu de peine à s'entendre.
Aussi, M. Scarlett dût-il hausser la voix en ajoutant:
«Et je te préviens que si tu ne files pas, si je te retrouve aux abords
du château, je te conduirai par les oreilles à Kanturk, où l'on te
mettra à l'abri dans le workhouse!»
P'tit-Bonhomme ne se troubla ni des menaces qui lui étaient adressées
ni du ton dont elles étaient formulées. Mais, profitant d'une accalmie,
il put enfin répondre:
«Je ne demande pas l'aumône, monsieur, et jamais je ne l'ai demandée...
--Et tu ne l'accepterais pas?... répliqua ironiquement l'intendant
Scarlett.
--Non... de personne.
--Alors que viens-tu faire ici?
--Je désire parler à lord Piborne.
--A Sa Seigneurie?...
--A Sa Seigneurie.
--Et tu t'imagines qu'elle va te recevoir?...
--Oui, car il s'agit de quelque chose de très important.
--De très important?...
--Oui, monsieur.
--Et qu'est-ce donc?
--Je désire n'en parler qu'à lord Piborne.
--Eh bien, hors d'ici!... Le marquis n'est pas au château.
--J'attendrai...
--Pas à cette place du moins!
--Je reviendrai.»
Tout autre que cet odieux Scarlett eût été frappé de la ténacité
singulière de cet enfant, du caractère résolu de ses réponses. Il
se fût dit que, s'il était venu à Trelingar-castle, c'est qu'un
motif sérieux l'y avait conduit, et il lui eût prêté une attention
complaisante. Mais, s'en irritant, au contraire, et s'emportant:
«On ne parle pas ainsi à Sa Seigneurie lord Piborne! gronda-t-il. Je
suis l'intendant du château! C'est à moi que l'on s'adresse, et si tu
ne veux pas m'apprendre ce qui t'amène...
--Je ne puis le dire qu'à lord Piborne, et je vous prie de le
prévenir...
--Mauvais garnement, répondit M. Scarlett, en levant sa cravache,
déguerpis, ou les chiens vont te happer aux jambes!... Prends garde à
toi!...»
Et, surexcités par la voix de l'intendant, les chiens commençaient à se
rapprocher.
Toute la crainte de P'tit-Bonhomme était que Birk, s'élançant hors du
buisson, ne vînt à son secours,--ce qui eût compliqué les choses.
En ce moment, aux cris des chiens qui aboyaient avec une fureur
croissante, le comte Ashton parut au fond de la cour, et, s'avançant
vers la grille:
«Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il.
--C'est un garçon qui vient mendier...
--Je ne suis pas un mendiant! répéta P'tit-Bonhomme.
--Un galopin de grande route...
--Sauve-toi, vilain gueux, ou je ne réponds plus de mes chiens!»
s'écria le comte Ashton.
Et, en effet, ces animaux, que le jeune Piborne essayait de maîtriser,
devenaient très menaçants.
Mais voici que, sur le perron, au seuil de la porte centrale, lord
Piborne se montra dans toute sa majesté. S'apercevant alors que M.
Scarlett n'était pas encore parti pour Kanturk, il descendit d'un pas
mesuré les degrés du perron, traversa la cour d'honneur, s'informa de
la cause de ce retard et de ce bruit.
«Que Sa Seigneurie m'excuse, répondit l'intendant, c'est ce polisson
qui s'obstine, un mendiant...
--Pour la troisième fois, monsieur, insista Petit-Bonhomme, je vous
affirme que je ne suis pas un mendiant!
--Que veut ce garçon? demanda le marquis.
--Parler à Votre Seigneurie.»
Lord Piborne fit un pas, prit une attitude féodale, et, se redressant
de toute sa hauteur:
«Vous avez à me parler?» dit-il.
Il ne le tutoya pas, bien que ce ne fût qu'un enfant. Suprême
distinction, le marquis n'avait jamais tutoyé personne, ni la marquise,
ni le comte Ashton,--ni même, paraît-il, sa propre nourrice, quelque
cinquante ans avant.
«Parlez, ajouta-t-il.
--Monsieur le marquis est allé hier à Newmarket?...
--Oui.
--Hier, dans l'après-midi?...
--Oui.»
M. Scarlett n'en revenait pas. C'était ce gamin qui interrogeait, et Sa
Seigneurie daignait lui répondre!
«Monsieur le marquis, reprit l'enfant, n'avez-vous pas perdu un
portefeuille?...
--En effet, et ce portefeuille?...
--Je l'ai trouvé sur la route de Newmarket, et je vous le rapporte.»
Et il tendit à lord Piborne le portefeuille dont la disparition
avait causé tant de troubles, autorisé tant de soupçons, compromis
tant d'innocents à Trelingar-castle. Ainsi, dût son amour-propre en
souffrir, la faute en revenait à Sa Seigneurie, l'accusation contre les
domestiques tombait d'elle-même, et il n'était plus nécessaire, à son
vif déplaisir, que l'intendant allât requérir le constable de Kanturk.
Lord Piborne reçut le portefeuille, à l'intérieur duquel était inscrit
son nom avec son adresse, et il constata qu'il contenait les papiers et
la banknote.
«C'est vous qui avez ramassé ce portefeuille? demanda-t-il à
P'tit-Bonhomme.
