Promenades autour d'un village - 4
Elles ne sont nullement étonnées de mon attention; elles m'invitent à
entrer, elles savent que leur maison est intéressante; elles ne sourient
pas dédaigneusement, comme on fait chez nous, quand l'artiste s'arrête
pour regarder avec amour un vieux mur. Elles voient souvent des
peintres, elles savent que _ce qui est ancien est beau_. C'est ainsi
qu'elles s'expriment.
Elles savent aussi que nous sommes tentés de l'acquisition d'une
chaumière; mais elles ne se soucient pas de vendre, et, moi, je ne me
sens pas assez capitaliste pour faire réparer cette ruine.
Je fais le tour du village, et j'interroge chacun. Tout le monde est
enchanté de mon idée. On m'accueille comme si j'avais déjà droit de
bourgeoisie; on m'invite à rester, on m'offre bonne amitié et on me
promet bon voisinage; mais, quand il s'agit de quitter son toit pour me
le céder, on secoue la tête:
--Vendre sa maison! est-ce qu'on vend sa maison!
Je ne peux me défendre d'être touché de ce sentiment qui se manifeste
avec une austérité antique. J'offrirais en vain de quoi faire bâtir une
belle et bonne maison à la place de la masure qui s'écroule; ce ne
serait pas celle où l'on a vécu et où l'on veut mourir. Fussé-je assez
riche pour m'obstiner dans ma fantaisie, car je sais bien qu'à prix
d'argent on arrive à triompher de tout, je ne me sentirais pas le
courage d'insister pour vaincre cette sainte répugnance.
Je constate encore une particularité. Tout le monde, ici, est _monsieur_
ou _madame_. Chez nous, ces dénominations aristocratiques sont tout à
fait inconnues, et si on appelle le paysan _monsieur_, il croit qu'on le
raille et il vous reprend. Ici, on vous reprend quand vous dites le nom
des gens tout court; et, quand je demande Moreau par le village, on me
répond:
--Quel Moreau? M. Moreau du Pin?
J'entre dans un bouge misérable, et je demande qui demeure là.
--Monsieur ***.
--Quel est l'état de ce M. ***?
--Il cherche son pain. C'est un homme qui n'a rien.
--Un ancien bourgeois?
--Mon Dieu, non; un homme comme nous.
Me voilà bien averti. Je donne du monsieur même aux mendiants, et ils
m'y paraissent fort habitués. Au reste, ces mendiants sont rares: on en
compte deux ou trois dans la commune.
Les gallinacés sont magnifiques. Aujourd'hui que _la mode y est_, on
peut constater, dans le fond des campagnes, des localités qui ont su
profiter de l'amélioration des races.
Le petit poulet noir, étique et maraudeur, impossible à engraisser,
parce qu'il dépérit dans les basses-cours, tend à disparaître. Le coq de
Cochinchine pur sang ne le remplace pas d'emblée avec avantage. Il
demande trop de soins et craint nos longs hivers. Il devient goutteux de
bonne heure. Ses filles, nées de la poule normande ou de la poule du
Mans, sont riches pondeuses, couveuses assez fidèles, mères sans souci
et sans constance pour leurs poussins, qu'elles abandonnent trop vite.
Voilà les résultats obtenus chez nous.
Ici, les croisements ont produit une superbe espèce, très-robuste. On
n'a pu me dire le nom du type qui l'a amené.
--Ce sont de gros oeufs qu'on a donnés à _madame_ une telle du village;
et qu'elle a fait couver. Il lui est venu un beau coq qui a _causé_ avec
nos poules, et, depuis quatre ou cinq ans, toutes nos volailles sont
_venues_ belles.
Il faut dire aussi que les conditions d'élevage sont excellentes dans ce
bourg. La communauté de passages et l'absence de clôtures aux
habitations en font une vaste basse-cour où la volaille trotte, gratte,
mange et grimpe partout en liberté.
Le roi de ce pays de Cocagne est un coq blanc glacé de jaune citron, à
large crête d'un rouge de corail. Il est escorté de deux poules: l'une
pareille à lui, l'autre plus blonde et non moins belle. Je ne sais de
quel croisement ils résultent, mais ils seraient dignes de figurer chez
un amateur. Ce n'est pas le lourd coq cochinchinois sans queue,
ridiculement jambé, à l'air stupide et féroce. Celui-ci a une robe
charmante et des formes parfaites, des pattes délicatement découpées, la
démarche aisée et la physionomie fière mais fort affable.
Je suis très-reconnaissant envers l'éminent peintre Jacque de m'avoir
inspiré, par ses études ingénieuses et savantes sur la matière, et
surtout par ses adorables tableaux et dessins (ceux-ci publiés dans le
_Magasin pittoresque_ et dans le _Journal d'Agriculture pratique_), un
redoublement d'amitié pour le coq et la poule.
Au point de vue de l'alimentation, il y a le côté de haute utilité que
tout le monde apprécie; mais, au point de vue de cette amitié de
bonhomme dont on s'éprend dans la vie domestique pour les animaux
apprivoisés, le coq et la poule méritaient mieux de nous que le supplice
de l'engraissage forcé et les tristes honneurs de la broche. Ils sont
des types d'affection conjugale et de touchante maternité, et ils ont
cet avantage sur la plupart des animaux dont nous nous entourons, que
nous pouvons les rendre parfaitement heureux.
Il y a de petites espèces ravissantes qui ne _grattent pas_, et que
l'on pourrait laisser vivre dans les jardins. Ces oiseaux ont le naturel
si raisonnable, qu'ils ne s'écartent presque pas de la petite cabane
qu'on leur bâtit sous un arbre, et ne franchissent jamais une étroite
limite qu'ils s'imposent à eux-mêmes. Ils connaissent, sans banalité de
confiance, les gens qui les aiment; ils les suivent, mangent dans leur
main, perchent à côté d'eux sur les branches, dînent à leurs côtés, si
l'on dîne en plein air par le beau temps, et se rendent en grande hâte,
à toute heure, au moindre appel d'une voix amie.
À ce caractère sociable et à cette domesticité fidèle, ils joignent la
beauté merveilleuse dans certaines espèces même très-rustiques et
très-communes, et l'infinie variété dans l'imprévu des reproductions et
dans le caprice des croisements. À chaque éclosion, on voit arriver des
surprises, des petits qui diffèrent essentiellement du père et de la
mère, et qui aussitôt forment des genres et des sous-genres
intéressants.
Il n'y a pas eu moyen, aujourd'hui, de contempler le village _intrà
muros_: nos compagnons veulent voir le pays; c'est le village qui se
promènera avec nous.
Tandis qu'Herminea équite vaillamment un âne modèle, un âne qui passe
partout comme un bipède, Moreau nous suit avec sa belle-soeur, madame
Anne, son filet de pêcheur, son cheval chargé de provisions, et son
neveu, _M. Fred_ (diminutif d'Alfred). Ce dernier n'a d'autre motif de
nous accompagner que celui de porter une poêle.
Une poêle? Oui, une poêle à frire. Moreau a son idée, il faut le laisser
faire. D'ailleurs, ce détail fait bien, en queue de la caravane. Nous
avons l'air d'une tribu qui se déplace, d'autant plus que nous partons
au milieu de la pluie et du tonnerre, comme des gens forcés de partir.
Où déjeunera-t-on? Où l'on voudra, et quand tout le monde aura faim.
