Promenades autour d'un village - 6

--Prie donc mademoiselle de Montmorency d'aller tirer de l'eau à la
fontaine!
Nous partons, comblés de politesses et d'amitiés.
Le maître d'école nous force à accepter un pigeonneau, et Moreau
remplit notre panier de truites.
Herminea, qui a encore eu un peu de migraine, ne sait à qui entendre,
tout le monde voulant savoir si elle est guérie. Nul n'a intérêt à lui
complaire, tous sont frappés de sa grâce et de sa douceur, et lui
témoignent leur sympathie.
Vraiment, nous ne quittons jamais cet aimable village sans un regret
attendri. Y aura-t-il plus tard un revers de médaille, comme à toutes
les choses de ce bas monde?
Nous verrons bien!


LE BERRY


I
MOEURS ET COUTUMES

On m'a fait l'honneur ou plutôt l'amitié de me dire quelquefois (car
l'amitié seule peut trouver de pareilles comparaisons) que j'avais été
le Walter Scott du Berry. Plût à Dieu que je fusse le Walter Scott de
n'importe quelle localité! Je consentirais à être celui de
Quimper-Corentin, pourvu que je pusse mériter la moitié du
parallèle.--Mais ce n'est pas la faute du Berry, s'il n'a pas trouvé son
Walter Scott. Toute province, explorée avec soin ou révélée à
l'observation par une longue habitude, offre certainement d'amples
sujets au chroniqueur, au peintre, au romancier, à l'archéologue. Il
n'est point de paysage si humble, de bourgade si ignorée, de population
si tranquille, que l'artiste n'y découvre ce qui échappe au regard du
passant indifférent ou désoeuvré.
Le Berry n'est pas doué d'une nature éclatante. Ni le paysage ni
l'habitant ne sautent aux yeux par le côté pittoresque, par le caractère
tranché. C'est la patrie du calme et du sang-froid. Hommes et plantes,
tout y est tranquille, patient, lent à mûrir. N'y allez chercher ni
grands effets ni grandes passions. Vous n'y trouverez de drames ni dans
les choses ni dans les êtres. Il n'y a là ni grands rochers, ni
bruyantes cascades, ni sombres forêts, ni cavernes mystérieuses ... des
brigands encore moins! Mais des travailleurs paisibles, des pastoures
rêveuses, de grandes prairies désertes où rien n'interrompt, ni le jour
ni la nuit, le chant monotone des insectes; des villes dont les moeurs
sont stationnaires, des routes où, après le coucher du soleil, vous ne
rencontrez pas une âme, des pâturages où les animaux passent au grand
air la moitié de l'année, une langue correcte qui n'a d'inusité que son
ancienneté, enfin tout un ensemble sérieux, triste ou riant, selon la
nature du terrain, mais jamais disposé pour les grandes émotions ou les
vives impressions extérieures. Peu de goût, et plutôt, en beaucoup
d'endroits, une grande répugnance pour le progrès. La prudence est
partout le caractère distinctif du paysan. En Berry, la prudence va
jusqu'à la méfiance.
Le Berry offre, dans ces deux départements, des contrastes assez
tranchés, sans sortir cependant du caractère général. Il y a là, comme
dans toutes les étendues de pays un peu considérables, des landes, des
terres fertiles, des endroits boisés, des espaces découverts et nus:
partant, des différences dans les types d'habitants, dans leurs goûts,
dans leurs usages. Je ne me laisserai pas entraîner à une description
complète, je n'y serais pas compétent, et je sortirais des bornes de mon
sujet, qui est de faire ressortir une sorte de type général, lequel
résume, je crois, assez bien le caractère de l'ensemble.
Ce résumé de la couleur essentielle du Berry, je le prends sous ma main,
dans le coin que j'habite et dont je ne sors presque plus, dans
l'ensemble de vallons et de plaines que j'appelle la _vallée Noire_, et
qui forme géographiquement, en effet, une grande vallée de la surface de
quarante lieues carrées environ.
