Pastiches et mélanges - 12

façon dont Horace parle à la Fontaine de Bandusie, Ruskin déduit
qu'il était pieux, «à la façon de Milton». Et déjà à onze ans,
apprenant les odes d'Anacréon pour son plaisir, il y apprit «avec
certitude, ce qui me fut très utile dans mes études ultérieures sur
l'art grec, que les Grecs aimaient les colombes, les hirondelles, et les
roses tout aussi tendrement que moi» (_Præterita_, § 81). Évidemment
pour un Emerson la «culture» a la même valeur. Mais sans même nous
arrêter aux différences qui sont profondes, notons d'abord, pour bien
insister sur les traits particuliers de la physionomie de Ruskin, que la
science et l'art n'étant pas distincts à ses yeux (Voir
l'_Introduction_, p. 51-57), il parle des anciens comme savants avec la
même révérence que des anciens comme artistes. Il invoque le CIVe
psaume quand il s'agira de découvertes d'histoire naturelle, se range
à l'avis d'Hérodote (et l'opposerait volontiers à l'opinion d'un
savant contemporain) dans une question d'histoire religieuse, admire une
peinture de Carpaccio comme une contribution importante à l'histoire
descriptive des perroquets (_St-Marks Rest: The Shrine of the Slaves_).
Évidemment nous rejoindrons vite ici l'idée de l'art sacré classique
(Voir plus loin les notes des pages 244, 245, 246 et des pages 338 et
339) «il n'y a qu'un art grec, etc., saint Jérôme et Hercule», etc.,
chacune de ces idées conduisant aux autres. Mais en ce moment nous
n'avons encore qu'un Ruskin aimant tendrement sa bibliothèque, ne
faisant pas de différence entre la science et l'art, par conséquent
pensant qu'une théorie scientifique peut rester vraie comme une œuvre
d'art peut demeurer belle (cette idée n'est jamais explicitement
exprimée par lui, mais elle gouverne secrètement et seule a pu rendre
possible toutes les autres) et demandant à une ode antique ou à un
bas-relief du moyen âge un renseignement d'histoire naturelle ou de
philosophie critique, persuadé que tous les hommes sages de tous les
temps et de tous les pays sont plus utiles à consulter que les fous,
fussent-ils d'aujourd'hui. Naturellement cette inclination est
réprimée par un sens critique si juste que nous pouvons entièrement
nous fier à lui, et il l'exagère seulement pour le plaisir de faire de
petites plaisanteries sur «l'entomologie du XIIIe siècle», etc.,
etc.]
[Note 65: _Præterita_, I, ch. II.]
[Note 66: Quelle intéressante collection on ferait avec les paysages de
France vus par des yeux anglais: les rivières de France de Turner; le
_Versailles_, de Bonnington; l'_Auxerre_ ou le _Valenciennes_, le
_Vézelay_ ou l'_Amiens_, de Walter Pater; le _Fontainebleau_, de
Stevenson et tant d'autres!]
[Note 67: _The Seven Lamps of the Architecture._]
[Note 68: Cette phrase de Ruskin s'applique, d'ailleurs, mieux à
l'idolâtrie telle que je l'entends, si on la prend ainsi isolément,
que là où elle est placée dans _Lectures on Art_. J'ai, du reste
donné plus loin, dans une note, le début du développement.]
[Note 69: Comment M. Barrès, élisant, dans un chapitre admirable de
son dernier livre, un sénat idéal de Venise, a-t-il omis Ruskin?
N'était-il pas plus digne d'y siéger que Léopold Robert ou Théophile
Gautier et n'aurait-il pas été là bien à sa place, entre Byron et
Barrès, entre Goethe et Chateaubriand?]
[Note 70: _Stones of Venice_, I, IV, § 71.--Ce verset est tiré de
l'_Ecclésiastique_, XII, 9.]
[Note 71: Chapitre III, § 27.]
[Note 72: Je n'ai pas le temps de m'expliquer aujourd'hui sur ce
défaut, mais il me semble qu'à travers ma traduction, si terne qu'elle
soit, le lecteur pourra percevoir comme à travers le verre grossier
mais brusquement illuminé d'un aquarium, le rapt rapide mais visible
que la phrase fait de la pensée, et la déperdition immédiate que la
pensée en subit.]