Nous sommes sûrs de trouver partout du gazon pour siége, des rochers
pour table et des arbres pour tente.
On remonte le cours de la Creuse. Comment s'arracher de cette oasis? Et
puis là sont les insectes à l'existence fantastique et l'espoir de
nouvelles découvertes.
Au bout d'une heure de marche, tout le monde regarde avec amour le
cheval porteur du déjeuner.
On fait halte au milieu des roches blanches, en face du grand rocher
noirâtre dit le _roc à Guyot_.
Pendant que les uns déballent des provisions, les autres se mettent en
quête du dessert.
Les cerneaux ne sont pas formés, mais _M. Fred_ grimpe sur les
cerisiers, et apporte sans façon des rameaux chargés de fruits. Je
m'inquiète de ce mode de contributions trop directes.
--Ça ne fait rien, répond Moreau; les gens seraient là, qu'ils vous
offriraient ce qu'ils ont. D'ailleurs, ce qui est planté sur les
sentiers est au passant, et ce qui est loin des habitations est aux
oiseaux.
Sylvain fait, avec des roches plates et des galets ronds, des siéges et
des tables; il élève des dolmens sans les avoir.
C'est le moment d'examiner ces galets.
Ce sont des blocs de granit magnifiques, roulés et amenés là par la
Creuse, et qui n'appartiennent nullement au terrain primitif où nous
nous trouvons. Ils sont en si grand nombre dans certains coudes de la
rivière, qu'on pourrait les utiliser. On l'a essayé pour le pavage et
les ponts d'Argenton; mais les transports étaient trop coûteux et trop
difficiles; on y a renoncé.
Hélas! on n'y renoncera pas toujours. L'homme s'emparera de tous les
sanctuaires. Il y aura une route sur cette rive charmante où aujourd'hui
le sentier existe à peine, et tous ces sauvages accidents où l'on se
sent à mille lieues de la civilisation disparaîtront pour faire place au
grand droit de tous: au progrès!
Nous retrouvons les galets brisés; leurs flancs sont d'un grain micacé
compacte et des plus beaux tons, depuis le gris de fer jusqu'au rose
vif, en passant par le gris de perle rosé et le lilas bleuâtre.
La Creuse a apporté là les plus beaux échantillons des divers bancs
granitiques qu'elle parcourt depuis sa source. Elle vous présente un
musée complet de sa minéralogie; des gneiss brillants et variés, des
micaschistes qui ont l'apparence et l'éclat de l'or et de l'argent
disposés en veines sinueuses, des quartz d'une beauté qui rivalise pour
l'oeil avec les marbres les plus précieux, et des sables de mica
pulvérisé qui font briller les sentiers comme des ruisseaux au soleil.
Pendant cet examen, madame Anne cherche une cheminée. Elle trouve un
bloc bien exposé pour que la fumée ne nous incommode pas. Elle ramasse
du bois mort, elle allume son feu et retrousse ses manches.
Sylvain veut laver la poêle.
--Ah! malheureux! que faites-vous là? s'écrie-t-elle. Laver la poêle
d'avance! vous voulez donc faire manquer la pêche? Ça porte malheur au
pêcheur; ne le savez-vous point!
En effet, Moreau n'est pas heureux; il s'en va tout habillé dans les
rochers submergés et dans les courants, lançant son filet avec maestria,
avec rage, avec majesté, avec douleur: rien n'y fait, pas de truites,
pas de saumons! Mais nous n'étions pas si ambitieux. Une friture de
barbillons sortant de l'eau, rissolés dans l'huile et servis brûlants,
c'est un excellent mets. Les poulets froids, les oeufs mollets, les
artichauts crus, la galette, les guignes et le café, voilà, j'espère, un
festin royal! La salle à manger est si belle et l'appétit si ouvert!
Moreau, éreinté, trempé comme un canard, rit quand on s'étonne de son
régime. Il boit et mange sobrement, fait un somme sur l'herbe, et
s'éveille gai comme un pinson, prêt à recommencer.
Madame Anne a déjeuné de bon coeur avec nous; mais son fils, _M. Fred_,
s'est exalté. Il devient d'une loquacité désespérante. Heureusement, il
s'en retourne au village avec sa mère et le cheval portant les débris du
festin.
Nous reprenons le cours de la Creuse jusqu'au roc du Cerisier, le plus
beau de toute cette région. Il surplombe la rivière qui bat sa base, et
Moreau, qui nous a fait grimper par-dessus la dernière fois, veut nous
faire recommencer l'ascension à cause de l'âne. Mais nous nous obstinons
à passer sur les roches à fleur d'eau, et l'âne y passe sans brancher.
De mémoire d'âne, on n'avait vu pareille chose; mais aussi quel âne!
Derrière le grand rocher, sur un espace d'une centaine de pas, s'étend
le site ardu et sévère que nous avons baptisé le Sahara. Pas un souffle
d'air, pas un arbre pour s'abriter, pas une place herbue pour séparer
les pieds du roc brûlant.
En plein midi, il y a un peu de quoi devenir fou; mais algira et gordius
apparaissent instantanément, comme s'ils attendaient nos naturalistes.
Alors, tout est oublié: le soleil ne darde pas de feux dont on se
soucie. Voilà nos enragés tout en haut du précipice, oubliant de songer
aux vipères qui abondent et au moyen de redescendre tout ce qu'ils ont
gravi. N'importe, les captures sont effectuées, et on descend comme on
peut.
Cette roche feuilletée se divise en escaliers friables et perfides, et
les herbes brûlées qui s'y attachent sont glissantes comme de la glace.
L'émotion fait oublier à ceux qui regardent la chasse les souffrances de
la fournaise. Outre les papillons désirés (ce que les entomologistes
appellent leur _desideratum_), on rapporte des merveilles inattendues,
des coléoptères avec lesquels on avait fait connaissance à la Spezzia,
dont le climat est aussi un peu celui de l'Afrique.
On va plus loin, on se retourne pour regarder encore la belle silhouette
du rocher, qui paraît grandiose par sa proportion avec le site
environnant. Au pied des Alpes, ce serait un grain de sable; là où il
est, c'est un pic alpestre.
Mais on avance, et les talus s'abaissent, la rivière n'a plus de
rochers, et, pendant un certain temps, ombragée de beaux arbres, elle
semble noire et morte. Les gazons refleurissent, l'air circule et les
insectes méridionaux disparaissent. Moreau nous trouve des sources
fraîches, et, après une nouvelle halte, on reprend à travers champs, par
le plateau, la direction du village.
En général, ces plateaux sont tristes et nus, mais ils sont courts et
s'abaissent brusquement vers de jolis bouquets de bois de hêtres et de
chênes enfouis dans des déchirures de terrains très-amusantes.
On remonte, on traverse, en soupirant un peu, des moissons au-dessus
desquelles la chaleur danse et miroite. Enfin on redescend rapidement au
village par une fente profonde, chemin en été, torrent en hiver.
On ne saurait définir la production générale du pays, tant elle est
inégale et variée sur ces terrains tourmentés de mouvements capricieux!
