Pastiches et mélanges - 15
chose en quelque sorte sans épaisseur--mirage arrêté sur une
toile--qu'est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient
percer, c'est le dernier mot de l'art du peintre. Le suprême effort de
l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement
pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse
incurieux devant l'univers. Alors, il nous dit: «Regarde, regarde,
«Parfumés de trèfle et d'armoise,
Serrant leurs vifs ruisseaux étroits
Les pays de l'Aisne et de l'Oise.»
«Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage.
Regarde! Apprends à voir!» Et à ce moment il disparaît. Tel est le
prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C'est donner un
trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une
discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut
nous y introduire: elle ne la constitue pas.
Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi
dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte
de discipline curative et être chargée, par des incitations
répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans
la vie de l'esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle
analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains
neurasthéniques.
On sait que, dans certaines affections du système nerveux, le malade,
sans qu'aucun de ses organes soit lui-même atteint, est enlizé dans
une sorte d'impossibilité de vouloir, comme dans une ornière profonde,
d'où il ne peut se tirer seul, et où il finirait par dépérir, si une
main puissante et secourable ne lui était tendue. Son cerveau, ses
jambes, ses poumons, son estomac, sont intacts. Il n'a aucune
incapacité réelle de travailler, de marcher, de s'exposer au froid, de
manger. Mais ces différents actes, qu'il serait très capable
d'accomplir, il est incapable de les vouloir. Et une déchéance
organique qui finirait par devenir l'équivalent des maladies qu'il n'a
pas serait la conséquence irrémédiable de l'inertie de sa volonté,
si l'impulsion qu'il ne peut trouver en lui-même ne lui venait de
dehors, d'un médecin qui voudra pour lui, jusqu'au jour où seront peu
à peu rééduqués ses divers vouloirs organiques. Or, il existe
certains esprits qu'on pourrait comparer à ces malades et qu'une sorte
de paresse[83] ou de frivolité empêche de descendre spontanément dans
les régions profondes de soi-même où commence la véritable vie de
l'esprit. Ce n'est pas qu'une fois qu'on les y a conduits ils ne soient
capables d'y découvrir et d'y exploiter de véritables richesses, mais,
sans cette intervention étrangère, ils vivent à la surface dans un
perpétuel oubli d'eux-mêmes, dans une sorte de passivité qui les rend
le jouet de tous les plaisirs, les diminue à la taille de ceux qui les
entourent et les agitent, et, pareils à ce gentilhomme qui, partageant
depuis son enfance la vie des voleurs de grand chemin, ne se souvenait
plus de son nom pour avoir depuis trop longtemps cessé de le porter,
ils finiraient par abolir en eux tout sentiment et tout souvenir de leur
noblesse spirituelle, si une impulsion extérieure ne venait les
réintroduire en quelque sorte de force dans la vie de l'esprit, où ils
retrouvent subitement la puissance de penser par eux-mêmes et de
créer. Or, cette impulsion que l'esprit paresseux ne peut trouver en
lui-même et qui doit lui venir d'autrui, il est clair qu'il doit la
recevoir au sein de la solitude hors de laquelle, nous l'avons vu, ne
peut se produire cette activité créatrice qu'il s'agit précisément
de ressusciter en lui. De la pure solitude l'esprit paresseux ne
pourrait rien tirer, puisqu'il est incapable de mettre de lui-même en
branle son activité créatrice. Mais la conversation la plus élevée,
les conseils les plus pressants ne lui serviraient non plus à rien,
puisque cette activité originale ils ne peuvent la produire
directement. Ce qu'il faut donc, c'est une intervention qui, tout en
venant d'un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c'est bien
l'impulsion d'un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. Or,
nous avons vu que c'était précisément là la définition de la
lecture, et qu'à la lecture seule elle convenait. La seule discipline
qui puisse exercer une influence favorable sur de tels esprits, c'est
donc la lecture: ce qu'il fallait démontrer, comme disent les
géomètres. Mais, là encore, la lecture n'agit qu'à la façon d'une
incitation qui ne peut en rien se substituer à notre activité
personnelle; elle se contente de nous en rendre l'usage, comme, dans les
affections nerveuses auxquelles nous faisions allusion tout à l'heure,
le psychothérapeute ne fait que restituer au malade la volonté de se
servir de son estomac, de ses jambes, de son cerveau, restés intacts.
Soit d'ailleurs que tous les esprits participent plus ou moins à cette
paresse, à cette stagnation dans les bas niveaux, soit que, sans lui
être nécessaire, l'exaltation qui suit certaines lectures ait une
influence propice sur le travail personnel, on cite plus d'un écrivain
qui aimait à lire une belle page avant de se mettre au travail. Emerson
commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. Et
Dante n'est pas le seul poète que Virgile ait conduit jusqu'au seuil du
paradis.
Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques
nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous
n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire, il
devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la
vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle,
quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne
pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par
l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée
entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les
autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les
rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un
parfait repos de corps et d'esprit. Parfois même, dans certains cas un
peu exceptionnels, et d'ailleurs, nous le verrons, moins dangereux, la
vérité, conçue comme extérieure encore, est lointaine, cachée dans
un lieu d'accès difficile. C'est alors quelque document secret, quelque
correspondance inédite, des mémoires qui peuvent jeter sur certains
caractères un jour inattendu, et dont il est difficile d'avoir
communication. Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de
chercher la vérité en lui-même de se dire qu'elle est située hors de
lui, aux feuillets d'un in-folio jalousement conservé dans un couvent
de Hollande, et que si, pour arriver jusqu'à elle, il faut se donner de
la peine, cette peine sera toute matérielle, ne sera pour la pensée
qu'un délassement plein de charme. Sans doute, il faudra faire un long
voyage, traverser en coche d'eau les plaines gémissantes de vent,
tandis que sur la rive les roseaux s'inclinent et se relèvent tour à
tour dans une ondulation sans fin; il faudra s'arrêter à Dordrecht,
qui mire son église couverte de lierre dans l'entrelacs des canaux
dormants et dans la Meuse frémissante et dorée où les vaisseaux en
glissant dérangent, le soir, les reflets alignés des toits rouges et
du ciel bleu; et enfin, arrivé au terme du voyage, on ne sera pas
encore certain de recevoir communication de la vérité. Il faudra pour
cela faire jouer de puissantes influences, se lier avec le vénérable
archevêque d'Utrecht, à la belle figure carrée d'ancien janséniste,
avec le pieux gardien des archives d'Amersfoort. La conquête de la
vérité est conçue dans ces cas-là comme le succès d'une sorte de
mission diplomatique où n'ont manqué ni les difficultés du voyage, ni
les hasards de la négociation. Mais, qu'importe? Tous ces membres de la
vieille petite église d'Utrecht, de la bonne volonté, de qui il
dépend que nous entrions en possession de la vérité, sont des gens
charmants dont les visages du XVIIe siècle nous changent des figures
accoutumées et avec qui il sera si amusant de rester en relations, au
moins par correspondance. L'estime dont ils continueront à nous envoyer
de temps à autre le témoignage nous relèvera à nos propres yeux et
nous garderons leurs lettres comme un certificat et comme une
curiosité. Et nous ne manquerons pas un jour de leur dédier un de nos
livres, ce qui est bien le moins que l'on puisse faire pour des gens qui
vous ont fait don... de la vérité. Et quant aux quelques recherches,
aux courts travaux que nous serons obligés de faire dans la
bibliothèque du couvent et qui seront les préliminaires indispensables
de l'acte d'entrée en possession de la vérité--de la vérité que
pour plus de prudence et pour qu'elle ne risque pas de nous échapper
nous prendrons en note--nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre
des peines qu'ils pourront nous donner: le calme et la fraîcheur du
vieux couvent sont si exquises, où les religieuses portent encore le
haut hennin aux ailes blanches qu'elles ont dans le Roger Van der Weyden
du parloir; et, pendant que nous travaillons, les carillons du XVIIe
siècle étourdissent si tendrement l'eau naïve du canal qu'un peu de
soleil pâle suffit à éblouir entre la double rangée d'arbres
dépouillés dès la fin de l'été qui frôlent les miroirs accrochés
aux maisons à pignons des deux rives[84].
Cette conception d'une vérité sourde aux appels de la réflexion et
docile au jeu des influences, d'une vérité qui s'obtient par lettres
de recommandations, que nous remet en mains propres celui qui la
détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d'une
vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la
vérité est pourtant loin d'être la plus dangereuse de toutes. Car
bien souvent pour l'historien, même pour l'érudit, cette vérité
qu'ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement
parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par
conséquent place à une autre vérité qu'elle annonce ou qu'elle
vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur
esprit. Il n'en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire,
pour retenir ce qu'il a lu. Pour lui, le livre n'est pas l'ange qui
s'envole aussitôt qu'il a ouvert les portes du jardin céleste, mais
une idole immobile, qu'il adore pour elle-même, qui, au lieu de
recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille, communique
une dignité factice à tout ce qui l'entoure. Le lettré invoque en
souriant en l'honneur de tel nom qu'il se trouve dans Villehardouin ou
dans Boccace[85], en faveur de tel usage qu'il est décrit dans Virgile.
Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres
la substance qui pourrait le rendre plus fort; il s'encombre de leur
forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable,
un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort.
Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, cette
sorte de respect fétichiste pour les livres, c'est relativement à ce
que seraient les habitudes idéales d'un esprit sans défauts qui
n'existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un
fonctionnement d'organes normal tel qu'il ne s'en rencontre guère chez
les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n'y a pas
plus d'esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous
appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette
«maladie littéraire». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il
semble que le goût des livres croisse avec l'intelligence, un peu
au-dessous d'elle, mais sur la même tige, comme toute passion
s'accompagne d'une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du
rapport avec lui, dans l'absence lui en parle encore. Aussi, les plus
grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication
directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres.
N'est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu'ils ont été écrits; ne
leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au
vulgaire? À vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce
que l'on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un
défaut de l'être. De ce que les hommes médiocres sont souvent
travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas
conclure que le travail n'est pas pour l'esprit une meilleure discipline
que la paresse. Malgré cela, rencontrer chez an grand homme un de nos
défauts nous incline toujours à nous demander si ce n'était pas au
fond une qualité méconnue, et nous n'apprenons pas sans plaisir
qu'Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu'il était en
mesure, si on contestait devant lui la légitimité d'un terme[86], d'en
établir la filiation, jusqu'à l'origine, par des citations qui
prouvaient une véritable érudition. (J'ai montré ailleurs comment
cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l'étouffer,
comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un
grand.) Mæterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont
l'esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes
communiquées par la ruche, le parterre ou l'herbage, nous rassure
grandement, sur les dangers de l'érudition, presque de la bibliophilie,
quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille
édition de Jacob Cats ou de l'abbé Sandrus. Ces dangers, d'ailleurs,
quand ils existent, menaçant beaucoup moins l'intelligence que la
sensibilité, la capacité de lecture profitable, si l'on peut ainsi
dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains
d'imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l'image d'un esprit
dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque
connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de
réalité, à la portion vivante qu'elle contient.
