Promenades autour d'un village - 1
PROMENADES
AUTOUR D'UN VILLAGE
PAR
GEORGE SAND
OUVRAGES
DE
GEORGE SAND
PUBLIÉS DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY.
ADRIANI.......................... 1 VOL.
LES AMOURS DE L'ÂGE D'OR......... 1--
LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ. 2--
LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.......... 1--
LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE... 3--
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT........ 1--
CONSUELO......................... 3--
LES DAMES VERTES................. 1--
LA DANIELLA...................... 3--
LE DIABLE AUX CHAMPS............. 1--
LA FILLEULE...................... 1--
FLAVIE........................... 1--
HISTOIRE DE MA VIE.............. 10--
L'HOMME DE NEIGE................. 3--
HORACE........................... 1--
ISIDORA.......................... 1--
JACQUES.......................... 1--
JEANNE........................... 1--
LÉLIA--Métella.--Melchior.--Cora. 2--
LUCREZIA FLORIANI.--Lavinia...... 1--
LE MEUNIER D'ANGIBAULT........... 2--
NARCISSE......................... 1--
LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE........... 2--
LE PICCININO..................... 2--
LE SECRÉTAIRE INTIME............. 1--
SIMON............................ 1--
TEVERINO--Léone Léoni............ 1--
L'USCOQUE........................ 1--
PROMENADES
AUTOUR D'UN VILLAGE
PAR
GEORGE SAND
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 45
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1866
PROMENADES
AUTOUR
D'UN VILLAGE
Dans les derniers jours de juin 1857, je me mis en route avec deux
compagnons qui ne demandaient qu'à courir: un naturaliste et un artiste,
qui est, en même temps, naturaliste amateur.
Il s'agissait pour eux d'explorer, sous certains rapports, la faune
entomologique, en langue vulgaire la nature des insectes qui habitent
notre département. N'étant qu'un parfait ignorant pour mon compte, je
leur avais seulement promis, en leur servant de guide, un charmant pays
à parcourir.
Mais, avant d'aller plus loin, il faut que, pour la facilité de mon
récit, je baptise ces deux personnages que j'accompagne. Je leur
laisserai les noms dont ils s'étaient gratinés l'un l'autre dans leurs
promenades entomologiques.
L'artiste est, à ses moments perdus, grand collectionneur et préparateur
de premier ordre. Un charmant petit papillon bleu fort commun était
tombé en poussière à la collection, et notre ami est si difficile dans
le choix des individus qu'il juge dignes d'y figurer, qu'il n'en trouve
pas toujours un sur cent. Il poursuivit donc, durant toute une saison,
la jolie lycaenide _amyntas_. De là le nom bucolique d'Amyntas qu'il
porte fort complaisamment et dont je ne vois pas, au reste, qu'il ait
sujet de se fâcher.
Le naturaliste, un savant modeste, bien que très-connu à Paris de tous
les amateurs d'entomologie, était absorbé, depuis quelques jours, dans
la recherche des coques de certaines chrysalides sur les branches mortes
de certains arbres. De là le nom pompeux de Chrysalidor, gracieusement
accepté par notre compagnon.
On partit par une matinée très-fraîche, muni de provisions de bouche, à
seules fins de gagner du temps en route, car on trouve partout à manger
maintenant dans notre bas Berry; mais on n'y est pas encore très-vif. Le
Berrichon des plaines n'est jamais pressé, et avec lui il faut savoir
attendre.
Or, nous voulions arriver et ne pas perdre les belles heures du jour à
voir tourner les broches, lesquelles tournent aussi gravement que les
gens du pays. Quant aux tables, je doute qu'elles y tournent jamais, ou
ce serait avec une nonchalance si désespérante, que les plus fervents
adeptes s'endormiraient au lieu de penser à les interroger.
Nous déjeunâmes donc sur l'herbe, dans les ruines d'une vieille
forteresse, et, deux heures après, nous quittions la route pour un
chemin vicinal non achevé, et plus gracieux à la vue que facile aux
voitures.
Nous avions traversé un pays agréable, des ondulations de terrain
fertile, de jolis bois penchés sur de belles prairies, et partout de
larges horizons bleus qui rendent l'aspect de la contrée assez
mélancolique.
Mais je me rappelais avoir vu par là un site bien autrement digne de
remarque, et, quand le chemin se précipita de manière à nous forcer de
descendre à pied, j'invitai mes naturalistes, fureteurs de buissons, à
jeter les yeux sur le cadre qui les environnait.
Au milieu des vastes plateaux mouvementés qui se donnent rendez-vous
comme pour se toucher du pied, en s'abaissant vers une sinuosité cachée
aux regards, le sol se déchire tout à coup, et dans une brisure
d'environ deux cents mètres de profondeur, revêtue de roches sombres ou
de talus verdoyants, coule, rapide et murmurante, la Creuse aux belles
eaux bleues rayées de rochers blancs et de remous écumeux.
C'est cette grande brisure qui se découvrait tout à coup au détour du
chemin et qui ravissait nos regards par un spectacle aussi charmant
qu'inattendu.
En cet endroit, le torrent forme un fer à cheval autour d'un mamelon
fertile couvert de blondes moissons. Ce mamelon, incliné jusqu'au lit
de la Creuse, ressemble à un éboulement qui aurait coulé paisiblement
entre les deux remparts de rochers, lesquels se relèvent de chaque côté
et enferment, à perte de vue, le cours de la rivière dans les sinuosités
de leurs murailles dentelées.
Le contraste de ces âpres déchirements et de cette eau agitée, avec la
placidité des formes environnantes, est d'un _réussi_ extraordinaire.
C'est une petite Suisse qui se révèle au sein d'une contrée où rien
n'annonce les beautés de la montagne. Elles y sont pourtant discrètement
cachées et petites de proportions, il est vrai, mais vastes de courbes
et de perspectives, et infiniment heureuses dans leurs mouvements
souples et fuyants. Le torrent et ses précipices n'ont pas de terreurs
pour l'imagination. On sent une nature abordable, et comme qui dirait
des abîmes hospitaliers. Ce n'est pas sublime d'horreur; mais la douceur
a aussi sa sublimité, et rien n'est doux à l'oeil et à la pensée comme
cette terre généreuse soumise à l'homme, et qui semble ne s'être permis
de montrer ses dents de pierre que là où elles servent à soutenir les
cultures penchées au bord du ravin.
Quand vous interrogez une de ces mille physionomies que revêt la nature
à chaque pas du voyageur, ne vous vient-il pas toujours à l'idée de la
personnifier dans l'image d'une déesse aux traits humains?
La terre est femelle, puisqu'elle est essentiellement mère. C'est donc
une déité aux traits changeants, et elle se symbolise par une beauté de
femme tour à tour souriante et désespérée, austère et pompeuse,
voluptueuse et chaste. Le travail de l'homme, jusqu'à ce jour ennemi de
sa beauté, réussit à lui ôter toute physionomie, et cela, sur de grandes
étendues de pays. Livrée à elle-même, elle trouve toujours moyen d'être
belle ou frappante d'une manière quelconque.
Voilà pourquoi, dès qu'on aborde une région où les conquêtes de la
culture n'ont pu effacer la trace des grands bouleversements ou des
grands nivellements primitifs, on est saisi d'émotion et de respect.