[Note 73: Au cours de _la Bible d'Amiens_, le lecteur rencontrera
souvent des formules analogues.]
[Note 74: Renan.]
[Note 75: Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de
cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de
vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre
fortuite avec un grand esprit. Presque au moment, en effet, où je
venais d'écrire ces lignes, paraissaient dans la _Revue des Deux
Mondes_ les vers de la comtesse de Noailles que je donne ci-dessous. On
verra que, sans le savoir, j'avais, pour parler comme M. Barrès à
Combourg, «mis mes pas dans les pas du génie»:

Enfants, regardez bien tontes les plaines rondes;
La capucine avec ses abeilles autour;
Regardez bien l'étang, les champs, avant l'amour;
Car, après, l'on ne voit plus jamais rien du monde.
Après l'on ne voit plus que son cœur devant soi;
On ne voit plus qu'un peu de flamme sur la route;
On n'entend rien, on ne sait rien, et l'on écoute
Les pieds du triste amour qui court ou qui s'asseoit.]


LA MORT DES CATHÉDRALES[76]

Supposons pour un instant le catholicisme éteint depuis des siècles,
les traditions de son culte perdues. Seules, monuments devenus
inintelligibles, d'une croyance oubliée, subsistent les cathédrales,
désaffectées et muettes. Un jour, des savants arrivent à reconstituer
les cérémonies qu'on y célébrait autrefois, pour lesquelles ces
cathédrales avaient été construites et sans lesquelles on n'y
trouvait plus qu'une lettre morte; lors des artistes, séduits par le
rêve de rendre momentanément la vie a ces grands vaisseaux qui
s'étaient tus, veulent en refaire pour une heure le théâtre du drame
mystérieux qui s'y déroulait, au milieu des chants et des parfums,
entreprennent, en un mot, pour la messe et les cathédrales, ce que les
félibres ont réalisé pour le théâtre d'Orange et les tragédies
antiques. Certes le gouvernement ne manquerait pas de subventionner une
telle tentative. Ce qu'il a fait pour des ruines romaines, il n'y
faillirait pas pour des monuments français, pour ces cathédrales qui
sont la plus haute et la plus originale expression du génie de la
France.
Ainsi donc voici des savants qui ont su retrouver la signification
perdue des cathédrales: les sculptures et les vitraux reprennent leurs
sens, une odeur mystérieuse flotte de nouveau dans le temple, un drame
sacré s'y joue, la cathédrale se remet à chanter. Le gouvernement
subventionne avec raison, avec plus de raison que les représentations
du théâtre d'Orange, de l'Opéra-Comique et de l'Opéra, cette
résurrection des cérémonies catholiques, d'un tel intérêt
historique, social, plastique, musical et de la beauté desquelles seul
Wagner s'est approché, en l'imitant, dans _Parsifal_.
Des caravanes de snobs vont à la ville sainte (que ce soit Amiens,
Chartres, Bourges, Laon, Reims, Beauvais, Rouen, Paris), et une fois par
an ils ressentent l'émotion qu'ils allaient autrefois chercher à
Bayreuth et à Orange: goûter l'œuvre d'art dans le cadre même qui a
été construit pour elle. Malheureusement, là comme à Orange, ils ne
peuvent être que des curieux, des dilettanti; quoi qu'ils fassent, en
eux n'habite pas l'âme d'autrefois. Les artistes qui sont venus
exécuter les chants, les artistes qui jouent le rôle des prêtres,
peuvent être instruits, s'être pénétrés de l'esprit des textes.
Mais, malgré tout, on ne peut s'empêcher de penser combien ces fêtes
devaient être plus belles au temps où c'étaient des prêtres qui
célébraient les offices, non pour donner aux lettrés une idée de ces
cérémonies, mais parce qu'ils avaient en leur vertu la même foi que
les artistes qui sculptèrent le jugement dernier au tympan du porche,
ou peignirent la vie des saints aux vitraux de l'abside. Combien
l'œuvre tout entière devait parler plus haut, plus juste, quand tout
un peuple répondait à la voix du prêtre, se courbait à genoux quand
tintait la sonnette de l'élévation, non pas comme dans ces
représentations rétrospectives, en froids figurants stylés, mais
parce qu'eux aussi, comme le prêtre, comme le sculpteur, croyaient.