Cette vallée, presque toute fertile et touchant à la Marche et au
Bourbonnais vers le midi, est le point le plus reculé de la province et
le plus central de la France. Ses tendances stationnaires, l'antiquité
de ses habitudes et la conservation de son vieux langage s'expliquent
précisément par cette situation. Les routes y sont une invention toute
moderne; il n'y a pas plus de vingt ans que les transports et les
voyages s'y font avec facilité, et on ne peut pas dire encore qu'ils s'y
fassent avec promptitude. Rien n'attire l'étranger chez nous; le voisin
y vient à peine; aucune ligne de grande communication ne traverse nos
hameaux et nos villes, et ne les met en rapport avec des gens d'un peu
loin. Un pays ainsi placé se suffit longtemps à lui-même quand il est
productif et salubre. Le petit bourgeois s'imagine que sa petite ville
est la plus belle de l'univers, le paysan estime que nulle part sous le
ciel ne mûrit un champ aussi bien cultivé que le sien. De là
l'immobilité de toutes choses. Les vieilles superstitions, les préjugés
obstinés, l'absence d'industrie, l'_arcan_ antique, le travail lent et
dispendieux des grands boeufs, le manque de bien-être dont on ne
s'aperçoit pas, parce qu'on ne le connaît pas, une certaine fierté à la
fois grandiose et stupide, un grand fonds d'égoïsme, et de là aussi
certaines vertus et certaine poésie qui sont effacées ailleurs ou
remplacées par autre chose.
Le travail de la terre absorbe partout le paysan. Il est soutenu, lent
et pénible. Dans notre vallée Noire, on laboure encore à sillons étroits
et profonds avec des boeufs superbes et une charrue sans roues, la même
dont on se servait du temps des Romains. On moissonne encore le blé à la
faucille, travail écrasant pour l'homme et dispendieux pour le fermier.
Les prairies naturelles sont magnifiques, mais insuffisantes pour la
nourriture des bestiaux, et, par conséquent, pour l'engrais de la terre.
Impossible de faire comprendre au cultivateur berrichon qu'un moindre
espace de terrain _emblédé_ (comme il dit pour emblavé) rapporterait le
triple et le quadruple s'il était abondamment fumé, et que le reste de
cette terre amaigrie et épuisée fût consacré à des prairies
artificielles. «Mettre du trèfle et de la luzerne là où le blé peut
pousser! vous répond-il; ah! ce serait trop dommage!» Il croit que Dieu
lui a donné cette bonne terre pour n'y semer jamais que du froment,
c'est pour lui le grain sacré; et y laisser pousser autre chose serait
une profanation dont le ciel le punirait en frappant son champ de
stérilité.
Le paysan de la vallée Noire est généralement trapu et ramassé jusqu'à
l'âge de vingt ans. Il grandit tard et n'est complètement développé
qu'après l'âge où la conscription s'empare de lui. Il se marie jeune, et
est réputé vieux pour le mariage, très-vieux à trente ans. Il est grand
et maigre quand il a atteint toute sa force, et reste maigre, droit et
fort jusque dans un âge très-avancé. Il n'est pas rare de voir
travailler un homme de quatre-vingts ans, et à soixante ans un ouvrier
est plus fort et plus soutenu à la peine qu'un jeune homme. Ils ont peu
d'infirmités, et ne craignent que le passage du chaud au froid. C'est
ce qu'ils appellent la _sang-glaçure_. Aussi redoutent-ils la
transpiration, et nul n'a droit de dire à un ouvrier d'aller plus vite
qu'il ne veut. Pourvu qu'il ne s'arrête pas, il a le droit d'aller
lentement. Personne ne peut exiger qu'il _s'échauffe_. «Voudriez-vous
donc me faire _échauffer_?» dirait-il. S'il _s'échauffait_, il en
pourrait mourir.
Il a raison. Nous autres coutumiers d'oisiveté physique, nous avons un
grand besoin de mouvement accidentel, et la transpiration sauverait
l'homme des villes, dont le sang se glace dans le travail sédentaire. Le
paysan, habitué à braver l'ardeur du soleil, est affaibli, surmené,
brisé, dès qu'il transpire. C'est un état exceptionnel auquel il faut se
garder de l'exposer. Il en résulte presque toujours pour lui fluxion de
poitrine ou rhumatisme aigu, et cette dernière maladie est chez lui
d'une obstination incroyable. Elle résiste à presque tous les remèdes
qui agissent sur nous.