Cette émotion tient du vertige devant les scènes grandioses des hautes
montagnes et les débris formidables des grands cataclysmes.
Rien de semblable ici.
C'est un mouvement gracieux de la bonne déesse; mais, dans ce mouvement,
dans ce pli facile de son vêtement frais, on sent la force et l'ampleur
de ses allures. Elle est là comme couchée de son long sur les herbes,
baignant ses pieds blancs dans une eau courante et pure; c'est la
puissance en repos; c'est la bonté calme des dieux amis. Mais il n'y à
rien de mou dans ses formes, rien d'énervé dans son sourire. Elle a la
souveraine tranquillité des immortels, et, toute mignonne et délicate
qu'elle se montre, on sent que c'est d'une main formidablement aisée
qu'elle a creusé ce vaste et délicieux jardin dans cet horizon de son
choix.
Ce jardin naturel qui s'étend sur les deux rives de la Creuse, c'est
l'oasis du Berry.
Chère petite Indre froide et muette de nos prairies, pardonne-le-nous!
tu es notre compagne légitime; mais nous tous qui habitons tes rives
étroites et ombragées, nous sommes les amoureux de la Creuse, et, quand
nous avons trois jours de liberté, nous te fuyons pour aller tremper le
bout de nos doigts dans les petits flots mutins de la naïade de
Châteaubrun et de Crozant. Les bons bourgeois et les jeunes poëtes de
nos petites villes vont voir ces rochers, après lesquels ils croient
naïvement que les Alpes et les Pyrénées n'ont plus rien à leur
apprendre.
Faisons comme eux, oublions le mont Blanc et le pic du Midi. Oublions
même Mayorque et l'Auvergne, et le Soracte, plus facile à oublier.
Qu'importe la dimension des choses! C'est l'harmonie de la couleur et la
proportion des formes qui constituent la beauté. Le sentiment de la
grandeur se révèle parfois aussi bien dans la pierre antique gravée d'un
chaton de bague que dans un colosse d'architecture.
La journée était devenue brûlante; nos chevaux avaient faim et soif:
nous descendîmes au village du Pin, où le chemin finissait. Mais le
malheureux village, il est assis au bord du ravin de la Creuse, et il
lui tourne le dos! Pas une maison, pas un oeil qui se soucie de plonger
dans cette belle profondeur; les habitants aiment mieux regarder leur
chemin neuf et poudreux et le talus aride qui l'enferme.
Malgré cette absence de goût, on peut dire, comme dans les relations des
grands voyages, que les habitants de ce lieu sont _fort affables_. Nous
sommes encore en plein Berry, et pourtant ce sont d'autres types,
d'autres manières, d'autres costumes que ceux des bords de l'Indre.
L'air avenant, l'obligeance hospitalière, la confiance soudaine, je ne
sais quelle familiarité sympathique, voilà d'emblée, et de la part de
toutes gens, un bon accueil assuré. En un instant, étables et granges
s'ouvrent pour remiser au mieux notre véhicule et recevoir nos chevaux.
--Ah! vous voilà enfin revenu chez nous? dit, derrière moi, une voix
d'homme en m'appelant par mon nom. Votre cheval blanc ne valait pas
ceux-ci. Et votre fils, où est-il donc? Je ne le vois pas. Où
voulez-vous aller, cette fois? À la Roche-Martin ou à la Preugne-au-Pot?
Nous aurons, j'espère, meilleur temps que la dernière fois, et nous
passerons la rivière sans danger dans le bateau.
Cet homme, qui me parlait de nos dernières courses avec lui en 1844,
comme s'il se fût agi d'hier, et dont je reconnaissais la figure de
contrebandier espagnol, c'était Moreau, le pêcheur de truites, le loueur
d'ânes et de chevaux, le messager, le guide, le factotum actif et
intelligent des voyageurs en Creuse.
--Conduisez-nous à l'autre village, lui dis-je; vos chemins sont tout
changés; je ne me reconnais plus.
--Ah! dame, nos chemins sont mieux dessinés qu'autrefois. On va plus
droit; mais ils ne sont pas encore commodes aux voitures, et vous irez
plus vite à pied.
--C'est notre intention, d'aller à pied.
--Alors, marchons.
--J'ai grand'soif, dit Amyntas en soupirant.
--Voulez-vous du lait de ma chèvre? lui cria une pauvre femme devant la
porte de laquelle nous passions.
Amyntas accepta, tout joyeux d'avoir à donner à cette aimable
villageoise une pièce de monnaie. Elle ne la refusa pas, mais elle la
reçut avec étonnement.
--Comment! dit-elle, vous voulez payer une écuellée de lait? Ça n'en
valait pas la peine, et j'étais bien aise de vous l'offrir.
--Vous ne me connaissez pourtant pas?
--Non; mais on aime à faire plaisir aux passants.
--Oh! oh! me dit Amyntas, sommes-nous donc déjà si loin de la vallée
Noire? Je n'y ai jamais vu un paysan prévenir les désirs d'un inconnu.
Je sais bien que ce n'est pas avarice, mais c'est méfiance ou timidité.
Le soleil baissait; nous ne savions pas où nous trouverions à dîner et à
coucher, et, une fois engagés dans le ravin, où la nuit se fait de bonne
heure et où les sentiers ne sont vraiment pas commodes, il n'y a rien de
mieux à faire que de s'en remettre à la Providence.
Amyntas doubla le pas en chantant.
Chrysalidor ne chantait pas; il ne pensait même plus à récolter des
insectes. Tandis que son compagnon s'enivrait de bien-être et de
mouvement, il était tranquillement ravi du charme particulier de ce
doux et agreste paysage. Tout savant exact et chercheur minutieux qu'il
est, il connaît les jouissances de l'artiste, il n'a pas l'intelligence
atrophiée par l'amour du détail. Il comprend et il aime l'ensemble. Il
sait respirer la saveur du grand tout. Cependant il voyait comme qui
dirait des deux yeux. Il en avait un pour le grand aspect du temple de
la nature, et l'autre pour les pierres précieuses qui en revêtent le sol
et les parois.
--Je vois ici, nous dit-il, une flore tout à coup différente de celle
que nous traversions il y a un quart d'heure. Voici des plantes de
montagne qui ont le _facies_ méridional: où donc sommes-nous? Je n'y
comprends plus rien. Et cette chaleur écrasante à l'heure où l'air
devrait fraîchir, la sentez-vous? Il n'y a pourtant pas un nuage au
ciel.
--Si je la sens? répondit Amyntas. Je le crois bien! Nous sommes pour le
moins en Afrique.
--Il serait fort possible, reprit le savant d'un air absorbé, que nous
fissions ici quelque _rencontre_ étonnante!
--Oh! n'ayez pas peur, monsieur! s'écria Moreau, qui crut que notre
savant s'attendait à rencontrer tout au moins quelque lion de l'Atlas.
Il n'y a point ici de méchantes bêtes.
Le chemin fit encore un coude, et le village, le vrai village cherché,
se présenta magnifiquement éclairé, sous nos pieds. Il faut arriver là
au soleil couchant: chaque chose a son heure pour être belle.