Dans des veines ombragées et humides, les fourrages sont magnifiques à
la vue, bien que grossiers de qualité; le _brin_ est trop gros, et nos
chevaux le refusent absolument; ceux du pays, moins délicats, en font
leurs délices. Sur les hauteurs pierreuses croissent de maigres
froments, gravement malades cette année, et dont le grain éclate en
poudre noire. Mais, à deux pas plus bas ou plus au nord, ou plus au sud,
la moisson du blé, de l'orge ou de l'avoine, est superbe. Ailleurs et
non loin, c'est la vigne qui souffre ou prospère. La culture se fait
industrieuse, essayeuse, observatrice, comme dans tous les pays
accidentés. On finit par utiliser les recoins les plus rebelles et par
ne rien abandonner au désert de ce qui est praticable, c'est-à-dire de
ce que le pied et la main peuvent atteindre.
Somme toute, la contrée est riche, le vin très-potable, le pain
excellent, les légumes aussi. La grande variété des produits est
toujours une source d'aisance pour le paysan, parce que bien rarement
tout manque à la fois. C'est ce qui leur fait dire avec raison que les
_chétifs_ pays sont les meilleurs. En effet, dans les terres légères et
inégales des varennes, on trouve parfois plus de ressource que dans
l'uniforme et opulent fromental. On possède dix fois plus d'espace, et
bien qu'une _boisselée_ de chez nous paraisse en valoir dix des autres,
le résultat général prouve que ces terres médiocres rapportent, en
proportion de leur prix, un bon tiers de plus que celles de première
qualité.
Cela provient surtout de ce que l'on s'ingénie davantage.
--Nous nous _artificions_ à toute chose, me disait un paysan de par là.
Nous savons faire pousser le noyer et le châtaignier côte à côte, chose
réputée impossible dans vos endroits. Nous greffons toute sorte d'arbres
fruitiers les uns sur les autres: tant pis pour ceux qui manquent. Nous
ne craignons pas de recommencer, pas plus que d'apporter de la terre à
dos de mulet, à dos d'âne et même à notre dos de chrétien, dans des
hottes, pour nous faire un petit jardin dans un trou de rocher. On
_s'invente_ tout ce qu'on peut, et, si les courants d'eau emportent
l'ouvrage à la mauvaise année, on recommence un peu plus haut, on
endigue, on s'arrange et on se sauve.
Ce paysan industrieux et entreprenant est, et je le répète, moins
solennel et moins poétique que le nôtre: il ressemble plus à un
Auvergnat moderne qu'à un vieux Gaulois. Il manque de cette majesté
qu'on peut appeler _bovine_ chez l'homme de la vallée Noire; mais il est
plus intéressant dans son combat avec la terre, et, s'il rêve moins, il
comprend davantage.
Encore un trait caractéristique: le paysan de chez nous a peur de l'eau.
Il croit que le bain de rivière est malsain, le dimanche, pour qui a sué
la semaine. Il croit que la natation est un plaisir d'oisif. Il se noie
dans un pied d'eau.
Ici, tout le monde va à l'eau comme des canards. Le dimanche soir,
toute la population nage, plonge, dresse des bambins à se jeter dans les
bassins profonds du haut des rochers et à pêcher à la main sous les
blocs de la rivière. Quelques femmes nagent aussi. On se partage gaîment
la pêche et on rentre pour la manger toute fraîche en famille, sauf les
belles pièces, qui sont vendues à Argenton quand il n'y a pas
d'étrangers au village.
Ce poisson est exquis, même le fretin. Il a la chair ferme et
savoureuse.
La bonne et vraie pêche se fait avant le jour; aussi vous pourriez
marcher la nuit tout le long de ce désert, avec la certitude de
rencontrer, à chaque pas, des figures affairées mais bienveillantes.
Les meuniers et les pêcheurs vivent en bonne intelligence: filets et
bateaux sont prêtés à toute heure, et ce continuel échange constitue une
sorte de communauté. On ne se gêne guère pour lever la vergée qu'on
rencontre sur les îlots dans le courant. Mais c'est à charge de
revanche, et la grande prudence du Berrichon évite les reproches et les
querelles. Les pêcheurs ont un soin de prévoyance qui ne viendrait
jamais à ceux de l'Indre. Quand on pêche les étangs, ils achètent le
fretin et _rempoissonnent_ leur rivière pour l'avenir.
En traversant une ravissante prairie, nous eûmes à saluer une
très-vieille dame du hameau des Cerisiers, qui gardait ses vaches en
cornette et jupon court.
Elle était seule dans cet Éden champêtre, droite, rose, enjouée.
Moreau m'apprit que c'était une personne riche, la mère d'un de nos
amis, avoué très-considéré dans notre ville.
--Comprenez-vous, nous dit-il quand nous fûmes à quelques pas de cette
vénérable pastoure, qu'une dame comme elle, qui a le moyen d'avoir trois
vachères pour une, prenne son plaisir à être là toute seule à son âge,
par chaud ou froid, vent ou pluie?
--Ma foi, oui, pensai-je; je le comprends très-bien. Je sais que son
fils, qui la respecte et la chérit, a fait son possible pour la fixer à
la ville auprès de lui. Mais elle s'y mourait d'ennui; le bien-être et
le repos lui retiraient l'âme du corps. Il y a dans ces natures
agrestes une poésie qui ne sait pas rendre compte de ses jouissances,
mais que l'esprit savoure dans une quiétude mystérieuse. Oui, oui,
encore une fois, l'aspiration à la vie pastorale, le besoin d'identifier
notre être avec la nature et d'oublier tous les faux besoins et toutes
les vaines fatigues de la civilisation, ce n'est pas là un vain rêve;
c'est un goût inné et positif chez la grande majorité de la race
humaine, c'est une passion muette et obstinée qui suit partout, comme
une nostalgie, ceux qui ont mené, dès l'enfance, la vie libre et rêveuse
au grand air.
Et, quand cette passion s'est développée dans une contrée adorable,
est-il un artiste qui ne la comprenne pas et qui ne la voie pas flotter
dans ses pensées comme le songe d'une vie meilleure?
Tout le monde la comprendrait, cette passion, si la nature était belle
partout. Elle le serait, si l'homme voulait et savait. Il ne s'agirait
pas de la laisser à elle-même, là où elle se refuse à nourrir l'homme.
Il s'agirait de lui conserver son type et de lui restituer, avec les
qualités de la fécondité, le caractère de grâce ou de solennité qui lui
est propre.
Cela viendra, ne nous désolons pas pour notre descendance. Nous
traversons les jours d'enfantement de l'agriculture. La terre n'est
ingrate que parce que le génie de l'homme a été paresseux. Nous sortons
des ténèbres de la routine. La science et la pratique prennent un
magnifique essor au point de vue de l'utilité sociale. La vie matérielle
absorbe tout, la question du pain enfante des prodiges. Les artistes et
les rêveurs ont tort pour le moment.
Il le faut, et n'importe! car le sentiment du beau et les besoins de
l'âme reviendront quand la production aura payé l'homme de ses dépenses
et de ses peines. La question des arbres viendra le préoccuper quand il
aura trouvé le chauffage sans bois. La question des fleurs descendra des
régions du luxe aux besoins intellectuels de tous les hommes. La
question des eaux et des abris de rochers fera des prodiges quand il y
aura communauté, je ne dis pas de propriété (je ne soulève pas cette
question), mais de culture en grand avec une direction savante et
intelligente.
Déjà les efforts particuliers de quelques riches amis du beau font
pressentir ce que sera la campagne en France dans une centaine d'années
peut-être. On comprend déjà très-bien qu'un parc de quelques lieues
carrées soit une fantaisie réalisable, et que, au milieu de ses grandes
éclaircies et de ses immenses pelouses, les moissons et les fauchailles
s'effectuent facilement à travers des allées ombragées et doucement
sinueuses.