Voilà ce qu'on se dirait si la religion catholique était morte. Or,
elle existe et pour nom imaginer ce qu'était vivante, et dans le plein
exercice de ses fonctions, une cathédrale du XIIIe siècle, nous
n'avons pas besoin de faire d'elle le cadre de reconstitutions, de
rétrospectives exactes peut-être, mais glacées. Nous n'avons qu'à
entrer à n'importe quelle heure, pendant que se célèbre un office. La
mimique, la psalmodie et le chant ne sont pas confiés ici à des
artistes. Ce sont les ministres mêmes du culte qui officient, dans un
sentiment non d'esthétique, mais de foi, d'autant plus esthétiquement.
Les figurants ne pourraient être souhaités plus vivants et plus
sincères, puisque c'est le peuple qui prend la peine de figurer pour
nous, sans s'en douter. On peut dire que grâce à la persistance dans
l'Église catholique, des mêmes rites et, d'autre part, de la croyance
catholique dans le cœur des Français, les cathédrales ne sont pas
seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui
vivent encore leur vie intégrale, qui soient restés en rapport avec le
but pour lequel ils furent construits.
Or, la rupture du gouvernement français avec Rome semble rendre
prochaine la mise en discussion et probable l'adoption d'un projet de
loi, aux termes duquel, au bout de cinq ans, les églises pourront
être, et seront souvent désaffectées; le gouvernement non seulement
ne subventionnera plus la célébration des cérémonies rituelles dans
les églises, mais pourra les transformer en tout ce qui lui plaira:
musée, salle de conférence ou casino.
Quand le sacrifice de la chair et du sang du Christ ne sera plus
célébré dans les églises, il n'y aura plus de vie en elles. La
liturgie catholique ne fait qu'un avec l'architecture et la sculpture de
nos cathédrales, car les unes comme l'autre dérivent d'un même
symbolisme. On a vu dans la précédente étude qu'il n'y a guère dans
les cathédrales de sculpture, si secondaire qu'elle paraisse, qui n'ait
sa valeur symbolique.
Or, il en est de même des cérémonies du culte.
Dans un livre admirable _L'art religieux au XIIIe siècle_, M. Émile
Mâle analyse ainsi, d'après le _Rational des divins Offices_, de
Guillaume Durand, la première partie de la fête du samedi saint:
«Dès le matin, on commence par éteindre dans l'église toutes les
lampes, pour marquer que l'ancienne Loi, qui éclairait le monde, est
désormais abrogée.
«Puis, le célébrant bénit le feu nouveau, figure de la Loi nouvelle.
Il la fait jaillir du silex, pour rappeler que Jésus-Christ est, comme
le dit saint Paul, la pierre angulaire du monde. Alors, l'évêque et le
diacre se dirigent vers le chœur et s'arrêtent devant le cierge
pascal.»
Ce cierge, nous apprend Guillaume Durand, est un triple symbole.
Éteint, il symbolise à la fois la colonne obscure qui guidait les
Hébreux pendant le jour, l'ancienne Loi et le corps de Jésus-Christ.
Allumé, il signifie la colonne de lumière qu'Israël voyait pendant la
nuit, la Loi nouvelle et le corps glorieux de Jésus-Christ ressuscité.
Le diacre fait allusion à ce triple symbolisme en récitant, devant le
cierge, la formule de l'Exultet.
Mais il insiste surtout sur la ressemblance du cierge et du corps de
Jésus-Christ. Il rappelle que la cire immaculée a été produite par
l'abeille, à la fois chaste et féconde comme la Vierge qui a mis au
monde le Sauveur. Pour rendre sensible aux yeux la similitude de la cire
et du corps divin, il enfonce dans le cierge cinq grains d'encens qui
rappellent à la fois les cinq plaies de Jésus-Christ et les parfums
achetés par les Saintes femmes pour l'embaumer. Enfin, il allume le
cierge avec le feu nouveau, et, dans toute l'église, on rallume les
lampes, pour représenter la diffusion de la nouvelle Loi dans le monde.
Mais ceci, dira-t-on, n'est qu'une fête exceptionnelle. Voici
l'interprétation d'une cérémonie quotidienne, la messe, qui, vous
allez le voir, n'est pas moins symbolique.