C'est un nid bâti au fond d'un entonnoir de collines rocheuses où se
sont glissées des zones de terre végétale. Au-dessus de ces collines
s'étend un second amphithéâtre plus élevé. Ainsi de toutes parts le vent
se brise au-dessus de la vallée, et de faibles souffles ne pénètrent au
fond de la gorge que pour lui donner la fraîcheur nécessaire à la vie.
Vingt sources courant dans les plis du rocher, ou surgissant dans les
enclos herbus, entretiennent la beauté de la végétation environnante.
La population est de six à sept cents âmes. Les maisons se groupent
autour de l'église, plantée sur le rocher central, et s'en vont en
pente, par des ruelles étroites, jusque vers la lit d'un délicieux
petit torrent dont, à peu de distance, les eaux se perdent encore plus
bas dans la Creuse.
C'est un petit chef-d'oeuvre que l'église romano-byzantine. La
commission des monuments historiques l'a fait réparer avec soin. Elle
est parfaitement homogène de style au dehors et charmante de
proportions.
À l'intérieur, le plein cintre et l'ogive molle se marient agréablement.
Les détails sont d'un grand goût et d'une riche simplicité. On descend
par un bel escalier à une crypte qui prend vue sur le ravin et le
torrent.
Mais, des curieuses fresques que j'ai vues autrefois dans cette crypte,
il ne reste que des fragments épars, quelques personnages vêtus à la
mode de Charles VII et de Louis XI, des scènes religieuses d'une laideur
naïve et d'un sens énigmatique. Ailleurs, quelques anges aux longues
ailes effilées, d'un dessin assez élégant et portant sur la poitrine des
écussons effacés. Malgré la sécheresse de la roche, l'humidité dévore
ces précieux vestiges. Quelque source voisine a trouvé assez récemment
le moyen de suinter dans le mur où j'ai encore vu, il y a trente ans,
les restes d'une danse macabre extrêmement curieuse. Les personnages
glauques semblaient se mouvoir dans la mousse verdâtre qui envahissait
le mur: c'était d'un ton inouï en peinture et d'un effet saisissant.
Le Christ assis, nimbé entièrement, qui surmonte le maître-autel de la
nef supérieure, est d'une époque plus primitive, contemporaine, je
crois, de la construction de l'église. Je l'ai toujours vu aussi frais
qu'il l'est maintenant, et je suppose qu'il avait été, dès lors,
restauré par quelque artiste de village, qui lui a conservé, par
instinct, conscience ou tradition, sa naïveté barbare. Tant il y a qu'on
jurerait d'une fresque exécutée d'hier par un de ces peintres
gréco-byzantins qui, en l'an 1000, parcouraient nos campagnes et
décoraient nos églises rustiques.
II
Le tombeau de Guillaume de Naillac, seigneur du lieu au XIIIe siècle,
représente un personnage couché, vêtu d'une longue robe, l'aumônière au
flanc, la tête appuyée sur un coussin que soutiennent deux angelots. Sa
colossale épée repose près de lui; à ses pieds est le _léopard passant_
de son blason.
Il y a trente ans, ce sévère personnage était encore en grande
vénération, sous le nom grotesque et la renommée cynique d'un certain
saint que l'on ne doit pas nommer en bonne compagnie.
Je ne sais quel honnête curé a trouvé moyen de détruire cette
superstition et de conserver le sire de Naillac en bonne odeur auprès
des dévots de sa paroisse, en faisant de lui (à tort, il est vrai) le
fondateur de l'église; si bien qu'aujourd'hui on vous montre l'ancien
saint sous ce titre prosaïque: _l'entrepreneur de bâtiment_. Son nez et
sa bouche sont entaillés de coupures qui l'ont un peu défiguré.
L'usage était encore, il y a trente ans, de gratter ainsi au couteau
certaines statues, et même certaines pierres. La poudre qu'on en
retirait était mêlée à un verre d'eau que s'administraient les femmes
stériles.
Cette précieuse église était bâtie au centre de l'antique forteresse
dont les tours et la muraille ruinées jalonnent l'ancien développement
sur le roc escarpé.
Le château moderne, bâti au siècle dernier dans un style quasi
monastique, soutient le chevet de l'église. L'ancienne porte, flanquée
de deux tours, espacée d'une ogive au-dessus de laquelle se dessinent
les coulisses destinées à la herse, sert encore d'entrée au manoir. Le
pied des fortifications plonge à pic dans le torrent.
Nul château n'a une situation plus étrangement mystérieuse et
romantique. Un seul grand arbre ombrage la petite place du bourg, qui,
d'un côté, domine le précipice, et, de l'autre, se pare naturellement
d'un énorme bloc isolé, d'une forme et d'une couleur excellentes.
Arbre, place, ravin, herse, église, château et rocher, tout cela se
tient et forme, au centre du bourg, un tableau charmant et singulier qui
ne ressemble qu'à lui-même.
Le châtelain actuel est un solide vieillard de quatre-vingts ans, qui
s'en va encore tout seul, à pied, par une chaleur torride, à travers les
sentiers escarpés de ses vastes domaines. Riche de cinquante mille
livres de rente, dit-on, il n'a jamais rien restauré que je sache; mais
il n'a jamais rien détruit; sachons-lui-en gré. Les pans écroulés de ses
vieilles murailles sombres dentellent son rocher dans un désordre
pittoresque, et les longs épis historiés de ses girouettes tordues et
penchées sur ses tours d'entrée ne peuvent être taxés d'imitation et de
charlatanisme.
Un autre monument du village, c'est une maison renaissance, fort
élégante d'aspect, habitée par des paysans. Elle tombe en ruine.
À quelque distance, on la croirait bâtie en beau moellon de granit;
mais, comme toutes les autres, elle n'est qu'en pierre feuilletée et
schisteuse de la localité.
On l'a seulement revêtue de filets de mastic blanchâtre en relief, qui
font un trompe-l'oeil très-harmonieux. Son pignon aigu est percé d'une
petite fenêtre soutenue par un meneau déjeté, en vrai granit taillé en
prisme.
La porte cintrée est enfoncée sous le balcon de bois du premier étage et
sous l'avancement de l'escalier, lequel est formé de gros blocs
irréguliers à peine dégrossis.
Une vigne folle court sur le tout et complète la physionomie pittoresque
de cette élégante et misérable demeure, dont un appendice écroulé gît à
son flanc depuis des siècles, sans qu'il soit question d'ôter les
décombres.
Au reste, cette maison, dans ses dispositions générales, paraît avoir
servi de modèle à toutes celles du village. Sauf les grands pignons, qui
ont été remplacés par des toits tombants, communs à plusieurs
habitations mitoyennes, toutes sont construites sur le même plan.
Le rez-de-chaussée, avec une porte à cintre surbaissé, ou à linteau
droit, formée d'une seule pierre gravée en arc à contre-courbe, n'est
qu'un cellier dont l'entrée s'enfonce sous le balcon du premier étage,
quelquefois entre deux escaliers de sept à huit marches assez larges,
descendant de face. Au premier, une ou deux chambres; au-dessus, un
grenier dont la mansarde en bois ne manque pas de caractère.