Il n'y a donc pas de raisons pour qu'un jour, quand l'intérêt social
aura prononcé qu'il est indispensable de réunir tous les efforts vers le
même but, des départements entiers, des provinces entières, ne
deviennent pas d'admirables jardins agrestes, conservant tous leurs
accidents de terrains primitifs devenus favorables à la nature de la
végétation qu'on aura su leur confier, distribuant leurs eaux dans des
veines artificielles fécondantes et gracieuses, et se couvrant d'arbres
magnifiques là où ne poussent aujourd'hui que de stériles broussailles.
À mesure qu'on obtiendra ce résultat, en vue du beau en même temps
qu'en vue de l'utile, les idées s'élèveront. Le goût ira toujours
s'épurant, le sentiment du pittoresque deviendra un besoin, une
jouissance, une ivresse pour le laboureur, aussi bien que pour le poëte.
Ce sera un crime que d'abattre ou de mutiler un bel arbre, une
grossièreté que de négliger les fleurs et d'aplanir sans nécessité les
aspérités heureuses du sol; un crétinisme que de détruire l'harmonie des
formes et des couleurs sur un point donné, par des bâtisses
disproportionnées ou criardes. L'artiste ne souffrira plus de rien,
l'idéalisme et le réalisme ne se battront plus.
Toute rêverie sera douce, toute promenade charmante; et vous croyez que,
vivant dans le beau et le respirant comme un air vital dans la nature
redédiée à Dieu, les hommes ne deviendront pas plus intelligents en
devenant plus riches, plus vrais en devenant plus habiles, et plus
aimables en devenant plus satisfaits?
Amyntas s'est décidément épris de la maisonnette où nous sommes loges.
Il y rêve une installation possible, un pied-à-terre tolérable au milieu
du monde enchanté des fleurs, des ruisseaux et des papillons. Pourquoi
pas? Il a bien raison.
J'avais grande envie aussi de cette chaumière, bien qu'elle ne réalise
pas mon ambition pittoresque. Vingt autres sont plus jolies; mais c'est
la seule en vente, et j'allais m'en emparer.... Mais notre ami réclame
la priorité de l'idée. Il nous demande de lui laisser arranger cette
chaumière à son gré et de devenir ses hôtes dans nos excursions sur la
Creuse. Nous retirons nos prétentions.
Il échange quelques paroles avec madame Rosalie. Le voilà propriétaire
d'une maison bâtie à pierres sèches, couverte en tuiles, et ornée d'un
perron à sept marches brutes; d'une cour de quatre mètres carrés; d'un
bout de ruisseau avec droit d'y bâtir sur une arche, plus, d'un talus de
rocher ayant pour limite un buis et un cerisier sauvage.
À partir de ce moment, je vois bien que l'insouciant Amyntas n'est plus
le même.
Après le souper, car nous n'avons dîné qu'à neuf heures, le voilà qui
lève des plans, qui mesure ses deux petites chambres, plante en
imagination des portemanteaux, creuse des armoires dans l'épaisseur de
_son mur_, et dit à chaque instant: _Ma maison, ma cour, mon rocher, mon
buis, mon cours d'eau, mes voisins, mes impôts_,--il en aura pour deux
francs vingt-cinq centimes!--_mes droits, mes servitudes, mon acte, ma
propriété_, enfin! C'est tout dire!
--N'en riez pas, dit-il; qui sait si ce n'est pas là que, par goût ou
par raison, je viendrai terminer mes jours?
Ah! qui sait, en effet? La même idée m'était venue pour mon compte,
quand je lorgnais cette splendide acquisition à laquelle il me faut
renoncer.
Mais l'aimable acquéreur s'en fait un si grand amusement, que je suis
dédommagé de mon sacrifice. Et puis il n'est pas dit absolument que la
voisine, l'affable et obligeante madame Anne, ne se laissera pas séduire
par mes offres un peu plus tard. Nous verrons, si elle n'a pas trop de
chagrin!
J'avoue que je ne me pardonnerais pas d'apporter un chagrin dans ce
village. Un chagrin surmonté par des considérations d'intérêt, c'est
presque une corruption exercée et subie. Certes, l'Eldorado champêtre où
nous voici recèle ses plaies secrètes comme les autres; mais je voudrais
bien que ma main n'y apportât pas une égratignure.
Ce remords n'empoisonnera pas les jouissances de notre nouveau
propriétaire. L'aubergiste qui lui cède la maisonnette est enchanté de
pouvoir faire agrandir et arranger désormais son auberge. Il paye
quelques dettes avec le surplus, et se loue beaucoup de l'aventure.
IX
10 juillet.
Une voix creuse et sépulcrale me réveille, et une pensée triste me
traverse l'esprit.
Le pauvre petit maître d'école qui demeure en face, dans notre _square_,
s'est laissé choir hier de son âne. On le disait brisé. Il est peut-être
mourant.
Sans doute, cette voix de la tombe, c'est celle du prêtre qui vient
prier pour son âme.
J'entr'ouvre le rideau et je me rassure. Il n'y a là qu'un vieux
mendiant aveugle, récitant un long _oremus_ en l'honneur du généreux
Amyntas, qui vient de le bien traiter. Aussi, tandis que le
_propriétaire_ s'enfuit modestement dans les ruines de la forteresse,
pour échapper à la litanie du remercîment, le vieux fait les choses en
conscience et récite jusqu'au bout son antienne édifiante.
Une jolie petite fille de dix ans sort de la maison d'école, apporte au
pauvre un gros morceau de pain blanc, le lui met dans sa besace et lui
demande où il veut aller.
Le bonhomme lui ordonne d'un air grave de le conduire au château. Elle
lui prend la main et l'emmène, en écartant devant lui, avec son petit
sabot, les pierres qui pourraient le faire trébucher.
On déjeune chez madame Rosalie, on lui dit adieu, et on part pour le Pin
par le chemin d'en haut. On redescend avec Moreau à la Creuse, et on
fait encore une lieue dans les rochers pour aller au Trou-Martin, un bel
endroit, le plus hérissé de la contrée: rochers en aiguilles sur les
deux rives de la Creuse, aridité complète, découpure romantique autour
du courant devenu plus rapide; l'un fait un croquis; l'autre, un somme.
Au retour, à un méandre où le torrent est calme et profond, une barque
glisse lentement d'une rive à l'autre. Le batelier conduit trois femmes
chargées de paniers de fruits; tous quatre sont superbes de pose et de
costume, à leur insu; l'eau est un miroir; les rivages herbus, les
arbres, les terrains sont étincelants au soleil, qui baisse et rougit.
Tout est rose, chaud et d'un calme sublime.
Ce n'est pas le lac Némi; ce ne sont pas les femmes d'Albano, c'est
autre chose: c'est moins beau et plus touchant. Ici, rien ne pose. En
Italie, le moindre brin d'herbe fait ses embarras et attend le peintre.
Belle et bonne France, on ne te connaît pas!
On part à cinq heures, on flâne un peu en route, on boit de l'eau
fraîche à Cluis. On peut y manger des goires, gâteau au fromage de la
localité. C'est étouffant; mais quand on a faim!...
On arrive à la maison à onze heures du soir. On soupe, on range les
papillons, on se couche à deux heures.
X
14 juillet.
