Pastiches et mélanges - 14
à fleurs, de couvre-lits brodés, de taies d'oreillers en batiste, sous
laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous
les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher,
j'allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentaient à
passer la nuit; à côté du lit, la trinité du verre à dessins bleus,
du sucrier pareil et de la carafe (toujours vide depuis le lendemain de
mon arrivée sur l'ordre de ma tante qui craignait de me la voir
«répandre»), sortes d'instruments du culte--presque aussi saints que
la précieuse liqueur de fleur d'oranger placée près d'eux dans une
ampoule de verre--que je n'aurais pas cru plus permis de profaner ni
même possible d'utiliser pour mon usage personnel que si ç'avaient
été des ciboires consacrés, mais que je considérais longuement avant
de me déshabiller, dans la peur de les renverser par un faux mouvement;
ces petites étoles ajourées au crochet qui jetaient sur le dos des
fauteuils un manteau de roses blanches qui ne devaient pas être sans
épines puisque, chaque fois que j'avais fini de lire et que je voulais
me lever, je m'apercevais que j'y étais resté accroché; cette cloche
de verre, sous laquelle, isolée des contacts vulgaires, la pendule
bavardait dans l'intimité pour des coquillages venus de loin et pour
une vieille fleur sentimentale, mais qui était si lourde à soulever
que, quand la pendule s'arrêtait, personne, excepté l'horloger,
n'aurait été assez imprudent pour entreprendre de la remonter; cette
blanche nappe en guipure qui, jetée comme un revêtement d'autel sur la
commode ornée de deux vases, d'une image du Sauveur et d'un buis
bénit, la faisait ressembler à la Sainte Table (dont un prie-Dieu,
rangé là tous les jours quand on avait «fini la chambre», achevait
d'évoquer l'idée), mais dont les effilochements toujours engagés dans
la fente des tiroirs en arrêtaient si complètement le jeu que je ne
pouvais jamais prendre un mouchoir sans faire tomber d'un seul coup
image du Sauveur, vases sacrés, buis bénit, et sans trébucher
moi-même en me rattrapant au prie-Dieu; cette triple superposition
enfin de petits rideaux d'étamine, de grands rideaux de mousseline et
de plus grands rideaux de basin, toujours souriants dans leur blancheur
d'aubépine souvent ensoleillée, mais au fond bien agaçants dans leur
maladresse et leur entêtement à jouer autour de leurs barres de bois
parallèles et à se prendre les uns dans les autres et tous dans la
fenêtre dès que je voulais l'ouvrir ou la fermer, un second étant
toujours prêt, si je parvenais à en dégager un premier, à venir
prendre immédiatement sa place dans les jointures aussi parfaitement
bouchées par eux qu'elles l'eussent été par un buisson d'aubépines
réelles ou par des nids d'hirondelles qui auraient eu la fantaisie de
s'installer là, de sorte que cette opération, en apparence si simple,
d'ouvrir ou de fermer ma croisée, je n'en venais jamais à bout sans le
secours de quelqu'un de la maison; toutes ces choses, qui non seulement
ne pouvaient répondre à aucun de mes besoins, mais apportaient même
une entrave, d'ailleurs légère, à leur satisfaction, qui évidemment
n'avaient jamais été mises là pour l'utilité de quelqu'un,
peuplaient ma chambre de pensées en quelque sorte personnelles, avec
cet air de prédilection d'avoir choisi de vivre là et de s'y plaire,
qu'ont souvent, dans une clairière, les arbres, et, au bord des chemins
ou sur les vieux murs, les fleurs. Elles la remplissaient d'une vie
silencieuse et diverse, d'un mystère où ma personne se trouvait à la
fois perdue et charmée; elles faisaient de cette chambre une sorte de
chapelle où le soleil--quand il traversait les petits carreaux rouges
que mon oncle avait intercalés au haut des fenêtres--piquait sur les
murs, après avoir rosé l'aubépine des rideaux, des lueurs aussi
étranges que si la petite chapelle avait été enclose dans une plus
grande nef à vitraux; et où le bruit des cloches arrivait si
retentissant à cause de la proximité de notre maison et de l'église,
à laquelle d'ailleurs, aux grandes fêtes, les reposoirs nous liaient
par un chemin de fleurs, que je pouvais imaginer qu'elles étaient
sonnées dans notre toit, juste au-dessus de la fenêtre d'où je
saluais souvent le curé tenant son bréviaire, ma tante revenant de
vêpres ou l'enfant de chœur qui nous portait du pain bénit. Quant à
la photographie par Brown du _Printemps_ de Botticelli ou au moulage de
la _Femme inconnue_ du musée de Lille, qui, aux murs et sur la
cheminée des chambres de Maple, sont la part concédée par William
Morris à l'inutile beauté, je dois avouer qu'ils étaient remplacés
dans ma chambre par une sorte de gravure représentant le prince
Eugène, terrible et beau dans son dolman, et que je fus très étonné
d'apercevoir une nuit, dans un grand fracas de locomotives et de grêle,
toujours terrible et beau, à la porte d'un buffet de gare, où il
servait de réclame à une spécialité de biscuits. Je soupçonne
aujourd'hui mon grand-père de l'avoir autrefois reçu, comme prime, de
la munificence d'un fabricant, avant de l'installer à jamais dans ma
chambre. Mais alors je ne me souciais pas de son origine, qui me
paraissait historique et mystérieuse et je ne m'imaginais pas qu'il
pût y avoir plusieurs exemplaires de ce que je considérais comme une
personne, comme un habitant permanent de la chambre que je ne faisais
que partager avec lui et où je le retrouvais tous les ans, toujours
pareil à lui-même. Il y a maintenant bien longtemps que je ne l'ai vu,
et je suppose que je ne le reverrai jamais. Mais si une telle fortune
m'advenait, je crois qu'il aurait bien plus de choses a me dire que le
_Printemps_ de Botticelli. Je laisse les gens de goût orner leur
demeure avec la reproduction des chefs-d'œuvre qu'ils admirent et
décharger leur mémoire du soin de leur conserver une image précieuse
en la confiant à un cadre de bois sculpté. Je laisse les gens de goût
faire de leur chambre l'image même de leur goût et la remplir
seulement de choses qu'il puisse approuver. Pour moi, je ne me sens
vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le
langage de vies profondément différentes de la mienne, d'un goût
opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où
mon imagination s'exalte en se sentant plongée au sein du non-moi; je