Beaucoup de ces maisons paraissent dater du XIVe ou du XVe siècle. Elles
ont des murs épais de trois ou quatre pieds et d'étroites fenêtres à
embrasures profondes, avec un banc de pierre posé en biais. On a presque
partout remplacé le manteau des antiques cheminées par des cadres de
bois; mais les traces de leurs grandes ouvertures se voient encore dans
la muraille.
Les chambres de ces vieilles maisons rustiques sont mal éclairées,
d'autant plus qu'elles sont très spacieuses. Le plafond, à solives nues,
est parfois séparé en deux par une poutre transversale et s'inclinant en
forme de toit, des deux côtés. Le pavé est en dalles brutes, inégales et
raboteuses. L'ameublement se compose toujours de grands lits à dossier
élevé, à couverture d'indienne piquée, et à rideaux de serge verte ou
jaune sortant d'un lambrequin découpé, de hautes armoires très-belles,
de tables massives et de chaises de paille. Le coucou y fait entendre
son bruit monotone, et les accessoires encombrent les solives: partout
le filet de pêche et le fusil de chasse.
Il y a, dans ce village, des constructions plus modernes, des
maisonnettes neuves et blanches, crépies à l'extérieur, et dont les
entourages, comme ceux du château, sont en brique rouge.
Grâce à leurs petits perrons et aux vignes feuillues qui s'y enlacent,
elles ne sont pas trop disparates à côté des constructions primitives
qui montrent leurs flancs de pierres sèches d'un brun roux, leurs toits
de vieilles tuiles toutes pareilles de ton et de forme à cette pierre
plate du pays, et leurs antiques encadrements de granit à pans coupés.
La couleur générale est sombre mais harmonieuse, et les grands noyers
environnants jettent encore leur ombre à côté de celle des ruines de la
forteresse.
--Les maisons sont chères ici, nous dit notre guide. Vous voyez, il n'y
a pas de place pour bâtir: le rocher ne veut pas.
--Qu'est-ce que vous appelez chères, dans ce pays-ci?
--De cinq cents à mille francs, suivant la bonté de la carcasse.
--Croyez-vous qu'on pourrait trouver ici des chambres pour passer la
nuit?
--Tenez! dit-il en marchant devant nous pour ouvrir une porte qui
n'avait pas de gâche à la serrure, regardez si ça vous convient.
Nous montâmes l'inévitable perron, dont les rampes sont toujours
revêtues de grands carrés de micaschiste jaune brun ou de galets
granitiques des bords de la Creuse, ce qui rappelle les constructions
pyrénéennes en dalles de basalte et en cailloux des gaves.
Nous trouvâmes là deux petites chambres blanchies à la chaux, plafonnées
en bois brut, meublées de lits de merisier et de grosses chaises
tressées de paille. C'est très-propre. Nous voilà logés.
III
Il s'agissait de dîner.
--Dîner? s'écria Moreau. La belle affaire! Regardez! le village est
rempli de poules et de poulets qui ne sont pas farouches. On en aura
vite attrapé deux ou trois. Voyez combien de vaches rentrent du pré!
Chacun a la sienne, tout au moins. Croyez-vous qu'on manque ici de lait
et de beurre? Et les oeufs! Il n'y a qu'à se baisser pour en ramasser.
Enfin la Creuse n'est pas loin. Je m'y en vas donner un coup d'épervier,
et, si je ne vous rapporte pas une belle truite, à tout le moins je
trouverai bien une belle friture de tacons.
Or, le tacon est le saumon en bas âge; les saumons de mer, remontant la
Loire, viennent frayer dans les eaux vives de la Creuse, et ce n'est
point là un mets à dédaigner. On n'a pas encore à se tourmenter ici de
pisciculture, à moins que ce ne soit pour étudier les procédés de
l'ingénieuse et bonne nature, afin de les appliquer en d'autres pays.
Outre ce menu, nous avions cueilli en route de beaux ceps. Tout cela
était fort alléchant pour des gens affamés, même ces pauvres poulets qui
couraient encore. Mais il fallait une cuisine et une femme; car aucun de
nous ne possédait les utiles talents de l'auteur des _Impressions de
voyage_.
--De quoi diable vous inquiétez-vous? dit le guide. Il y a ici une
auberge dont la maîtresse cuisinerait pour un archevêque. C'est elle qui
vous prêtera les chambres où vous voilà, à condition que vous irez dîner
chez elle, en haut du village. Est-ce convenu? restez-vous ici? Je vas
commander la soupe. En attendant, descendez ce chemin, et vous vous
trouverez à la rencontre de la petite rivière et de la grande. Restez-y
une heure et revenez: tout sera prêt, même le café, car je me souviens
que vous n'aimez point à vous passer de ça.
--Mais je me reconnais très-bien, lui dis-je; il n'y a point de pont en
bas du village.
--Si fait, il y en a un maintenant. Allez devant vous.
Nous trouvâmes le chemin rapide, mais commode, le pont très-joli et le
confluent des deux torrents admirable de fraîcheur et de mystère.
Le soleil était déjà couché pour nous, il était descendu derrière les
rochers qui nous faisaient face; mais, au loin, il envoyait, à travers
ses brisures, de grandes lueurs chaudes et brillantes sur les fonds
d'émeraude de la gorge.
Quand on est tout au fond de cette brèche qui sert de lit à la Creuse,
l'aspect devient quelquefois réellement sauvage. Sauf les pointes
effilées de quelques clochers rustiques qui, de loin en loin, se
dressent comme des paratonnerres sur le haut du plateau, et quelques
moulins charmants échelonnés le long de l'eau, avec leurs longues
écluses en biais ou en éperon, qui rayent la rivière d'une douce et
fraîche cascatelle, c'est un désert.
Pour peu que l'on se trouve engagé dans un de ses coudes rocailleux,
assez escarpés pour ne pas livrer passage aux troupeaux, on se croirait
au sein d'une nature âpre et désolée. Mais, un peu plus loin, la
rivière tourne, et la scène change. Le ravin s'adoucit un instant et
laisse couler des zones d'herbe fraîche et de beaux arbres, jusqu'à de
délicieuses pelouses, où les pieds meurtris se reposent dans du velours.
Et puis ce sont de longues flaques de sable fin et humide où croissent
des plantes exquises, diverses espèces de sauges et de baumes, et ces
grandes menthes aux grappes lilas, dont les mouches, les papillons et
les coléoptères semblent se disputer le nectar avec une sorte de rage.
Tout ce monde-là était endormi pendant que le soleil s'en allait, et on
ne voyait plus voler que le satyre janira, ce papillon si abondant dans
toute la France, hardi et pullulant comme le moineau, dont il a la
couleur brune, et qui, comme lui, se couche tard, après avoir fait
beaucoup de façons et essayé beaucoup de gîtes.
La Creuse occupe déjà un lit assez large dans ces parages; elle est
presque partout semée de longues roches aiguës, qu'un léger sédiment
blanchit au temps des crues. Quelquefois ce sont des crêtes quartzeuses,
d'un vrai blanc de marbre, qui se dressent au milieu du sol primitif:
on croirait pouvoir la franchir partout aisément en sautant de pierre en
pierre; mais, vers son milieu, elle a presque toujours un canal rapide
assez profond.