«Le chant grave et triste de l'Introït ouvre la cérémonie; il
affirme l'attente des patriarches et des prophètes. Le chœur des
clercs est le chœur même des saints de l'ancienne Loi, qui soupirent
après la venue du Messie, qu'ils ne doivent point voir. L'évêque
entre alors et il apparaît comme la vivante image de Jésus-Christ. Son
arrivée symbolise l'avènement du Sauveur, attendu par les nations.
Dans les grandes fêtes, on porte devant lui sept Flambeaux pour
rappeler que, suivant la parole du prophète, les sept dons du
Saint-Esprit se reposent sur la tête du Fils de Dieu. Il s'avance sous
un dais triomphal dont les quatre porteurs peuvent se comparer aux
quatre évangélistes. Deux acolytes marchent à sa droite et à sa
gauche et figurent Moïse et Hélie, qui se montrèrent sur le Thabor
aux côtés de Jésus-Christ. Ils nous enseignent que Jésus avait pour
lui l'autorité de la Loi et l'autorité des prophètes.
L'évêque s'assied sur son trône et reste silencieux. Il ne semble
prendre aucune part à la première partie de la cérémonie. Son
attitude contient un enseignement: il nous rappelle par son silence que
les premières années de la vie de Jésus-Christ s'écoulèrent dans
l'obscurité et dans le recueillement. Le sous-diacre, cependant, s'est
dirigé vers le pupitre, et, tourné vers la droite, il lit l'épître
à haute voix. Nous entrevoyons ici le premier acte du drame de la
Rédemption.
La lecture de l'épître, c'est la prédication de saint Jean-Baptiste
dans le désert. Il parle avant que le Sauveur ait commencé à faire
entendre sa voix, mais il ne parle qu'aux Juifs. Aussi le sous-diacre,
image du précurseur, se tourne-t-il vers le nord, qui est le côté de
l'ancienne Loi. Quand la lecture est terminée, il s'incline devant
l'évêque, comme le précurseur s'humilia devant Jésus-Christ.
Le chant du Graduel qui suit la lecture de l'épître, se rapporte
encore à la mission de saint Jean-Baptiste, il symbolise les
exhortations à la pénitence qu'il adresse aux Juifs, à la veille des
temps nouveaux.
Enfin, le célébrant lit l'Évangile. Moment solennel, car c'est ici
que commence la vie active du Messie; sa parole se fait entendre pour la
première fois dans le monde. La lecture de l'Évangile est la figure
même de sa prédication.
Le «Credo» suit l'Évangile comme la foi suit l'annonce de la
vérité. Les douze articles du Credo se rapportent à la vocation des
douze apôtres.
«Le costume même que le prêtre porte à l'autel, ajoute M. Mâle, les
objets qui servent au culte sont autant de symboles.» La chasuble qui
se met par-dessus les autres vêtements, c'est la charité qui est
supérieure à tous les préceptes de la loi et qui est elle-même la
loi suprême. L'étole, que le prêtre se passe au cou, est le joug
léger du Seigneur; et comme il est écrit que tout chrétien doit
chérir ce joug, le prêtre baise l'étole en la mettant et en
l'enlevant. La mître à deux pointes de l'évêque symbolise la science
qu'il doit avoir de l'un et de l'autre Testament; deux rubans y sont
attachés pour rappeler que l'Écriture doit être interprétée suivant
la lettre et suivant l'esprit. La cloche est la voix des prédicateurs.
La charpente à laquelle elle est suspendue est la figure de la croix.
La corde, faite de trois fils tordus, signifie la triple intelligence de
l'Écriture, qui doit être interprétée dans le triple sens
historique, allégorique et moral. Quand on prend la corde dans sa main
pour ébranler la cloche, on exprime symboliquement cette vérité
fondamentale que la connaissance des Écritures doit aboutir à
l'action.»
Ainsi tout, jusqu'au moindre geste du prêtre, jusqu'à l'étole qu'il
revêt, est d'accord pour le symboliser avec le sentiment profond qui
anime la cathédrale tout entière.
Jamais spectacle comparable, miroir aussi géant de la science, de
l'âme et de l'histoire ne fut offert aux regards et a l'intelligence de
l'homme. Le même symbolisme embrasse jusqu'à la musique qui se fait
entendre alors dans l'immense vaisseau et de qui les sept tons
grégoriens figurent les sept vertus théologales et les sept âges du
monde. On peut dire qu'une représentation de Wagner à Bayreuth (à
plus forte raison d'Émile Augier ou de Dumas sur une scène de
théâtre subventionné) est peu de chose auprès de la célébration de
la grand'messe dans la cathédrale de Chartres.