Le paysan de chez nous, ayant des habitations assez saines en général,
vivant en bon air, travaillant avec calme et ne manquant presque jamais
de son vin aigrelet et léger qu'il boit sans eau, serait dans les
meilleures conditions hygiéniques s'il mangeait tous les jours un peu de
viande. Mais, lui qui fournit de boeufs gras les marchés de Poissy, il
ne mange de la viande que les jours de fête. Beaucoup n'en mangent
jamais. Sa maigre soupe au beurre, son pain d'orge trop lourd, ses
légumes farineux, sont une nourriture insuffisante, et ses maladies
viennent toutes d'épuisement. Après la fauchaille et la moisson, s'il
prend _les fièvres_, il en a pour des mois entiers. Et alors, pour celui
qui n'a que ses bras, vient à grands pas la misère.
Les femmes ne connaissent guère le travail. Les enfants en sont mieux
soignés; mais le ménage est aux abois quand le chef de la famille est au
lit ou pâle et tremblotant sur le seuil de sa cabane. Jusqu'au mariage,
les filles sont pastoures ou servantes dans les métairies et dans les
villes. Dès qu'elles ont une famille, elles ne quittent plus la maison,
elles font la soupe, filent, tricotent ou rapiècent. Tout cela se fait
si lentement et si mollement qu'il y a bien du temps perdu, et qu'on
regrette l'absence d'une industrie qui les occuperait et les
enrichirait un peu, sans les arracher à leurs occupations domestiques.
Jusqu'au mariage, elles sont assez pimpantes et coquettes; même les plus
pauvres savent prendre un certain air les jours de fête. Elles sont
néanmoins douces et modestes, et, là où le bourgeois n'a point passé,
les moeurs sont pures, et patriarcales. Mais le bourgeois, le vieux
bourgeois surtout, est l'ennemi de ces vertus rustiques. C'est triste à
dire, mais le propriétaire, celui qu'on appelle encore _le maître_,
séduit à peu de _frais_ et impose le déshonneur aux familles par
l'intérêt et par la crainte.
Le mariage est la seule grande fête de la vie d'une paysanne. Il y a
encore ce généreux amour-propre qui consiste à faire manger la
subsistance d'une année dans les trois jours de la noce. Cependant les
cérémonies étranges de cette solennité tendent à se perdre. J'ai vu
finir celle des _livrées_, qui se faisait la veille du mariage et qui
avait une couleur bien particulière. Je l'ai racontée quelque part,
ainsi que celle du _chou_, qui se fait le lendemain de la noce; mais,
cette dernière étant encore en vigueur, je crois devoir y revenir ici.
Ce jour-là, les noceux quittent la maison avec les mariés et la musique;
on s'en va en cortège arracher dans quelque jardin le plus beau chou
qu'on puisse trouver. Cette opération dure au moins une heure. Les
anciens se forment en conseil autour des légumes soumis à la discussion
qui précède le choix définitif: ils se font passer, de nez à nez, une
immense paire de lunettes grotesques, ils se tiennent de longs discours,
ils dissertent, ils consultent, ils se disent à l'oreille des paroles
mystérieuses, ils se prennent le menton ou se grattent la tête comme
pour méditer; enfin ils jouent une sorte de comédie à laquelle doit se
prêter quiconque a de l'esprit et de l'usage parmi les graves parents et
invités de la noce.
Enfin le choix est fait. On dresse des cordes qu'on attache au pied du
chou dans tous les sens. Un prétendu géomètre ou nécromant (c'est tout
un dans les idées de l'assistance) apporte une manière de compas, une
règle, un niveau, et dessine je ne sais quels plans cabalistiques autour
de la plante consacrée. Les fusils et les pistolets donnent le signal.
La vielle grince, la musette braille; chacun tire la corde de son côté,
et enfin, après bien des hésitations et des efforts simulés, le chou est
extrait de la terre et planté dans une grande corbeille avec des fleurs,
des rubans, des banderoles et des fruits. Le tout est mis sur une
civière que quatre hommes des plus vigoureux soulèvent et vont emporter
au domicile conjugal.
Mais alors apparaît tout à coup un couple effrayant, bizarre,
qu'accompagnent les cris et les huées des chiens effrayés et des enfants
moqueurs. Ce sont deux garçons dont l'un est habillé en femme. C'est le
_jardinier_ et la _jardinière_. Le mari est le plus sale des deux. C'est
le vice qui est censé l'avoir avili; la femme n'est que malheureuse et
dégradée par les désordres de son époux. Ils se disent préposés à la
garde et à la culture du chou sacré.