--Oui, monsieur le marquis.
--Et vous l'avez ouvert, sans doute?
--Je l'ai ouvert pour savoir à qui il appartenait.
--Vous avez vu qu'il y avait une banknote... Mais peut-être n'en
connaissiez-vous pas la valeur?
--C'est une banknote de cent livres, répondit P'tit-Bonhomme sans
hésiter.
--Cent livres... ce qui vaut?...
--Deux mille shillings.
--Ah! vous savez cela, et, le sachant, vous n'avez pas eu la pensée de
vous approprier?...
--Je ne suis pas un voleur, monsieur le marquis, répliqua fièrement
P'tit-Bonhomme, pas plus que je ne suis un mendiant!»
Lord Piborne avait refermé le portefeuille, après en avoir retiré la
banknote qu'il serra dans sa poche. Quant au jeune garçon, il venait de
saluer, et faisait quelques pas en arrière, lorsque Sa Seigneurie lui
dit, sans laisser voir d'ailleurs que cet acte d'honnêteté l'eût touché:
«Quelle récompense voulez-vous pour avoir rapporté ce portefeuille?...
--Bah!... quelques shillings... opina le comte Ashton.
--Ou quelques pence, c'est tout ce que cela vaut!» se hâta d'ajouter M.
Scarlett.
P'tit-Bonhomme fut révolté à la pensée qu'on le marchandait, alors
qu'il n'avait rien réclamé, et il repartit:
«Il ne m'est dû pour cela ni pence ni shillings.»
Puis il se dirigea vers la route.
«Attendez, dit lord Piborne. Quel âge avez-vous?...
--Bientôt dix ans et demi.
--Et votre père... votre mère?...
--Je n'ai ni père ni mère.
--Votre famille?...
--Je n'ai pas de famille.
--D'où venez-vous?...
--De la ferme de Kerwan, où j'ai demeuré quatre ans, et que j'ai
quittée il y a quatre mois.
--Pourquoi?
--Parce que le fermier qui m'avait recueilli en a été chassé par les
recors.
--Kerwan?... reprit lord Piborne. C'est, je crois, sur le domaine de
Rockingham?...
--Votre Seigneurie ne se trompe pas, répondit l'intendant.
--Et maintenant, qu'allez-vous faire?... demanda le marquis à
P'tit-Bonhomme.
--Je vais retourner à Newmarket, où j'ai trouvé jusqu'ici à gagner de
quoi vivre.
--Si vous voulez rester au château, on pourra vous y occuper d'une
façon ou d'une autre.»
Certainement, c'était là une offre obligeante. Cependant, n'imaginez
pas que ce fût le cœur de ce hautain et insensible lord Piborne, qui
l'eût inspirée, ni qu'elle eût été accompagnée d'un sourire ou d'une
caresse.
P'tit-Bonhomme le comprit, et, au lieu de répondre avec empressement,
il se prit à réfléchir. Ce qu'il avait vu du château de Trelingar lui
donnait à penser. Il se sentait peu attiré vers Sa Seigneurie et vers
son fils Ashton, de physionomie railleuse et méchante, et pas du tout
vers l'intendant Scarlett, dont le brutal accueil l'avait tout d'abord
indigné. En outre, il y avait Birk. Si l'on voulait de lui, on ne
voudrait pas de Birk, et se séparer de son compagnon des bons et des
mauvais jours, il n'aurait jamais pu s'y résoudre.
Toutefois, cette proposition, alors qu'il était rien moins assuré
que de suffire à ses besoins, comment n'eût-il pas vu là un coup de
fortune? Aussi sa raison lui disait-elle qu'il devait l'accepter, qu'il
se repentirait peut-être d'être retourné à Newmarket!... Le chien
était embarrassant, il est vrai, mais il trouverait l'occasion d'en
parler... On consentirait à l'admettre, fût-ce en qualité de chien de
garde... Et puis, il ne serait pas employé au château sans quelque
profit, et en économisant...
«Eh bien... te décides-tu? grogna l'intendant, qui aurait voulu le voir
s'en aller au diable.
--Qu'est-ce que je gagnerai? demanda résolument P'tit-Bonhomme, poussé
par son esprit pratique.
--Deux livres par mois,» répondit lord Piborne.
Deux livres par mois!... Cela lui parut énorme, et, en réalité, c'était
assez inespéré pour un enfant de son âge.
«Je remercie Sa Seigneurie, dit-il, j'accepte son offre, et je ferai
mon possible pour la contenter.»
Et voilà comment P'tit-Bonhomme, admis le jour même parmi les gens du
château avec l'agrément de la marquise, se vit élevé, huit jours après,
aux éminentes fonctions de groom de l'héritier des Piborne.
Et pendant cette semaine, qu'était devenu Birk? Son maître avait-il osé
le présenter à la cour... du château, s'entend?... Non, car il y aurait
en établissant des créneaux, des machicoulis, des échauguettes, puis,
sur un fossé latéral, un pont-levis qu'on ne relevait pas et une herse
qui ne se baissait jamais.
A l'intérieur se développaient de spacieux appartements, plus
confortables qu'ils n'eussent été du temps d'Édouard IV ou de
Jean-Sans-Terre. C'était là une tache de modernisme, que devaient
tolérer des personnages, au fond très soucieux de leurs aises et de
leur confort.
