Promenades autour d'un village - 8

eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous
saisiraient, vous battraient et vous tordraient dans l'eau ni plus ni
moins qu'une paire de bas.
Nous avons entendu souvent le battoir des lavandières fantastiques
résonner dans le silence de la nuit autour des mares désertes. C'est à
s'y tromper. C'est une espèce de grenouille qui produit ce bruit
formidable. Mais c'est bien triste de faire cette puérile découverte, et
de ne plus espérer l'apparition des terribles sorcières tordant leurs
haillons immondes à la brume des nuits de novembre, aux premières
clartés d'un croissant blafard reflété par les eaux. Un mien ami, homme
de plus d'esprit que de sens, je dois l'avouer, sujet à l'ivresse,
très-brave cependant devant les choses réelles, mais facile à
impressionner par les légendes du pays, fit deux rencontres de
lavandières qu'il ne racontait qu'avec une grande émotion.
Un soir, vers onze heures, dans une traîne charmante qui court en
serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du
ravin d'Ormous, il vit, au bord d'une source, une vieille qui battait et
tordait en silence. Quoique la fontaine soit mal famée, il ne vit rien
là de surnaturel, et dit à cette vieille:
--Vous lavez bien tard, la mère!
Elle ne répondit point. Il la crut sourde et s'approcha. La lune était
brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit distinctement
les traits de la vieille: elle lui était complètement inconnue, et il en
fut étonné, parce qu'avec sa vie de cultivateur, de chasseur et de
flâneur dans la campagne, il n'y avait pas pour lui de visage inconnu à
plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta lui-même ses
impressions en face de cette laveuse singulièrement vigilante:
--Je ne pensai à la tradition des lavandières de nuit que lorsque je
l'eus perdue de vue. Je n'y pensais pas avant de la rencontrer, je n'y
croyais pas, et je n'éprouvais aucune méfiance en l'abordant. Mais, dès
que je fus auprès d'elle, son silence, son indifférence à l'approche
d'un passant, lui donnèrent l'aspect d'un être absolument étranger à
notre espèce. Si la vieillesse la privait de l'ouïe et de la vue,
comment était-elle assez robuste pour être venue de loin, toute seule,
laver, à cette heure insolite, à cette source glacée où elle travaillait
avec tant de force et d'activité? Cela était au moins digne de remarque.
Mais ce qui m'étonna encore plus, c'est ce que j'éprouvai en moi-même:
je n'eus aucun sentiment de peur, mais une répugnance, un dégoût
invincible. Je passai mon chemin sans qu'elle tournât la tête. Ce ne fut
qu'en arrivant chez moi que je pensai aux sorcières des lavoirs, et
alors, j'eus très-peur, j'en conviens franchement, et rien au monde ne
m'eût décidé à revenir sur mes pas.
Une seconde fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet, vers
deux heures du matin. Il venait de Linières, où il assure qu'il n'avait
ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir; il était seul,
en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied
à terre à une montée et se trouva au bord de la route près d'un fossé où
trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande activité,
sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans aboyer.
Il passa sans trop regarder; mais à peine eut-il fait quelques pas,
qu'il entendit marcher derrière lui et que la lune dessina à ses pieds
une ombre très-allongée. Il se retourna et vit une de ces femmes qui le
suivait. Les deux autres venaient à quelque distance comme pour appuyer
la première.
--Cette fois, dit-il, je pensai bien aux lavandières; mais j'eus une
autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d'une taille si
élevée et celle qui me suivait avait tellement les proportions, la
figure et la démarche d'un homme, que je ne doutai pas un instant
d'avoir affaire à des plaisants de village, malintentionnés peut-être.
J'avais une bonne trique à la main. Je me retournai en disant:
«--Que me voulez-vous?
«Je ne reçus point de réponse; et, ne me voyant pas attaqué, n'ayant pas
de prétexte pour attaquer moi-même, je fus forcé de regagner mon
cabriolet, qui était assez loin devant moi, avec cet être désagréable
sur mes talons. Il ne me disait rien et semblait se faire un malin
plaisir de me tenir sous le coup d'une attaque. Je tenais toujours mon
bâton prêt à lui casser la mâchoire au moindre attouchement; et
j'arrivai ainsi à mon cabriolet avec mon poltron de chien, qui ne disait
mot et qui y sauta avec moi. Je me retournai alors, et, quoique j'eusse
entendu jusque-là des pas sur les miens et vu une ombre marcher à côté
de moi, je ne vis personne. Seulement, je distinguai, à trente pas
environ en arrière, à la place où je les avais vues laver, ces trois
grandes diablesses sautant, dansant et se tordant comme des folles sur
le revers du fossé.