Notre ami l'avoué, le fils de la vénérable pastoure, est venu nous voir
entrer, elles savent que leur maison est intéressante; elles ne sourient
pas dédaigneusement, comme on fait chez nous, quand l'artiste s'arrête
pour regarder avec amour un vieux mur. Elles voient souvent des
peintres, elles savent que _ce qui est ancien est beau_. C'est ainsi
qu'elles s'expriment.
Elles savent aussi que nous sommes tentés de l'acquisition d'une
chaumière; mais elles ne se soucient pas de vendre, et, moi, je ne me
sens pas assez capitaliste pour faire réparer cette ruine.
Je fais le tour du village, et j'interroge chacun. Tout le monde est
enchanté de mon idée. On m'accueille comme si j'avais déjà droit de
bourgeoisie; on m'invite à rester, on m'offre bonne amitié et on me
promet bon voisinage; mais, quand il s'agit de quitter son toit pour me
le céder, on secoue la tête:
--Vendre sa maison! est-ce qu'on vend sa maison!
Je ne peux me défendre d'être touché de ce sentiment qui se manifeste
avec une austérité antique. J'offrirais en vain de quoi faire bâtir une
belle et bonne maison à la place de la masure qui s'écroule; ce ne
serait pas celle où l'on a vécu et où l'on veut mourir. Fussé-je assez
riche pour m'obstiner dans ma fantaisie, car je sais bien qu'à prix
d'argent on arrive à triompher de tout, je ne me sentirais pas le
courage d'insister pour vaincre cette sainte répugnance.
Je constate encore une particularité. Tout le monde, ici, est _monsieur_
ou _madame_. Chez nous, ces dénominations aristocratiques sont tout à
fait inconnues, et si on appelle le paysan _monsieur_, il croit qu'on le
raille et il vous reprend. Ici, on vous reprend quand vous dites le nom
des gens tout court; et, quand je demande Moreau par le village, on me
répond:
--Quel Moreau? M. Moreau du Pin?
J'entre dans un bouge misérable, et je demande qui demeure là.
--Monsieur ***.
--Quel est l'état de ce M. ***?
--Il cherche son pain. C'est un homme qui n'a rien.
--Un ancien bourgeois?
--Mon Dieu, non; un homme comme nous.
Me voilà bien averti. Je donne du monsieur même aux mendiants, et ils
m'y paraissent fort habitués. Au reste, ces mendiants sont rares: on en
compte deux ou trois dans la commune.
Les gallinacés sont magnifiques. Aujourd'hui que _la mode y est_, on
peut constater, dans le fond des campagnes, des localités qui ont su
profiter de l'amélioration des races.
Le petit poulet noir, étique et maraudeur, impossible à engraisser,
parce qu'il dépérit dans les basses-cours, tend à disparaître. Le coq de
Cochinchine pur sang ne le remplace pas d'emblée avec avantage. Il
demande trop de soins et craint nos longs hivers. Il devient goutteux de
bonne heure. Ses filles, nées de la poule normande ou de la poule du
Mans, sont riches pondeuses, couveuses assez fidèles, mères sans souci
et sans constance pour leurs poussins, qu'elles abandonnent trop vite.
Voilà les résultats obtenus chez nous.
Ici, les croisements ont produit une superbe espèce, très-robuste. On
n'a pu me dire le nom du type qui l'a amené.
--Ce sont de gros oeufs qu'on a donnés à _madame_ une telle du village;
et qu'elle a fait couver. Il lui est venu un beau coq qui a _causé_ avec
nos poules, et, depuis quatre ou cinq ans, toutes nos volailles sont
_venues_ belles.
Il faut dire aussi que les conditions d'élevage sont excellentes dans ce
bourg. La communauté de passages et l'absence de clôtures aux
habitations en font une vaste basse-cour où la volaille trotte, gratte,
mange et grimpe partout en liberté.
Le roi de ce pays de Cocagne est un coq blanc glacé de jaune citron, à
large crête d'un rouge de corail. Il est escorté de deux poules: l'une
pareille à lui, l'autre plus blonde et non moins belle. Je ne sais de
quel croisement ils résultent, mais ils seraient dignes de figurer chez
un amateur. Ce n'est pas le lourd coq cochinchinois sans queue,
ridiculement jambé, à l'air stupide et féroce. Celui-ci a une robe
charmante et des formes parfaites, des pattes délicatement découpées, la
démarche aisée et la physionomie fière mais fort affable.
Je suis très-reconnaissant envers l'éminent peintre Jacque de m'avoir
inspiré, par ses études ingénieuses et savantes sur la matière, et
surtout par ses adorables tableaux et dessins (ceux-ci publiés dans le
_Magasin pittoresque_ et dans le _Journal d'Agriculture pratique_), un
redoublement d'amitié pour le coq et la poule.
Au point de vue de l'alimentation, il y a le côté de haute utilité que
tout le monde apprécie; mais, au point de vue de cette amitié de
bonhomme dont on s'éprend dans la vie domestique pour les animaux
apprivoisés, le coq et la poule méritaient mieux de nous que le supplice
de l'engraissage forcé et les tristes honneurs de la broche. Ils sont
des types d'affection conjugale et de touchante maternité, et ils ont
cet avantage sur la plupart des animaux dont nous nous entourons, que
nous pouvons les rendre parfaitement heureux.
Il y a de petites espèces ravissantes qui ne _grattent pas_, et que
l'on pourrait laisser vivre dans les jardins. Ces oiseaux ont le naturel
si raisonnable, qu'ils ne s'écartent presque pas de la petite cabane
qu'on leur bâtit sous un arbre, et ne franchissent jamais une étroite
limite qu'ils s'imposent à eux-mêmes. Ils connaissent, sans banalité de
confiance, les gens qui les aiment; ils les suivent, mangent dans leur
main, perchent à côté d'eux sur les branches, dînent à leurs côtés, si
l'on dîne en plein air par le beau temps, et se rendent en grande hâte,
à toute heure, au moindre appel d'une voix amie.
À ce caractère sociable et à cette domesticité fidèle, ils joignent la
beauté merveilleuse dans certaines espèces même très-rustiques et
très-communes, et l'infinie variété dans l'imprévu des reproductions et
dans le caprice des croisements. À chaque éclosion, on voit arriver des
surprises, des petits qui diffèrent essentiellement du père et de la
mère, et qui aussitôt forment des genres et des sous-genres
intéressants.
Il n'y a pas eu moyen, aujourd'hui, de contempler le village _intrà
muros_: nos compagnons veulent voir le pays; c'est le village qui se
promènera avec nous.
Tandis qu'Herminea équite vaillamment un âne modèle, un âne qui passe
partout comme un bipède, Moreau nous suit avec sa belle-soeur, madame
Anne, son filet de pêcheur, son cheval chargé de provisions, et son
neveu, _M. Fred_ (diminutif d'Alfred). Ce dernier n'a d'autre motif de
nous accompagner que celui de porter une poêle.
Une poêle? Oui, une poêle à frire. Moreau a son idée, il faut le laisser
faire. D'ailleurs, ce détail fait bien, en queue de la caravane. Nous
avons l'air d'une tribu qui se déplace, d'autant plus que nous partons
au milieu de la pluie et du tonnerre, comme des gens forcés de partir.
Où déjeunera-t-on? Où l'on voudra, et quand tout le monde aura faim.
Nous sommes sûrs de trouver partout du gazon pour siége, des rochers
pour table et des arbres pour tente.