ne me sens heureux qu'en mettant le pied--avenue de la Gare, sur le port
ou place de l'Église--dans un de ces hôtels de province aux longs
corridors froids où le vent du dehors lutte avec succès contre les
efforts du calorifère, où la carte de géographie détaillée de
l'arrondissement est encore le seul ornement des murs, où chaque bruit
ne sert qu'à faire apparaître le silence en le déplaçant, où les
chambres gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver,
mais n'efface pas, et que les narines aspirent cent fois pour l'apporter
à l'imagination, qui s'en enchante, qui le fait poser comme un modèle
pour essayer de le recréer en elle avec tout ce qu'il contient de
pensées et de souvenir; où le soir, quand on ouvre la porte de sa
chambre, on a le sentiment de violer toute la vie qui y est restée
éparse, de la prendre hardiment par la main quand, la porte refermée,
on entre plus avant, jusqu'à la table ou jusqu'à la fenêtre; de
s'asseoir dans une sorte de libre promiscuité avec elle sur le canapé
exécuté par le tapissier du chef-lieu dans ce qu'il croyait le goût
de Paris; de toucher partout la nudité de cette vie dans le dessein de
se troubler soi-même par sa propre familiarité, en posant ici et là
ses affaires, en jouant le maître dans cette chambre pleine jusqu'aux
bords de l'âme des autres et qui garde jusque dans la forme des
chenêts et le dessin des rideaux l'empreinte de leur rêve, en marchant
pieds nus sur son tapis inconnu; alors, cette vie secrète, on a le
sentiment de l'enfermer avec soi quand on va, tout tremblant, tirer le
verrou; de la pousser devant soi dans le lit et de coucher enfin avec
elle dans les grands draps blancs qui vous montent par-dessus la figure,
tandis que, tout près, l'église sonne pour toute la ville les heures
d'insomnie des mourants et des amoureux.
Je n'étais pas depuis bien longtemps à lire dans ma chambre qu'il
fallait aller au parc, à un kilomètre du village. Mais après le jeu
obligé, j'abrégeais la fin du goûter apporté dans des paniers et
distribué aux enfants au bord de la rivière, sur l'herbe où le livre
avait été posé avec défense de le prendre encore. Un peu plus loin,
dans certains fonds assez incultes et assez mystérieux du parc, la
rivière cessait d'être une eau rectiligne et artificielle, couverte de
cygnes et bordées d'allées où souriaient des statues, et, par moment
sautelante de carpes, se précipitait, passait à une allure rapide la
clôture du parc, devenait une rivière dans le sens géographique du
mot--une rivière qui devait avoir un nom--et ne tardait pas à
s'épandre (la même vraiment qu'entre les statues et sous les cygnes?)
entre des herbages où dormaient des bœufs et dont elle noyait les
boutons d'or, sortes de prairies rendues par elle assez marécageuses et
qui, tenant d'un côté au village par des tours informes, restes,
disait-on, du moyen âge, joignaient de l'autre, par des chemins
montants d'églantiers et d'aubépines, la «nature» qui s'étendait à
l'infini, des villages qui avaient d'autres noms, l'inconnu. Je laissais
les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, et
je montais en courant dans le labyrinthe jusqu'à telle charmille où je
m'asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le
plant d'asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains
jours, les chevaux faisaient monter l'eau en tournant, la porte blanche
qui était la «fin du parc» en haut, et au delà, les champs de
bleuets et de coquelicots. Dans cette charmille, le silence était
profond, le risque d'être découvert presque nul, la sécurité rendue
plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en vain,
quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus,
cherchant partout, puis s'en retournaient, n'ayant pas trouvé; alors
plus aucun bruit; seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au
loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu,
aurait pu m'avertir de l'heure qui passait; mais, surpris par sa douceur
et troublé par le silence plus profond, vidé des derniers sons, qui le
suivait, je n'étais jamais sûr du nombre des coups. Ce n'était pas
les cloches tonnantes qu'on entendait en rentrant dans le village--quand
on approchait de l'église qui, de près, avait repris sa taille haute
et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d'ardoise ponctué
de corbeaux--faire voler le son en éclats sur la place «pour les biens
de la terre». Elles n'arrivaient au bout du parc que faibles et douces
et ne s'adressant pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les
villages, aux paysans isolés dans leur champ, elles ne me forçaient
nullement à lever la tête, elles passaient près de moi, portant
l'heure aux pays lointains, sans me voir, sans me connaître et sans me
déranger.
Et quelquefois à la maison, dans mon lit, longtemps après le dîner,
les dernières heures de la soirée abritaient aussi ma lecture, mais
cela, seulement les jours où j'étais arrivé aux derniers chapitres
d'un livre, où il n'y avait plus beaucoup à lire pour arriver à la
fin. Alors, risquant d'être puni si j'étais découvert et l'insomnie
qui, le livre fini, se prolongerait peut-être toute la nuit, dès que
mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie; tandis que, dans
la rue toute proche, entre la maison de l'armurier et la poste,
baignées de silence, il y avait plein d'étoiles au ciel sombre et
pourtant bleu, et qu'à gauche, sur la ruelle exhaussée où commençait
en tournant son ascension surélevée, on sentait veiller, monstrueuse
et noire, l'abside de l'église dont les sculptures la nuit ne dormaient
pas, l'église villageoise et pourtant historique, séjour magique du
Bon Dieu, de la brioche bénite, des maints multicolores et des dames
des châteaux voisins qui, les jours de fête, faisant, quand elles
traversaient le marché, piailler les poules et regarder les commères,
venaient à la messe «dans leurs attelages», non sans acheter au
retour, chez le pâtissier de la place, juste après avoir quitté
l'ombre du porche où les fidèles en poussant la porte à tambour
semaient les rubis errants de la nef, quelques-uns de ces gâteaux en
forme de tours, protégés du soleil par un store,--«manqués»,
«saint-honorés» et «génoises»,--dont l'odeur oisive et sucrée est
restée mêlée pour moi aux cloches de la grand'messe et à la gaîté
des dimanches.
Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait
arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans
bruit, s'arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir
profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps
déchaînés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d'autres mouvements à
diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les
yeux encore fixés à quelque point qu'on aurait vainement cherché dans
la chambre ou dehors, car il n'était situé qu'à une distance d'âme,
une de ces distances qui ne se mesurent pas par mètres et par lieues,
comme les autres, et qu'il est d'ailleurs impossible de confondre avec
elles quand on regarde les yeux «lointains» de ceux qui pensent «à
autre chose». Alors, quoi? ce livre, ce n'était que cela? Ces êtres
à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux
gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait,
et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient
l'air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une
indifférence affectée ou un ennui feint; ces gens pour qui on avait
haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus
rien d'eux. Déjà, depuis quelques pages, l'auteur, dans le cruel
«Épilogue», avait eu soin de les «espacer» avec une indifférence
incroyable pour qui savait l'intérêt avec lequel il les avait suivis
jusque-là pas à pas. L'emploi de chaque heure de leur vie nous avait
été narrée. Puis subitement: «Vingt ans après ces événements on
pouvait rencontrer dans les rues de Fougères[78] un vieillard encore
droit, etc.» Et le mariage dont deux volumes avaient été employés à
nous faire entrevoir la possibilité délicieuse, nous effrayant puis
nous réjouissant de chaque obstacle dressé puis aplani, c'est par une
phrase incidente d'un personnage secondaire que nous apprenions qu'il
avait été célébré, nous ne savions pas au juste quand, dans cet
étonnant épilogue écrit, semblait-il, du haut du ciel, par une
personne indifférente à nos passions d'un jour, qui s'était
substituée à l'auteur. On aurait tant voulu que le livre continuât,
et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous ces
personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la
nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à
l'amour qu'ils nous avaient inspiré[79] et dont l'objet nous faisait
tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des
êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans
un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous
étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions
maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase
dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir
l'univers et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans
la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du _Journal
de modes illustré et de la Géographie d'Eure-et-Loir._
* * * * * * * * * *
... Avant d'essayer de montrer au seuil des «Trésors des Rois»
pourquoi à mon avis la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle
prépondérant que lui assigne Ruskin dans ce petit ouvrage, je devais
mettre hors de cause les charmantes lectures de l'enfance dont le
souvenir doit rester pour chacun de nous une bénédiction. Sans doute
je n'ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du
développement qui précède ce que j'avais d'abord avancé d'elles: que
ce qu'elles laissent surtout en nous, c'est l'image des lieux et des
jours où nous les avons faites. Je n'ai pas échappé à leur
sortilège: voulant parler d'elles, j'ai parlé de toute autre chose que
des livres parce que ce n'est pas d'eux qu'elles m'ont parlé. Mais
peut-être les souvenirs qu'elles m'ont l'un après l'autre rendus en
auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l'auront-ils peu à
peu amené, tout en s'attardant dans ces chemins fleuris et détournés,
à recréer dans son esprit l'acte psychologique original appelé
Lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au
dedans de lui-même les quelques réflexions qu'il me reste à
présenter.
On sait que les «Trésors des Rois» est une conférence sur la lecture
que Ruskin donna à l'hôtel de ville de Rusholme, près Manchester, le
6 décembre 1864, pour aider à la création d'une bibliothèque à
l'institut de Rusholme. Le 14 décembre, il en prononçait une seconde,
«Des Jardins des Reines» sur le rôle de la femme, pour aider à
fonder des écoles à Ancoats. «Pendant toute cette année 1864, dit M.
Collingwood dans son admirable ouvrage «Life and Work of Ruskin», il
demeura _at home_, sauf pour faire de fréquentes visites à Carlyle. Et
quand en décembre il donna à Manchester les cours qui, sous le nom de
«Sésame et les Lys», devinrent son ouvrage le plus populaire[80],
nous pouvons discerner son meilleur état de santé physique et
intellectuelle dans les couleurs plus brillantes de sa pensée. Nous
pouvons reconnaître l'écho de ses entretiens avec Carlyle dans
l'idéal héroïque, aristocratique et stoïque qu'il propose et dans
l'insistance avec laquelle il revient sur la valeur des livres et des
bibliothèques publiques, Carlyle étant le fondateur de la London
Bibliothèque...»
Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous
occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons
la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que «la lecture
de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus
honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs».
Ruskin n'a peut-être pas connu cette pensée d'ailleurs un peu sèche
du philosophe français, mais c'est elle en réalité qu'on retrouve
partout dans sa conférence, enveloppée seulement dans un or apollinien
où fondent des brumes anglaises, pareil à celui dont la gloire
illumine les paysages de son peintre préféré. «À supposer, dit-il,
que nous ayons et la volonté et l'intelligence de bien choisir nos
amis, combien peu d'entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée
la sphère de nos choix. Nous ne pouvons connaître qui nous
voudrions... Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand
poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un homme
de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix
minutes d'entretien dans le cabinet d'un ministre, avoir une fois dans
notre vie le privilège d'arrêter le regard d'une reine. Et pourtant
ces hasards fugitifs nous les convoitons, nous dépensons nos années,
nos passions et nos facultés à la poursuite d'un peu moins que cela,
tandis que, durant ce temps, il y a une société qui nous est
continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps
que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société,
parce qu'elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire
attendre près de nous toute une journée--rois et hommes d'État
attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour
l'obtenir--nous n'allons jamais la chercher dans ces antichambres
simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous
n'écoutons jamais un mot de ce qu'ils auraient à nous dire[81].»