Je vous donne cette histoire pour ce qu'elle vaut; mais elle m'a été
racontée de très-bonne foi, et vous le garantis. Mettez cela en partie
au chapitre des hallucinations.
L'orme Râteau est un arbre magnifique, qui existait, dit-on, déjà grand
et fort, au temps de Charles VII. Comme un orme qu'il est, il n'a pas de
loin une grande apparence, et son branchage affecte assez la forme du
râteau, dont il porte le nom. Mais ce n'est là qu'une coïncidence
fortuite avec la légende traditionnelle qui l'a baptisé. De près, il
devient imposant par sa longue tige élancée, sillonnée de la foudre et
plantée comme un monument à un vaste carrefour des chemins communaux.
Ces chemins, larges comme des prairies, incessamment tondus par les
troupeaux du prolétaire, sont couverts d'une herbe courte, où la ronce
et le chardon croissent en liberté. La plaine est ouverte à une grande
distance, fraîche quoique nue, mais triste et solennelle malgré sa
fertilité. Une croix de bois est plantée sur un piédestal de pierre qui
est le dernier vestige de quatre statues fort anciennes disparues depuis
la révolution de 93. Cette décoration monumentale dans un lieu si peu
fréquenté atteste un respect traditionnel; et les paysans des environs
ont une telle opinion de l'orme Râteau, qu'ils prétendent qu'on ne peut
l'abattre, parce qu'il est sur la carte de Cassini. Mais ce chemin
communal, abandonné aujourd'hui aux piétons, et que traverse à de rares
intervalles le cheval d'un meunier ou d'un gendarme, était jadis une des
grandes voies de communication de la France centrale. On l'appelle
encore aujourd'hui le chemin des Anglais. C'était la route militaire, le
passage des armées que franchit l'invasion, et que Duguesclin leur fit
repasser l'épée dans le dos, après avoir délivré Sainte-Sévère, la
dernière forteresse de leur occupation.
Ce détail n'est consigné dans aucune histoire, mais la tradition est là
qui en fait foi; et maintenant, voici la légende de l'orme Râteau, qui
est jolie, malgré la nature des animaux qui y jouent leur rôle.
Un jeune garçon gardait un troupeau de porcs autour de l'orme Râteau.
Il regardait du côté de la Châtre, lorsqu'il vit accourir une grande
bande armée qui dévastait les champs, brûlait les chaumières, massacrait
les paysans et enlevait les femmes. C'étaient les Anglais, qui
descendaient de la Marche sur le Berry et qui s'en allaient ravager
Saint-Chartier. Le porcher éloigna son troupeau, se tint à distance et
vit passer l'ennemi comme un ouragan. Quand il revint sous l'orme avec
son troupeau, la peur qu'il avait ressentie fit place à une grande
colère contre les Anglais et contre lui-même.
--Quoi! pensa-t-il, nous nous laissons abîmer ainsi sans nous
défendre?... Nous sommes trop lâches! Il y faut aller!
Et, s'approchant de la statue de saint Antoine, qui était une des quatre
autour de l'orme:
--Bon saint Antoine, lui dit-il, il faut que j'aille contre ces Anglais,
et je n'ai pas le temps de rentrer mes bêtes. Pendant ce temps-là, ces
méchants-là nous feraient trop de mal. Prends mon bâton, bon saint, et
veille sur mes porcs pendant trois jours et trois nuits; je te les
donne en garde.