«Le mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On
l'appelle indifféremment le _pailloux_, parce qu'il est parfois coiffé
d'une perruque de paille et qu'il se rembourre le corps de bosses de
paille, sous sa blouse; le _peilloux_, parce qu'il est couvert de
_peilles_ (guenilles, en vieux français; Rabelais dit _peilleroux_ et
_coqueteux_ quand il parle des mendiants); enfin le _païen_, ce qui est
plus significatif encore.
«Il arrive le visage barbouillé de suie et de lie de vin, quelquefois
couronné de pampres comme un Silène antique, ou affublé d'un masque
grotesque. Une tasse ébréchée ou un vieux sabot pendu à sa ceinture lui
sert à demander l'aumône du vin. Personne ne la lui refuse, et il feint
de boire immodérément, puis il répand le vin par terre, en signe de
libation, à chaque pas.
«Il tombe, il se roule dans la boue, il affecte d'être en proie à
l'ivresse la plus honteuse. Sa pauvre _femme_ court après lui, le
ramasse, appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent
en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur l'abjection de
son mari, et lui fait des reproches pathétiques.
«Tel est le rôle de la jardinière, et ses lamentations durent pendant
toute la comédie. Car c'est une véritable comédie libre, improvisée,
jouée en plein air, sur les chemins, à travers champs, alimentée par
tous les incidents fortuits de la promenade, et à laquelle tout le monde
prend part, gens de la noce et du dehors, hôtes des maisons et passants
des chemins, durant une grande partie de la journée. Le thème est
invariable, mais on brode à l'infini sur ce thème, et c'est là qu'il
faut voir l'instinct mimique, la faconde de sang-froid, l'esprit de
repartie et même l'éloquence naturelle de nos paysans.
«Le rôle de la jardinière est ordinairement confié à un homme mince,
imberbe et à teint frais, qui sait donner une grande vérité à son
personnage et jouer le désespoir burlesque avec assez de naturel pour
qu'on en soit égayé et attristé en même temps, comme d'un fait réel.
«Après que le malheur de la _femme_ est constaté par ses plaintes, les
jeunes gens de la noce l'engagent à laisser là son ivrogne de mari et à
se divertir avec eux. Ils lui offrent le bras et l'entraînent. Peu à peu
elle s'abandonne, s'égaye, se met à courir tantôt avec l'un, tantôt avec
l'autre, prenant des allures dévergondées. Ceci est une _moralité_.
L'inconduite du mari provoque celle de la femme.
«Le _païen_ se réveille alors de son ivresse. Il cherche des yeux sa
compagne, s'arme d'une corde et d'un bâton et court après elle. On le
fait courir, on se cache, on passe la _païenne_ de l'un à l'autre, on
essaye de distraire et de tromper le jaloux. Enfin, il rejoint son
infidèle et veut la battre; mais tout le monde s'interpose. _Ne la
battez pas, ne battez jamais votre femme_! est la formule qui se répète
à satiété dans ces scènes.
«Il y a dans tout cela un enseignement naïf, grossier même, qui sent
fort son moyen âge, mais qui fait toujours impression sur les
assistants. Le païen effraye et dégoûte les jeunes filles qu'il poursuit
et feint de vouloir embrasser; c'est de la comédie de moeurs à l'état le
plus élémentaire, mais aussi le plus frappant.
«Mais pourquoi ce personnage repoussant doit-il, le premier, porter la
main sur le chou dès qu'il est replanté dans la corbeille? Ce chou sacré
est l'emblème de la fécondité matrimoniale; mais cet ivrogne, ce
vicieux, ce païen, quel est-il? Sans doute il y a là un mystère
antérieur au christianisme, la tradition de quelque bacchanale antique.
Peut-être ce jardinier n'est-il pas moins que le dieu des jardins en
personne, à qui l'antiquité rendait un culte sérieux sous des formes
obscènes. En passant par le christianisme primitif, cette représentation
est devenue une sorte de _mystère, sotie_ ou _moralité_, comme on en
jouait dans toutes les fêtes[1].»