Sur les côtés du château s'élevaient les communs et les annexes,
écuries, remises, bâtiments de service. Au-devant, s'élargissait une
vaste cour d'honneur, plantée de hêtres superbes, flanquée de deux
pavillons que séparait une grille monumentale, et dont l'un, à droite,
servait de logement au concierge, ou mieux au portier, pour se servir
d'un mot plus moyen-âge.
C'était à la porte de ce pavillon que venait de sonner notre héros,
au moment où la grille s'ouvrait pour livrer passage à l'intendant
Scarlett.
Quatre mois environ se sont écoulés depuis ce jour inoubliable où
l'enfant adoptif de la famille Mac Carthy a quitté la ferme de Kerwan.
Quelques lignes suffiront à dire ce qu'il était devenu pendant cette
période de son existence.
Lorsque P'tit-Bonhomme abandonna la maison en ruines, vers cinq heures
du soir, la nuit tombait déjà. N'ayant point rencontré M. Martin ni les
siens sur la route qui conduit à Tralee, il eut d'abord la pensée de
se diriger vers Limerick, où les constables, sans doute, avaient ordre
de conduire leurs prisonniers. Retrouver la famille Mac Carthy, la
rejoindre afin de partager son sort quel qu'il fût, cela lui semblait
tout indiqué. Que n'était-il assez grand, assez fort, pour gagner un
peu d'argent par son travail? Il aurait loué ses bras, il ne se serait
pas épargné à la peine... Hélas! à dix ans, que pouvait-il espérer? Eh
bien, plus tard, quand il recevrait de bons salaires, ce serait pour
ses parents adoptifs, et plus tard encore, sa fortune faite,--car il
saurait la faire,--il assurerait leur aisance, il leur rendrait le
bien-être dont il avait joui à la ferme de Kerwan.
[Illustration: «_SOME LIGHT_». (Page 247.)]
En attendant, sur cette route déserte, en pleine région dévastée par la
misère, abandonnée de ceux qu'elle ne suffisait plus à nourrir, perdu
au milieu d'une obscurité glaciale, jamais P'tit-Bonhomme ne s'était
senti si seul. A son âge, il est rare que les enfants ne tiennent
point par un lien quelconque, sinon à une famille, du moins à un
établissement de charité, qui les recueille et les élève. Mais, lui,
était-il autre chose qu'une feuille arrachée et roulée sur le chemin?
Cette feuille, elle va où le vent la pousse, et il en sera ainsi
jusqu'au moment où elle ne sera plus que poussière. Non! personne, il
n'y a personne qui puisse le prendre en pitié! S'il ne retrouve pas les
Mac Carthy, il ne saura que devenir... Et où les aller chercher?...
A qui demander ce qu'il est advenu d'eux?... Et s'ils se décident à
quitter le pays, en admettant qu'ils n'aient point été emprisonnés,
s'ils veulent émigrer, comme tant d'autres de leurs compatriotes, vers
le Nouveau-Monde?...
Notre garçonnet se résolut donc à marcher dans la direction de
Limerick,--à travers la plaine blanche de neige. La température
glaciale n'aurait pas été supportable, s'il eût soufflé quelque
âpre bise. Mais l'atmosphère était calme, et le moindre bruit se
fût fait entendre de loin. Il alla ainsi pendant deux milles, sans
rencontrer âme qui vive, à l'aventure peut-on dire, car il ne s'était
jamais risqué sur cette partie du comté, où naissent les premières
ramifications des montagnes. En avant, les massifs des sapinières
rendaient l'horizon plus obscur.
A cet endroit, P'tit-Bonhomme, déjà très fatigué de son voyage à
Tralee, sentit que les forces menaçaient de lui manquer, si endurant
qu'il fût. Ses jambes fléchissaient, ses pieds butaient dans les
ornières. Et pourtant, il ne voulait pas, non! il ne voulait pas
s'arrêter, et, se traînant avec peine, il parvint néanmoins à franchir
un demi-mille. Ce dernier effort accompli, il tomba le long d'un talus,
planté de grands arbres, dont les branches ployaient sous les festons
du givre.
Il y avait là un carrefour, formé par le croisement de deux routes, en
sorte que, s'il eût été capable de se relever, P'tit-Bonhomme n'aurait
su quelle direction il devait suivre. Étendu sur la neige, les membres
gelés, tout ce qu'il put faire, au moment où ses yeux se fermèrent, où
le sentiment des choses s'éteignit en lui, ce fut de crier:
«A moi... à moi!»
Presque aussitôt, des aboiements éloignés traversaient l'air sec et
froid de la nuit. Puis, ils se rapprochèrent, et un chien se dressa au
tournant de la route, le nez en quête, la langue pendante, les yeux
étincelants comme des yeux de chat.
En cinq ou six bonds, l'animal fut sur l'enfant... Que l'on se rassure,
ce n'était pas pour le dévorer, c'était pour le réchauffer, en se
couchant à son côté.
P'tit-Bonhomme ne tarda pas à reprendre ses sens. Il ouvrit les yeux,
et sentit qu'une langue chaude et caressante léchait ses mains glacées.
«Birk!» murmura-t-il.
C'était Birk, son unique ami, son fidèle compagnon à la ferme de Kerwan.