On remonte le cours de la Creuse. Comment s'arracher de cette oasis? Et
puis là sont les insectes à l'existence fantastique et l'espoir de
nouvelles découvertes.
Au bout d'une heure de marche, tout le monde regarde avec amour le
cheval porteur du déjeuner.
On fait halte au milieu des roches blanches, en face du grand rocher
noirâtre dit le _roc à Guyot_.
Pendant que les uns déballent des provisions, les autres se mettent en
quête du dessert.
Les cerneaux ne sont pas formés, mais _M. Fred_ grimpe sur les
cerisiers, et apporte sans façon des rameaux chargés de fruits. Je
m'inquiète de ce mode de contributions trop directes.
--Ça ne fait rien, répond Moreau; les gens seraient là, qu'ils vous
offriraient ce qu'ils ont. D'ailleurs, ce qui est planté sur les
sentiers est au passant, et ce qui est loin des habitations est aux
oiseaux.
Sylvain fait, avec des roches plates et des galets ronds, des siéges et
des tables; il élève des dolmens sans les avoir.
C'est le moment d'examiner ces galets.
Ce sont des blocs de granit magnifiques, roulés et amenés là par la
Creuse, et qui n'appartiennent nullement au terrain primitif où nous
nous trouvons. Ils sont en si grand nombre dans certains coudes de la
rivière, qu'on pourrait les utiliser. On l'a essayé pour le pavage et
les ponts d'Argenton; mais les transports étaient trop coûteux et trop
difficiles; on y a renoncé.
Hélas! on n'y renoncera pas toujours. L'homme s'emparera de tous les
sanctuaires. Il y aura une route sur cette rive charmante où aujourd'hui
le sentier existe à peine, et tous ces sauvages accidents où l'on se
sent à mille lieues de la civilisation disparaîtront pour faire place au
grand droit de tous: au progrès!
Nous retrouvons les galets brisés; leurs flancs sont d'un grain micacé
compacte et des plus beaux tons, depuis le gris de fer jusqu'au rose
vif, en passant par le gris de perle rosé et le lilas bleuâtre.
La Creuse a apporté là les plus beaux échantillons des divers bancs
granitiques qu'elle parcourt depuis sa source. Elle vous présente un
musée complet de sa minéralogie; des gneiss brillants et variés, des
micaschistes qui ont l'apparence et l'éclat de l'or et de l'argent
disposés en veines sinueuses, des quartz d'une beauté qui rivalise pour
l'oeil avec les marbres les plus précieux, et des sables de mica
pulvérisé qui font briller les sentiers comme des ruisseaux au soleil.
Pendant cet examen, madame Anne cherche une cheminée. Elle trouve un
bloc bien exposé pour que la fumée ne nous incommode pas. Elle ramasse
du bois mort, elle allume son feu et retrousse ses manches.
Sylvain veut laver la poêle.
--Ah! malheureux! que faites-vous là? s'écrie-t-elle. Laver la poêle
d'avance! vous voulez donc faire manquer la pêche? Ça porte malheur au
pêcheur; ne le savez-vous point!
En effet, Moreau n'est pas heureux; il s'en va tout habillé dans les
rochers submergés et dans les courants, lançant son filet avec maestria,
avec rage, avec majesté, avec douleur: rien n'y fait, pas de truites,
pas de saumons! Mais nous n'étions pas si ambitieux. Une friture de
barbillons sortant de l'eau, rissolés dans l'huile et servis brûlants,
c'est un excellent mets. Les poulets froids, les oeufs mollets, les
artichauts crus, la galette, les guignes et le café, voilà, j'espère, un
festin royal! La salle à manger est si belle et l'appétit si ouvert!
Moreau, éreinté, trempé comme un canard, rit quand on s'étonne de son
régime. Il boit et mange sobrement, fait un somme sur l'herbe, et
s'éveille gai comme un pinson, prêt à recommencer.
Madame Anne a déjeuné de bon coeur avec nous; mais son fils, _M. Fred_,
s'est exalté. Il devient d'une loquacité désespérante. Heureusement, il
s'en retourne au village avec sa mère et le cheval portant les débris du
festin.
Nous reprenons le cours de la Creuse jusqu'au roc du Cerisier, le plus
beau de toute cette région. Il surplombe la rivière qui bat sa base, et
Moreau, qui nous a fait grimper par-dessus la dernière fois, veut nous
faire recommencer l'ascension à cause de l'âne. Mais nous nous obstinons
à passer sur les roches à fleur d'eau, et l'âne y passe sans brancher.
De mémoire d'âne, on n'avait vu pareille chose; mais aussi quel âne!
Derrière le grand rocher, sur un espace d'une centaine de pas, s'étend
le site ardu et sévère que nous avons baptisé le Sahara. Pas un souffle
d'air, pas un arbre pour s'abriter, pas une place herbue pour séparer
les pieds du roc brûlant.
En plein midi, il y a un peu de quoi devenir fou; mais algira et gordius
apparaissent instantanément, comme s'ils attendaient nos naturalistes.
Alors, tout est oublié: le soleil ne darde pas de feux dont on se
soucie. Voilà nos enragés tout en haut du précipice, oubliant de songer
aux vipères qui abondent et au moyen de redescendre tout ce qu'ils ont
gravi. N'importe, les captures sont effectuées, et on descend comme on
peut.
Cette roche feuilletée se divise en escaliers friables et perfides, et
les herbes brûlées qui s'y attachent sont glissantes comme de la glace.
L'émotion fait oublier à ceux qui regardent la chasse les souffrances de
la fournaise. Outre les papillons désirés (ce que les entomologistes
appellent leur _desideratum_), on rapporte des merveilles inattendues,
des coléoptères avec lesquels on avait fait connaissance à la Spezzia,
dont le climat est aussi un peu celui de l'Afrique.
On va plus loin, on se retourne pour regarder encore la belle silhouette
du rocher, qui paraît grandiose par sa proportion avec le site
environnant. Au pied des Alpes, ce serait un grain de sable; là où il
est, c'est un pic alpestre.
Mais on avance, et les talus s'abaissent, la rivière n'a plus de
rochers, et, pendant un certain temps, ombragée de beaux arbres, elle
semble noire et morte. Les gazons refleurissent, l'air circule et les
insectes méridionaux disparaissent. Moreau nous trouve des sources
fraîches, et, après une nouvelle halte, on reprend à travers champs, par
le plateau, la direction du village.
En général, ces plateaux sont tristes et nus, mais ils sont courts et
s'abaissent brusquement vers de jolis bouquets de bois de hêtres et de
chênes enfouis dans des déchirures de terrains très-amusantes.
On remonte, on traverse, en soupirant un peu, des moissons au-dessus
desquelles la chaleur danse et miroite. Enfin on redescend rapidement au
village par une fente profonde, chemin en été, torrent en hiver.
On ne saurait définir la production générale du pays, tant elle est
inégale et variée sur ces terrains tourmentés de mouvements capricieux!