Chaque moulin a son petit bateau, qui peut transporter quelques
individus d'une rive à l'autre; mais rarement les propriétaires occupent
les deux rives, et le besoin de communiquer entre eux se fait peu sentir
aux habitants des deux plateaux, si bien que, d'un côté à l'autre du
AUTOUR D'UN VILLAGE
PAR
GEORGE SAND
OUVRAGES
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JACQUES.......................... 1--
JEANNE........................... 1--
LÉLIA--Métella.--Melchior.--Cora. 2--
LUCREZIA FLORIANI.--Lavinia...... 1--
LE MEUNIER D'ANGIBAULT........... 2--
NARCISSE......................... 1--
LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE........... 2--
LE PICCININO..................... 2--
LE SECRÉTAIRE INTIME............. 1--
SIMON............................ 1--
TEVERINO--Léone Léoni............ 1--
L'USCOQUE........................ 1--
PROMENADES
AUTOUR D'UN VILLAGE
PAR
GEORGE SAND
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 45
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1866
PROMENADES
AUTOUR
D'UN VILLAGE
Dans les derniers jours de juin 1857, je me mis en route avec deux
compagnons qui ne demandaient qu'à courir: un naturaliste et un artiste,
qui est, en même temps, naturaliste amateur.
Il s'agissait pour eux d'explorer, sous certains rapports, la faune
entomologique, en langue vulgaire la nature des insectes qui habitent
notre département. N'étant qu'un parfait ignorant pour mon compte, je
leur avais seulement promis, en leur servant de guide, un charmant pays
à parcourir.
Mais, avant d'aller plus loin, il faut que, pour la facilité de mon
récit, je baptise ces deux personnages que j'accompagne. Je leur
laisserai les noms dont ils s'étaient gratinés l'un l'autre dans leurs
promenades entomologiques.
L'artiste est, à ses moments perdus, grand collectionneur et préparateur
de premier ordre. Un charmant petit papillon bleu fort commun était
tombé en poussière à la collection, et notre ami est si difficile dans
le choix des individus qu'il juge dignes d'y figurer, qu'il n'en trouve
pas toujours un sur cent. Il poursuivit donc, durant toute une saison,
la jolie lycaenide _amyntas_. De là le nom bucolique d'Amyntas qu'il
porte fort complaisamment et dont je ne vois pas, au reste, qu'il ait
sujet de se fâcher.
Le naturaliste, un savant modeste, bien que très-connu à Paris de tous
les amateurs d'entomologie, était absorbé, depuis quelques jours, dans
la recherche des coques de certaines chrysalides sur les branches mortes
de certains arbres. De là le nom pompeux de Chrysalidor, gracieusement
accepté par notre compagnon.
On partit par une matinée très-fraîche, muni de provisions de bouche, à
seules fins de gagner du temps en route, car on trouve partout à manger
maintenant dans notre bas Berry; mais on n'y est pas encore très-vif. Le
Berrichon des plaines n'est jamais pressé, et avec lui il faut savoir
attendre.
Or, nous voulions arriver et ne pas perdre les belles heures du jour à
voir tourner les broches, lesquelles tournent aussi gravement que les
gens du pays. Quant aux tables, je doute qu'elles y tournent jamais, ou
ce serait avec une nonchalance si désespérante, que les plus fervents
adeptes s'endormiraient au lieu de penser à les interroger.
Nous déjeunâmes donc sur l'herbe, dans les ruines d'une vieille
forteresse, et, deux heures après, nous quittions la route pour un
chemin vicinal non achevé, et plus gracieux à la vue que facile aux
voitures.
Nous avions traversé un pays agréable, des ondulations de terrain
fertile, de jolis bois penchés sur de belles prairies, et partout de
larges horizons bleus qui rendent l'aspect de la contrée assez
mélancolique.
Mais je me rappelais avoir vu par là un site bien autrement digne de
remarque, et, quand le chemin se précipita de manière à nous forcer de
descendre à pied, j'invitai mes naturalistes, fureteurs de buissons, à
jeter les yeux sur le cadre qui les environnait.
Au milieu des vastes plateaux mouvementés qui se donnent rendez-vous
comme pour se toucher du pied, en s'abaissant vers une sinuosité cachée
aux regards, le sol se déchire tout à coup, et dans une brisure
d'environ deux cents mètres de profondeur, revêtue de roches sombres ou
de talus verdoyants, coule, rapide et murmurante, la Creuse aux belles
eaux bleues rayées de rochers blancs et de remous écumeux.
C'est cette grande brisure qui se découvrait tout à coup au détour du
chemin et qui ravissait nos regards par un spectacle aussi charmant
qu'inattendu.
En cet endroit, le torrent forme un fer à cheval autour d'un mamelon
fertile couvert de blondes moissons. Ce mamelon, incliné jusqu'au lit
de la Creuse, ressemble à un éboulement qui aurait coulé paisiblement
entre les deux remparts de rochers, lesquels se relèvent de chaque côté
et enferment, à perte de vue, le cours de la rivière dans les sinuosités
de leurs murailles dentelées.
Le contraste de ces âpres déchirements et de cette eau agitée, avec la
placidité des formes environnantes, est d'un _réussi_ extraordinaire.
C'est une petite Suisse qui se révèle au sein d'une contrée où rien
n'annonce les beautés de la montagne. Elles y sont pourtant discrètement
cachées et petites de proportions, il est vrai, mais vastes de courbes
et de perspectives, et infiniment heureuses dans leurs mouvements
souples et fuyants. Le torrent et ses précipices n'ont pas de terreurs
pour l'imagination. On sent une nature abordable, et comme qui dirait
des abîmes hospitaliers. Ce n'est pas sublime d'horreur; mais la douceur
a aussi sa sublimité, et rien n'est doux à l'oeil et à la pensée comme
cette terre généreuse soumise à l'homme, et qui semble ne s'être permis
de montrer ses dents de pierre que là où elles servent à soutenir les
cultures penchées au bord du ravin.
Quand vous interrogez une de ces mille physionomies que revêt la nature
à chaque pas du voyageur, ne vous vient-il pas toujours à l'idée de la
personnifier dans l'image d'une déesse aux traits humains?
La terre est femelle, puisqu'elle est essentiellement mère. C'est donc
une déité aux traits changeants, et elle se symbolise par une beauté de
femme tour à tour souriante et désespérée, austère et pompeuse,
voluptueuse et chaste. Le travail de l'homme, jusqu'à ce jour ennemi de
sa beauté, réussit à lui ôter toute physionomie, et cela, sur de grandes
étendues de pays. Livrée à elle-même, elle trouve toujours moyen d'être
belle ou frappante d'une manière quelconque.
Voilà pourquoi, dès qu'on aborde une région où les conquêtes de la
culture n'ont pu effacer la trace des grands bouleversements ou des
grands nivellements primitifs, on est saisi d'émotion et de respect.
Cette émotion tient du vertige devant les scènes grandioses des hautes
montagnes et les débris formidables des grands cataclysmes.
Rien de semblable ici.
