Pastiches et mélanges - 11
est accompagné, sur les mosaïques, de lettres qui forment une citation
de l'Évangile ou des prophéties. Il n'en est pas moins vrai que ce
passage des _Stones of Venice_ est d'une grande beauté, bien qu'il soit
assez difficile de se rendre compte des raisons de cette beauté. Elle
nous semble reposer sur quelque chose de faux et nous avons quelque
scrupule à nous y laisser aller.
Et pourtant il doit y avoir en elle quelque vérité. Il n'y a pas à
proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir
esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d'une
vérité. À quel ordre de vérité peut correspondre le plaisir
esthétique très vif que l'on prend à lire une telle page, c'est ce
qu'il est assez difficile de dire. Elle est elle-même mystérieuse,
pleine d'images à la fois de beauté et de religion comme cette même
église de Saint-Marc où toutes les figures de l'Ancien et du Nouveau
Testament apparaissent sur le fond d'une sorte d'obscurité splendide et
d'éclat changeant. Je me souviens de l'avoir lue pour la première fois
dans Saint-Marc même, pendant une heure d'orage et d'obscurité où les
mosaïques ne brillaient plus que de leur propre et matérielle lumière
et d'un or interne, terrestre et ancien, auquel le soleil vénitien, qui
enflamme jusqu'aux anges des campaniles, ne mêlait plus rien de lui;
l'émotion que j'éprouvais à lire là cette page, parmi tous ces anges
qui s'illuminaient des ténèbres environnantes, était très grande et
n'était pourtant peut-être pas très pure. Comme la joie de voir les
belles figures mystérieuses s'augmentait, mais s'altérait du plaisir
en quelque sorte d'érudition que j'éprouvais à comprendre les textes
apparus en lettres byzantines à côté de leurs fronts nimbés, de
même la beauté des images de Ruskin était avivée et corrompue par
l'orgueil de se référer au texte sacré. Une sorte de retour égoïste
sur soi-même est inévitable dans ces joies mêlées d'érudition et
d'art où le plaisir esthétique peut devenir plus aigu, mais non rester
aussi pur. Et peut-être cette page des _Stones of Venice_ était-elle
belle surtout de me donner précisément ces joies mêlées que
j'éprouvais dans Saint-Marc, elle qui, comme l'église byzantine, avait
aussi dans la mosaïque de son style éblouissant dans l'ombre, à
côté de ses images sa citation biblique inscrite auprès. N'en
était-il pas d'elle, d'ailleurs, comme de ces mosaïques de Saint-Marc
qui se proposaient d'enseigner et faisaient bon marché de leur beauté
artistique. Aujourd'hui elles ne nous donnent plus que du plaisir.
Encore le plaisir que leur didactisme donne à l'érudit est-il
égoïste, et le plus désintéressé est encore celui que donne à
l'artiste cette beauté méprisée ou ignorée même de ceux qui se
proposaient seulement d'instruire le peuple et la lui donnèrent par
surcroît.
Dans la dernière page de _la Bible d'Amiens_[71], le «si vous voulez
vous souvenir de la promesse qui vous a été faite» est un exemple du
même genre. Quand, encore dans _la Bible d'Amiens_, Ruskin termine le
morceau sur l'Égypte en disant: «Elle fut l'éducatrice de Moïse et
l'Hôtesse du Christ», passe encore pour l'éducatrice de Moïse: pour
éduquer il faut certaines vertus. Mais le fait d'avoir été:
«_l'hôtesse_» du Christ s'il ajoute de la beauté à la phrase,
peut-il vraiment être mis en ligne de compte dans une appréciation
motivée des qualités du génie égyptien?
C'est avec mes plus chères impressions esthétiques que j'ai voulu
lutter ici, tâchant de pousser jusqu'à ses dernières et plus cruelles
limites la sincérité intellectuelle. Ai-je besoin d'ajouter que, si je
fais, en quelque sorte _dans l'absolu_, cette réserve générale moins
sur les œuvres de Ruskin que sur l'essence de leur inspiration et la
qualité de leur beauté, il n'en est pas moins pour moi un des plus
grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. J'ai essayé de
saisir en lui, comme en un «sujet» particulièrement favorable à
cette observation, une infirmité essentielle à l'esprit humain,
plutôt que je n'ai voulu dénoncer un défaut personnel à Ruskin. Une
fois que le lecteur aura bien compris en quoi consiste cette
«idolâtrie», il s'expliquera l'importance excessive que Ruskin
attache dans ses études d'art à la lettre des œuvres (importance dont
j'ai signalé, bien trop sommairement, une autre cause dans la préface,
voir plus haut page 100) et aussi cet abus des mots «irrévérent»,
«insolent», et «des difficultés que nous serions insolents de
résoudre, un mystère qu'on ne nous a pas demandé d'éclaircir»
(_Bible d'Amiens_, p. 239), «que l'artiste se méfie de l'esprit de
choix, c'est un esprit insolent» (_Modern Pointers_), «l'abside
pourrait presque paraître trop grande à un spectateur irrévérent»
(_Bible d'Amiens_), etc., etc.,--et l'état d'esprit qu'ils révèlent.