Là-dessus, le jeune gars mit sa binette de porcher (qui est un court
bâton avec un triangle de fer au bout) dans les mains de la statue, et,
jetant là ses sabots, _s'en courut_ à Saint-Chartier, où, pendant trois
jours et trois nuits, il fit rage contre les Anglais avec les bons
garçons de l'endroit, soutenus des bons hommes d'armes de France. Puis,
quand l'ennemi fut chassé, il s'en revint à son troupeau; il compta ses
porcs, et pas un ne manquait; et cependant il avait passé là bien des
traînards, bien des pillards et bien des loups attirés par l'odeur du
carnage. Le jeune porcher reprit à saint Antoine son sceptre rustique,
le remercia à genoux, et, sans rêver les hautes destinées et la grande
mission de Jeanne Darc, content d'avoir au moins donné son coup de main
à l'oeuvre de délivrance, il garda ses cochons comme devant.
Une autre tradition plus confuse attribue à l'orme Râteau une moins
bénigne influence. Des enfants, saisis de vertige, auraient eu
l'horrible idée de jouer leur vie aux petits palets et auraient enterré
vivant le perdant sous la pierre de saint Antoine.
Mais voici la légende principale et toujours en crédit de l'orme Râteau.
Un _monsieur_ s'y promène la nuit; il en fait incessamment le tour. On
le voit là depuis que le monde est monde. Quel est-il? Nul ne le sait.
Il est vêtu de noir, et il a vingt pieds de haut. C'est un _monsieur_,
car _il suit les modes_; on l'a vu au siècle dernier en habit noir
complet, culotte courte, souliers à boucles, l'épée au côté; sous le
Directoire, on l'a vu en oreilles de chien et en large cravate.
Aujourd'hui, il s'habille comme vous et moi; mais il porte toujours son
grand râteau sur l'épaule, et gare aux jambes des gens ou des bêtes qui
passent dans son ombre. Du reste, pas méchant homme, et ne se faisant
connaître qu'à ceux qui ont _le secret_.
Si vous n'y croyez, allez-y voir. Nous y avons été à l'heure solennelle
du lever de la lune; nous l'avons appelé par tous les noms possibles, en
lui disant toujours _monsieur_, très-poliment; mais nous n'avons pas
trouvé le nom auquel il lui plaît de répondre, car il n'est pas venu;
et, d'ailleurs, il n'aime pas la plaisanterie, et, pour le voir, il
faut avoir peur de lui.
Si vous aimez ces contes populaires et si vous voulez chercher plus
sérieusement leur origine, lisez un livre à la fois très-savant et
très-amusant, qui est l'ouvrage d'une femme, _la Normandie romanesque et
merveilleuse_, par mademoiselle Amélie Bosquet; vous y retrouverez
toutes les légendes de la France et celles de votre endroit par
conséquent. Vous y apprendrez toute l'histoire des superstitions
humaines, variant seulement par quelques détails, selon les localités:
ceci est la preuve que l'humanité est encore bien près de son berceau,
ou qu'elle est bien tenace et bien uniforme dans son aptitude à passer
par le même chemin et à se nourrir des mêmes idées.
Nous avons montré les souvenirs de l'antiquité modifiés dans les idées
ou dans les rêves de la race berrichonne par l'influence du
christianisme primitif et du moyen âge. Il y a là un monde de fantaisies
perdu pour les classes éclairées, et qui tend aussi à s'effacer de la
croyance et de la mémoire des classes rustiques. Il n'est donc pas sans
intérêt de recueillir les fragments, épars dans toutes les provinces de
France, de cette poésie terrible, riante ou burlesque, qui, dans un
demi-siècle peut-être, n'aura plus ni bardes, ni rapsodes, ni adeptes.
L'Allemagne passe pour être la terre classique du fantastique. Cela
tient à ce que des écrivains anciens et modernes ont fixé la légende
dans le poëme, le conte et la ballade. Notre littérature française,
depuis le siècle de Louis XIV surtout, a rejeté cet élément comme
indigne de la raison humaine et de la dignité philosophique. Le
romantisme a fait de vains efforts pour dérider notre scepticisme; nous
n'avons su qu'imiter la fantaisie allemande. Le merveilleux slave, bien
autrement grandiose et terrifiant, nous a été révélé par des traductions
incomplètes qui ne sont pas devenues populaires. On n'a pas osé imiter
chez nous des sabbats lugubres et sanglants comme ceux d'Adam
Mickiewicz.
La France populaire des campagnes est tout aussi fantastique cependant
que les nations slaves ou germaniques; mais il lui a manqué, il lui
manquera probablement un grand poëte pour donner une forme précise et
durable aux élans, déjà affaiblis, de son imagination.