Schopenhauer n'avance jamais une opinion sans l'appuyer aussitôt sur
plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui
que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées où il aime
à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l'ont
nullement inspirée. Je me rappelle une page du _Monde comme
Représentation et comme Volonté_ où il y a peut-être vingt citations
à la file. Il s'agit du pessimisme (j'abrège naturellement les
citations): «Voltaire, dans _Candide_, fait la guerre à l'optimisme
d'une manière plaisante. Byron l'a faite, à sa façon tragique, dans
_Caïn_. Hérédote rapporte que les Thraces saluaient le nouveau-né
par des gémissements et se réjouissaient à chaque mort. C'est ce qui
est exprimé dans les beaux vers que nous rapporte Plutarque: «Lugere
genitum, tanta qui intravit mala, etc.» C'est à cela qu'il faut
attribuer la coutume des Mexicains de souhaiter, etc., et Swift
obéissait au même sentiment quand il avait coutume dès sa jeunesse
(à en croire sa biographie par Walter Scott) de célébrer le jour de
sa naissance comme un jour d'affliction. Chacun connaît ce passage de
l'Apologie de Socrate où Platon dit que la mort est un bien admirable.
Une maxime d'Héraclite était conçue de même: «Vitæ nomen quidem
est vita, opus autem mors» Quant aux beaux vers de Théognis ils sont
célèbres: «Optima sors homini non esse, etc.» Sophocle, dans
l'_Œdipe à Colone_ (1224), en donne l'abrégé suivant: «Natum non
esse sortes vincit alias omnes, etc.» Euripide dit: «Omnis hominum
vita est plena dolore» (_Hippolyte_, (189), et Homère l'avait déjà
dit: «Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine omnium,
quotquot super terram spirant, etc.» D'ailleurs Pline l'a dit aussi:
«Nullum meilus esse tempestiva morte.» Shakespeare met ces paroles
dans la bouche du vieux roi Henri IV: «O, if this were seen--The
happiest youth,--Would shut the book and sit him down and die.» Byron
enfin: «'Tis something better not to be.» Balthazar Gracian nous
dépeint «l'existence sous les plus noires couleurs dont le
«_Criticon_, etc.[87]». Si je ne m'étais déjà laissé entraîner
trop loin par Schopenhauer, j'aurais eu plaisir à compléter cette
petite démonstration à l'aide des _Aphorismes sur la Sagesse dans la
Vie_, qui est peut-être de tous les ouvrages que je connais celui qui
suppose chez un auteur, avec le plus de lecture, le plus d'originalité,
de sorte qu'en tête de ce livre, dont chaque page renferme plusieurs
citations, Schopenhauer a pu écrire le plus sérieusement du monde:
«Compiler n'est pas mon fait.»
Sans doute, l'amitié, l'amitié qui a égard aux individus, est une
chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c'est une
amitié sincère, et le fait qu'elle s'adresse à un mort, à un absent,
lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C'est
de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des
autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui
ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes
ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence,
gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont
stériles et fatigantes. De plus,--dès les premières relations de
sympathie, d'admiration, de reconnaissance,--les premières paroles que
nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent
autour de nous les premiers fils d'une toile d'habitudes, d'une
véritable manière d'être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser
dans les amitiés suivantes; sans compter que pendant ce temps-là les
paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres
de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore
toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la
lecture, l'amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec
les livres, pas d'amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée
avec eux, c'est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne
les quittons souvent qu'à regret. Et quand nous les avons quittés,
aucune de ces pensées qui gâtent l'amitié: Qu'ont-ils pensé de
nous?--N'avons-nous pas manqué de tact?--Avons-nous plu?--et la peur
d'être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l'amitié
expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu'est la lecture. Pas
de déférence non plus; nous ne rions de ce que dit Molière que dans
la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie nous
n'avons pas peur d'avoir l'air ennuyé, et quand nous avons décidément
assez d'être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement
que s'il n'avait ni génie ni célébrité. L'atmosphère de cette pure
amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour
les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne
porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces.
Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de
l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles,
réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage
même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent
par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas
elle-même jusqu'à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond,
ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique
d'une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports
de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont
étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de
la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent
dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de
chacun sans avoir besoin qu'ils soient admirables, car c'est un grand
plaisir pour l'esprit de distinguer ces peintures profondes et d'aimer
d'une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même. Un
Gautier, simple bon garçon plein de goût (cela nous amuse de penser
qu'on a pu le considérer comme le représentant de la perfection dans
l'art), nous plaît ainsi. Nous ne nous exagérons pas sa puissance
spirituelle, et dans son _Voyage en Espagne_, où chaque phrase, sans
qu'il s'en doute, accentue et poursuit le trait plein de grâce et de
gaîté de sa personnalité (les mots se rangeant d'eux-mêmes pour la
dessiner, parce que c'est elle qui les a choisis et disposés dans leur
ordre), nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien éloignée de
l'art véritable cette obligation, à laquelle il croit devoir
s'astreindre de ne pas laisser une seule forme sans la décrire
entièrement, en l'accompagnant d'une comparaison qui, n'étant née
d'aucune impression agréable et forte, ne nous charme nullement. Nous
ne pouvons qu'accuser la pitoyable sécheresse de son imagination quand
il compare la campagne avec ses cultures variées «à ces cartes de
tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets»
et quand il dit que de Paris à Angoulême il n'y a rien à admirer. Et
nous sourions de ce gothique fervent qui n'a même pas pris la peine
d'aller à Chartres visiter la cathédrale[88].