Quoi qu'il en soit, le chou est porté au logis des mariés et planté de
la main du païen sur le plus haut du toit. On l'arrose de vin, et on le
laisse là jusqu'à ce que l'orage l'emporte; mais il y reste quelquefois
assez longtemps pour qu'en le voyant verdir ou se sécher, on puisse
tirer des inductions sur la fécondité ou la stérilité promise à la
famille.
[Note 1: _La Mare au diable_.]
Après le chou, on danse et on mange encore jusqu'à la nuit.
La danse est uniformément l'antique bourrée, à quatre, à six ou à huit.
C'est un mouvement doux chez les femmes, accentué chez les hommes,
très-monotone, toujours en avant et en arrière, entrecoupé d'une sorte
de chassé croisé. C'est quasi impossible à danser, si l'on n'est pas né
ou transplanté depuis longtemps en Berry. La difficulté, dont on ne se
rend pas compte d'abord, vient du sans-gêne des ménétriers, qui vous
volent, quand il leur plaît, une demi-mesure; alors, il faut reprendre
le pas en l'air pour rattraper la mesure. Les paysans le font
instinctivement et sans jamais se dérouter.
La cornemuse à petit ou à grand bourdon est un instrument barbare, et
cependant fort intéressant. Privé de demi-tons accidentels, n'ayant
juste que la gamme majeure, il serait un obstacle invincible entre les
mains d'un musicien. Mais le musicien naturel, le cornemuseux du Berry
(formé presque toujours en Bourbonnais) sait tirer de cette impuissance
de son instrument un parti inconcevable. Il joue tout ce qu'il entend;
majeur ou mineur, rien ne l'embarrasse. Il en résulte des aberrations
musicales qui font souvent saigner les oreilles, mais qui parfois aussi
frappent de respect et d'admiration par l'habileté, l'originalité, la
beauté des modulations ou des interprétations. On est tenté alors de se
demander si cette violation hardie des règles n'est pas seulement la
violation heureuse de nos habitudes, et si la musique, comme la langue,
n'est pas quelque chose à côté et même en dehors de tout ce que nous
avons inventé et consacré.
Après la danse, le mariage, la fête, voici la dernière solennité: la
mort, la sépulture. Dans un large chemin pierreux, bordé de têtaux
sinistres dénudés par l'hiver, par une journée de gelée claire et
froide, vous rencontrez quelquefois un char rustique traîné par quatre
jeunes taureaux nouvellement liés au joug. C'est le corbillard du
paysan. Ses fils conduisent l'attelage, l'aiguillon relevé, le chapeau à
la main. De chaque côté viennent les femmes, couvertes, en signe de
deuil, de leurs grandes mantes gros bleu, avec le capuchon sur la tête.
Elles portent des cierges. Au prochain carrefour, on s'arrêtera pour
déposer, au pied de la grande croix de bois qui marque ces rencontres de
quatre voies, une petite croix grossièrement taillée dans un copeau. À
chaque carrefour, même cérémonie. Cet emblème déposé et planté autour
de l'emblème du salut est l'hommage rendu par le mort qui fait sa
dernière course à travers la campagne pour gagner son dernier gîte.
C'est par là qu'il se recommande aux prières des passants. Il n'est pas
de croix de carrefour qui ne soit entourée de ces petites croix des
funérailles. Elles y restent jusqu'à ce qu'elles tombent en poussière ou
que les troupeaux, moins respectueux que les enfants qui jouent autour
sans y toucher, les aient dispersées et brisées sous leurs pieds. Quand
le cortège d'enterrement arrive là, on rallume les cierges, on
s'agenouille, on psalmodie une prière, on jette de l'eau bénite sur le
cercueil, et on se remet en route dans un profond silence. Nulle part je
n'ai vu l'appareil de la mort plus grand, plus austère et plus religieux
dans son humble simplicité.