Dans des veines ombragées et humides, les fourrages sont magnifiques à
la vue, bien que grossiers de qualité; le _brin_ est trop gros, et nos
chevaux le refusent absolument; ceux du pays, moins délicats, en font
leurs délices. Sur les hauteurs pierreuses croissent de maigres
froments, gravement malades cette année, et dont le grain éclate en
poudre noire. Mais, à deux pas plus bas ou plus au nord, ou plus au sud,
la moisson du blé, de l'orge ou de l'avoine, est superbe. Ailleurs et
non loin, c'est la vigne qui souffre ou prospère. La culture se fait
industrieuse, essayeuse, observatrice, comme dans tous les pays
accidentés. On finit par utiliser les recoins les plus rebelles et par
ne rien abandonner au désert de ce qui est praticable, c'est-à-dire de
ce que le pied et la main peuvent atteindre.
Somme toute, la contrée est riche, le vin très-potable, le pain
excellent, les légumes aussi. La grande variété des produits est
toujours une source d'aisance pour le paysan, parce que bien rarement
tout manque à la fois. C'est ce qui leur fait dire avec raison que les
_chétifs_ pays sont les meilleurs. En effet, dans les terres légères et
inégales des varennes, on trouve parfois plus de ressource que dans
l'uniforme et opulent fromental. On possède dix fois plus d'espace, et
bien qu'une _boisselée_ de chez nous paraisse en valoir dix des autres,
le résultat général prouve que ces terres médiocres rapportent, en
proportion de leur prix, un bon tiers de plus que celles de première
qualité.
Cela provient surtout de ce que l'on s'ingénie davantage.
--Nous nous _artificions_ à toute chose, me disait un paysan de par là.
Nous savons faire pousser le noyer et le châtaignier côte à côte, chose
réputée impossible dans vos endroits. Nous greffons toute sorte d'arbres
fruitiers les uns sur les autres: tant pis pour ceux qui manquent. Nous
ne craignons pas de recommencer, pas plus que d'apporter de la terre à
dos de mulet, à dos d'âne et même à notre dos de chrétien, dans des
hottes, pour nous faire un petit jardin dans un trou de rocher. On
_s'invente_ tout ce qu'on peut, et, si les courants d'eau emportent
l'ouvrage à la mauvaise année, on recommence un peu plus haut, on
endigue, on s'arrange et on se sauve.
Ce paysan industrieux et entreprenant est, et je le répète, moins
solennel et moins poétique que le nôtre: il ressemble plus à un
Auvergnat moderne qu'à un vieux Gaulois. Il manque de cette majesté
qu'on peut appeler _bovine_ chez l'homme de la vallée Noire; mais il est
plus intéressant dans son combat avec la terre, et, s'il rêve moins, il
comprend davantage.
Encore un trait caractéristique: le paysan de chez nous a peur de l'eau.
Il croit que le bain de rivière est malsain, le dimanche, pour qui a sué
la semaine. Il croit que la natation est un plaisir d'oisif. Il se noie
dans un pied d'eau.
Ici, tout le monde va à l'eau comme des canards. Le dimanche soir,
toute la population nage, plonge, dresse des bambins à se jeter dans les
bassins profonds du haut des rochers et à pêcher à la main sous les
blocs de la rivière. Quelques femmes nagent aussi. On se partage gaîment
la pêche et on rentre pour la manger toute fraîche en famille, sauf les
belles pièces, qui sont vendues à Argenton quand il n'y a pas
d'étrangers au village.
Ce poisson est exquis, même le fretin. Il a la chair ferme et
savoureuse.
La bonne et vraie pêche se fait avant le jour; aussi vous pourriez
marcher la nuit tout le long de ce désert, avec la certitude de
rencontrer, à chaque pas, des figures affairées mais bienveillantes.
Les meuniers et les pêcheurs vivent en bonne intelligence: filets et
bateaux sont prêtés à toute heure, et ce continuel échange constitue une
sorte de communauté. On ne se gêne guère pour lever la vergée qu'on
rencontre sur les îlots dans le courant. Mais c'est à charge de
revanche, et la grande prudence du Berrichon évite les reproches et les
querelles. Les pêcheurs ont un soin de prévoyance qui ne viendrait
jamais à ceux de l'Indre. Quand on pêche les étangs, ils achètent le
fretin et _rempoissonnent_ leur rivière pour l'avenir.
En traversant une ravissante prairie, nous eûmes à saluer une
très-vieille dame du hameau des Cerisiers, qui gardait ses vaches en
cornette et jupon court.
Elle était seule dans cet Éden champêtre, droite, rose, enjouée.
Moreau m'apprit que c'était une personne riche, la mère d'un de nos
amis, avoué très-considéré dans notre ville.
--Comprenez-vous, nous dit-il quand nous fûmes à quelques pas de cette
vénérable pastoure, qu'une dame comme elle, qui a le moyen d'avoir trois
vachères pour une, prenne son plaisir à être là toute seule à son âge,
par chaud ou froid, vent ou pluie?
--Ma foi, oui, pensai-je; je le comprends très-bien. Je sais que son
fils, qui la respecte et la chérit, a fait son possible pour la fixer à
la ville auprès de lui. Mais elle s'y mourait d'ennui; le bien-être et
le repos lui retiraient l'âme du corps. Il y a dans ces natures
agrestes une poésie qui ne sait pas rendre compte de ses jouissances,
mais que l'esprit savoure dans une quiétude mystérieuse. Oui, oui,
encore une fois, l'aspiration à la vie pastorale, le besoin d'identifier
notre être avec la nature et d'oublier tous les faux besoins et toutes
les vaines fatigues de la civilisation, ce n'est pas là un vain rêve;
c'est un goût inné et positif chez la grande majorité de la race
humaine, c'est une passion muette et obstinée qui suit partout, comme
une nostalgie, ceux qui ont mené, dès l'enfance, la vie libre et rêveuse
au grand air.
Et, quand cette passion s'est développée dans une contrée adorable,
est-il un artiste qui ne la comprenne pas et qui ne la voie pas flotter
dans ses pensées comme le songe d'une vie meilleure?
Tout le monde la comprendrait, cette passion, si la nature était belle
partout. Elle le serait, si l'homme voulait et savait. Il ne s'agirait
pas de la laisser à elle-même, là où elle se refuse à nourrir l'homme.
Il s'agirait de lui conserver son type et de lui restituer, avec les
qualités de la fécondité, le caractère de grâce ou de solennité qui lui
est propre.
Cela viendra, ne nous désolons pas pour notre descendance. Nous
traversons les jours d'enfantement de l'agriculture. La terre n'est
ingrate que parce que le génie de l'homme a été paresseux. Nous sortons
des ténèbres de la routine. La science et la pratique prennent un
magnifique essor au point de vue de l'utilité sociale. La vie matérielle
absorbe tout, la question du pain enfante des prodiges. Les artistes et
les rêveurs ont tort pour le moment.
Il le faut, et n'importe! car le sentiment du beau et les besoins de
l'âme reviendront quand la production aura payé l'homme de ses dépenses
et de ses peines. La question des arbres viendra le préoccuper quand il
aura trouvé le chauffage sans bois. La question des fleurs descendra des
régions du luxe aux besoins intellectuels de tous les hommes. La
question des eaux et des abris de rochers fera des prodiges quand il y
aura communauté, je ne dis pas de propriété (je ne soulève pas cette
question), mais de culture en grand avec une direction savante et
intelligente.
Déjà les efforts particuliers de quelques riches amis du beau font
pressentir ce que sera la campagne en France dans une centaine d'années
peut-être. On comprend déjà très-bien qu'un parc de quelques lieues
carrées soit une fantaisie réalisable, et que, au milieu de ses grandes
éclaircies et de ses immenses pelouses, les moissons et les fauchailles
s'effectuent facilement à travers des allées ombragées et doucement
sinueuses.