Je pensais à cette idolâtrie (je pensais aussi à ce plaisir
qu'éprouve Ruskin à balancer ses phrases en un équilibre qui semble
imposer à la pensée une ordonnance symétrique plutôt que le recevoir
d'elle[72] quand je disais: «Sous quelles formes touchantes et
tentatrices le mensonge a pu malgré tout se glisser au sein de sa
sincérité intellectuelle, c'est ce que je n'ai pas à chercher.» Mais
j'aurais dû, au contraire, le chercher et pécherais précisément par
idolâtrie si je continuais à m'abriter derrière cette formule
essentiellement ruskinienne[73] de respect. Ce n'est pas que je
méconnaisse les vertus du respect, il est la condition même de
l'amour. Mais il ne doit jamais, là où l'amour cesse, se substituer à
lui pour nous permettre de croire sans examen et d'admirer de confiance.
Ruskin aurait d'ailleurs été le premier à nous approuver de ne pas
accorder à ses écrits une autorité infaillible, puisqu'il la refusait
même aux Écritures Saintes. «Il n y a pas de forme de langage humain
où l'erreur n'ait pu se glisser» (_Bible d'Amiens_, III, 49). Mais
l'attitude de la «révérence» qui croit «insolent d'éclaircir un
mystère» lui plaisait. Pour en finir avec l'idolâtrie et être plus
certain qu'il ne reste là-dessus entre le lecteur et moi aucun
malentendu, je voudrais faire comparaître ici un de nos contemporains
les plus justement célèbres (aussi différent d'ailleurs de Ruskin
qu'il se peut!) mais qui dans sa conversation, non dans ses livres,
laisse paraître ce défaut et, poussé à un tel excès qu'il est plus
facile chez lui de le reconnaître et de le montrer, sans avoir plus
besoin de tant s'appliquer à le grossir. Il est quand il parle
affligé--délicieusement--d'idolâtrie. Ceux qui l'ont une fois entendu
trouveront bien grossière une «imitation» où rien ne subsiste de son
agrément, mais sauront pourtant de qui je veux parler, qui je prends
ici pour exemple, quand je leur dirai qu'il reconnaît avec admiration
dans l'étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu'on voit
sur _la Mort_ dans _le Jeune homme et la Mort_, de Gustave Moreau, ou
dans la toilette d'une de ses amies: «la robe et la coiffure mêmes que
portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d'Arthez pour la
première fois.» Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la
robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir, il
s'écrie: «C'est bien beau!» non parce que l'étoffe est belle, mais
parce qu'elle est l'étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et
qu'ainsi elle est à jamais sacrée... aux idolâtres. Dans sa chambre
vous verrez, vivants dans un vase ou peints à fresque sur le mur par
des artistes de ses amis, des dielytras, parce que c'est la fleur même
qu'on voit représentée à la Madeleine de Vézelay. Quant à un objet
qui a appartenu à Baudelaire, à Michelet, à Hugo, il l'entoure d'un
respect religieux. Je goûte trop profondément et jusqu'à l'ivresse
les spirituelles improvisations où le plaisir d'un genre particulier
qu'il trouve à ces vénérations conduit et inspire notre idolâtre
pour vouloir le chicaner là-dessus le moins du monde.
Mais au plus vif de mon plaisir je me demande si l'incomparable
causeur--et l'auditeur qui se laisse faire--ne pèchent pas également
par insincérité; si parce qu'une fleur (la passiflore) porte sur elle
les instruments de la passion, il est sacrilège d'en faire présent à
une personne d'une autre religion, et si le fait qu'une maison ait été
habitée par Balzac (s'il n'y reste d'ailleurs rien qui puisse nous
renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement
que pour lui faire un compliment esthétique, préférer une personne
parce qu'elle s'appellera Bathilde comme l'héroïne de Lucien Leuwen?