Comme il lui rendit ses caresses, tandis que la chaleur l'enveloppait
entre les pattes du bon animal. Cela le ranima. Il se dit qu'il n'était
plus seul au monde... Tous deux se mettraient à la recherche de la
famille Mac Carthy... Il n'était pas douteux que Birk n'eût voulu
l'accompagner après l'éviction... Mais pourquoi était-il revenu?...
Sans doute, les recors et les agents de la police l'avaient chassé à
coups de pierres, à coups de bâton?... En effet, les choses s'étaient
ainsi passées, et Birk, brutalement repoussé, avait dû revenir vers la
ferme. Maintenant, il saurait retrouver les traces des constables...
P'tit-Bonhomme n'aurait qu'à se fier à son instinct pour rejoindre M.
Mac Carthy...
Il se mit donc à causer avec Birk, ainsi qu'il le faisait pendant leurs
longues heures sur les pâtures de Kerwan. Birk lui répondait à sa
manière, poussant de ces petits aboiements qu'il n'était pas difficile
de comprendre.
«Allons, mon chien, dit-il, allons!»
Et Birk, gambadant, s'élança sur une des routes, en précédant son jeune
maître.
Mais il arriva ceci: c'est que Birk, se souvenant d'avoir été maltraité
par les gens de l'escorte, ne voulut pas prendre le chemin de Limerick.
Il suivit celui qui longe la limite du comté de Kerry et conduit
à Newmarket, une des bourgades du comté de Cork. Sans le savoir,
P'tit-Bonhomme s'éloignait de la famille Mac Carthy, et, lorsque le
jour revint, rompu de fatigue, accablé de besoin, il s'arrêta pour
demander asile et nourriture dans une auberge, à une douzaine de milles
au sud-est de la ferme.
En outre de son paquet de linge, P'tit-Bonhomme avait en poche, on ne
l'a pas oublié, ce qui restait de la guinée échangée chez le pharmacien
de Tralee. Une grosse somme, n'est-ce pas, cette quinzaine de
shillings! On ne va ni loin ni longtemps avec cela, quand on est deux
à se nourrir, même en économisant le plus possible, en ne dépensant
quotidiennement que quelques pence. C'est ce que fit notre garçon, et,
après vingt-quatre heures dans cette auberge, n'ayant eu qu'un grenier
pour chambre, rien que des pommes de terre à ses repas, il se remit en
route avec Birk.
Aux questions relatives aux Mac Carthy, l'aubergiste avait répondu
négativement, n'ayant jamais entendu parler de cette famille. Et, au
vrai, les évictions avaient été trop fréquentes cet hiver, pour que
l'attention publique se fût attachée aux scènes si attristantes de la
ferme de Kerwan.
P'tit-Bonhomme continua de marcher derrière Birk dans la direction de
Newmarket.
Son existence durant cinq semaines, jusqu'à l'arrivée dans cette
bourgade, on la devine. Jamais il ne tendit la main, non jamais! Sa
fierté naturelle, le sentiment de sa dignité, n'avaient pas fléchi au
milieu de ces nouvelles épreuves. Que parfois de braves gens, émus de
voir cet enfant presque sans ressources, lui eussent fait un peu plus
forte sa portion de pain, de légumes, de lard, qu'il venait acheter
dans les auberges, et qu'il ne payât qu'un penny ce qui en valait deux,
ce n'est pas mendier, cela. Il allait ainsi, partageant avec Birk,
tous deux couchant dans les granges, se blottissant sous les meules,
souffrant de la faim et du froid, épargnant le plus possible sur ce qui
restait de la guinée...
Il y eut quelques aubaines. A plusieurs reprises, P'tit-Bonhomme
profita d'un peu de travail. Pendant quinze jours, il demeura dans une
ferme pour soigner la bergerie en l'absence du berger. On ne le payait
pas, mais son chien et lui y gagnaient le logement et la nourriture.
Puis, la besogne achevée, il repartit. Quelques commissions qu'il fit
d'un village à l'autre lui valurent aussi deux ou trois shillings. Le
malheur, c'est qu'il ne trouva pas à se placer d'une façon durable.
C'était la mauvaise saison, celle où les bras sont inoccupés, et la
misère était si grande cet hiver!
D'ailleurs, P'tit-Bonhomme n'avait pas renoncé à rejoindre la famille
Mac-Carthy, bien qu'il se fût vainement enquis de ce qu'elle était
devenue. Marchant au hasard, il ne savait guère s'il se rapprochait
d'elle ou s'il s'en éloignait. A qui se serait-il adressé et qui aurait
pu le renseigner à cet égard? Dans une ville, une vraie ville, il
s'informerait.
Son unique crainte était qu'on s'inquiétât de le voir seul, abandonné,
sans protecteur, à son âge, et qu'on le ramassât comme vagabond pour
l'enfermer dans quelque ragged-school ou quelque workhouse. Non! Toutes
les duretés de la vie errante plutôt que de rentrer dans ces honteux
asiles!... Et puis, c'eût été le séparer de Birk, et cela, jamais!
«N'est-ce pas, Birk, lui disait-il en attirant la bonne grosse tête du
chien sur ses genoux, nous ne pourrions pas vivre l'un sans l'autre?»
Et, certainement, le brave animal lui répondait que cela serait
impossible.