C'est un mouvement gracieux de la bonne déesse; mais, dans ce mouvement,
dans ce pli facile de son vêtement frais, on sent la force et l'ampleur
de ses allures. Elle est là comme couchée de son long sur les herbes,
baignant ses pieds blancs dans une eau courante et pure; c'est la
puissance en repos; c'est la bonté calme des dieux amis. Mais il n'y à
rien de mou dans ses formes, rien d'énervé dans son sourire. Elle a la
souveraine tranquillité des immortels, et, toute mignonne et délicate
qu'elle se montre, on sent que c'est d'une main formidablement aisée
qu'elle a creusé ce vaste et délicieux jardin dans cet horizon de son
choix.
Ce jardin naturel qui s'étend sur les deux rives de la Creuse, c'est
l'oasis du Berry.
Chère petite Indre froide et muette de nos prairies, pardonne-le-nous!
tu es notre compagne légitime; mais nous tous qui habitons tes rives
étroites et ombragées, nous sommes les amoureux de la Creuse, et, quand
nous avons trois jours de liberté, nous te fuyons pour aller tremper le
bout de nos doigts dans les petits flots mutins de la naïade de
Châteaubrun et de Crozant. Les bons bourgeois et les jeunes poëtes de
nos petites villes vont voir ces rochers, après lesquels ils croient
naïvement que les Alpes et les Pyrénées n'ont plus rien à leur
apprendre.
Faisons comme eux, oublions le mont Blanc et le pic du Midi. Oublions
même Mayorque et l'Auvergne, et le Soracte, plus facile à oublier.
Qu'importe la dimension des choses! C'est l'harmonie de la couleur et la
proportion des formes qui constituent la beauté. Le sentiment de la
grandeur se révèle parfois aussi bien dans la pierre antique gravée d'un
chaton de bague que dans un colosse d'architecture.
La journée était devenue brûlante; nos chevaux avaient faim et soif:
nous descendîmes au village du Pin, où le chemin finissait. Mais le
malheureux village, il est assis au bord du ravin de la Creuse, et il
lui tourne le dos! Pas une maison, pas un oeil qui se soucie de plonger
dans cette belle profondeur; les habitants aiment mieux regarder leur
chemin neuf et poudreux et le talus aride qui l'enferme.
Malgré cette absence de goût, on peut dire, comme dans les relations des
grands voyages, que les habitants de ce lieu sont _fort affables_. Nous
sommes encore en plein Berry, et pourtant ce sont d'autres types,
d'autres manières, d'autres costumes que ceux des bords de l'Indre.
L'air avenant, l'obligeance hospitalière, la confiance soudaine, je ne
sais quelle familiarité sympathique, voilà d'emblée, et de la part de
toutes gens, un bon accueil assuré. En un instant, étables et granges
s'ouvrent pour remiser au mieux notre véhicule et recevoir nos chevaux.
--Ah! vous voilà enfin revenu chez nous? dit, derrière moi, une voix
d'homme en m'appelant par mon nom. Votre cheval blanc ne valait pas
ceux-ci. Et votre fils, où est-il donc? Je ne le vois pas. Où
voulez-vous aller, cette fois? À la Roche-Martin ou à la Preugne-au-Pot?
Nous aurons, j'espère, meilleur temps que la dernière fois, et nous
passerons la rivière sans danger dans le bateau.
Cet homme, qui me parlait de nos dernières courses avec lui en 1844,
comme s'il se fût agi d'hier, et dont je reconnaissais la figure de
contrebandier espagnol, c'était Moreau, le pêcheur de truites, le loueur
d'ânes et de chevaux, le messager, le guide, le factotum actif et
intelligent des voyageurs en Creuse.
--Conduisez-nous à l'autre village, lui dis-je; vos chemins sont tout
changés; je ne me reconnais plus.
--Ah! dame, nos chemins sont mieux dessinés qu'autrefois. On va plus
droit; mais ils ne sont pas encore commodes aux voitures, et vous irez
plus vite à pied.
--C'est notre intention, d'aller à pied.
--Alors, marchons.
--J'ai grand'soif, dit Amyntas en soupirant.
--Voulez-vous du lait de ma chèvre? lui cria une pauvre femme devant la
porte de laquelle nous passions.
Amyntas accepta, tout joyeux d'avoir à donner à cette aimable
villageoise une pièce de monnaie. Elle ne la refusa pas, mais elle la
reçut avec étonnement.
--Comment! dit-elle, vous voulez payer une écuellée de lait? Ça n'en
valait pas la peine, et j'étais bien aise de vous l'offrir.
--Vous ne me connaissez pourtant pas?
--Non; mais on aime à faire plaisir aux passants.
--Oh! oh! me dit Amyntas, sommes-nous donc déjà si loin de la vallée
Noire? Je n'y ai jamais vu un paysan prévenir les désirs d'un inconnu.
Je sais bien que ce n'est pas avarice, mais c'est méfiance ou timidité.
Le soleil baissait; nous ne savions pas où nous trouverions à dîner et à
coucher, et, une fois engagés dans le ravin, où la nuit se fait de bonne
heure et où les sentiers ne sont vraiment pas commodes, il n'y a rien de
mieux à faire que de s'en remettre à la Providence.
Amyntas doubla le pas en chantant.
Chrysalidor ne chantait pas; il ne pensait même plus à récolter des
insectes. Tandis que son compagnon s'enivrait de bien-être et de
mouvement, il était tranquillement ravi du charme particulier de ce
doux et agreste paysage. Tout savant exact et chercheur minutieux qu'il
est, il connaît les jouissances de l'artiste, il n'a pas l'intelligence
atrophiée par l'amour du détail. Il comprend et il aime l'ensemble. Il
sait respirer la saveur du grand tout. Cependant il voyait comme qui
dirait des deux yeux. Il en avait un pour le grand aspect du temple de
la nature, et l'autre pour les pierres précieuses qui en revêtent le sol
et les parois.
--Je vois ici, nous dit-il, une flore tout à coup différente de celle
que nous traversions il y a un quart d'heure. Voici des plantes de
montagne qui ont le _facies_ méridional: où donc sommes-nous? Je n'y
comprends plus rien. Et cette chaleur écrasante à l'heure où l'air
devrait fraîchir, la sentez-vous? Il n'y a pourtant pas un nuage au
ciel.
--Si je la sens? répondit Amyntas. Je le crois bien! Nous sommes pour le
moins en Afrique.
--Il serait fort possible, reprit le savant d'un air absorbé, que nous
fissions ici quelque _rencontre_ étonnante!
--Oh! n'ayez pas peur, monsieur! s'écria Moreau, qui crut que notre
savant s'attendait à rencontrer tout au moins quelque lion de l'Atlas.
Il n'y a point ici de méchantes bêtes.
Le chemin fit encore un coude, et le village, le vrai village cherché,
se présenta magnifiquement éclairé, sous nos pieds. Il faut arriver là
au soleil couchant: chaque chose a son heure pour être belle.
C'est un nid bâti au fond d'un entonnoir de collines rocheuses où se
sont glissées des zones de terre végétale. Au-dessus de ces collines
s'étend un second amphithéâtre plus élevé. Ainsi de toutes parts le vent
se brise au-dessus de la vallée, et de faibles souffles ne pénètrent au
fond de la gorge que pour lui donner la fraîcheur nécessaire à la vie.