Une seule province de France est à la hauteur, dans sa poésie, de ce que
le génie des plus grands poëtes et celui des nations les plus poétiques
ont jamais produit: nous oserons dire qu'elle les surpasse. Nous voulons
parler de la Bretagne. Mais la Bretagne, il n'y a pas longtemps que
c'est la France. Quiconque a lu _les Barza-Breiz_, recueillis et
traduits par M. de la Villemarqué, doit être persuadé avec moi,
c'est-à-dire pénétré intimement de ce que j'avance. _Le Tribut de
Nomenoé_ est un poëme de cent quarante vers, plus grand que l'_Iliade_,
plus complet, plus beau, plus parfait qu'aucun chef-d'oeuvre sorti de
l'esprit humain. _La Peste d'Éliant, les Nains, Desbreiz_ et vingt
autres diamants de ce recueil breton attestent la richesse la plus
complète à laquelle puisse prétendre une littérature lyrique. Il est
même fort étrange que cette littérature, révélée à la nôtre par une
publication qui est dans toutes les mains depuis plusieurs années, n'y
ait pas fait une révolution. Macpherson a rempli l'Europe du nom
d'Ossian; avant Walter Scott, il avait mis l'Écosse à la mode. Vraiment,
nous n'avons pas assez fêté notre Bretagne, et il y a encore des lettrés
qui n'ont pas lu les chants sublimes devant lesquels, convenons-en, nous
sommes comme des nains devant des géants. Singulières vicissitudes que
subissent le beau et le vrai dans l'histoire de l'art!
Qu'est-ce donc que cette race armoricaine qui s'est nourrie, depuis le
druidisme jusqu'à la chouannerie, d'une telle moelle? Nous la savions
bien forte et fière, mais pas grande à ce point avant qu'elle eût chanté
à nos oreilles. Génie épique, dramatique, amoureux, guerrier, tendre,
triste, sombre, moqueur, naïf, tout est là! Et au-dessus de ce monde de
l'action et de la pensée plane le rêve: les sylphes, les gnomes, les
djinns de l'Orient, tous les fantômes, tous les génies de la mythologie
païenne et chrétienne voltigent sur ces têtes exaltées et puissantes. En
vérité, aucun de ceux qui tiennent une plume ne devrait rencontrer un
Breton sans lui ôter son chapeau.
Nous voici bien loin de notre humble Berry, où j'ai pourtant retrouvé,
dans la mémoire des chanteurs rustiques, plusieurs romances et ballades
exactement traduites, en vers naïfs et bien berrichons, des textes
bretons publiés par M. de la Villemarqué. Revendiquerons-nous la
propriété de ces créations, et dirons-nous qu'elles ont été traduites du
berrichon dans la langue bretonne? Non.--Elles portent clairement leur
brevet d'origine en tête. Le texte dit: _En revenant de Nantes_, etc.
Et ailleurs: _Ma famille de Nantes_, etc.
Le Berry a sa musique, mais il n'a pas sa littérature, ou bien elle
s'est perdue comme aurait pu se perdre la poésie bretonne si M. de la
Villemarqué ne l'eût recueillie à temps. Ces richesses inédites
s'altèrent insensiblement dans la mémoire des bardes illettrés qui les
propagent. Je sais plusieurs complaintes et ballades berrichonnes qui
n'ont plus ni rime ni raison, et où, ça et là, brille un couplet d'une
facture charmante, qui appartient évidemment à un texte original
affreusement corrompu quant au reste.
Pour être privée de ses archives poétiques, l'imagination de nos
paysans n'est pas moins riche que celle des Allemands, et ce sens
particulier de l'hallucination dont j'ai parlé l'atteste suffisamment.
Une des plus singulières apparitions est celle des _meneurs de nuées_,
autour des mares ou au beau milieu des étangs. Ces esprits nuisibles se
montrent aux époques des débordements de rivières, et provoquent le
fléau des pluies torrentielles intempestives. Autant qu'on peut saisir
leurs formes vagues dans la trombe qu'ils soulèvent, on reconnaît parmi
eux, assez souvent, des gens mal famés dans le pays, des gens qui ne
possèdent rien, bien entendu, sur la terre du bon Dieu, et qui ne
souhaitent que le mal des autres. Réunis aux génies des nuages, armés de
pelles ou de balais, vêtus de haillons fangeux et incolores, ils
s'agitent frénétiquement, _ils dansent et enragent_, comme disent les
ballades bretonnes; et le voyageur attardé qui les aperçoit sur les
flaques brumeuses semées dans les landes désertes, doit se hâter de
gagner son gîte, sans les déranger et sans leur montrer qu'il les a vus.