«Vous me direz peut-être, ajoute Ruskin, que si vous aimez mieux
causer avec des vivants, c'est que vous voyez leur visage,» etc., et
réfutant cette première objection, puis une seconde, il montre que la
lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus
sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l'occasion
de connaître autour de nous. J'ai essayé de montrer dans les notes
dont j'ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi
assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes;
que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n'est
pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on
communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation,
consistant pour chacun de nous à recevoir communication d'une autre
pensée, mais tout en restant seul, c'est-à-dire en continuant à jouir
de la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude et que la
conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être
inspiré, à rester en plein travail fécond de l'esprit sur lui-même.
Si Ruskin avait tiré les conséquences d'autres vérités qu'il a
énoncées quelques pages plus loin, il est probable qu'il aurait
rencontré une conclusion analogue à la mienne. Mais évidemment il n'a
pas cherché à aller au cœur même de l'idée de lecture. Il n'a
voulu, pour nous apprendre le prix de la lecture, que nous conter une
sorte de beau mythe platonicien, avec cette simplicité des Grecs qui
nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé
aux scrupules modernes le soin de les approfondir. Mais si je crois que
la lecture, dans son essence originale, dans ce miracle fécond d'une
communication au sein de la solitude, est quelque chose de plus, quelque
chose d'autre que ce qu'a dit Ruskin, je ne crois pas malgré cela qu'on
puisse lui reconnaître dans notre vie spirituelle le rôle
prépondérant qu'il semble lui assigner.
Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. Et ces
vertus, c'est encore aux lectures d'enfance que je vais aller demander
en quoi elles consistent. Ce livre, que vous m'avez vu tout à l'heure
lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre, au fond du
fauteuil revêtu d'un appuie-tête au crochet, et pendant les belles
heures de l'après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc,
où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer
silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines
distraites l'odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux
fatigués se levaient parfois; ce livre, comme vos yeux en se penchant
vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance,
ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de
perceptions, va vous dire quel il était: _le Capitaine Fracasse_, de
Théophile Gautier. J'en aimais par-dessus tout deux ou trois phrases
qui m'apparaissaient comme les plus originales et les plus belles de
l'ouvrage. Je n'imaginais pas qu'un autre auteur en eût jamais écrit
de comparables. Mais j'avais le sentiment que leur beauté correspondait
à une réalité dont Théophile Gautier ne nous laissait entrevoir une
ou deux fois par volume qu'un petit coin. Et comme je pensais qu'il la
connaissait assurément tout entière, j'aurais voulu lire d'autres
livres de lui où toutes les phrases seraient aussi belles que
celles-là et auraient pour objet les choses sur lesquelles j'aurais
désiré avoir son avis. «Le rire n'est point cruel de sa nature; il
distingue l'homme de la bête, et il est, ainsi qu'il appert en
l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois, l'apanage des dieux immortels et
bienheureux oui rient olympiennement tout leur saoul durant les loisirs
de l'éternité[82].» Cette phrase me donnait une véritable ivresse.
Je croyais percevoir une antiquité merveilleuse à travers ce moyen
âge que seul Gautier pouvait me révéler. Mais j'aurais voulu qu'au
lieu de dire cela furtivement, après l'ennuyeuse description d'un
château que le trop grand nombre de termes que je ne connaissais pas
m'empêchait de me figurer le moins du monde, il écrivît tout le long
du volume des phrases de ce genre et me parlât de choses qu'une fois
son livre fini je pourrais continuer à connaître et à aimer. J'aurais
voulu qu'il me dît, lui, le seul sage détenteur de la vérité, ce que
je devais penser au juste de Shakespeare, de Saintine, de Sophocle,
d'Euripide, de Silvio Pellico que j'avais lu pendant un mois de mars
très froid, marchant, tapant des pieds, courant par les chemins, chaque
fois que je venais de fermer le livre dans l'exaltation de la lecture
finie, des forces accumulées dans l'immobilité, et du vent salubre qui
soufflait dans les rues du village. J'aurais voulu surtout qu'il me dît
si j'avais plus de chance d'arriver à la vérité en redoublant ou non
ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de
cassation. Mais aussitôt la belle phrase finie il se mettait à
décrire une table couverte «d'une telle couche de poussière qu'un
doigt aurait pu y tracer des caractères», chose trop insignifiante à
mes yeux pour que je pusse même y arrêter mon attention; et j'en
étais réduit à me demander quels autres livres Gautier avait écrits
qui contenteraient mieux mon aspiration et me feraient connaître enfin
sa pensée tout entière.
Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des
beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel
et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que
pour l'auteur ils pourraient s'appeler «Conclusions» et pour le
lecteur «Incitations». Nous sentons très bien que notre sagesse
commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous
donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner
des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous
faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de
son art lui a permis d'atteindre. Mais par une loi singulière et
d'ailleurs providentielle de l'optique des esprits (loi qui signifie
peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que
nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse
ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que
c'est au moment où ils nous ont dit tout ce qu'ils pouvaient nous dire
qu'ils font naître en nous le sentiment qu'ils ne nous ont encore rien
dit. D'ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne
peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne
nous instruiraient pas. Car c'est un effet de l'amour que les poètes
éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à
des choses qui ne sont pour eux que significatives d'émotions
personnelles. Dans chaque tableau qu'ils nous montrent, ils ne semblent
nous donner qu'un léger aperçu d'un site merveilleux, différent du
reste du monde, et au cœur duquel nous voudrions qu'ils nous fissent
pénétrer. «Menez-nous», voudrions-nous pouvoir dire à M.