La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac
parce qu'elle donne une idée de l'art de Mme de Cadignan, qu'elle nous
fait connaître l'impression que celle-ci veut produire sur d'Arthez et
quelques-uns de ses «secrets». Mais une fois dépouillée de l'esprit
qui est en elle, elle n'est plus qu'un signe dépouillé de sa
signification, c'est-à-dire rien; et continuer à l'adorer, jusqu'à
s'extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c'est là
proprement de l'idolâtrie. C'est le péché intellectuel favori des
artistes et auquel il en est bien peu qui n'aient succombé. _Félix
culpa_! est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour
eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu'ils ne succombent
pas sans avoir lutté. Il n'est pas dans la nature de forme
particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part
de beauté infinie qui a pu s'y incarner: pas même la fleur du pommier,
pas même la fleur de l'épine rose. Mon amour pour elles est infini et
les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de
leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui ne sont pas à
la portée de tous. Mais même envers elles, envers elles si peu
littéraires, se rapportant si peu à une tradition esthétique, qui ne
sont pas «la fleur même qu'il y a dans tel tableau du Tintoret»,
dirait Ruskin, ou dans tel dessin de Léonard, dirait notre contemporain
(qui nous a révélé entre tant d'autres choses, dont chacun parle
maintenant et que personne n'avait regardées avant lui--les dessins de
l'Académie des Beaux-Arts de Venise) je me garderai toujours d'un culte
exclusif qui s'attacherait en elles à autre chose qu'à la joie qu'elle
nous donnent, un culte au nom de qui, par un retour égoïste sur
nous-mêmes, nous en ferions «nos» fleurs, et prendrions soin de les
honorer en ornant notre chambre des œuvres d'art où elles sont
figurées. Non, je ne trouverai pas un tableau plus beau parce que
l'artiste aura peint au premier plan une aubépine, bien que je ne
connaisse rien de plus beau que l'aubépine, car je veux rester sincère
et que je sais que la beauté d'un tableau ne dépend pas des choses qui
y sont représentées. Je ne collectionnerai pas les images de
l'aubépine. Je ne vénère pas l'aubépine, je vais la voir et la
respirer. Je me suis permis cette courte incursion--qui n'a rien d'une
offensive--sur le terrain de la littérature contemporaine, parce qu'il
me semblait que les traits d'idolâtrie en germe chez Ruskin
apparaîtraient clairement au lecteur ici où ils sont grossis et
d'autant plus qu'ils y sont aussi différenciés. Je prie en tout cas
notre contemporain, s'il s'est reconnu dans ce crayon bien maladroit, de
penser qu'il a été fait sans malice, et qu'il m'a fallu, je l'ai dit,
arriver aux dernières limites de la sincérité avec moi-même, pour
faire à Ruskin ce grief et pour trouver dans mon admiration absolue
pour lui cette partie fragile. Or, non seulement «un partage avec
Ruskin n'a rien du tout qui déshonore», mais encore je ne pourrai
jamais trouver d'éloge plus grand à faire à ce contemporain que de
lui avoir adressé le même reproche qu'à Ruskin. Et si j'ai eu la
discrétion de ne pas le nommer, je le regrette presque. Car, lorsqu'on
est admis auprès de Ruskin, fût-ce dans l'attitude du donateur; et
pour soutenir seulement son livre et aider à y lire de plus près, on
n'est pas à la peine, mais à l'honneur.
Je reviens à Ruskin. Cette idolâtrie et ce qu'elle mêle parfois d'un
peu factice aux plaisirs littéraires les plus vifs qu'il nous donne, il
me faut descendre jusqu'au fond de moi-même pour en saisir la trace,
pour en étudier le caractère, tant je suis aujourd'hui «habitué» à
Ruskin. Mais elle a dû me choquer souvent quand j'ai commencé à aimer
ses livres, avant de fermer peu à peu les yeux sur leurs défauts,
comme il arrive dans tout amour. Les amours pour les créatures vivantes
ont quelquefois une origine vile qu'ils épurent ensuite. Un homme fait
la connaissance d'une femme parce qu'elle peut l'aider à atteindre un
but étranger à elle-même. Puis une fois qu'il la connaît il l'aime
pour elle-même, et lui sacrifie sans hésiter ce but qu'elle devait
seulement l'aider à atteindre. À mon amour pour les livres de Ruskin
se mêla ainsi à l'origine quelque chose d'intéressé, la joie du
bénéfice intellectuel que j'allais en retirer. Il est certain qu'aux
premières pages que je lus, sentant leur puissance et leur charme, je
m'efforçai de n'y pas résister, de ne pas trop discuter avec
moi-même, parce que je sentais que si un jour le charme de la pensée
de Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu'il avait touché, en un
mot si je m'éprenais tout à fait de sa pensée, l'univers
s'enrichirait de tout ce que j'ignorais jusque-là, des cathédrales
gothiques, et de combien de tableaux d'Angleterre et d'Italie qui
n'avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n'y a
jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n'est pas
comme la pensée d'un Emerson par exemple qui est contenue tout entière
dans un livre, c'est-à-dire un quelque chose d'abstrait, un pur signe
d'elle-même. L'objet auquel s'applique une pensée comme celle de
Ruskin et dont elle est inséparable n'est pas immatériel, il est
répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le
chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la
National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse.