Certainement ils se mettraient, en bourrasque, à ses trousses, et il
n'y ferait pas bon.
On est étonné de voir combien les scènes de la nature impressionnent le
paysan. Il semblerait qu'elles doivent agir davantage sur l'imagination
des habitants des villes, et que l'homme, accoutumé dès son enfance à
errer ou à travailler le jour et la nuit dans une même localité, en
connaît si bien les détails et les différents aspects, qu'il ne puisse
plus y ressentir ni étonnement ni trouble. C'est tout le contraire: le
braconnier qui, depuis quarante ans, chasse au collet ou à l'affût, à la
nuit tombante, voit les animaux même dont il est le fléau, prendre, dans
le crépuscule, des formes effrayantes pour le menacer. Le pêcheur de
nuit, le meunier qui vit sur la rivière même, peuplent de fantômes les
brouillards argentés par la lune; l'éleveur de bestiaux qui s'en va lier
les boeufs ou conduire les chevaux au pâturage, après la chute du jour
ou avant son lever, rencontre dans sa haie, dans son pré, sur ses bêtes
même, des êtres inconnus, qui s'évanouissent à son approche, mais qui le
menacent en fuyant. Heureuses, selon nous, ces organisations
primitives, à qui sont révélés les secrets du monde surnaturel, et qui
ont le don de voir et d'entendre de si étranges choses! Nous avons beau
faire, nous autres, écouter des histoires à faire dresser les cheveux
sur la tête, nous battre les flancs pour y croire, courir la nuit dans
les lieux hantés par les esprits, attendre et chercher la peur
inspiratrice, mère des fantômes, le diable nous fuit comme si nous
étions des saints: Lucifer défend à ses milices de se montrer aux
incrédules.
Les animaux sorciers ne sont pas rares: c'est pourquoi il faut faire
attention à ce qu'on dit devant certains d'entre eux. Un métayer de nos
environs voyait tous les jours un vieux lièvre s'arrêter à peu de
distance de lui, se lécher les pattes, et le regarder d'un air narquois;
or, ce métayer finit, en y faisant bien attention, par reconnaître son
propriétaire sous le déguisement dudit lièvre. Il lui ôta son chapeau,
pour lui faire entendre qu'il n'était point sa dupe et que la
plaisanterie était inutile. Mais le bourgeois, qui était malin, parut ne
pas comprendre, et continua à le surveiller sous cette apparence.
Cela fâcha le métayer, qui était honnête homme, et que le soupçon
blessait d'autant plus, que son maître, lorsqu'il venait chez lui sous
figure de chrétien, ne lui marquait aucune méfiance. Il prit son fusil
un beau soir, comptant bien lui faire peur, et le corriger de cette
manie de faire le lièvre. Il essaya même de le coucher en joue; mais la
preuve que cet animal n'était pas plus lièvre que vous et moi, c'est que
le fusil ne l'inquiéta nullement, et qu'il se mit à rire.
--Ah çà! écoutez, not' maître! s'écria le brave homme perdant patience;
ôtez-vous de là, ou, aussi vrai que j'ai reçu le baptême, je vous
flanque mon coup de fusil.
M. _Trois-Étoiles_ ne se le fit pas dire deux fois: il vit que le paysan
était _émalicé_ tout de bon, et, prenant la fuite, il ne reparut plus.
On a vu souvent des animaux de ce genre, frappés et blessés, disparaître
également; mais, le lendemain, la personne soupçonnée ne se montrait
pas, et, si on allait chez elle, on la trouvait au lit, fort endommagée.
On aurait pu retirer de son corps le plomb qui était entré dans celui
de la bête, car, aussi vrai que ces choses se sont vues, c'était le même
plomb.