Puis, de Birk, sa pensée remontait vers son ancien compagnon de Galway.
Il se demandait si Grip n'était pas comme lui, sans feu ni lieu. Ah!
s'ils s'étaient rencontrés, à deux, lui semblait-il, ils auraient pu
se tirer d'affaire!... A trois même, avec cette bonne Sissy, dont il
n'avait plus eu aucune nouvelle depuis qu'il avait quitté le cabin
de la Hard!... Ce devait être une grande fille maintenant... Elle
avait de quatorze à quinze ans... A cet âge, on est en condition au
village ou à la ville, on gagne sa vie rudement, sans doute, mais on
la gagne... Lui, quand il aurait cet âge, se disait-il, il ne serait
pas embarrassé de trouver une place... Quoi qu'il en fût, Sissy ne
pouvait l'avoir oublié... Tous ces souvenirs de sa première enfance lui
revenaient avec une surprenante intensité, les mauvais traitements de
la mégère, les cruautés de Thornpipe, le montreur de marionnettes...
Et alors, par comparaison, seul, libre, il se sentait moins à plaindre
qu'il ne l'avait été en ces temps maudits!
Cependant, à courir les routes du comté, les jours s'écoulaient, et
la situation ne se modifiait guère. Par bonheur, le mois de février
ne fut pas rigoureux cette année-là, et les indigents n'eurent point
à souffrir d'un froid excessif. L'hiver s'avançait. Il y avait lieu
d'espérer que l'époque des labours et des semailles de printemps ne
serait pas retardée. Les travaux des champs pourraient être repris de
bonne heure. Les moutons, les vaches seraient envoyés au pacage sur les
pâtures... P'tit-Bonhomme obtiendrait peut-être de l'ouvrage dans une
ferme?...
Il est vrai, durant cinq ou six semaines, il faudrait vivre, et, des
quelques shillings gagnés çà et là, aussi bien que de la guinée qui
constituait tout l'avoir de notre garçon, il ne restait plus qu'une
demi-douzaine de pence vers le milieu de février. Il avait pourtant
économisé sur sa nourriture quotidienne, et encore disons-nous
quotidienne, quoiqu'il n'eût ni mangé une seule fois à sa suffisance,
ni même mangé tous les jours. Il était très amaigri, la figure pâlie
par les privations, le corps affaibli par les fatigues.
Birk, efflanqué, la peau plissée sur ses côtes saillantes, ne
paraissait pas être en meilleur état. Réduit aux détritus jetés au
abords des villages, est-ce que P'tit-Bonhomme en serait bientôt à les
partager avec lui?...
Et pourtant, il ne désespérait pas. Ce n'était pas dans son caractère.
Il conservait une telle énergie qu'il se refusait toujours à mendier.
Alors, comment ferait-il, lorsque son dernier penny aurait été échangé
contre un dernier morceau de pain?...
Bref, P'tit-Bonhomme ne possédait plus que six à sept pence, lorsque,
le 13 mars, Birk et lui arrivèrent à Newmarket.
Il y avait deux mois et demi que, tous deux, ils suivaient ainsi les
chemins du comté, sans avoir pu se fixer nulle part.
Newmarket, située à vingt milles environ de Kerwan, n'est ni très
importante ni très peuplée. Ce n'est qu'une de ces bourgades dont
l'indolence irlandaise ne parvient jamais à faire une ville, et qui
périclitent plutôt qu'elles ne progressent.
Peut-être était-il regrettable que le hasard n'eût pas conduit
P'tit-Bonhomme dans la direction de Tralee? On le sait, la pensée de
la mer l'avait toujours hanté,--la mer, cette inépuisable nourricière
de tous ceux qui ont le courage de chercher à vivre d'elle! Lorsque le
travail manque dans les villes ou les campagnes, on ne chôme pas sur
l'Océan. Des milliers de navires le parcourent sans cesse. Le marin
a moins à redouter la pauvreté que l'ouvrier ou le cultivateur. Pour
le constater, ne suffisait-il pas de comparer la situation de Pat, le
second fils de Martin Mac Carthy, avec celle de la famille chassée
de la ferme de Kerwan? Et, bien que P'tit-Bonhomme se sentît plus
séduit par l'attrait du commerce que par le goût de la navigation, il
se disait qu'il avait l'âge où l'on peut s'embarquer en qualité de
mousse!...
C'est entendu, il ira plus loin que Newmarket; il poussera jusqu'au
littoral, du côté de Cork, centre d'un important mouvement maritime, il
cherchera un embarquement... En attendant, il fallait vivre, il fallait
gagner les quelques shillings nécessaires à la continuation du voyage,
et, cinq semaines après être arrivé à Newmarket avec Birk, il s'y
trouvait encore.
On doit se le rappeler, ce qui l'inquiétait surtout, c'était la crainte
d'être arrêté comme vagabond, de se voir enfermé dans quelque maison
de charité. Très heureusement, ses vêtements étaient en bon état, il
n'avait point l'apparence d'un petit pauvre. Le peu de linge dont il
s'était muni lui suffisait, ses souliers avaient résisté à la fatigue
du voyage. Il n'aurait pas à rougir de son accoutrement, quand il se
présenterait quelque part. On ne serait pas tenté de l'habiller et, en
même temps, de le nourrir aux frais de la paroisse.