Une telle pensée qui a un autre objet qu'elle-même, qui s'est
réalisée dans l'espace, qui n'est plus la pensée infinie et libre,
mais limitée et assujettie, qui s'est incarnée en des corps de marbre
sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être
moins divine qu'une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage
l'univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines
parties nommées, de l'univers, parce qu'elle y a touché, et qu'elle
nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons les comprendre, à
les aimer.
Et ce fut ainsi, en effet; l'univers reprit tout d'un coup à mes yeux
un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle
importance aux choses qu'il m'avait fait aimer, qu'elles me semblaient
chargées d'une valeur plus grande même que celle de la vie. Ce fut à
la lettre et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés; je
partis pour Venise afin d'avoir pu avant de mourir, approcher, toucher,
voir incarnées, en des palais défaillants mais encore debout et roses,
les idées de Ruskin sur l'architecture domestique au moyen âge. Quelle
importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de quelqu'un qui
bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale, aussi
localisée dans le temps, aussi particularisée dans l'espace que Venise
et comment les théories d'architecture domestique que j'y pouvais
étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles être de
ces «vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la
font presque aimer[74]»? C'est le pouvoir du génie de nous faire aimer
une beauté, que nous sentons plus réelle que nous, dans ces choses qui
aux yeux des autres sont aussi particulières et aussi périssables que
nous-mêmes.
Le «Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit» du poète,
n'est pas très vrai, s'il s'agit des yeux d'une femme aimée. En un
certain sens, et qu'elles que puissent être, même sur ce terrain de la
poésie, les magnifiques revanches qu'il nous prépare, l'amour nous
dépoétise la nature. Pour l'amoureux, la terre n'est plus que «le
tapis des beaux pieds d'enfant» de sa maîtresse, la nature n'est plus
que «son temple». L'amour qui nous fait découvrir tant de vérités
psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique
de la nature[75], parce qu'il nous met dans des dispositions égoïstes
(l'amour est au degré le plus élevé dans l'échelle des égoïsmes,
mais il est égoïste encore) où le sentiment poétique se produit
difficilement. L'admiration pour une pensée au contraire fait surgir à
chaque pas la beauté parce qu'à chaque moment elle en éveille le
désir. Les personnes médiocres croient généralement que se laisser
guider ainsi par les livres qu'on admire, enlève à notre faculté de
juger une partie de son indépendance. «Que peut vous importer ce que
sent Ruskin: sentez par vous-même». Une telle opinion repose sur une
erreur psychologique dont feront justice tous ceux qui, ayant accepté
ainsi une discipline spirituelle, sentent que leur puissance de
comprendre et de sentir en est infiniment accrue, et leur sens critique
jamais paralysé. Nous sommes simplement alors dans un état de grâce
où toutes nos facultés, notre sens critique aussi bien que les autres,
sont accrues. Aussi cette servitude volontaire est-elle, le commencement
de la liberté. Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre
conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi
ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond c'est notre pensée
elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. Nous sommes libres
dans la vie, mais en ayant des buts: il y a longtemps qu'on a percé à
jour le sophisme de la liberté d'indifférence. C'est à un sophisme
tout aussi naïf qu'obéissent sans le savoir les écrivains qui font à
tout moment le vide dans leur esprit, croyant le débarrasser de toute
influence extérieure, pour être bien sûrs de rester personnels. En
réalité les seuls cas où nous disposons vraiment de toute notre
puissance d'esprit sont ceux où nous ne croyons pas faire œuvre
d'indépendance, où nous ne choisissons pas arbitrairement le but de
notre effort. Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du
philosophe s'imposent à eux d'une façon presque nécessaire,
extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c'est en soumettant son
esprit à rendre cette vision, à approcher de cette vérité que
l'artiste devient vraiment lui-même.
Mais en parlant de cette passion, un peu factice au début, si profonde
ensuite que j'eus pour la pensée de Ruskin, je parle à l'aide de la
mémoire et d'une mémoire qui ne se rappelle que les faits, «mais du
passé profond ne peut rien ressaisir». C'est seulement quand certaines
périodes de notre vie sont closes à jamais, quand, même dans les
heures où la puissance et la liberté nous semblent données, il nous
est défendu d'en rouvrir furtivement les portes, c'est quand nous
sommes incapables de nous remettre même pour un instant dans l'état
où nous fûmes pendant si longtemps, c'est alors seulement que nous
nous refusons à ce que de telles choses soient entièrement abolies.