Il n'y a donc pas de raisons pour qu'un jour, quand l'intérêt social
aura prononcé qu'il est indispensable de réunir tous les efforts vers le
même but, des départements entiers, des provinces entières, ne
deviennent pas d'admirables jardins agrestes, conservant tous leurs
accidents de terrains primitifs devenus favorables à la nature de la
végétation qu'on aura su leur confier, distribuant leurs eaux dans des
veines artificielles fécondantes et gracieuses, et se couvrant d'arbres
magnifiques là où ne poussent aujourd'hui que de stériles broussailles.
À mesure qu'on obtiendra ce résultat, en vue du beau en même temps
qu'en vue de l'utile, les idées s'élèveront. Le goût ira toujours
s'épurant, le sentiment du pittoresque deviendra un besoin, une
jouissance, une ivresse pour le laboureur, aussi bien que pour le poëte.
Ce sera un crime que d'abattre ou de mutiler un bel arbre, une
grossièreté que de négliger les fleurs et d'aplanir sans nécessité les
aspérités heureuses du sol; un crétinisme que de détruire l'harmonie des
formes et des couleurs sur un point donné, par des bâtisses
disproportionnées ou criardes. L'artiste ne souffrira plus de rien,
l'idéalisme et le réalisme ne se battront plus.
Toute rêverie sera douce, toute promenade charmante; et vous croyez que,
vivant dans le beau et le respirant comme un air vital dans la nature
redédiée à Dieu, les hommes ne deviendront pas plus intelligents en
devenant plus riches, plus vrais en devenant plus habiles, et plus
aimables en devenant plus satisfaits?
Amyntas s'est décidément épris de la maisonnette où nous sommes loges.
Il y rêve une installation possible, un pied-à-terre tolérable au milieu
du monde enchanté des fleurs, des ruisseaux et des papillons. Pourquoi
pas? Il a bien raison.
J'avais grande envie aussi de cette chaumière, bien qu'elle ne réalise
pas mon ambition pittoresque. Vingt autres sont plus jolies; mais c'est
la seule en vente, et j'allais m'en emparer.... Mais notre ami réclame
la priorité de l'idée. Il nous demande de lui laisser arranger cette
chaumière à son gré et de devenir ses hôtes dans nos excursions sur la
Creuse. Nous retirons nos prétentions.
Il échange quelques paroles avec madame Rosalie. Le voilà propriétaire
d'une maison bâtie à pierres sèches, couverte en tuiles, et ornée d'un
perron à sept marches brutes; d'une cour de quatre mètres carrés; d'un
bout de ruisseau avec droit d'y bâtir sur une arche, plus, d'un talus de
rocher ayant pour limite un buis et un cerisier sauvage.
À partir de ce moment, je vois bien que l'insouciant Amyntas n'est plus
le même.
Après le souper, car nous n'avons dîné qu'à neuf heures, le voilà qui
lève des plans, qui mesure ses deux petites chambres, plante en
imagination des portemanteaux, creuse des armoires dans l'épaisseur de
_son mur_, et dit à chaque instant: _Ma maison, ma cour, mon rocher, mon
buis, mon cours d'eau, mes voisins, mes impôts_,--il en aura pour deux
francs vingt-cinq centimes!--_mes droits, mes servitudes, mon acte, ma
propriété_, enfin! C'est tout dire!
--N'en riez pas, dit-il; qui sait si ce n'est pas là que, par goût ou
par raison, je viendrai terminer mes jours?
Ah! qui sait, en effet? La même idée m'était venue pour mon compte,
quand je lorgnais cette splendide acquisition à laquelle il me faut
renoncer.
Mais l'aimable acquéreur s'en fait un si grand amusement, que je suis
dédommagé de mon sacrifice. Et puis il n'est pas dit absolument que la
voisine, l'affable et obligeante madame Anne, ne se laissera pas séduire
par mes offres un peu plus tard. Nous verrons, si elle n'a pas trop de
chagrin!
J'avoue que je ne me pardonnerais pas d'apporter un chagrin dans ce
village. Un chagrin surmonté par des considérations d'intérêt, c'est
presque une corruption exercée et subie. Certes, l'Eldorado champêtre où
nous voici recèle ses plaies secrètes comme les autres; mais je voudrais
bien que ma main n'y apportât pas une égratignure.
Ce remords n'empoisonnera pas les jouissances de notre nouveau
propriétaire. L'aubergiste qui lui cède la maisonnette est enchanté de
pouvoir faire agrandir et arranger désormais son auberge. Il paye
quelques dettes avec le surplus, et se loue beaucoup de l'aventure.
IX
10 juillet.
Une voix creuse et sépulcrale me réveille, et une pensée triste me
traverse l'esprit.
Le pauvre petit maître d'école qui demeure en face, dans notre _square_,
s'est laissé choir hier de son âne. On le disait brisé. Il est peut-être
mourant.
Sans doute, cette voix de la tombe, c'est celle du prêtre qui vient
prier pour son âme.
J'entr'ouvre le rideau et je me rassure. Il n'y a là qu'un vieux
mendiant aveugle, récitant un long _oremus_ en l'honneur du généreux
Amyntas, qui vient de le bien traiter. Aussi, tandis que le
_propriétaire_ s'enfuit modestement dans les ruines de la forteresse,
pour échapper à la litanie du remercîment, le vieux fait les choses en
conscience et récite jusqu'au bout son antienne édifiante.
Une jolie petite fille de dix ans sort de la maison d'école, apporte au
pauvre un gros morceau de pain blanc, le lui met dans sa besace et lui
demande où il veut aller.
Le bonhomme lui ordonne d'un air grave de le conduire au château. Elle
lui prend la main et l'emmène, en écartant devant lui, avec son petit
sabot, les pierres qui pourraient le faire trébucher.
On déjeune chez madame Rosalie, on lui dit adieu, et on part pour le Pin
par le chemin d'en haut. On redescend avec Moreau à la Creuse, et on
fait encore une lieue dans les rochers pour aller au Trou-Martin, un bel
endroit, le plus hérissé de la contrée: rochers en aiguilles sur les
deux rives de la Creuse, aridité complète, découpure romantique autour
du courant devenu plus rapide; l'un fait un croquis; l'autre, un somme.
Au retour, à un méandre où le torrent est calme et profond, une barque
glisse lentement d'une rive à l'autre. Le batelier conduit trois femmes
chargées de paniers de fruits; tous quatre sont superbes de pose et de
costume, à leur insu; l'eau est un miroir; les rivages herbus, les
arbres, les terrains sont étincelants au soleil, qui baisse et rougit.
Tout est rose, chaud et d'un calme sublime.
Ce n'est pas le lac Némi; ce ne sont pas les femmes d'Albano, c'est
autre chose: c'est moins beau et plus touchant. Ici, rien ne pose. En
Italie, le moindre brin d'herbe fait ses embarras et attend le peintre.
Belle et bonne France, on ne te connaît pas!
On part à cinq heures, on flâne un peu en route, on boit de l'eau
fraîche à Cluis. On peut y manger des goires, gâteau au fromage de la
localité. C'est étouffant; mais quand on a faim!...
On arrive à la maison à onze heures du soir. On soupe, on range les
papillons, on se couche à deux heures.
X
14 juillet.
Notre ami l'avoué, le fils de la vénérable pastoure, est venu nous voir
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