Mais quelle bonne humeur, quel goût! comme, nous le suivons volontiers
dans ses aventures, ce compagnon plein d'entrain; il est si sympathique
que tout autour de lui nous le devient. Et après les quelques jours
qu'il a passés auprès du commandant Lebarbier de Tinan, retenu par la
tempête à bord de son beau vaisseau «étincelant comme de l'or»,
nous sommes triste qu'il ne nous dise plus un mot de cet aimable marin
et nous le fasse quitter pour toujours sans nous apprendre ce qu'il est
devenu[89]. Nous sentons bien que sa gaîté hâbleuse et ses
mélancolies aussi sont chez lui habitudes un peu débraillées de
journaliste. Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu'il
veut, nous nous amusons quand' il rentre trempé jusqu'aux os, mourant
de faim et de sommeil, et nous nous attristons quand il récapitule avec
une tristesse de feuilletoniste les noms des hommes de sa génération
morts avant l'heure. Nous disions à propos de lui que ses phrases
dessinaient sa physionomie, mais sans qu'il s'en doutât; car si les
mots sont choisis, non par notre pensée selon les affinités de son
essence, mais par notre désir de nous peindre, il représente ce désir
et ne nous représente pas. Fromentin, Musset, malgré tous leurs dons,
parce qu'ils ont voulu laisser leur portrait à la postérité, l'ont
peint fort médiocre; encore nous intéressent-ils infiniment même par
là, car leur échec est instructif. De sorte que quand un livre n'est
pas le miroir d'une individualité puissante, il est encore le miroir de
défauts curieux de l'esprit. Penchés sur un livre de Fromentin ou sur
un livre de Musset, nous apercevons au fond du premier ce qu'il y a de
court et de niais, dans une certaine «distinction», au fond du second,
ce qu'il y a de vide dans l'éloquence.
Si le goût des livres croît avec l'intelligence, ses dangers, nous
l'avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la
lecture à son activité personnelle. Elle n'est plus pour lui que la
plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls,
la lecture et le savoir donnent les «belles manières» de l'esprit. La
puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne
pouvons la développer qu'en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre
vie spirituelle. Mais c'est dans ce contact avec les autres esprits
qu'est la lecture, que se fait l'éducation des «façons» de l'esprit.
Les lettrés restent, malgré tout, comme les gens de qualité de
l'intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la
science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie,
une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse
consistent dans l'ordre de la pensée aussi, dans une sorte de
franc-maçonnerie d'usages, et dans un héritage de traditions[90].
Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence
des grands écrivains va aux livres des anciens. Ceux mêmes qui
parurent à leurs contemporains le plus «romantiques» ne lisaient
guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il
parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d'Horace, d'Ovide,
de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins
livresque des écrivains, dont l'œuvre toute de' modernité et de vie
semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait,
commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite[91]. On
pourrait presque aller jusqu'à dire, renouvelant peut-être, par cette
interprétation d'ailleurs toute partielle, la vieille distinction entre
classiques et romantiques, que ce sont les publics (les publics
intelligents, bien entendu) qui sont romantiques, tandis que les
maîtres (même les maîtres dits romantiques, les maîtres préférés
des publics romantiques) sont classiques. (Remarque qui pourrait
s'étendre à tous les arts. Le public va entendre la musique de M.
Vincent d'Indy, M. Vincent d'Indy relit celle de Monsigny[92]. Le public
va aux expositions de M. Vuillard et de M. Maurice Denis cependant que
ceux-ci vont au Louvre.) Cela tient sans doute à ce que cette pensée
contemporaine que les écrivains et les artistes originaux rendent
accessible et désirable au public, fait dans une certaine mesure
tellement partie d'eux-mêmes qu'une pensée différente les divertit
mieux. Elle leur demande, pour qu'ils aillent à elle, plus d'effort, et
leur donne aussi plus de plaisir; on aime toujours un peu à sortir de
soi, à voyager, quand on lit.
Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir,
attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages
anciens[93]. C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les
ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les
créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que
leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est
comme un miroir de la vie. Un peu du bonheur qu'on éprouve à se
promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du
XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente
lambrissée et peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que
couronnent de légers épis en plomb martelé (toutes ces choses qu'une
époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui
n'étaient qu'à elle, puisque aucune des époques qui l'ont suivie n'en
a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à
errer au milieu d'une tragédie de Racine ou d'un volume de Saint Simon.
Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui
gardent le souvenir d'usages, ou de façons de sentir qui n'existent
plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne
ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir
encore la couleur.
Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint Simon
ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans
lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté
qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut
comme la vue de certains marbres, aujourd'hui inusités, qu'employaient
les ouvriers d'autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la
pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce
au sculpteur, la pierre, d'une espèce aujourd'hui inconnue, nous a
été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu'il a su tirer
d'elle, faire apparaître, harmoniser. C'est bien la syntaxe vivante en
France au XVIIe siècle--et en elle des coutumes et un tour de pensée
disparus--que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont
les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées embellies
par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces
tours de langage familiers jusqu'à la singularité et jusqu'à
l'audace[94] et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les
plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en
belles lignes brisées, le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues
prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l'œuvre
de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous
éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes abolies,
elles aussi, de l'architecture, que nous ne pouvons plus admirer que
dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le
toile--qu'est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient
percer, c'est le dernier mot de l'art du peintre. Le suprême effort de
l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement
pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse
incurieux devant l'univers. Alors, il nous dit: «Regarde, regarde,
«Parfumés de trèfle et d'armoise,
Serrant leurs vifs ruisseaux étroits
Les pays de l'Aisne et de l'Oise.»
«Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage.
Regarde! Apprends à voir!» Et à ce moment il disparaît. Tel est le
prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C'est donner un
trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une
discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut
nous y introduire: elle ne la constitue pas.
Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi
dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte
de discipline curative et être chargée, par des incitations
répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans
la vie de l'esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle
analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains
neurasthéniques.
On sait que, dans certaines affections du système nerveux, le malade,
sans qu'aucun de ses organes soit lui-même atteint, est enlizé dans
une sorte d'impossibilité de vouloir, comme dans une ornière profonde,
d'où il ne peut se tirer seul, et où il finirait par dépérir, si une
main puissante et secourable ne lui était tendue. Son cerveau, ses
jambes, ses poumons, son estomac, sont intacts. Il n'a aucune
incapacité réelle de travailler, de marcher, de s'exposer au froid, de
manger. Mais ces différents actes, qu'il serait très capable
d'accomplir, il est incapable de les vouloir. Et une déchéance
organique qui finirait par devenir l'équivalent des maladies qu'il n'a
pas serait la conséquence irrémédiable de l'inertie de sa volonté,
si l'impulsion qu'il ne peut trouver en lui-même ne lui venait de
dehors, d'un médecin qui voudra pour lui, jusqu'au jour où seront peu
à peu rééduqués ses divers vouloirs organiques. Or, il existe
certains esprits qu'on pourrait comparer à ces malades et qu'une sorte
de paresse[83] ou de frivolité empêche de descendre spontanément dans
les régions profondes de soi-même où commence la véritable vie de
l'esprit. Ce n'est pas qu'une fois qu'on les y a conduits ils ne soient
capables d'y découvrir et d'y exploiter de véritables richesses, mais,
sans cette intervention étrangère, ils vivent à la surface dans un
perpétuel oubli d'eux-mêmes, dans une sorte de passivité qui les rend
le jouet de tous les plaisirs, les diminue à la taille de ceux qui les
entourent et les agitent, et, pareils à ce gentilhomme qui, partageant
depuis son enfance la vie des voleurs de grand chemin, ne se souvenait
plus de son nom pour avoir depuis trop longtemps cessé de le porter,
ils finiraient par abolir en eux tout sentiment et tout souvenir de leur
noblesse spirituelle, si une impulsion extérieure ne venait les
réintroduire en quelque sorte de force dans la vie de l'esprit, où ils
retrouvent subitement la puissance de penser par eux-mêmes et de
créer. Or, cette impulsion que l'esprit paresseux ne peut trouver en
lui-même et qui doit lui venir d'autrui, il est clair qu'il doit la
recevoir au sein de la solitude hors de laquelle, nous l'avons vu, ne
peut se produire cette activité créatrice qu'il s'agit précisément
de ressusciter en lui. De la pure solitude l'esprit paresseux ne
pourrait rien tirer, puisqu'il est incapable de mettre de lui-même en
branle son activité créatrice. Mais la conversation la plus élevée,
les conseils les plus pressants ne lui serviraient non plus à rien,
puisque cette activité originale ils ne peuvent la produire
directement. Ce qu'il faut donc, c'est une intervention qui, tout en
venant d'un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c'est bien
l'impulsion d'un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. Or,
nous avons vu que c'était précisément là la définition de la
lecture, et qu'à la lecture seule elle convenait. La seule discipline
qui puisse exercer une influence favorable sur de tels esprits, c'est
donc la lecture: ce qu'il fallait démontrer, comme disent les
géomètres. Mais, là encore, la lecture n'agit qu'à la façon d'une
incitation qui ne peut en rien se substituer à notre activité
personnelle; elle se contente de nous en rendre l'usage, comme, dans les
affections nerveuses auxquelles nous faisions allusion tout à l'heure,
le psychothérapeute ne fait que restituer au malade la volonté de se
servir de son estomac, de ses jambes, de son cerveau, restés intacts.
Soit d'ailleurs que tous les esprits participent plus ou moins à cette
paresse, à cette stagnation dans les bas niveaux, soit que, sans lui
être nécessaire, l'exaltation qui suit certaines lectures ait une
influence propice sur le travail personnel, on cite plus d'un écrivain
qui aimait à lire une belle page avant de se mettre au travail. Emerson
commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. Et
Dante n'est pas le seul poète que Virgile ait conduit jusqu'au seuil du
paradis.
Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques
nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous
n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire, il
devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la
vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle,
quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne
pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par
l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée
entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les
autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les
rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un
parfait repos de corps et d'esprit. Parfois même, dans certains cas un
peu exceptionnels, et d'ailleurs, nous le verrons, moins dangereux, la
vérité, conçue comme extérieure encore, est lointaine, cachée dans
un lieu d'accès difficile. C'est alors quelque document secret, quelque
correspondance inédite, des mémoires qui peuvent jeter sur certains
caractères un jour inattendu, et dont il est difficile d'avoir
communication. Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de
chercher la vérité en lui-même de se dire qu'elle est située hors de
lui, aux feuillets d'un in-folio jalousement conservé dans un couvent
de Hollande, et que si, pour arriver jusqu'à elle, il faut se donner de
la peine, cette peine sera toute matérielle, ne sera pour la pensée
qu'un délassement plein de charme. Sans doute, il faudra faire un long
voyage, traverser en coche d'eau les plaines gémissantes de vent,
tandis que sur la rive les roseaux s'inclinent et se relèvent tour à
tour dans une ondulation sans fin; il faudra s'arrêter à Dordrecht,
qui mire son église couverte de lierre dans l'entrelacs des canaux
dormants et dans la Meuse frémissante et dorée où les vaisseaux en
glissant dérangent, le soir, les reflets alignés des toits rouges et
du ciel bleu; et enfin, arrivé au terme du voyage, on ne sera pas
encore certain de recevoir communication de la vérité. Il faudra pour
cela faire jouer de puissantes influences, se lier avec le vénérable
archevêque d'Utrecht, à la belle figure carrée d'ancien janséniste,
avec le pieux gardien des archives d'Amersfoort. La conquête de la
vérité est conçue dans ces cas-là comme le succès d'une sorte de
mission diplomatique où n'ont manqué ni les difficultés du voyage, ni
les hasards de la négociation. Mais, qu'importe? Tous ces membres de la
vieille petite église d'Utrecht, de la bonne volonté, de qui il
dépend que nous entrions en possession de la vérité, sont des gens
charmants dont les visages du XVIIe siècle nous changent des figures
accoutumées et avec qui il sera si amusant de rester en relations, au
moins par correspondance. L'estime dont ils continueront à nous envoyer
de temps à autre le témoignage nous relèvera à nos propres yeux et
nous garderons leurs lettres comme un certificat et comme une
curiosité. Et nous ne manquerons pas un jour de leur dédier un de nos
livres, ce qui est bien le moins que l'on puisse faire pour des gens qui
vous ont fait don... de la vérité. Et quant aux quelques recherches,
aux courts travaux que nous serons obligés de faire dans la
bibliothèque du couvent et qui seront les préliminaires indispensables
de l'acte d'entrée en possession de la vérité--de la vérité que
pour plus de prudence et pour qu'elle ne risque pas de nous échapper
nous prendrons en note--nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre
des peines qu'ils pourront nous donner: le calme et la fraîcheur du
vieux couvent sont si exquises, où les religieuses portent encore le
haut hennin aux ailes blanches qu'elles ont dans le Roger Van der Weyden
du parloir; et, pendant que nous travaillons, les carillons du XVIIe
siècle étourdissent si tendrement l'eau naïve du canal qu'un peu de
soleil pâle suffit à éblouir entre la double rangée d'arbres
dépouillés dès la fin de l'été qui frôlent les miroirs accrochés
aux maisons à pignons des deux rives[84].
Cette conception d'une vérité sourde aux appels de la réflexion et
docile au jeu des influences, d'une vérité qui s'obtient par lettres
de recommandations, que nous remet en mains propres celui qui la
détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d'une
vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la
vérité est pourtant loin d'être la plus dangereuse de toutes. Car
bien souvent pour l'historien, même pour l'érudit, cette vérité
qu'ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement
parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par
conséquent place à une autre vérité qu'elle annonce ou qu'elle
vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur
esprit. Il n'en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire,
pour retenir ce qu'il a lu. Pour lui, le livre n'est pas l'ange qui
s'envole aussitôt qu'il a ouvert les portes du jardin céleste, mais
une idole immobile, qu'il adore pour elle-même, qui, au lieu de
recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille, communique
une dignité factice à tout ce qui l'entoure. Le lettré invoque en
souriant en l'honneur de tel nom qu'il se trouve dans Villehardouin ou
dans Boccace[85], en faveur de tel usage qu'il est décrit dans Virgile.
Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres
la substance qui pourrait le rendre plus fort; il s'encombre de leur
forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable,
un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort.
Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, cette
sorte de respect fétichiste pour les livres, c'est relativement à ce
que seraient les habitudes idéales d'un esprit sans défauts qui
n'existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un
fonctionnement d'organes normal tel qu'il ne s'en rencontre guère chez
les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n'y a pas
plus d'esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous
appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette
«maladie littéraire». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il
semble que le goût des livres croisse avec l'intelligence, un peu
au-dessous d'elle, mais sur la même tige, comme toute passion
s'accompagne d'une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du
rapport avec lui, dans l'absence lui en parle encore. Aussi, les plus
grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication
directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres.
N'est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu'ils ont été écrits; ne
leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au
vulgaire? À vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce
que l'on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un
défaut de l'être. De ce que les hommes médiocres sont souvent
travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas
conclure que le travail n'est pas pour l'esprit une meilleure discipline
que la paresse. Malgré cela, rencontrer chez an grand homme un de nos
défauts nous incline toujours à nous demander si ce n'était pas au
fond une qualité méconnue, et nous n'apprenons pas sans plaisir
qu'Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu'il était en
mesure, si on contestait devant lui la légitimité d'un terme[86], d'en
établir la filiation, jusqu'à l'origine, par des citations qui
prouvaient une véritable érudition. (J'ai montré ailleurs comment
cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l'étouffer,
comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un
grand.) Mæterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont
l'esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes
communiquées par la ruche, le parterre ou l'herbage, nous rassure
grandement, sur les dangers de l'érudition, presque de la bibliophilie,
quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille
édition de Jacob Cats ou de l'abbé Sandrus. Ces dangers, d'ailleurs,
quand ils existent, menaçant beaucoup moins l'intelligence que la
sensibilité, la capacité de lecture profitable, si l'on peut ainsi
dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains
d'imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l'image d'un esprit
dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque
connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de
réalité, à la portion vivante qu'elle contient.