Un animal plus incommode encore que ceux qui espionnent l'ouvrier des
champs, c'est celui _qui se fait porter_. Celui-là est un ennemi
déclaré, qui n'écoute rien, et qui se montre sous diverses formes,
quelquefois même sous celle d'un homme tout pareil à celui auquel il
s'adresse. En se voyant ainsi face à face avec son sosie, on est fort
troublé, et, quelque résistance qu'on fasse, il vous saute sur les
épaules. D'autres fois, on sent son poids qui est formidable, sans rien
voir et sans rien entendre. La plus mauvaise de ces apparitions est
celle de la levrette blanche. Quand on l'aperçoit, d'abord elle est
toute petite; mais elle grandit peu à peu, elle vous suit, elle arrive à
la taille d'un cheval et vous monte sur le dos. Il est avéré qu'elle
pèse deux ou trois mille livres; mais il n'y a point à s'en défendre, et
elle ne vous quitte que quand vous apercevez la porte de votre maison.
C'est quand on s'est attardé au cabaret qu'on rencontre cette bête
maudite. Bien heureux quand elle n'est pas accompagnée de deux ou trois
feux follets qui vous entraînent dans quelque marécage ou rivière pour
vous y faire noyer.
La cocadrille, bien connue au moyen âge, existe encore dans les ruines
des vieux manoirs. Elle erre sur les ruines la nuit, et se tient cachée
le jour dans la vase et les roseaux. Si on l'aperçoit alors, on ne s'en
méfie point, car elle a la mine d'un petit lézard; mais ceux qui la
connaissent ne s'y trompent guère et annoncent de grandes maladies dans
l'endroit, si on ne réussit à la tuer avant qu'elle ait vomi son venin.
Cela est plus facile à dire qu'à faire. Elle est à l'épreuve de la balle
et du boulet, et, prenant des proportions effrayantes d'une nuit à
l'autre, elle répand la peste dans tous les endroits où elle passe. Le
mieux est de la faire mourir de faim, ou de la dégoûter du lieu qu'elle
habite en desséchant les fosses et les marais à eaux croupissantes. La
maladie s'en va avec elle.
Le _follet, fadet_ ou _farfadet_, n'est point un animal, bien qu'il lui
plaise d'avoir des ergots et une tête de coq; mais il a le corps d'un
petit homme, et, en somme, il n'est ni vilain ni méchant, moyennant
qu'on ne le contrariera pas. C'est un pur esprit, un bon génie connu en
tout pays, un peu fantasque, mais fort actif et soigneux des intérêts de
la maison. En Berry, il n'habite pas le foyer, il ne fait pas l'ouvrage
des servantes, il ne devient pas amoureux des femmes. Il hante
quelquefois les écuries comme ses confrères d'une grande partie de la
France; mais c'est la nuit, au pâturage, qu'il prend particulièrement
ses ébats. Il y rassemble les chevaux par troupes, se cramponne à leur
crinière, et les fait galoper comme des fous à travers les prés. Il ne
paraît pas se soucier énormément des gens à qui ces chevaux
appartiennent. Il aime l'équitation pour elle-même; c'est sa passion, et
il prend en amitié les animaux les plus ardents et les plus fougueux. Il
les fatigue beaucoup, car on les trouve en sueur quand il s'en est
servi; mais il les frotte et les panse avec tant de soin, qu'ils ne s'en
portent que mieux. Chez nous, on connaît parfaitement les chevaux
_pansés du follet_. Leur crinière est nouée par lui de milliards de
noeuds inextricables.
C'est une maladie du crin, une sorte de plique chevaline, assez
fréquente dans nos pâturages. Ce crin est impossible à démêler, cela est
certain; mais il est certain aussi qu'on peut le couper sans que
l'animal en souffre, et que c'est le seul parti à prendre.
Les paysans s'en gardent bien. Ce sont les étriers du follet; et, s'il
ne les trouvait plus pour y passer ses petites jambes, il pourrait
tomber; et, comme il est fort colère, il tuerait immédiatement la pauvre
bête tondue.