Sans doute ceux-là seuls qui ont étudié l'art religieux du moyen âge
sont capables d'analyser complètement la beauté d'un tel spectacle. Et
cela suffirait pour que l'État eut l'obligation de veiller à sa
perpétuité. Il subventionne les cours du Collège de France, qui ne
s'adressent cependant qu'à un petit nombre de personnes et qui, à
côté de cette complète résurrection intégrale qu'est une
grand'messe dans une cathédrale, paraissent bien froides. Et à côté
de l'exécution de pareilles symphonies, les représentations de nos
théâtres également subventionnés correspondent à des besoins
littéraires bien mesquins. Mais empressons-nous d'ajouter que ceux-là
qui peuvent lire à livre ouvert dans la symbolique du moyen âge, ne
sont pas les seuls pour qui la cathédrale vivante, c'est-à-dire la
cathédrale sculptée, peinte, chantante, soit le plus grand des
spectacles. C'est ainsi qu'on peut sentir la musique sans connaître
l'harmonie. Je sais bien que Ruskin, montrant quelles raisons
spirituelles expliquent la disposition des chapelles dans l'abside des
cathédrales, a dit: «Jamais vous ne pourrez vous enchanter des formes
de l'architecture si vous n'êtes pas en sympathie avec les pensées
d'où elles sortirent.» Il n'en est pas moins vrai que nous connaissons
tous le fait d'un ignorant, d'un simple rêveur, entrant dans une
cathédrale, sans essayer de comprendre, se laissant aller à ses
émotions, et éprouvant une impression plus confuse sans doute, mais
peut-être aussi forte. Comme témoignage littéraire de cet état
d'esprit, fort différent à coup sûr de celui du savant dont nous
parlions tout à l'heure, se promenant dans la cathédrale comme dans
une «forêt de symboles, qui l'observent avec des regards familiers»,
mais qui permet pourtant de trouver dans la cathédrale, à l'heure des
offices, une émotion vague, mais puissante, je citerai la belle page de
Renan appelée la Double Prière:
«Un des plus beaux spectacles religieux qu'on puisse encore contempler
de nos jours (et qu'on ne pourra plus bientôt contempler, si la Chambre
vote le projet en question) est celui que présente à la tombée de la
nuit l'antique cathédrale de Quimper. Quand l'ombre a rempli les bas
côtés du vaste édifice, les fidèles des deux sexes se réunissent
dans la nef et chantent en langue bretonne la prière du soir sur un
rythme simple et touchant. La cathédrale n'est éclairée que par deux
ou trois lampes. Dans la nef, d'un côté, sont les hommes, debout; de
l'autre, les femmes agenouillées forment comme une mer immobile de
coiffes blanches. Les deux moitiés, chantent alternativement et la
phrase commencée par l'un des chœurs est achevée par l'autre. Ce
qu'ils chantent est fort beau. Quand je l'entendis, il me sembla qu'avec
quelques légères transformations, on pourrait l'accommoder à tous les
états de l'humanité. Cela surtout me fit rêver une prière qui,
moyennant certaines variations, put convenir également aux hommes et
aux femmes.»
Entre cette vague rêverie qui n'est pas sans charme et les joies plus
conscientes du «connaisseur» en art religieux, il y a bien des
degrés. Rappelons, pour mémoire, le cas de Gustave Flaubert étudiant,
mais pour l'interpréter dans un sentiment moderne, une des plus belles
parties de la liturgie catholique:
«Le prêtre trempa son pouce dans l'huile sainte et commença les
onctions sur ses yeux d'abord... sur ses narines friandes de brises
tièdes et de senteurs amoureuses, sur ses mains qui s'étaient
délectées aux contacts suaves... sur ses pieds enfin, si rapides quand
ils couraient à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne
marcheraient plus.»