Vingt sources courant dans les plis du rocher, ou surgissant dans les
enclos herbus, entretiennent la beauté de la végétation environnante.
La population est de six à sept cents âmes. Les maisons se groupent
autour de l'église, plantée sur le rocher central, et s'en vont en
pente, par des ruelles étroites, jusque vers la lit d'un délicieux
petit torrent dont, à peu de distance, les eaux se perdent encore plus
bas dans la Creuse.
C'est un petit chef-d'oeuvre que l'église romano-byzantine. La
commission des monuments historiques l'a fait réparer avec soin. Elle
est parfaitement homogène de style au dehors et charmante de
proportions.
À l'intérieur, le plein cintre et l'ogive molle se marient agréablement.
Les détails sont d'un grand goût et d'une riche simplicité. On descend
par un bel escalier à une crypte qui prend vue sur le ravin et le
torrent.
Mais, des curieuses fresques que j'ai vues autrefois dans cette crypte,
il ne reste que des fragments épars, quelques personnages vêtus à la
mode de Charles VII et de Louis XI, des scènes religieuses d'une laideur
naïve et d'un sens énigmatique. Ailleurs, quelques anges aux longues
ailes effilées, d'un dessin assez élégant et portant sur la poitrine des
écussons effacés. Malgré la sécheresse de la roche, l'humidité dévore
ces précieux vestiges. Quelque source voisine a trouvé assez récemment
le moyen de suinter dans le mur où j'ai encore vu, il y a trente ans,
les restes d'une danse macabre extrêmement curieuse. Les personnages
glauques semblaient se mouvoir dans la mousse verdâtre qui envahissait
le mur: c'était d'un ton inouï en peinture et d'un effet saisissant.
Le Christ assis, nimbé entièrement, qui surmonte le maître-autel de la
nef supérieure, est d'une époque plus primitive, contemporaine, je
crois, de la construction de l'église. Je l'ai toujours vu aussi frais
qu'il l'est maintenant, et je suppose qu'il avait été, dès lors,
restauré par quelque artiste de village, qui lui a conservé, par
instinct, conscience ou tradition, sa naïveté barbare. Tant il y a qu'on
jurerait d'une fresque exécutée d'hier par un de ces peintres
gréco-byzantins qui, en l'an 1000, parcouraient nos campagnes et
décoraient nos églises rustiques.
II
Le tombeau de Guillaume de Naillac, seigneur du lieu au XIIIe siècle,
représente un personnage couché, vêtu d'une longue robe, l'aumônière au
flanc, la tête appuyée sur un coussin que soutiennent deux angelots. Sa
colossale épée repose près de lui; à ses pieds est le _léopard passant_
de son blason.
Il y a trente ans, ce sévère personnage était encore en grande
vénération, sous le nom grotesque et la renommée cynique d'un certain
saint que l'on ne doit pas nommer en bonne compagnie.
Je ne sais quel honnête curé a trouvé moyen de détruire cette
superstition et de conserver le sire de Naillac en bonne odeur auprès
des dévots de sa paroisse, en faisant de lui (à tort, il est vrai) le
fondateur de l'église; si bien qu'aujourd'hui on vous montre l'ancien
saint sous ce titre prosaïque: _l'entrepreneur de bâtiment_. Son nez et
sa bouche sont entaillés de coupures qui l'ont un peu défiguré.
L'usage était encore, il y a trente ans, de gratter ainsi au couteau
certaines statues, et même certaines pierres. La poudre qu'on en
retirait était mêlée à un verre d'eau que s'administraient les femmes
stériles.
Cette précieuse église était bâtie au centre de l'antique forteresse
dont les tours et la muraille ruinées jalonnent l'ancien développement
sur le roc escarpé.
Le château moderne, bâti au siècle dernier dans un style quasi
monastique, soutient le chevet de l'église. L'ancienne porte, flanquée
de deux tours, espacée d'une ogive au-dessus de laquelle se dessinent
les coulisses destinées à la herse, sert encore d'entrée au manoir. Le
pied des fortifications plonge à pic dans le torrent.
Nul château n'a une situation plus étrangement mystérieuse et
romantique. Un seul grand arbre ombrage la petite place du bourg, qui,
d'un côté, domine le précipice, et, de l'autre, se pare naturellement
d'un énorme bloc isolé, d'une forme et d'une couleur excellentes.
Arbre, place, ravin, herse, église, château et rocher, tout cela se
tient et forme, au centre du bourg, un tableau charmant et singulier qui
ne ressemble qu'à lui-même.
Le châtelain actuel est un solide vieillard de quatre-vingts ans, qui
s'en va encore tout seul, à pied, par une chaleur torride, à travers les
sentiers escarpés de ses vastes domaines. Riche de cinquante mille
livres de rente, dit-on, il n'a jamais rien restauré que je sache; mais
il n'a jamais rien détruit; sachons-lui-en gré. Les pans écroulés de ses
vieilles murailles sombres dentellent son rocher dans un désordre
pittoresque, et les longs épis historiés de ses girouettes tordues et
penchées sur ses tours d'entrée ne peuvent être taxés d'imitation et de
charlatanisme.
Un autre monument du village, c'est une maison renaissance, fort
élégante d'aspect, habitée par des paysans. Elle tombe en ruine.
À quelque distance, on la croirait bâtie en beau moellon de granit;
mais, comme toutes les autres, elle n'est qu'en pierre feuilletée et
schisteuse de la localité.
On l'a seulement revêtue de filets de mastic blanchâtre en relief, qui
font un trompe-l'oeil très-harmonieux. Son pignon aigu est percé d'une
petite fenêtre soutenue par un meneau déjeté, en vrai granit taillé en
prisme.
La porte cintrée est enfoncée sous le balcon de bois du premier étage et
sous l'avancement de l'escalier, lequel est formé de gros blocs
irréguliers à peine dégrossis.
Une vigne folle court sur le tout et complète la physionomie pittoresque
de cette élégante et misérable demeure, dont un appendice écroulé gît à
son flanc depuis des siècles, sans qu'il soit question d'ôter les
décombres.
Au reste, cette maison, dans ses dispositions générales, paraît avoir
servi de modèle à toutes celles du village. Sauf les grands pignons, qui
ont été remplacés par des toits tombants, communs à plusieurs
habitations mitoyennes, toutes sont construites sur le même plan.
Le rez-de-chaussée, avec une porte à cintre surbaissé, ou à linteau
droit, formée d'une seule pierre gravée en arc à contre-courbe, n'est
qu'un cellier dont l'entrée s'enfonce sous le balcon du premier étage,
quelquefois entre deux escaliers de sept à huit marches assez larges,
descendant de face. Au premier, une ou deux chambres; au-dessus, un
grenier dont la mansarde en bois ne manque pas de caractère.
Beaucoup de ces maisons paraissent dater du XIVe ou du XVe siècle. Elles
ont des murs épais de trois ou quatre pieds et d'étroites fenêtres à
embrasures profondes, avec un banc de pierre posé en biais. On a presque
partout remplacé le manteau des antiques cheminées par des cadres de
bois; mais les traces de leurs grandes ouvertures se voient encore dans
la muraille.