Schopenhauer n'avance jamais une opinion sans l'appuyer aussitôt sur
plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui
que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées où il aime
à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l'ont
nullement inspirée. Je me rappelle une page du _Monde comme
Représentation et comme Volonté_ où il y a peut-être vingt citations
à la file. Il s'agit du pessimisme (j'abrège naturellement les
citations): «Voltaire, dans _Candide_, fait la guerre à l'optimisme
d'une manière plaisante. Byron l'a faite, à sa façon tragique, dans
_Caïn_. Hérédote rapporte que les Thraces saluaient le nouveau-né
par des gémissements et se réjouissaient à chaque mort. C'est ce qui
est exprimé dans les beaux vers que nous rapporte Plutarque: «Lugere
genitum, tanta qui intravit mala, etc.» C'est à cela qu'il faut
attribuer la coutume des Mexicains de souhaiter, etc., et Swift
obéissait au même sentiment quand il avait coutume dès sa jeunesse
(à en croire sa biographie par Walter Scott) de célébrer le jour de
sa naissance comme un jour d'affliction. Chacun connaît ce passage de
l'Apologie de Socrate où Platon dit que la mort est un bien admirable.
Une maxime d'Héraclite était conçue de même: «Vitæ nomen quidem
est vita, opus autem mors» Quant aux beaux vers de Théognis ils sont
célèbres: «Optima sors homini non esse, etc.» Sophocle, dans
l'_Œdipe à Colone_ (1224), en donne l'abrégé suivant: «Natum non
esse sortes vincit alias omnes, etc.» Euripide dit: «Omnis hominum
vita est plena dolore» (_Hippolyte_, (189), et Homère l'avait déjà
dit: «Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine omnium,
quotquot super terram spirant, etc.» D'ailleurs Pline l'a dit aussi:
«Nullum meilus esse tempestiva morte.» Shakespeare met ces paroles
dans la bouche du vieux roi Henri IV: «O, if this were seen--The
happiest youth,--Would shut the book and sit him down and die.» Byron
enfin: «'Tis something better not to be.» Balthazar Gracian nous
dépeint «l'existence sous les plus noires couleurs dont le
«_Criticon_, etc.[87]». Si je ne m'étais déjà laissé entraîner
trop loin par Schopenhauer, j'aurais eu plaisir à compléter cette
petite démonstration à l'aide des _Aphorismes sur la Sagesse dans la
Vie_, qui est peut-être de tous les ouvrages que je connais celui qui
suppose chez un auteur, avec le plus de lecture, le plus d'originalité,
de sorte qu'en tête de ce livre, dont chaque page renferme plusieurs
citations, Schopenhauer a pu écrire le plus sérieusement du monde:
«Compiler n'est pas mon fait.»
Sans doute, l'amitié, l'amitié qui a égard aux individus, est une
chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c'est une
amitié sincère, et le fait qu'elle s'adresse à un mort, à un absent,
lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C'est
de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des
autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui
ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes
ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence,
gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont
stériles et fatigantes. De plus,--dès les premières relations de
sympathie, d'admiration, de reconnaissance,--les premières paroles que
nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent
autour de nous les premiers fils d'une toile d'habitudes, d'une
véritable manière d'être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser
dans les amitiés suivantes; sans compter que pendant ce temps-là les
paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres
de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore
toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la
lecture, l'amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec
les livres, pas d'amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée
avec eux, c'est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne
les quittons souvent qu'à regret. Et quand nous les avons quittés,
aucune de ces pensées qui gâtent l'amitié: Qu'ont-ils pensé de
nous?--N'avons-nous pas manqué de tact?--Avons-nous plu?--et la peur
d'être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l'amitié
expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu'est la lecture. Pas
de déférence non plus; nous ne rions de ce que dit Molière que dans
la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie nous
n'avons pas peur d'avoir l'air ennuyé, et quand nous avons décidément
assez d'être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement
que s'il n'avait ni génie ni célébrité. L'atmosphère de cette pure
amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour
les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne
porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces.
Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de
l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles,
réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage
même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent
par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas
elle-même jusqu'à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond,
ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique
d'une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports
de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont
étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de
la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent
dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de
chacun sans avoir besoin qu'ils soient admirables, car c'est un grand
plaisir pour l'esprit de distinguer ces peintures profondes et d'aimer
d'une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même. Un
Gautier, simple bon garçon plein de goût (cela nous amuse de penser
qu'on a pu le considérer comme le représentant de la perfection dans
l'art), nous plaît ainsi. Nous ne nous exagérons pas sa puissance
spirituelle, et dans son _Voyage en Espagne_, où chaque phrase, sans
qu'il s'en doute, accentue et poursuit le trait plein de grâce et de
gaîté de sa personnalité (les mots se rangeant d'eux-mêmes pour la
dessiner, parce que c'est elle qui les a choisis et disposés dans leur
ordre), nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien éloignée de
l'art véritable cette obligation, à laquelle il croit devoir
s'astreindre de ne pas laisser une seule forme sans la décrire
entièrement, en l'accompagnant d'une comparaison qui, n'étant née
d'aucune impression agréable et forte, ne nous charme nullement. Nous
ne pouvons qu'accuser la pitoyable sécheresse de son imagination quand
il compare la campagne avec ses cultures variées «à ces cartes de
tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets»
et quand il dit que de Paris à Angoulême il n'y a rien à admirer. Et
nous sourions de ce gothique fervent qui n'a même pas pris la peine
d'aller à Chartres visiter la cathédrale[88].