Nous ne pouvons plus les chanter, pour avoir méconnu le sage
avertissement de Gœthe, qu'il n'y a de poésie que des choses que l'on
sent encore. Mais ne pouvant réveiller les flammes du passé, nous
voulons du moins recueillir sa cendre. À défaut d'une résurrection
dont nous n'avons plus le pouvoir, avec la mémoire glacée que nous
avons gardée de ces choses,--la mémoire des faits qui nous dit: «tu
étais tel» sans nous permettre de le redevenir, qui nous affirme la
réalité d'un paradis perdu au lieu de nous le rendre dans le
souvenir,--nous voulons du moins le décrire et en constituer la
science. C'est quand Ruskin est bien loin de nous que nous traduisons
ses livres et tâchons de fixer dans une image ressemblante les traits
de sa pensée. Aussi ne connaîtrez-vous pas les accents de notre foi ou
de notre amour, et c'est notre piété seule que vous apercevrez çà et
là, froide et furtive, occupée, comme la Vierge Thébaine, à
restaurer un tombeau.
[Note 57: Titre d'un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au
musée Moreau.]
[Note 58: A Sheffield.]
[Note 59: Entre les écrivains qui ont parlé de Ruskin, Milsand a été
un des premiers, dans l'ordre du temps, et par la force déjà pensée.
Il a été une sorte de précurseur, de prophète inspiré et incomplet
et n'a pas assez vécu pour voir se développer l'œuvre qu'il avait en
somme annoncée.]
[Note 60: Dans _The Stones of Venice_ et il y revient dans _Val d'Arno_,
dans _la Bible d'Amiens_, etc., Ruskin considère les pierres brutes
comme étant déjà une œuvre d'art que l'architecte ne doit pas
mutiler: «En elles est déjà écrite une histoire et dans leurs veines
et leurs zones, et leurs lignes brisées, leurs couleurs écrivent les
légendes diverses toujours exactes des anciens régimes politiques
du royaume des montagnes auxquelles ces marbres ont appartenu,
de ses infirmités et de ses énergies, de ses convulsions et de ses
consolidations depuis le commencement des temps.]
[Note 61: Le Ruskin de M. de la Sizeranne. Ruskin a été considéré
jusqu'à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de
M. de la Sizeranne, si j'essaye parfois de m'aventurer sur ses
terres, ce ne sera certes pas pour méconnaître ou pour usurper
son droit qui n'est pas que celui du premier occupant. Au moment
d'entrer dans ce sujet que le monument magnifique qu'il a élevé
à Ruskin domine de toute part je lui devais ainsi rendre hommage
et payer tribut.]
[Note 62: Pour être plus exact, il est question une fois de saint Urbain
dans les _Sept Lampes_, et d'Amiens une fois aussi (mais seulement
dans la préface de la 2e édition), alors qu'il y est question
d'Abbeville, d'Avranches, de Bayeux, de Beauvais, de Bourges, de Caen,
de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de Falaise, de Lisieux,
de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler que de
la France.]
[Note 63: Dans _Saint-Marks Rest_, il va jusqu'à dire qu'il n'y a qu'un
art grec, depuis la bataille de Marathon jusqu'au doge Selvo
(Cf. les pages de _la Bible d'Amiens_, où il fait descendre de Dédale,
«le premier sculpteur qui ait donné une représentation pathétique
de la vie humaine», les architectes qui creusèrent l'ancien
labyrinthe d'Amiens); et aux mosaïques du baptistère de Saint-Marc
il reconnaît dans un séraphin une harpie, dans une Hérodiade une
canéphore, dans une coupole d'or un vase grec, etc.]
[Note 64: De même dans _Val d'Arno_, le lion de saint Marc descend
en droite ligne du lion de Némée, et l'aigrette qui le couronne est
celle qu'on voit sur la tête de l'Hercule de Camarina (_Val d'Arno_, I,
§ 16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même
ouvrage (_Val d'Arno_, VIII, § 203, p. 169) «qu'Héraklès assomme
la bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que
le grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste».