Les chambres de ces vieilles maisons rustiques sont mal éclairées,
d'autant plus qu'elles sont très spacieuses. Le plafond, à solives nues,
est parfois séparé en deux par une poutre transversale et s'inclinant en
forme de toit, des deux côtés. Le pavé est en dalles brutes, inégales et
raboteuses. L'ameublement se compose toujours de grands lits à dossier
élevé, à couverture d'indienne piquée, et à rideaux de serge verte ou
jaune sortant d'un lambrequin découpé, de hautes armoires très-belles,
de tables massives et de chaises de paille. Le coucou y fait entendre
son bruit monotone, et les accessoires encombrent les solives: partout
le filet de pêche et le fusil de chasse.
Il y a, dans ce village, des constructions plus modernes, des
maisonnettes neuves et blanches, crépies à l'extérieur, et dont les
entourages, comme ceux du château, sont en brique rouge.
Grâce à leurs petits perrons et aux vignes feuillues qui s'y enlacent,
elles ne sont pas trop disparates à côté des constructions primitives
qui montrent leurs flancs de pierres sèches d'un brun roux, leurs toits
de vieilles tuiles toutes pareilles de ton et de forme à cette pierre
plate du pays, et leurs antiques encadrements de granit à pans coupés.
La couleur générale est sombre mais harmonieuse, et les grands noyers
environnants jettent encore leur ombre à côté de celle des ruines de la
forteresse.
--Les maisons sont chères ici, nous dit notre guide. Vous voyez, il n'y
a pas de place pour bâtir: le rocher ne veut pas.
--Qu'est-ce que vous appelez chères, dans ce pays-ci?
--De cinq cents à mille francs, suivant la bonté de la carcasse.
--Croyez-vous qu'on pourrait trouver ici des chambres pour passer la
nuit?
--Tenez! dit-il en marchant devant nous pour ouvrir une porte qui
n'avait pas de gâche à la serrure, regardez si ça vous convient.
Nous montâmes l'inévitable perron, dont les rampes sont toujours
revêtues de grands carrés de micaschiste jaune brun ou de galets
granitiques des bords de la Creuse, ce qui rappelle les constructions
pyrénéennes en dalles de basalte et en cailloux des gaves.
Nous trouvâmes là deux petites chambres blanchies à la chaux, plafonnées
en bois brut, meublées de lits de merisier et de grosses chaises
tressées de paille. C'est très-propre. Nous voilà logés.
III
Il s'agissait de dîner.
--Dîner? s'écria Moreau. La belle affaire! Regardez! le village est
rempli de poules et de poulets qui ne sont pas farouches. On en aura
vite attrapé deux ou trois. Voyez combien de vaches rentrent du pré!
Chacun a la sienne, tout au moins. Croyez-vous qu'on manque ici de lait
et de beurre? Et les oeufs! Il n'y a qu'à se baisser pour en ramasser.
Enfin la Creuse n'est pas loin. Je m'y en vas donner un coup d'épervier,
et, si je ne vous rapporte pas une belle truite, à tout le moins je
trouverai bien une belle friture de tacons.
Or, le tacon est le saumon en bas âge; les saumons de mer, remontant la
Loire, viennent frayer dans les eaux vives de la Creuse, et ce n'est
point là un mets à dédaigner. On n'a pas encore à se tourmenter ici de
pisciculture, à moins que ce ne soit pour étudier les procédés de
l'ingénieuse et bonne nature, afin de les appliquer en d'autres pays.
Outre ce menu, nous avions cueilli en route de beaux ceps. Tout cela
était fort alléchant pour des gens affamés, même ces pauvres poulets qui
couraient encore. Mais il fallait une cuisine et une femme; car aucun de
nous ne possédait les utiles talents de l'auteur des _Impressions de
voyage_.
--De quoi diable vous inquiétez-vous? dit le guide. Il y a ici une
auberge dont la maîtresse cuisinerait pour un archevêque. C'est elle qui
vous prêtera les chambres où vous voilà, à condition que vous irez dîner
chez elle, en haut du village. Est-ce convenu? restez-vous ici? Je vas
commander la soupe. En attendant, descendez ce chemin, et vous vous
trouverez à la rencontre de la petite rivière et de la grande. Restez-y
une heure et revenez: tout sera prêt, même le café, car je me souviens
que vous n'aimez point à vous passer de ça.
--Mais je me reconnais très-bien, lui dis-je; il n'y a point de pont en
bas du village.
--Si fait, il y en a un maintenant. Allez devant vous.
Nous trouvâmes le chemin rapide, mais commode, le pont très-joli et le
confluent des deux torrents admirable de fraîcheur et de mystère.
Le soleil était déjà couché pour nous, il était descendu derrière les
rochers qui nous faisaient face; mais, au loin, il envoyait, à travers
ses brisures, de grandes lueurs chaudes et brillantes sur les fonds
d'émeraude de la gorge.
Quand on est tout au fond de cette brèche qui sert de lit à la Creuse,
l'aspect devient quelquefois réellement sauvage. Sauf les pointes
effilées de quelques clochers rustiques qui, de loin en loin, se
dressent comme des paratonnerres sur le haut du plateau, et quelques
moulins charmants échelonnés le long de l'eau, avec leurs longues
écluses en biais ou en éperon, qui rayent la rivière d'une douce et
fraîche cascatelle, c'est un désert.
Pour peu que l'on se trouve engagé dans un de ses coudes rocailleux,
assez escarpés pour ne pas livrer passage aux troupeaux, on se croirait
au sein d'une nature âpre et désolée. Mais, un peu plus loin, la
rivière tourne, et la scène change. Le ravin s'adoucit un instant et
laisse couler des zones d'herbe fraîche et de beaux arbres, jusqu'à de
délicieuses pelouses, où les pieds meurtris se reposent dans du velours.
Et puis ce sont de longues flaques de sable fin et humide où croissent
des plantes exquises, diverses espèces de sauges et de baumes, et ces
grandes menthes aux grappes lilas, dont les mouches, les papillons et
les coléoptères semblent se disputer le nectar avec une sorte de rage.
Tout ce monde-là était endormi pendant que le soleil s'en allait, et on
ne voyait plus voler que le satyre janira, ce papillon si abondant dans
toute la France, hardi et pullulant comme le moineau, dont il a la
couleur brune, et qui, comme lui, se couche tard, après avoir fait
beaucoup de façons et essayé beaucoup de gîtes.
La Creuse occupe déjà un lit assez large dans ces parages; elle est
presque partout semée de longues roches aiguës, qu'un léger sédiment
blanchit au temps des crues. Quelquefois ce sont des crêtes quartzeuses,
d'un vrai blanc de marbre, qui se dressent au milieu du sol primitif:
on croirait pouvoir la franchir partout aisément en sautant de pierre en
pierre; mais, vers son milieu, elle a presque toujours un canal rapide
assez profond.
Chaque moulin a son petit bateau, qui peut transporter quelques
individus d'une rive à l'autre; mais rarement les propriétaires occupent
les deux rives, et le besoin de communiquer entre eux se fait peu sentir
aux habitants des deux plateaux, si bien que, d'un côté à l'autre du
- Parts
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