Bref, il vécut de ces humbles métiers à la portée des enfants pendant
son séjour à Newmarket, commissions faites pour l'un ou pour l'autre,
légers bagages à porter, vente de boîtes d'allumettes qu'il put acheter
avec une demi-couronne gagnée un certain jour, et dont grâce à son
précoce instinct du commerce, il sut tirer un passable bénéfice. Sa
physionomie sérieuse le rendait intéressant, et les promeneurs étaient
disposés à lui prendre sa marchandise, lorsqu'il criait d'une voix
claire:
«Some light, sir... some light[7].»
[7] «De la lumière, monsieur», c'est-à-dire: du feu.
En somme, Birk et lui eurent moins à pâtir dans cette bourgade qu'au
long de leur pénible parcours à travers le comté. Il semblait même
que P'tit-Bonhomme, qui avait su se créer quelques ressources par son
intelligence, aurait peut-être dû demeurer à Newmarket, lorsque, dans
les derniers jours d'avril, le 29, il prit brusquement la route qui
conduit à Cork.
Il va de soi que Birk l'accompagnait, et, en ce moment, il avait tout
juste trois shillings et six pence dans sa poche.
Qui l'eût observé depuis la veille, aurait remarqué le changement qui
s'était opéré dans sa physionomie. En proie à une certaine anxiété, il
regardait autour de lui, comme s'il eût craint d'être espionné. Son pas
était rapide, et peu s'en fallait qu'il ne se mît à courir de toute la
vitesse de ses jambes.
Neuf heures du matin sonnaient, lorsqu'il dépassa les dernières maisons
de Newmarket. Le soleil brillait d'un vif éclat. Avec la fin d'avril,
débute le printemps de la Verte Erin. Un peu d'animation régnait dans
la campagne. Mais notre jeune garçon paraissait si préoccupé que la
charrue promenée sur le sol, les semeurs lançant la graine à large
volée, les animaux épars sur les pâtures, rien ne ravivait en lui les
souvenirs de Kerwan. Non! il allait toujours droit devant lui. Birk,
à son côté, lui lançait un regard interrogateur, et, cette fois, ce
n'était plus le chien qui guidait son jeune maître.
Six à sept milles furent franchis en deux heures, de Newmarket à
Kanturk. P'tit-Bonhomme traversa cette bourgade sans prendre le temps
de s'y reposer, ayant déjeuné en route d'un morceau de pain dont il
avait donné la moitié à son fidèle Birk, et, lorsqu'il s'arrêta,
l'horloge marquait midi au donjon de Trelingar-castle.
III
A TRELINGAR-CASTLE.
Au moment où la porte du pavillon s'ouvrait, l'intendant Scarlett se
préparait à franchir la grille de la cour d'honneur pour se rendre à
Kanturk, suivant les instructions de lord Piborne. Les chiens du comte
Ashton, sentant Birk, qui ne leur plaisait pas, se mirent à aboyer
furieusement.
P'tit-Bonhomme, craignant qu'il en résultât quelque bataille dans
laquelle Birk n'aurait pas eu l'avantage du nombre, lui fit signe de
s'éloigner, et l'obéissant animal alla se poster derrière un buisson de
manière à ne pas être vu.
En apercevant ce jeune garçon qui se présentait à la porte du château,
M. Scarlett lui cria de s'approcher.
«Que veux-tu?» lui dit-il d'un ton dur.
Car, si l'intendant se montrait doucereux avec les grandes personnes,
il affectait d'être brutal envers les enfants,--une aimable nature,
n'est-il pas vrai?
Les «grosses voix» n'étaient pas pour intimider notre garçonnet.
Il en avait entendu bien d'autres chez la Hard, avec Thornpipe, à
la ragged-school! Mais, comme il convenait, il ôta sa casquette en
s'avançant vers M. Scarlett, qu'il ne prit point pour Sa Seigneurie,
lord Piborne, châtelain du domaine de Trelingar.
[Illustration: «Que veux-tu?» (Page 248.)]
«Diras-tu ce que tu viens faire ici? redemanda M. Scarlett. S'il s'agit
de quelque aumône, tu peux décamper!... On ne donne pas aux petits
gueux de ton espèce... non! pas même un copper!»
Que de phrases inutiles, au milieu desquelles P'tit-Bonhomme ne
parvenait pas à glisser une réponse, tout en se rangeant pour éviter
les écarts du cheval. En même temps, les chiens, bondissant à travers
la cour, continuaient leur concert de grognements. De là, un tel
vacarme qu'on avait un peu de peine à s'entendre.
Aussi, M. Scarlett dût-il hausser la voix en ajoutant:
«Et je te préviens que si tu ne files pas, si je te retrouve aux abords
du château, je te conduirai par les oreilles à Kanturk, où l'on te
mettra à l'abri dans le workhouse!»
P'tit-Bonhomme ne se troubla ni des menaces qui lui étaient adressées
ni du ton dont elles étaient formulées. Mais, profitant d'une accalmie,
il put enfin répondre:
«Je ne demande pas l'aumône, monsieur, et jamais je ne l'ai demandée...
--Et tu ne l'accepterais pas?... répliqua ironiquement l'intendant
Scarlett.
--Non... de personne.