Ce n'est pas pour trouver une autre descendance sacrée au lion.
de Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur
toute la pensée de la fin de ce chapitre de _la Bible d'Amiens_, «qu'il
y a un art sacré classique». Ruskin ne voulait pas (_Val d'Arno_) qu'on
opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), «car saint Marc
est grec comme Héraklès». Nous touchons ici à une des idées les
plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments
les plus originaux qu'il ait apportés à la contemplation et à l'étude
des œuvres d'art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour
le faire bien comprendre, de citer un passage de _Saint Marks
Rest_, qui, à notre avis, est un de ceux de toute l'œuvre de Ruskin
où ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l'œuvre cette
disposition particulière de l'esprit qui lui faisait ne pas tenir
compte de l'avènement du christianisme, reconnaître déjà une
beauté chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance
d'un idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette
disposition d'esprit, à notre avis tout esthétique au moins
logiquement en son essence sinon chronologiquement en son origine, se
soit systématisée dans l'esprit de Ruskin et qu'il l'ait étendue à la
critique historique et religieuse, c'est bien certain. Mais même
quand Ruskin compare la royauté grecque et la royauté franque
(_Val d'Arno_, chap. _Franchise_), quand il déclare dans _la
Bible d'Amiens_ que «le christianisme n'a pas apporté un grand
changement dans l'idéal de la vertu et du bonheur humains», quand il
parle comme nous l'avons vu à la page précédente de la religion
d'Horace, il ne fait que tirer des conclusions théoriques du plaisir
esthétique qu'il avait éprouvé à retrouver dans une Hérodiade
une canéphore, dans un séraphin une harpie, dans une coupole
byzantine un vase grec. Voici le passage de _Saint Marks Rest_:
«Et ceci est vrai non pas seulement de l'art byzantin, mais de
tout art grec. Laissons aujourd'hui de côté le mot de byzantin.
Il n'y a qu'un art grec, de l'époque d'Homère à celle du doge
Selvo» (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de
Noailles), «et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans
la puissance même de Dédale avec l'instinct constructif grec,
aussi certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche
d'Erechtée».
Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit: «Au-dessus
de la porte est le festin d'Hérode, La fille d'Hérodias danse
avec la tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête;
c'est simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque
d'un vase grec, portant une cruche d'eau sur sa tête... Passons
maintenant dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre
pour mes vieux yeux, à peine déchiffrable pour les vôtres, s'ils
sont jeunes et brillants, cela doit être bien beau, car c'est l'origine
de tous les fonds à dômes d'or de Bellini, de Cima et de Carpaccio;
lui-même est un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le
Chérubin à dix ailes qui est dans le retrait derrière l'autel porte
écrit sur sa poitrine: «Plénitude de la Sagesse». Il symbolise la
largeur de l'Esprit, mais il n'est qu'une Harpie grecque et sur ses
membres bien peu de chair dissimule à peine les griffes d'oiseaux
qu'ils étaient. Au-dessus s'élève le Christ porté dans un tourbillon
d'anges et de même que les dômes de Bellini et de Carpaccio ne
sont que l'amplification du dôme où vous voyez cette Harpie, de
même le Paradis de Tintoret n'est que la réalisation finale de la
pensée contenue dans cette étroite coupole.
Ces mosaïques ne sont pas antérieures au XIIIe siècle. Et pourtant
elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la pensée
et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu et d'eau
ont purement la forme de la Chimère et de la Sirène, et la jeune fille
dansant, quoique princesse du XIIIe siècle à manches d'hermine, est
encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant l'eau d'une
fontaine d'Arcadie. Cf. quand Ruskin dit: «Je suis seul, à ce que je
crois, à penser encore avec Hérodote.» Toute personne ayant l'esprit
assez fin pour être frappée des traits caractéristiques de la
physionomie d'un écrivain, et ne s'en tenant pas au sujet de Ruskin à
tout ce qu'on a pu lui dire, que c'était un prophète, un voyant, un
protestant et autres choses qui n'ont pas grand sens, sentira que de
tels traits, bien que certainement secondaires, sont cependant très
«ruskiniens». Ruskin vit dans une espèce de société fraternelle
avec tous les grands esprits de tous les temps, et comme il ne
s'intéresse à eux que dans la mesure où ils peuvent répondre à des
questions éternelles, il n'y a pas pour lui d'anciens et de modernes et
il peut parler d'Hérodote comme il ferait d'un contemporain. Comme les
anciens n'ont de prix pour lui que dans la mesure où ils sont
«actuels», peuvent servir d'illustration à nos méditations
quotidiennes, il ne les traite pas du tout en anciens. Mais aussi toutes
leurs paroles ne subissant pas le déchet du recul n'étant plus
considérées comme relatives à une époque, ont une plus grande
importance pour lui, gardent en quelque sorte la valeur scientifique
qu'elles purent avoir, mais que le temps leur avait fait perdre. De la
de l'Évangile ou des prophéties. Il n'en est pas moins vrai que ce
passage des _Stones of Venice_ est d'une grande beauté, bien qu'il soit
assez difficile de se rendre compte des raisons de cette beauté. Elle
nous semble reposer sur quelque chose de faux et nous avons quelque
scrupule à nous y laisser aller.