Mæterlinck, à Mme de Noailles, «dans le jardin de Zélande où
croissent les fleurs démodées», sur la route parfumée «de trèfle
et d'armoise» et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous
avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que
ceux-là.» Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les
peintres nous enseignent à la façon des poètes) nous montre dans son
_Printemps_, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à
Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu'il nous
laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. Or, en
réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté qui,
en leur donnant l'occasion de passer ou de séjourner auprès d'eux, ont
fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Mæterlinck, à
Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de
rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres
et plus beaux que le reste du monde, c'est qu'ils portent sur eux comme
un reflet insaisissable l'impression qu'ils ont donné au génie, et que
nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la face
indifférente et soumise de tous les pays qu'il aurait peints. Cette
apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au
delà de laquelle nous voudrions aller, c'est l'essence même de cette
laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous
les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher,
j'allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentaient à
passer la nuit; à côté du lit, la trinité du verre à dessins bleus,
du sucrier pareil et de la carafe (toujours vide depuis le lendemain de
mon arrivée sur l'ordre de ma tante qui craignait de me la voir
«répandre»), sortes d'instruments du culte--presque aussi saints que
la précieuse liqueur de fleur d'oranger placée près d'eux dans une
ampoule de verre--que je n'aurais pas cru plus permis de profaner ni
même possible d'utiliser pour mon usage personnel que si ç'avaient
été des ciboires consacrés, mais que je considérais longuement avant
de me déshabiller, dans la peur de les renverser par un faux mouvement;
ces petites étoles ajourées au crochet qui jetaient sur le dos des
fauteuils un manteau de roses blanches qui ne devaient pas être sans
épines puisque, chaque fois que j'avais fini de lire et que je voulais
me lever, je m'apercevais que j'y étais resté accroché; cette cloche
de verre, sous laquelle, isolée des contacts vulgaires, la pendule
bavardait dans l'intimité pour des coquillages venus de loin et pour
une vieille fleur sentimentale, mais qui était si lourde à soulever
que, quand la pendule s'arrêtait, personne, excepté l'horloger,
n'aurait été assez imprudent pour entreprendre de la remonter; cette
blanche nappe en guipure qui, jetée comme un revêtement d'autel sur la
commode ornée de deux vases, d'une image du Sauveur et d'un buis
bénit, la faisait ressembler à la Sainte Table (dont un prie-Dieu,
rangé là tous les jours quand on avait «fini la chambre», achevait
d'évoquer l'idée), mais dont les effilochements toujours engagés dans
la fente des tiroirs en arrêtaient si complètement le jeu que je ne
pouvais jamais prendre un mouchoir sans faire tomber d'un seul coup
image du Sauveur, vases sacrés, buis bénit, et sans trébucher
moi-même en me rattrapant au prie-Dieu; cette triple superposition
enfin de petits rideaux d'étamine, de grands rideaux de mousseline et
de plus grands rideaux de basin, toujours souriants dans leur blancheur
d'aubépine souvent ensoleillée, mais au fond bien agaçants dans leur
maladresse et leur entêtement à jouer autour de leurs barres de bois
parallèles et à se prendre les uns dans les autres et tous dans la
fenêtre dès que je voulais l'ouvrir ou la fermer, un second étant
toujours prêt, si je parvenais à en dégager un premier, à venir
prendre immédiatement sa place dans les jointures aussi parfaitement
bouchées par eux qu'elles l'eussent été par un buisson d'aubépines
réelles ou par des nids d'hirondelles qui auraient eu la fantaisie de
s'installer là, de sorte que cette opération, en apparence si simple,
d'ouvrir ou de fermer ma croisée, je n'en venais jamais à bout sans le
secours de quelqu'un de la maison; toutes ces choses, qui non seulement
ne pouvaient répondre à aucun de mes besoins, mais apportaient même
une entrave, d'ailleurs légère, à leur satisfaction, qui évidemment
n'avaient jamais été mises là pour l'utilité de quelqu'un,
peuplaient ma chambre de pensées en quelque sorte personnelles, avec
cet air de prédilection d'avoir choisi de vivre là et de s'y plaire,
qu'ont souvent, dans une clairière, les arbres, et, au bord des chemins
ou sur les vieux murs, les fleurs. Elles la remplissaient d'une vie
silencieuse et diverse, d'un mystère où ma personne se trouvait à la
fois perdue et charmée; elles faisaient de cette chambre une sorte de
chapelle où le soleil--quand il traversait les petits carreaux rouges
que mon oncle avait intercalés au haut des fenêtres--piquait sur les
murs, après avoir rosé l'aubépine des rideaux, des lueurs aussi
étranges que si la petite chapelle avait été enclose dans une plus
grande nef à vitraux; et où le bruit des cloches arrivait si
retentissant à cause de la proximité de notre maison et de l'église,
à laquelle d'ailleurs, aux grandes fêtes, les reposoirs nous liaient
par un chemin de fleurs, que je pouvais imaginer qu'elles étaient
sonnées dans notre toit, juste au-dessus de la fenêtre d'où je
saluais souvent le curé tenant son bréviaire, ma tante revenant de
vêpres ou l'enfant de chœur qui nous portait du pain bénit. Quant à
la photographie par Brown du _Printemps_ de Botticelli ou au moulage de
la _Femme inconnue_ du musée de Lille, qui, aux murs et sur la
cheminée des chambres de Maple, sont la part concédée par William
Morris à l'inutile beauté, je dois avouer qu'ils étaient remplacés
dans ma chambre par une sorte de gravure représentant le prince
Eugène, terrible et beau dans son dolman, et que je fus très étonné
d'apercevoir une nuit, dans un grand fracas de locomotives et de grêle,
toujours terrible et beau, à la porte d'un buffet de gare, où il
servait de réclame à une spécialité de biscuits. Je soupçonne
aujourd'hui mon grand-père de l'avoir autrefois reçu, comme prime, de
la munificence d'un fabricant, avant de l'installer à jamais dans ma
chambre. Mais alors je ne me souciais pas de son origine, qui me
paraissait historique et mystérieuse et je ne m'imaginais pas qu'il
pût y avoir plusieurs exemplaires de ce que je considérais comme une
personne, comme un habitant permanent de la chambre que je ne faisais
que partager avec lui et où je le retrouvais tous les ans, toujours
pareil à lui-même. Il y a maintenant bien longtemps que je ne l'ai vu,
et je suppose que je ne le reverrai jamais. Mais si une telle fortune
m'advenait, je crois qu'il aurait bien plus de choses a me dire que le
_Printemps_ de Botticelli. Je laisse les gens de goût orner leur