--Alors que viens-tu faire ici?
--Je désire parler à lord Piborne.
--A Sa Seigneurie?...
--A Sa Seigneurie.
--Et tu t'imagines qu'elle va te recevoir?...
--Oui, car il s'agit de quelque chose de très important.
--De très important?...
--Oui, monsieur.
--Et qu'est-ce donc?
--Je désire n'en parler qu'à lord Piborne.
--Eh bien, hors d'ici!... Le marquis n'est pas au château.
--J'attendrai...
--Pas à cette place du moins!
--Je reviendrai.»
Tout autre que cet odieux Scarlett eût été frappé de la ténacité
singulière de cet enfant, du caractère résolu de ses réponses. Il
se fût dit que, s'il était venu à Trelingar-castle, c'est qu'un
motif sérieux l'y avait conduit, et il lui eût prêté une attention
complaisante. Mais, s'en irritant, au contraire, et s'emportant:
«On ne parle pas ainsi à Sa Seigneurie lord Piborne! gronda-t-il. Je
suis l'intendant du château! C'est à moi que l'on s'adresse, et si tu
ne veux pas m'apprendre ce qui t'amène...
--Je ne puis le dire qu'à lord Piborne, et je vous prie de le
prévenir...
--Mauvais garnement, répondit M. Scarlett, en levant sa cravache,
déguerpis, ou les chiens vont te happer aux jambes!... Prends garde à
toi!...»
Et, surexcités par la voix de l'intendant, les chiens commençaient à se
rapprocher.
Toute la crainte de P'tit-Bonhomme était que Birk, s'élançant hors du
buisson, ne vînt à son secours,--ce qui eût compliqué les choses.
En ce moment, aux cris des chiens qui aboyaient avec une fureur
croissante, le comte Ashton parut au fond de la cour, et, s'avançant
vers la grille:
«Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il.
--C'est un garçon qui vient mendier...
--Je ne suis pas un mendiant! répéta P'tit-Bonhomme.
--Un galopin de grande route...
--Sauve-toi, vilain gueux, ou je ne réponds plus de mes chiens!»
s'écria le comte Ashton.
Et, en effet, ces animaux, que le jeune Piborne essayait de maîtriser,
devenaient très menaçants.
Mais voici que, sur le perron, au seuil de la porte centrale, lord
Piborne se montra dans toute sa majesté. S'apercevant alors que M.
Scarlett n'était pas encore parti pour Kanturk, il descendit d'un pas
mesuré les degrés du perron, traversa la cour d'honneur, s'informa de
la cause de ce retard et de ce bruit.
«Que Sa Seigneurie m'excuse, répondit l'intendant, c'est ce polisson
qui s'obstine, un mendiant...
--Pour la troisième fois, monsieur, insista Petit-Bonhomme, je vous
affirme que je ne suis pas un mendiant!
--Que veut ce garçon? demanda le marquis.
--Parler à Votre Seigneurie.»
Lord Piborne fit un pas, prit une attitude féodale, et, se redressant
de toute sa hauteur:
«Vous avez à me parler?» dit-il.
Il ne le tutoya pas, bien que ce ne fût qu'un enfant. Suprême
distinction, le marquis n'avait jamais tutoyé personne, ni la marquise,
ni le comte Ashton,--ni même, paraît-il, sa propre nourrice, quelque
cinquante ans avant.
«Parlez, ajouta-t-il.
--Monsieur le marquis est allé hier à Newmarket?...
--Oui.
--Hier, dans l'après-midi?...
--Oui.»
M. Scarlett n'en revenait pas. C'était ce gamin qui interrogeait, et Sa
Seigneurie daignait lui répondre!
«Monsieur le marquis, reprit l'enfant, n'avez-vous pas perdu un
portefeuille?...
--En effet, et ce portefeuille?...
--Je l'ai trouvé sur la route de Newmarket, et je vous le rapporte.»
Et il tendit à lord Piborne le portefeuille dont la disparition
avait causé tant de troubles, autorisé tant de soupçons, compromis
tant d'innocents à Trelingar-castle. Ainsi, dût son amour-propre en
souffrir, la faute en revenait à Sa Seigneurie, l'accusation contre les
domestiques tombait d'elle-même, et il n'était plus nécessaire, à son
vif déplaisir, que l'intendant allât requérir le constable de Kanturk.
Lord Piborne reçut le portefeuille, à l'intérieur duquel était inscrit
son nom avec son adresse, et il constata qu'il contenait les papiers et
la banknote.
«C'est vous qui avez ramassé ce portefeuille? demanda-t-il à
P'tit-Bonhomme.
--Oui, monsieur le marquis.
--Et vous l'avez ouvert, sans doute?
--Je l'ai ouvert pour savoir à qui il appartenait.
--Vous avez vu qu'il y avait une banknote... Mais peut-être n'en
connaissiez-vous pas la valeur?
--C'est une banknote de cent livres, répondit P'tit-Bonhomme sans
hésiter.
--Cent livres... ce qui vaut?...
--Deux mille shillings.
--Ah! vous savez cela, et, le sachant, vous n'avez pas eu la pensée de
vous approprier?...
--Je ne suis pas un voleur, monsieur le marquis, répliqua fièrement
P'tit-Bonhomme, pas plus que je ne suis un mendiant!»