Et pourtant il doit y avoir en elle quelque vérité. Il n'y a pas à
proprement parler de beauté tout à fait mensongère, car le plaisir
esthétique est précisément celui qui accompagne la découverte d'une
vérité. À quel ordre de vérité peut correspondre le plaisir
esthétique très vif que l'on prend à lire une telle page, c'est ce
qu'il est assez difficile de dire. Elle est elle-même mystérieuse,
pleine d'images à la fois de beauté et de religion comme cette même
église de Saint-Marc où toutes les figures de l'Ancien et du Nouveau
Testament apparaissent sur le fond d'une sorte d'obscurité splendide et
d'éclat changeant. Je me souviens de l'avoir lue pour la première fois
dans Saint-Marc même, pendant une heure d'orage et d'obscurité où les
mosaïques ne brillaient plus que de leur propre et matérielle lumière
et d'un or interne, terrestre et ancien, auquel le soleil vénitien, qui
enflamme jusqu'aux anges des campaniles, ne mêlait plus rien de lui;
l'émotion que j'éprouvais à lire là cette page, parmi tous ces anges
qui s'illuminaient des ténèbres environnantes, était très grande et
n'était pourtant peut-être pas très pure. Comme la joie de voir les
belles figures mystérieuses s'augmentait, mais s'altérait du plaisir
en quelque sorte d'érudition que j'éprouvais à comprendre les textes
apparus en lettres byzantines à côté de leurs fronts nimbés, de
même la beauté des images de Ruskin était avivée et corrompue par
l'orgueil de se référer au texte sacré. Une sorte de retour égoïste
sur soi-même est inévitable dans ces joies mêlées d'érudition et
d'art où le plaisir esthétique peut devenir plus aigu, mais non rester
aussi pur. Et peut-être cette page des _Stones of Venice_ était-elle
belle surtout de me donner précisément ces joies mêlées que
j'éprouvais dans Saint-Marc, elle qui, comme l'église byzantine, avait
aussi dans la mosaïque de son style éblouissant dans l'ombre, à
côté de ses images sa citation biblique inscrite auprès. N'en
était-il pas d'elle, d'ailleurs, comme de ces mosaïques de Saint-Marc
qui se proposaient d'enseigner et faisaient bon marché de leur beauté
artistique. Aujourd'hui elles ne nous donnent plus que du plaisir.
Encore le plaisir que leur didactisme donne à l'érudit est-il
égoïste, et le plus désintéressé est encore celui que donne à
l'artiste cette beauté méprisée ou ignorée même de ceux qui se
proposaient seulement d'instruire le peuple et la lui donnèrent par
surcroît.
Dans la dernière page de _la Bible d'Amiens_[71], le «si vous voulez
vous souvenir de la promesse qui vous a été faite» est un exemple du
même genre. Quand, encore dans _la Bible d'Amiens_, Ruskin termine le
morceau sur l'Égypte en disant: «Elle fut l'éducatrice de Moïse et
l'Hôtesse du Christ», passe encore pour l'éducatrice de Moïse: pour
éduquer il faut certaines vertus. Mais le fait d'avoir été:
«_l'hôtesse_» du Christ s'il ajoute de la beauté à la phrase,
peut-il vraiment être mis en ligne de compte dans une appréciation
motivée des qualités du génie égyptien?
C'est avec mes plus chères impressions esthétiques que j'ai voulu
lutter ici, tâchant de pousser jusqu'à ses dernières et plus cruelles
limites la sincérité intellectuelle. Ai-je besoin d'ajouter que, si je
fais, en quelque sorte _dans l'absolu_, cette réserve générale moins
sur les œuvres de Ruskin que sur l'essence de leur inspiration et la
qualité de leur beauté, il n'en est pas moins pour moi un des plus
grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. J'ai essayé de
saisir en lui, comme en un «sujet» particulièrement favorable à
cette observation, une infirmité essentielle à l'esprit humain,
plutôt que je n'ai voulu dénoncer un défaut personnel à Ruskin. Une
fois que le lecteur aura bien compris en quoi consiste cette
«idolâtrie», il s'expliquera l'importance excessive que Ruskin
attache dans ses études d'art à la lettre des œuvres (importance dont
j'ai signalé, bien trop sommairement, une autre cause dans la préface,
voir plus haut page 100) et aussi cet abus des mots «irrévérent»,
«insolent», et «des difficultés que nous serions insolents de
résoudre, un mystère qu'on ne nous a pas demandé d'éclaircir»
(_Bible d'Amiens_, p. 239), «que l'artiste se méfie de l'esprit de
choix, c'est un esprit insolent» (_Modern Pointers_), «l'abside
pourrait presque paraître trop grande à un spectateur irrévérent»
(_Bible d'Amiens_), etc., etc.,--et l'état d'esprit qu'ils révèlent.