demeure avec la reproduction des chefs-d'œuvre qu'ils admirent et
décharger leur mémoire du soin de leur conserver une image précieuse
en la confiant à un cadre de bois sculpté. Je laisse les gens de goût
faire de leur chambre l'image même de leur goût et la remplir
seulement de choses qu'il puisse approuver. Pour moi, je ne me sens
vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le
langage de vies profondément différentes de la mienne, d'un goût
opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où
mon imagination s'exalte en se sentant plongée au sein du non-moi; je
ne me sens heureux qu'en mettant le pied--avenue de la Gare, sur le port
ou place de l'Église--dans un de ces hôtels de province aux longs
corridors froids où le vent du dehors lutte avec succès contre les
efforts du calorifère, où la carte de géographie détaillée de
l'arrondissement est encore le seul ornement des murs, où chaque bruit
ne sert qu'à faire apparaître le silence en le déplaçant, où les
chambres gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver,
mais n'efface pas, et que les narines aspirent cent fois pour l'apporter
à l'imagination, qui s'en enchante, qui le fait poser comme un modèle
pour essayer de le recréer en elle avec tout ce qu'il contient de
pensées et de souvenir; où le soir, quand on ouvre la porte de sa
chambre, on a le sentiment de violer toute la vie qui y est restée
éparse, de la prendre hardiment par la main quand, la porte refermée,
on entre plus avant, jusqu'à la table ou jusqu'à la fenêtre; de
s'asseoir dans une sorte de libre promiscuité avec elle sur le canapé
exécuté par le tapissier du chef-lieu dans ce qu'il croyait le goût
de Paris; de toucher partout la nudité de cette vie dans le dessein de
se troubler soi-même par sa propre familiarité, en posant ici et là
ses affaires, en jouant le maître dans cette chambre pleine jusqu'aux
bords de l'âme des autres et qui garde jusque dans la forme des
chenêts et le dessin des rideaux l'empreinte de leur rêve, en marchant
pieds nus sur son tapis inconnu; alors, cette vie secrète, on a le
sentiment de l'enfermer avec soi quand on va, tout tremblant, tirer le
verrou; de la pousser devant soi dans le lit et de coucher enfin avec
elle dans les grands draps blancs qui vous montent par-dessus la figure,
tandis que, tout près, l'église sonne pour toute la ville les heures
d'insomnie des mourants et des amoureux.
Je n'étais pas depuis bien longtemps à lire dans ma chambre qu'il
fallait aller au parc, à un kilomètre du village. Mais après le jeu
obligé, j'abrégeais la fin du goûter apporté dans des paniers et
distribué aux enfants au bord de la rivière, sur l'herbe où le livre
avait été posé avec défense de le prendre encore. Un peu plus loin,
dans certains fonds assez incultes et assez mystérieux du parc, la
rivière cessait d'être une eau rectiligne et artificielle, couverte de
cygnes et bordées d'allées où souriaient des statues, et, par moment
sautelante de carpes, se précipitait, passait à une allure rapide la
clôture du parc, devenait une rivière dans le sens géographique du
mot--une rivière qui devait avoir un nom--et ne tardait pas à
s'épandre (la même vraiment qu'entre les statues et sous les cygnes?)
entre des herbages où dormaient des bœufs et dont elle noyait les
boutons d'or, sortes de prairies rendues par elle assez marécageuses et
qui, tenant d'un côté au village par des tours informes, restes,
disait-on, du moyen âge, joignaient de l'autre, par des chemins
montants d'églantiers et d'aubépines, la «nature» qui s'étendait à
l'infini, des villages qui avaient d'autres noms, l'inconnu. Je laissais
les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, et
je montais en courant dans le labyrinthe jusqu'à telle charmille où je
m'asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le
plant d'asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains
jours, les chevaux faisaient monter l'eau en tournant, la porte blanche
qui était la «fin du parc» en haut, et au delà, les champs de
bleuets et de coquelicots. Dans cette charmille, le silence était
profond, le risque d'être découvert presque nul, la sécurité rendue
plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en vain,
quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus,
cherchant partout, puis s'en retournaient, n'ayant pas trouvé; alors
plus aucun bruit; seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au
loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu,
aurait pu m'avertir de l'heure qui passait; mais, surpris par sa douceur
et troublé par le silence plus profond, vidé des derniers sons, qui le
suivait, je n'étais jamais sûr du nombre des coups. Ce n'était pas
les cloches tonnantes qu'on entendait en rentrant dans le village--quand
on approchait de l'église qui, de près, avait repris sa taille haute
et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d'ardoise ponctué
de corbeaux--faire voler le son en éclats sur la place «pour les biens
de la terre». Elles n'arrivaient au bout du parc que faibles et douces
et ne s'adressant pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les
villages, aux paysans isolés dans leur champ, elles ne me forçaient
nullement à lever la tête, elles passaient près de moi, portant
l'heure aux pays lointains, sans me voir, sans me connaître et sans me
déranger.
Et quelquefois à la maison, dans mon lit, longtemps après le dîner,
les dernières heures de la soirée abritaient aussi ma lecture, mais
cela, seulement les jours où j'étais arrivé aux derniers chapitres
d'un livre, où il n'y avait plus beaucoup à lire pour arriver à la
fin. Alors, risquant d'être puni si j'étais découvert et l'insomnie
qui, le livre fini, se prolongerait peut-être toute la nuit, dès que
mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie; tandis que, dans
la rue toute proche, entre la maison de l'armurier et la poste,
baignées de silence, il y avait plein d'étoiles au ciel sombre et
pourtant bleu, et qu'à gauche, sur la ruelle exhaussée où commençait
en tournant son ascension surélevée, on sentait veiller, monstrueuse
et noire, l'abside de l'église dont les sculptures la nuit ne dormaient
pas, l'église villageoise et pourtant historique, séjour magique du
Bon Dieu, de la brioche bénite, des maints multicolores et des dames
des châteaux voisins qui, les jours de fête, faisant, quand elles
traversaient le marché, piailler les poules et regarder les commères,
venaient à la messe «dans leurs attelages», non sans acheter au
retour, chez le pâtissier de la place, juste après avoir quitté
l'ombre du porche où les fidèles en poussant la porte à tambour
semaient les rubis errants de la nef, quelques-uns de ces gâteaux en
forme de tours, protégés du soleil par un store,--«manqués»,
«saint-honorés» et «génoises»,--dont l'odeur oisive et sucrée est
restée mêlée pour moi aux cloches de la grand'messe et à la gaîté
des dimanches.
Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait
arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans
bruit, s'arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir
profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps
déchaînés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d'autres mouvements à
diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les
yeux encore fixés à quelque point qu'on aurait vainement cherché dans
la chambre ou dehors, car il n'était situé qu'à une distance d'âme,
une de ces distances qui ne se mesurent pas par mètres et par lieues,
comme les autres, et qu'il est d'ailleurs impossible de confondre avec
elles quand on regarde les yeux «lointains» de ceux qui pensent «à
autre chose». Alors, quoi? ce livre, ce n'était que cela? Ces êtres
à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux
gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait,
et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient
l'air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une
indifférence affectée ou un ennui feint; ces gens pour qui on avait
haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus
rien d'eux. Déjà, depuis quelques pages, l'auteur, dans le cruel
«Épilogue», avait eu soin de les «espacer» avec une indifférence
incroyable pour qui savait l'intérêt avec lequel il les avait suivis
jusque-là pas à pas. L'emploi de chaque heure de leur vie nous avait
été narrée. Puis subitement: «Vingt ans après ces événements on
pouvait rencontrer dans les rues de Fougères[78] un vieillard encore
droit, etc.» Et le mariage dont deux volumes avaient été employés à
nous faire entrevoir la possibilité délicieuse, nous effrayant puis
nous réjouissant de chaque obstacle dressé puis aplani, c'est par une
phrase incidente d'un personnage secondaire que nous apprenions qu'il
avait été célébré, nous ne savions pas au juste quand, dans cet
étonnant épilogue écrit, semblait-il, du haut du ciel, par une
personne indifférente à nos passions d'un jour, qui s'était
substituée à l'auteur. On aurait tant voulu que le livre continuât,
et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous ces
personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la
nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à
l'amour qu'ils nous avaient inspiré[79] et dont l'objet nous faisait
tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des
êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans
un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous
étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions
maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase
dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir
l'univers et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans
la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du _Journal
de modes illustré et de la Géographie d'Eure-et-Loir._
* * * * * * * * * *
... Avant d'essayer de montrer au seuil des «Trésors des Rois»
pourquoi à mon avis la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle
prépondérant que lui assigne Ruskin dans ce petit ouvrage, je devais
mettre hors de cause les charmantes lectures de l'enfance dont le
souvenir doit rester pour chacun de nous une bénédiction. Sans doute
je n'ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du
développement qui précède ce que j'avais d'abord avancé d'elles: que
ce qu'elles laissent surtout en nous, c'est l'image des lieux et des
jours où nous les avons faites. Je n'ai pas échappé à leur
sortilège: voulant parler d'elles, j'ai parlé de toute autre chose que
des livres parce que ce n'est pas d'eux qu'elles m'ont parlé. Mais
peut-être les souvenirs qu'elles m'ont l'un après l'autre rendus en
auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l'auront-ils peu à
peu amené, tout en s'attardant dans ces chemins fleuris et détournés,
à recréer dans son esprit l'acte psychologique original appelé
Lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au
dedans de lui-même les quelques réflexions qu'il me reste à
présenter.
On sait que les «Trésors des Rois» est une conférence sur la lecture
que Ruskin donna à l'hôtel de ville de Rusholme, près Manchester, le
6 décembre 1864, pour aider à la création d'une bibliothèque à
l'institut de Rusholme. Le 14 décembre, il en prononçait une seconde,
«Des Jardins des Reines» sur le rôle de la femme, pour aider à
fonder des écoles à Ancoats. «Pendant toute cette année 1864, dit M.
Collingwood dans son admirable ouvrage «Life and Work of Ruskin», il
demeura _at home_, sauf pour faire de fréquentes visites à Carlyle. Et
quand en décembre il donna à Manchester les cours qui, sous le nom de
«Sésame et les Lys», devinrent son ouvrage le plus populaire[80],
nous pouvons discerner son meilleur état de santé physique et
intellectuelle dans les couleurs plus brillantes de sa pensée. Nous
pouvons reconnaître l'écho de ses entretiens avec Carlyle dans
l'idéal héroïque, aristocratique et stoïque qu'il propose et dans
l'insistance avec laquelle il revient sur la valeur des livres et des
bibliothèques publiques, Carlyle étant le fondateur de la London
Bibliothèque...»
Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous
occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons
la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que «la lecture
de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus
honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs».
Ruskin n'a peut-être pas connu cette pensée d'ailleurs un peu sèche
du philosophe français, mais c'est elle en réalité qu'on retrouve
partout dans sa conférence, enveloppée seulement dans un or apollinien
où fondent des brumes anglaises, pareil à celui dont la gloire
illumine les paysages de son peintre préféré. «À supposer, dit-il,
que nous ayons et la volonté et l'intelligence de bien choisir nos
amis, combien peu d'entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée
la sphère de nos choix. Nous ne pouvons connaître qui nous
voudrions... Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand
poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un homme
de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix
minutes d'entretien dans le cabinet d'un ministre, avoir une fois dans
notre vie le privilège d'arrêter le regard d'une reine. Et pourtant
ces hasards fugitifs nous les convoitons, nous dépensons nos années,
nos passions et nos facultés à la poursuite d'un peu moins que cela,
tandis que, durant ce temps, il y a une société qui nous est
continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps
que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société,
parce qu'elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire
attendre près de nous toute une journée--rois et hommes d'État
attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour
l'obtenir--nous n'allons jamais la chercher dans ces antichambres
simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous
n'écoutons jamais un mot de ce qu'ils auraient à nous dire[81].»