Lord Piborne avait refermé le portefeuille, après en avoir retiré la
banknote qu'il serra dans sa poche. Quant au jeune garçon, il venait de
saluer, et faisait quelques pas en arrière, lorsque Sa Seigneurie lui
dit, sans laisser voir d'ailleurs que cet acte d'honnêteté l'eût touché:
«Quelle récompense voulez-vous pour avoir rapporté ce portefeuille?...
--Bah!... quelques shillings... opina le comte Ashton.
--Ou quelques pence, c'est tout ce que cela vaut!» se hâta d'ajouter M.
Scarlett.
P'tit-Bonhomme fut révolté à la pensée qu'on le marchandait, alors
qu'il n'avait rien réclamé, et il repartit:
«Il ne m'est dû pour cela ni pence ni shillings.»
Puis il se dirigea vers la route.
«Attendez, dit lord Piborne. Quel âge avez-vous?...
--Bientôt dix ans et demi.
--Et votre père... votre mère?...
--Je n'ai ni père ni mère.
--Votre famille?...
--Je n'ai pas de famille.
--D'où venez-vous?...
--De la ferme de Kerwan, où j'ai demeuré quatre ans, et que j'ai
quittée il y a quatre mois.
--Pourquoi?
--Parce que le fermier qui m'avait recueilli en a été chassé par les
recors.
--Kerwan?... reprit lord Piborne. C'est, je crois, sur le domaine de
Rockingham?...
--Votre Seigneurie ne se trompe pas, répondit l'intendant.
--Et maintenant, qu'allez-vous faire?... demanda le marquis à
P'tit-Bonhomme.
--Je vais retourner à Newmarket, où j'ai trouvé jusqu'ici à gagner de
quoi vivre.
--Si vous voulez rester au château, on pourra vous y occuper d'une
façon ou d'une autre.»
Certainement, c'était là une offre obligeante. Cependant, n'imaginez
pas que ce fût le cœur de ce hautain et insensible lord Piborne, qui
l'eût inspirée, ni qu'elle eût été accompagnée d'un sourire ou d'une
caresse.
P'tit-Bonhomme le comprit, et, au lieu de répondre avec empressement,
il se prit à réfléchir. Ce qu'il avait vu du château de Trelingar lui
donnait à penser. Il se sentait peu attiré vers Sa Seigneurie et vers
son fils Ashton, de physionomie railleuse et méchante, et pas du tout
vers l'intendant Scarlett, dont le brutal accueil l'avait tout d'abord
indigné. En outre, il y avait Birk. Si l'on voulait de lui, on ne
voudrait pas de Birk, et se séparer de son compagnon des bons et des
mauvais jours, il n'aurait jamais pu s'y résoudre.
Toutefois, cette proposition, alors qu'il était rien moins assuré
que de suffire à ses besoins, comment n'eût-il pas vu là un coup de
fortune? Aussi sa raison lui disait-elle qu'il devait l'accepter, qu'il
se repentirait peut-être d'être retourné à Newmarket!... Le chien
était embarrassant, il est vrai, mais il trouverait l'occasion d'en
parler... On consentirait à l'admettre, fût-ce en qualité de chien de
garde... Et puis, il ne serait pas employé au château sans quelque
profit, et en économisant...
«Eh bien... te décides-tu? grogna l'intendant, qui aurait voulu le voir
s'en aller au diable.
--Qu'est-ce que je gagnerai? demanda résolument P'tit-Bonhomme, poussé
par son esprit pratique.
--Deux livres par mois,» répondit lord Piborne.
Deux livres par mois!... Cela lui parut énorme, et, en réalité, c'était
assez inespéré pour un enfant de son âge.
«Je remercie Sa Seigneurie, dit-il, j'accepte son offre, et je ferai
mon possible pour la contenter.»
Et voilà comment P'tit-Bonhomme, admis le jour même parmi les gens du
château avec l'agrément de la marquise, se vit élevé, huit jours après,
aux éminentes fonctions de groom de l'héritier des Piborne.
Et pendant cette semaine, qu'était devenu Birk? Son maître avait-il osé
le présenter à la cour... du château, s'entend?... Non, car il y aurait
You have read 1 text from French literature.
Next - P'tit-bonhomme - 16
- Parts
- P'tit-bonhomme - 01
- P'tit-bonhomme - 02
- P'tit-bonhomme - 03
- P'tit-bonhomme - 04
- P'tit-bonhomme - 05
- P'tit-bonhomme - 06
- P'tit-bonhomme - 07
- P'tit-bonhomme - 08
- P'tit-bonhomme - 09
- P'tit-bonhomme - 10
- P'tit-bonhomme - 11
- P'tit-bonhomme - 12
- P'tit-bonhomme - 13
- P'tit-bonhomme - 14
- P'tit-bonhomme - 15
- P'tit-bonhomme - 16
- P'tit-bonhomme - 17
- P'tit-bonhomme - 18
- P'tit-bonhomme - 19
- P'tit-bonhomme - 20
- P'tit-bonhomme - 21
- P'tit-bonhomme - 22
- P'tit-bonhomme - 23
- P'tit-bonhomme - 24
- P'tit-bonhomme - 25
- P'tit-bonhomme - 26
- P'tit-bonhomme - 27
- P'tit-bonhomme - 28