Lorsque le christianisme s'introduisit dans les campagnes de la vieille
France, il n'y put vaincre le paganisme qu'en donnant droit de cité dans
son culte à diverses cérémonies antiques pour lesquelles les paysans
avaient un attachement invincible. Tels furent les honneurs rendus aux
images et aux statuettes des saints placées dans certains carrefours, ou
sous la voûte de certaines fontaines lustrales, ou lavoirs publics. Nous
voyons, aux premiers temps du christianisme, des Pères de l'Église
s'élever avec éloquence contre la coutume idolâtrique d'orner de fleurs
et d'offrandes les statues des dieux. Plus spiritualistes que ne l'est
notre époque, ils veulent qu'on adore le vrai Dieu en esprit et en
vérité. Ils proscrivent les témoignages extérieurs; ils voudraient
détruire radicalement le matérialisme de l'ancien monde.
Mais avec le peuple attaché au passé il faut toujours transiger. Il est
plus facile de changer le nom d'une croyance que de la détruire. On
apporte une foi nouvelle, mais il faut se servir des anciens temples, et
consacrer de nouveau les vieux autels. C'est ainsi qu'en beaucoup
d'endroits les pierres druidiques ont traversé la domination romaine et
la domination franque, le polythéisme et le christianisme primitif, sans
cesser d'être des objets de vénération, et le siége d'un culte
particulier assez mystérieux, qui cache ses tendances cabalistiques
sous les apparences de la religion officielle.
Ce qu'on eût le plus difficilement extirpé de l'âme du paysan, c'est
certainement le culte du dieu Terme. Sans métaphore et sans épigramme,
le culte de la borne est invinciblement lié aux éternelles
préoccupations de l'homme dont la vie se renferme dans d'étroites
limites matérielles. Son champ, son pré, sa terre, voilà son monde.
C'est par là qu'il se sent affranchi de l'antique servage. C'est sur ce
coin du sol qu'il se croit maître, parce qu'il s'y sent libre
relativement, et ne relève que de lui-même. Cette pierre qui marque le
sillon où commence pour le voisin son empire, c'est un symbole bien plus
qu'une barrière, c'est presque un dieu, c'est un objet sacré.
Dans nos campagnes du centre, où les vieux us règnent peut-être plus
qu'ailleurs, le respect de la propriété ne va pas tout seul, et les
paysans ont recours, les uns contre les autres, à la religion du passé,
beaucoup plus qu'au principe de l'équité publique. On ne se gêne pas
beaucoup pour reculer tous les ans d'un sillon la limite de son champ
sur celui du voisin inattentif. Mais ce qu'on déplace ainsi, c'est une
pierre quelconque, que l'on met en évidence, et qu'au besoin on pourra
dire soulevée là par le hasard. Un jour où le propriétaire lésé
s'aperçoit qu'on a gagné dix sillons sur sa terre; il s'inquiète, il se
plaint, il invoque le souvenir de ses autres _jouxtans_ (on appelle
encore la borne du nom latin de _jus droit_; les enfants s'en servent
même dans leurs jeux pour désigner le but conventionnel). Alors, quand
le réclamant a assemblé les arbitres, on signale la fraude et on cherche
la borne véritable, l'ancien terme qu'à moins d'un sacrilège en lui-même
beaucoup plus redoutable que la fraude, le délinquant n'a pu se
permettre d'enlever. Il est bien rare qu'on ne le retrouve pas. C'est
une plus grosse pierre que toutes les autres, enfoncée à une assez
grande profondeur pour que le socle de la charrue n'ait pu la soulever.
Cette pierre brute, c'est le dieu antique. Pour l'arracher de sa base,
il eût fallu deux choses: une audace de scepticisme dont la mauvaise foi
elle-même ne se sent pas souvent capable, et un travail particulier qui
eût rendu la trahison évidente; il eût fallu venir la nuit, avec
d'autres instruments que la charrue, choisir le temps où la terre est
en jachère, et où le blé arraché et foulé, le sillon interrompu, ne
peuvent pas laisser de traces révélatrices. Enfin, c'est parfois un rude
ouvrage: la pierre est lourde, il faut la transporter et la transplanter
plus loin, au risque de ne pouvoir en venir à bout tout seul. Il faut un
ou plusieurs complices. On ne s'expose guère à cela pour un ou plusieurs
sillons de plus.