«Vous me direz peut-être, ajoute Ruskin, que si vous aimez mieux
causer avec des vivants, c'est que vous voyez leur visage,» etc., et
réfutant cette première objection, puis une seconde, il montre que la
lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus
sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l'occasion
de connaître autour de nous. J'ai essayé de montrer dans les notes
dont j'ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi
assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes;
que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n'est
pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on
communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation,
consistant pour chacun de nous à recevoir communication d'une autre
pensée, mais tout en restant seul, c'est-à-dire en continuant à jouir
de la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude et que la
conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être
inspiré, à rester en plein travail fécond de l'esprit sur lui-même.
Si Ruskin avait tiré les conséquences d'autres vérités qu'il a
énoncées quelques pages plus loin, il est probable qu'il aurait
rencontré une conclusion analogue à la mienne. Mais évidemment il n'a
pas cherché à aller au cœur même de l'idée de lecture. Il n'a
voulu, pour nous apprendre le prix de la lecture, que nous conter une
sorte de beau mythe platonicien, avec cette simplicité des Grecs qui
nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé
aux scrupules modernes le soin de les approfondir. Mais si je crois que
la lecture, dans son essence originale, dans ce miracle fécond d'une
communication au sein de la solitude, est quelque chose de plus, quelque
chose d'autre que ce qu'a dit Ruskin, je ne crois pas malgré cela qu'on
puisse lui reconnaître dans notre vie spirituelle le rôle
prépondérant qu'il semble lui assigner.
Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. Et ces
vertus, c'est encore aux lectures d'enfance que je vais aller demander
en quoi elles consistent. Ce livre, que vous m'avez vu tout à l'heure
lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre, au fond du
fauteuil revêtu d'un appuie-tête au crochet, et pendant les belles
heures de l'après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc,
où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer
silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines
distraites l'odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux
fatigués se levaient parfois; ce livre, comme vos yeux en se penchant
vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance,
ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de
perceptions, va vous dire quel il était: _le Capitaine Fracasse_, de
Théophile Gautier. J'en aimais par-dessus tout deux ou trois phrases
qui m'apparaissaient comme les plus originales et les plus belles de
l'ouvrage. Je n'imaginais pas qu'un autre auteur en eût jamais écrit
de comparables. Mais j'avais le sentiment que leur beauté correspondait
à une réalité dont Théophile Gautier ne nous laissait entrevoir une
ou deux fois par volume qu'un petit coin. Et comme je pensais qu'il la
connaissait assurément tout entière, j'aurais voulu lire d'autres
livres de lui où toutes les phrases seraient aussi belles que
celles-là et auraient pour objet les choses sur lesquelles j'aurais
désiré avoir son avis. «Le rire n'est point cruel de sa nature; il
distingue l'homme de la bête, et il est, ainsi qu'il appert en
l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois, l'apanage des dieux immortels et
bienheureux oui rient olympiennement tout leur saoul durant les loisirs
de l'éternité[82].» Cette phrase me donnait une véritable ivresse.
Je croyais percevoir une antiquité merveilleuse à travers ce moyen
âge que seul Gautier pouvait me révéler. Mais j'aurais voulu qu'au
lieu de dire cela furtivement, après l'ennuyeuse description d'un
château que le trop grand nombre de termes que je ne connaissais pas
m'empêchait de me figurer le moins du monde, il écrivît tout le long
du volume des phrases de ce genre et me parlât de choses qu'une fois
son livre fini je pourrais continuer à connaître et à aimer. J'aurais
voulu qu'il me dît, lui, le seul sage détenteur de la vérité, ce que
je devais penser au juste de Shakespeare, de Saintine, de Sophocle,
d'Euripide, de Silvio Pellico que j'avais lu pendant un mois de mars
très froid, marchant, tapant des pieds, courant par les chemins, chaque
fois que je venais de fermer le livre dans l'exaltation de la lecture
finie, des forces accumulées dans l'immobilité, et du vent salubre qui
soufflait dans les rues du village. J'aurais voulu surtout qu'il me dît
si j'avais plus de chance d'arriver à la vérité en redoublant ou non
ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de
cassation. Mais aussitôt la belle phrase finie il se mettait à
décrire une table couverte «d'une telle couche de poussière qu'un
doigt aurait pu y tracer des caractères», chose trop insignifiante à
mes yeux pour que je pusse même y arrêter mon attention; et j'en
étais réduit à me demander quels autres livres Gautier avait écrits
qui contenteraient mieux mon aspiration et me feraient connaître enfin
sa pensée tout entière.
Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des
beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel
et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que
pour l'auteur ils pourraient s'appeler «Conclusions» et pour le
lecteur «Incitations». Nous sentons très bien que notre sagesse
commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous
donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner
des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous
faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de
son art lui a permis d'atteindre. Mais par une loi singulière et
d'ailleurs providentielle de l'optique des esprits (loi qui signifie
peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que
nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse
ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que
c'est au moment où ils nous ont dit tout ce qu'ils pouvaient nous dire
qu'ils font naître en nous le sentiment qu'ils ne nous ont encore rien
dit. D'ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne
peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne
nous instruiraient pas. Car c'est un effet de l'amour que les poètes
éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à
des choses qui ne sont pour eux que significatives d'émotions
personnelles. Dans chaque tableau qu'ils nous montrent, ils ne semblent
nous donner qu'un léger aperçu d'un site merveilleux, différent du
reste du monde, et au cœur duquel nous voudrions qu'ils nous fissent
pénétrer. «Menez-nous», voudrions-nous pouvoir dire à M.
Mæterlinck, à Mme de Noailles, «dans le jardin de Zélande où
croissent les fleurs démodées», sur la route parfumée «de trèfle
et d'armoise» et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous
avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que
ceux-là.» Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les
peintres nous enseignent à la façon des poètes) nous montre dans son
_Printemps_, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à
Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu'il nous
laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. Or, en
réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté qui,
en leur donnant l'occasion de passer ou de séjourner auprès d'eux, ont
fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Mæterlinck, à
Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de
rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres
et plus beaux que le reste du monde, c'est qu'ils portent sur eux comme
un reflet insaisissable l'impression qu'ils ont donné au génie, et que
nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la face
indifférente et soumise de tous les pays qu'il aurait peints. Cette
apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au
delà de laquelle nous voudrions aller, c'est l'essence même de cette
- Parts
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