Le ministère de l'instruction publique va faire publier le recueil des
chants populaires de la France. C'est une très-bonne idée, dont la
réalisation devenait nécessaire; mais cela arrive bien tard, nous le
craignons. Pour que la recherche fût tant soit peu complète, il faudrait
envoyer dans chaque province une personne compétente, exclusivement
chargée de ce soin. Les lettrés ou amateurs que l'on va consulter
apporteront les récoltes du hasard. Qui donc aura eu le temps et la
patience de reconstruire, parmi cent versions altérées d'une chose
intéressante, le type primitif? S'il s'agit de recueillir le plus de
poésies inédites qu'il sera possible, et, selon nous, toute
l'importance, toute l'utilité de cette publication est là, le travail
demanderait plusieurs années ou un grand nombre d'explorateurs. Les
commentateurs ne manqueront pas; mais les véritables découvertes seront
fort rares ou fort incomplètes, si l'on ne procède consciencieusement et
par des recherches toutes spéciales.
Notre avis est que la publication du texte musical serait indispensable.
Dans la chanson populaire, les paroles se passent si peu de l'air, que,
si vous les lisez, elles ne vous disent rien, tandis qu'elles vous
surprennent, vous charment ou vous exaltent si vous les entendez
chanter. C'est là, d'ailleurs, qu'il y aurait, _à coup sûr_, des
merveilles à découvrir et à sauver du néant qui va les atteindre. La
musique a toujours été plus négligée que la littérature par les
gouvernements. Elle n'a pas d'archives; combien de chefs-d'oeuvre de
maîtres inconnus ont péri et périront chaque jour! sans parler de
chefs-d'oeuvre d'illustres maîtres qui n'ont jamais paru, et qui
disparaîtront entièrement, faute d'une initiative ministérielle! La
spéculation ne fera jamais ce travail de recherche consciencieuse, et
jamais ne s'exposera au risque le plus insignifiant pour déterrer les
trésors oubliés.
Quoi qu'on en dise, il y a pour les arts, comme pour tous les progrès,
des travaux que l'État seul peut entreprendre et diriger, tant que les
artistes et les industriels n'auront pas de véritables corporations.
Mais nous voici bien loin de notre sujet; rentrons-y en disant que les
paysans sont de grands enfants et de vrais fous, peut-être; mais qu'il
n'y a pas de vraie poésie sans un certain dérèglement d'imagination et
beaucoup de naïveté.
Le sujet n'est pas épuisé, il est peut-être inépuisable; car chaque jour
amène une révélation, et arrache à ce vieux monde de superstitions, qui
dure encore au fond des campagnes, un aveu de ses croyances, de ses
terreurs, de sa poésie.
Un de mes compatriotes berrichons, M. Laisnel de la Salle, a publié dans
ces derniers temps (dans le _Moniteur de l'Indre_) une série
d'excellents articles, qui, réunis en volume, constitueront une
histoire spéciale de cette face de la vie rustique et prolétaire: les
_Traditions, Préjugés, Dictons et Locutions populaires_ de nos
localités. Cet ouvrage n'est pas un résumé de fantaisies, c'est une
recherche consciencieuse de faits acquis à la croyance ou à l'habitude
générale de nos hameaux et petites villes; ce n'en est pas moins un
travail qui amuse et intéresse sans fatiguer l'esprit un seul instant.
Nous avons trouvé avec plaisir, dans un des chapitres de ce livre, une
mention explicative du _grand Bissêtre_, dont nous avions beaucoup
entendu parler sans pouvoir deviner son origine, bien simple cependant.
Mais les explications simples arrivent, on le sait, quand on est las de
tirer par les cheveux les commentaires extravagants, et je n'en avais
fait que de ceux-là.
«Aux environs de la Châtre, dit notre auteur, le peuple croit qu'une
sorte de génie malfaisant (qu'il appelle le _grand Bissêtre_) préside
aux événements qui ont lieu dans les années bissextiles. On dit que,
lorsqu'une femme accouche dans l'année où le _Bissêtre saute_ elle met
immanquablement au monde une fille ou deux jumeaux, et reste sept ans
sans avoir d'enfants.
«À Dijon, en ces sortes d'années,» dit la Monnoye, «le vulgaire pense
que _Bissêtre cor_ (court), et qu'ainsi on ne doit rien entreprendre
d'important.»
«Bissêtre est donc un vieux mot dérivé de Bissexte, et était synonyme de
_malheur, infortune_.
«Pour ce que Bissextre eschiet,
L'an en sera tout desbauchiet.»
(Molinet.--_Le Calendrier_.)