Quand l'expertise est faite, quand chacun, ayant donné sa voix, déclare
que là doit être le _jus_ primitif, on creuse un peu, et on retrouve le
dieu disparu sous l'exhaussement progressif du sol. Le faux dieu est
brisé, et la limite est de nouveau signalée et consacrée. Le fraudeur en
est quitte pour dire qu'il s'était trompé, qu'une grosse pierre emportée
peu à peu par le travail du labourage a causé sa méprise, et qu'il
regrette de n'avoir pas été averti plus tôt. Cela laisse bien quelques
doutes, mais il n'a pas touché aux vrai _jus_, il n'est pas déshonoré.
En général, le _jus_ sort de terre de quelques centimètres, et, le
dimanche des Rameaux, il reçoit l'hommage du buis bénit, comme celui des
Romains recevait un collier ou une couronne de feuillage.
Les eaux lustrales, d'origine hébraïque, païenne, indoue, universelle
probablement, reçoivent aussi chaque année des honneurs et de nouvelles
consécrations religieuses. Elles guérissent diverses sortes de maux, et
principalement les plaies, paralysies et autres _estropiaisons_. Les
infirmes y plongent leurs membres malades au moment de la bénédiction du
prêtre; les fiévreux boivent volontiers au même courant. La foi purifie
tout.
Cette tolérance du clergé rustique pour les anciennes superstitions
païennes ne devrait pas être trop encouragée par le haut clergé. Elle
est contraire à l'esprit du véritable christianisme, et beaucoup
d'excellents prêtres, très-orthodoxes, souffrent de voir leurs
paroissiens matérialiser à ce point l'effet des bénédictions de
l'Église. J'en causais, il y a quelques années, avec un curé méridional
qui ne se plaisait pas autant que moi à retrouver et à ressaisir dans
les coutumes religieuses de notre époque les traces mal effacées des
religions antiques. «Quand j'entrai dans ma première cure, me disait-il,
je vis le sacristain tirer d'un bahut de petits monstres fort
indécents, en bois grossièrement équarri, qu'il prétendait me faire
bénir. C'était l'ouvrage d'un charron de la paroisse, qui les avait
fabriqués à l'instar d'anciens prétendus bons saints réputés souverains
pour toute sorte de maux physiques. Ces modèles avaient été certainement
des figures de démons du moyen âge, qui eux-mêmes n'étaient que le
souvenir traditionnel des dieux obscènes du paganisme. Mon prédécesseur
avait eu le courage de les jeter dans le feu de sa cuisine; mais, depuis
ce moment, une maladie endémique avait décimé la commune, et, sans nul
doute, selon mes ouailles crédules, la destruction des idoles était la
cause du fléau; aussi le charron s'était-il fait fort d'en tailler de
tout pareils qui seraient aussi bons quand on les aurait bénits et
promenés à la suite du saint sacrement. Je me refusai absolument à
commettre cette profanation, et, prenant les nouveaux saints, je fis
comme mon prédécesseur, je les brûlai; mais je faillis payer cette
hardiesse de ma vie: mes paroissiens s'ameutèrent contre moi, et je fus
obligé de transiger. Je fis venir de nouveaux saints, des figures
quelconques, un peu moins laides et beaucoup plus honnêtes, que je dus
bénir et permettre d'honorer sous les noms des anciens protecteurs de la
paroisse; je vis bientôt que le culte des paysans est complètement
idolâtrique, et que leur hommage ne s'adresse pas plus à l'Être
spirituel dont les figures personnifient le souvenir, que leur croyance
n'a pour objet les célestes bienheureux. C'est à la figure même, c'est à
la pierre ou au bois façonné qu'ils croient, c'est l'idole qu'ils
saluent et qu'ils prient. Mes nouveaux saints n'eurent jamais de crédit
sur mon troupeau. Ils n'étaient pas _bons_, ils ne guérissaient pas. Je
ne pus jamais faire comprendre qu'aucune image n'est douée de vertu
miraculeuse dans le sens matériel que la superstition y attache. Le
conseil de fabrique me savait très-mauvais gré de ne pas spéculer sur la
crédulité populaire.»
Ce curé n'est pas le seul à qui j'aie vu déplorer le matérialisme de la
religion du paysan. Plusieurs défendent d'employer le buis bénit au coin
des champs comme préservatif de la grêle, et de faire des pèlerinages
pour la guérison des bêtes; mais on ne les écoute guère, on les trompe
même. On extorque leurs bénédictions comme douées d'un charme magique,
en leur signalant un but qui n'est pas le véritable. On mêle volontiers