Mais quelle bonne humeur, quel goût! comme, nous le suivons volontiers
dans ses aventures, ce compagnon plein d'entrain; il est si sympathique
que tout autour de lui nous le devient. Et après les quelques jours
qu'il a passés auprès du commandant Lebarbier de Tinan, retenu par la
tempête à bord de son beau vaisseau «étincelant comme de l'or»,
nous sommes triste qu'il ne nous dise plus un mot de cet aimable marin
et nous le fasse quitter pour toujours sans nous apprendre ce qu'il est
devenu[89]. Nous sentons bien que sa gaîté hâbleuse et ses
mélancolies aussi sont chez lui habitudes un peu débraillées de
journaliste. Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu'il
veut, nous nous amusons quand' il rentre trempé jusqu'aux os, mourant
de faim et de sommeil, et nous nous attristons quand il récapitule avec
une tristesse de feuilletoniste les noms des hommes de sa génération
morts avant l'heure. Nous disions à propos de lui que ses phrases
dessinaient sa physionomie, mais sans qu'il s'en doutât; car si les
mots sont choisis, non par notre pensée selon les affinités de son
essence, mais par notre désir de nous peindre, il représente ce désir
et ne nous représente pas. Fromentin, Musset, malgré tous leurs dons,
parce qu'ils ont voulu laisser leur portrait à la postérité, l'ont
peint fort médiocre; encore nous intéressent-ils infiniment même par
là, car leur échec est instructif. De sorte que quand un livre n'est
pas le miroir d'une individualité puissante, il est encore le miroir de
défauts curieux de l'esprit. Penchés sur un livre de Fromentin ou sur
un livre de Musset, nous apercevons au fond du premier ce qu'il y a de
court et de niais, dans une certaine «distinction», au fond du second,
ce qu'il y a de vide dans l'éloquence.
Si le goût des livres croît avec l'intelligence, ses dangers, nous
l'avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la
lecture à son activité personnelle. Elle n'est plus pour lui que la
plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls,
la lecture et le savoir donnent les «belles manières» de l'esprit. La
puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne
pouvons la développer qu'en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre
vie spirituelle. Mais c'est dans ce contact avec les autres esprits
qu'est la lecture, que se fait l'éducation des «façons» de l'esprit.
Les lettrés restent, malgré tout, comme les gens de qualité de
l'intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la
science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie,
une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse
consistent dans l'ordre de la pensée aussi, dans une sorte de
franc-maçonnerie d'usages, et dans un héritage de traditions[90].
Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence
des grands écrivains va aux livres des anciens. Ceux mêmes qui
parurent à leurs contemporains le plus «romantiques» ne lisaient
guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il
parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d'Horace, d'Ovide,
de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins
livresque des écrivains, dont l'œuvre toute de' modernité et de vie
semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait,
commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite[91]. On
pourrait presque aller jusqu'à dire, renouvelant peut-être, par cette
interprétation d'ailleurs toute partielle, la vieille distinction entre
classiques et romantiques, que ce sont les publics (les publics
intelligents, bien entendu) qui sont romantiques, tandis que les
maîtres (même les maîtres dits romantiques, les maîtres préférés
des publics romantiques) sont classiques. (Remarque qui pourrait
s'étendre à tous les arts. Le public va entendre la musique de M.
Vincent d'Indy, M. Vincent d'Indy relit celle de Monsigny[92]. Le public
va aux expositions de M. Vuillard et de M. Maurice Denis cependant que
ceux-ci vont au Louvre.) Cela tient sans doute à ce que cette pensée
contemporaine que les écrivains et les artistes originaux rendent
accessible et désirable au public, fait dans une certaine mesure
tellement partie d'eux-mêmes qu'une pensée différente les divertit
mieux. Elle leur demande, pour qu'ils aillent à elle, plus d'effort, et
leur donne aussi plus de plaisir; on aime toujours un peu à sortir de
soi, à voyager, quand on lit.
Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir,
attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages
anciens[93]. C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les
ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les
créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que
leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est
comme un miroir de la vie. Un peu du bonheur qu'on éprouve à se
promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du
XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente
lambrissée et peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que
couronnent de légers épis en plomb martelé (toutes ces choses qu'une
époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui
n'étaient qu'à elle, puisque aucune des époques qui l'ont suivie n'en
a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à
errer au milieu d'une tragédie de Racine ou d'un volume de Saint Simon.
Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui
gardent le souvenir d'usages, ou de façons de sentir qui n'existent
plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne
ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir
encore la couleur.
Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint Simon
ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans
lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté
qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut
comme la vue de certains marbres, aujourd'hui inusités, qu'employaient
les ouvriers d'autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la
pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce
au sculpteur, la pierre, d'une espèce aujourd'hui inconnue, nous a
été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu'il a su tirer
d'elle, faire apparaître, harmoniser. C'est bien la syntaxe vivante en
France au XVIIe siècle--et en elle des coutumes et un tour de pensée
disparus--que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont
les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées embellies
par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces
tours de langage familiers jusqu'à la singularité et jusqu'à
l'audace[94] et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les
plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en
belles lignes brisées, le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues
prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l'œuvre
de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous
éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes abolies,
elles aussi, de l'architecture, que nous ne pouvons plus admirer que
dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le
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