Nous disions tout à l'heure que presque toutes les images dans une
cathédrale étaient symboliques. Quelques-unes ne le sont point. Ce
sont celles des êtres qui ayant contribué de leurs deniers à la
décoration de la cathédrale voulurent y conserver à jamais une place
pour pouvoir, des balustres de la niche ou de l'enfoncement du vitrail,
suivre silencieusement les offices et participer sans bruit aux
prières, _in saecula saeculorum_. Les bœufs de Laon eux-mêmes ayant
chrétiennement monté jusque sur la colline où s'élève la
cathédrale les matériaux qui servirent à la construire l'architecte
les en récompensa en dressant leurs statues au pied des tours, d'où
vous pouvez les voir encore aujourd'hui, dans le bruit des cloches et la
stagnation du soleil, lever leurs têtes cornues au-dessus de l'arche
sainte et colossale jusqu'à l'horizon des plaines de France, leur
«songe intérieur». Hélas, s'ils ne sont pas détruits, que n'ont-ils
pas vu dans ces campagnes où chaque printemps ne vient plus fleurir que
des tombes? Pour des bêtes, les placer ainsi au dehors, sortant comme
d'une arche de Noë gigantesque qui se serait arrêtée sur ce mont
Ararat, au milieu du déluge de sang. Aux hommes on accordait davantage.
Ils entraient dans l'église, ils y prenaient leur place qu'ils
gardaient après leur mort et d'où ils pouvaient continuer, comme au
temps de leur vie, à suivre le divin sacrifice, soit que penchés hors
de leur sépulture de marbre, ils tournent légèrement la tête du
côté de l'évangile ou du côté de l'épître, pouvant apercevoir,
comme à Brou, et sentir autour de leur nom l'enlacement étroit et
infatigable de fleurs emblématiques et d'initiales adorées, gardant
parfois jusque dans le tombeau, comme à Dijon, les couleurs éclatantes
de la vie soit qu'au fond du vitrail dans leurs manteaux de pourpre,
d'outre-mer ou d'azur qui emprisonne le soleil, s'en enflamme,
remplissent de couleur ses rayons transparents et brusquement les
délivrent, multicolores, errant sans but parmi la nef qu'ils teignent;
dans leur splendeur désorientée et paresseuse, leur palpable
irréalité, ils restent les donateurs qui, à cause de cela même,
avaient mérité la concession d'une prière à perpétuité. Et tous,
ils veulent que l'Esprit-Saint, au moment où il descendra de l'église,
reconnaisse bien les siens. Ce n'est pas seulement la reine et le prince
qui portent leurs insignes, leur couronne ou leur collier de la Toison
d'Or. Les changeurs se sont fait représenter, vérifiant le titre des
monnaies, les pelletiers vendant leurs fourrures (voir dans l'ouvrage de
M. Mâle la reproduction de ces deux vitraux), les bouchers abattant des
bœufs, les chevaliers portant leur blason, les sculpteurs taillant des
chapiteaux. De leurs vitraux de Chartres, de Tours, de Sens, de Bourges,
d'Auxerre, de Clermont, de Toulouse, de Troyes, les tonneliers,
pelletiers, épiciers, pèlerins, laboureurs, armuriers, tisserands,
tailleurs de pierre, bouchers, vanniers, cordonniers, changeurs, à
entendre l'office, n'entendront plus la messe qu'ils s'étaient assurée
en donnant pour l'édification de l'église le plus clair de leurs
deniers. Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants,
oublieux, cessent de remplir les vœux des morts.

[Note 76: C'est sous ce titre que je fis paraître autrefois dans le
_Figaro_ une étude qui avait pour but de combattre un des articles de
la loi de séparation. Cette étude est bien médiocre; je n'en donne un
court extrait que pour montrer combien, à quelques aînées de
distance, les mots changent de sens et combien sur le chemin tournant du
temps, nous ne pouvons pas apercevoir l'avenir d'une nation plus que
d'une personne. Quand je parlai ce la mort des Cathédrales, je craignis
que la France fût transformée en une grève ou de géantes conques
ciselées sembleraient échouées, vidées de la vie qui les habita et
n'apportant même plus a l'oreille qui se pencherait sur elles la vague
rumeur d'autrefois, simples pièces de musée, glacées elles-mêmes.
Dix ans ont passé, «la mort des Cathédrales», c'est la destruction
de leurs pierres par les armées allemandes, non de leur esprit par une
Chambre anticléricale qui ne fait plus qu'un avec nos évêques
patriotes.]


SENTIMENTS FILIAUX
D'UN PARRICIDE

Quand M. van Blarenberghe le père mourut, il y a quelques mois, je me
souvins que ma mère avait beaucoup connu sa femme. Depuis la mort de
mes parents je suis (dans un sens qu'il serait hors de propos de
préciser ici) moins moi-même, davantage leur fils. Sans me détourner
de mes amis, plus volontiers je me retourne vers les leurs. Et les
lettres que j'écris maintenant, ce sont pour la plupart celles que je
crois qu'ils auraient écrites, celles qu'ils ne peuvent plus écrire et
que j'écris à leur place, félicitations, condoléances surtout à des
amis à eux que souvent je ne connais presque pas. Donc, quand Mme van
Blarenberghe perdit son mari, je voulus qu'un témoignage lui parvînt
de la tristesse que mes parents en eussent éprouvée. Je me rappelais
que j'avais, il y avait déjà bien des années, dîné quelquefois chez
des amis communs, avec son fils. C'est à lui que j'écrivis, pour ainsi
dire, au nom de mes parents disparus, bien plus qu'au mien. Je reçus en
réponse la belle lettre suivante, empreinte d'un si grand amour filial.
J'ai pensé qu'un tel témoignage, avec la signification qu'il reçoit
du drame qui l'a suivi de si près, avec la signification qu'il lui
donne surtout, devait être rendu public. Voici cette lettre:

«Les Timbrieux, par Josselin (Morbihan),
24 septembre 1906.
«Je regrette vivement, cher monsieur, de ne pas avoir, pu vous
remercier encore de la sympathie que vous m'avez témoignée dans ma
douleur. Vous voudrez bien m'excuser, cette douleur a été telle, que,
sur le conseil des médecins, pendant quatre mois, j'ai constamment
voyagé. Je commence seulement, et avec une peine extrême, à reprendre
ma vie habituelle.
«Si tardivement que cela soit, je veux vous dire aujourd'hui que j'ai
été extrêmement sensible au fidèle souvenir que vous avez gardé de
nos anciennes et excellentes relations et profondément touché du
sentiment qui vous a inspiré de me parler, ainsi qu'à ma mère, au nom
de vos parents si prématurément disparus. Je n'avais personnellement
l'honneur de les connaître que fort peu, mais je sais combien mon père
appréciait le vôtre et quel plaisir ma mère avait toujours à voir
Mme Proust. J'ai trouvé extrêmement délicat et sensible que vous nous
ayez envoyé d'eux un message d'outre-tombe.
«Je rentrerai assez prochainement à Paris et si je réussis d'ici peu
à surmonter le besoin d'isolement que m'a causé jusqu'ici la
disparition de celui à qui je rapportais tout l'intérêt de ma vie,
qui en faisait toute la joie, je serais bien heureux d'aller vous serrer
la main et causer avec vous du passé.
«Très affectueusement à vous.
«H. VAN BLARENBERGHE.»

Cette lettre me toucha beaucoup, je plaignais celui qui souffrait ainsi,
je le plaignais, je l'enviais: il avait encore sa mère pour se consoler
en la consolant. Et si je ne pus répondre aux tentatives qu'il voulut
bien faire pour me voir, c'est que j'en fus matériellement empêché.
Mais surtout cette lettre modifia, dans un sens plus sympathique, le
souvenir que j'avais gardé de lui. Les bonnes relations auxquelles il
avait fait allusion dans sa lettre, étaient en réalité de fort
banales relations mondaines. Je n'avais guère eu l'occasion de causer
avec lui à la table où nous dînions quelquefois ensemble, mais
l'extrême distinction d'esprit des maîtres de maison m'était et m'est
restée un sûr garant qu'Henri van Blarenberghe, sous des dehors un peu
conventionnels et peut-être plus représentatifs du milieu où il
vivait, que significatifs de sa propre personnalité, cachait une nature
plus originale et vivante. Au reste, parmi ces étranges instantanés de
la mémoire que notre cerveau, si petit et si vaste, emmagasine en
nombre prodigieux, si je cherche, entre ceux qui figurent Henri van
Blarenberghe, l'instantané qui me semble resté le plus net, c'est
toujours un visage souriant que j'aperçois, souriant du regard surtout
qu'il avait singulièrement fin, la bouche encore entr'ouverte après
avoir jeté une fine répartie. Agréable et assez distingué, c'est
ainsi que je le «revois», comme on dit avec raison. Nos yeux ont plus