Je pensais à cette idolâtrie (je pensais aussi à ce plaisir
qu'éprouve Ruskin à balancer ses phrases en un équilibre qui semble
imposer à la pensée une ordonnance symétrique plutôt que le recevoir
d'elle[72] quand je disais: «Sous quelles formes touchantes et
tentatrices le mensonge a pu malgré tout se glisser au sein de sa
sincérité intellectuelle, c'est ce que je n'ai pas à chercher.» Mais
j'aurais dû, au contraire, le chercher et pécherais précisément par
idolâtrie si je continuais à m'abriter derrière cette formule
essentiellement ruskinienne[73] de respect. Ce n'est pas que je
méconnaisse les vertus du respect, il est la condition même de
l'amour. Mais il ne doit jamais, là où l'amour cesse, se substituer à
lui pour nous permettre de croire sans examen et d'admirer de confiance.
Ruskin aurait d'ailleurs été le premier à nous approuver de ne pas
accorder à ses écrits une autorité infaillible, puisqu'il la refusait
même aux Écritures Saintes. «Il n y a pas de forme de langage humain
où l'erreur n'ait pu se glisser» (_Bible d'Amiens_, III, 49). Mais
l'attitude de la «révérence» qui croit «insolent d'éclaircir un
mystère» lui plaisait. Pour en finir avec l'idolâtrie et être plus
certain qu'il ne reste là-dessus entre le lecteur et moi aucun
malentendu, je voudrais faire comparaître ici un de nos contemporains
les plus justement célèbres (aussi différent d'ailleurs de Ruskin
qu'il se peut!) mais qui dans sa conversation, non dans ses livres,
laisse paraître ce défaut et, poussé à un tel excès qu'il est plus
facile chez lui de le reconnaître et de le montrer, sans avoir plus
besoin de tant s'appliquer à le grossir. Il est quand il parle
affligé--délicieusement--d'idolâtrie. Ceux qui l'ont une fois entendu
trouveront bien grossière une «imitation» où rien ne subsiste de son
agrément, mais sauront pourtant de qui je veux parler, qui je prends
ici pour exemple, quand je leur dirai qu'il reconnaît avec admiration
dans l'étoffe où se drape une tragédienne, le propre tissu qu'on voit
sur _la Mort_ dans _le Jeune homme et la Mort_, de Gustave Moreau, ou
dans la toilette d'une de ses amies: «la robe et la coiffure mêmes que
portait la princesse de Cadignan le jour où elle vit d'Arthez pour la
première fois.» Et en regardant la draperie de la tragédienne ou la
robe de la femme du monde, touché par la noblesse de son souvenir, il
s'écrie: «C'est bien beau!» non parce que l'étoffe est belle, mais
parce qu'elle est l'étoffe peinte par Moreau ou décrite par Balzac et
qu'ainsi elle est à jamais sacrée... aux idolâtres. Dans sa chambre
vous verrez, vivants dans un vase ou peints à fresque sur le mur par
des artistes de ses amis, des dielytras, parce que c'est la fleur même
qu'on voit représentée à la Madeleine de Vézelay. Quant à un objet
qui a appartenu à Baudelaire, à Michelet, à Hugo, il l'entoure d'un
respect religieux. Je goûte trop profondément et jusqu'à l'ivresse
les spirituelles improvisations où le plaisir d'un genre particulier
qu'il trouve à ces vénérations conduit et inspire notre idolâtre
pour vouloir le chicaner là-dessus le moins du monde.
Mais au plus vif de mon plaisir je me demande si l'incomparable
causeur--et l'auditeur qui se laisse faire--ne pèchent pas également
par insincérité; si parce qu'une fleur (la passiflore) porte sur elle
les instruments de la passion, il est sacrilège d'en faire présent à
une personne d'une autre religion, et si le fait qu'une maison ait été
habitée par Balzac (s'il n'y reste d'ailleurs rien qui puisse nous
renseigner sur lui) la rend plus belle. Devons-nous vraiment, autrement
que pour lui faire un compliment esthétique, préférer une personne
parce qu'elle s'appellera Bathilde comme l'héroïne de Lucien Leuwen?
La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac
parce qu'elle donne une idée de l'art de Mme de Cadignan, qu'elle nous
fait connaître l'impression que celle-ci veut produire sur d'Arthez et
quelques-uns de ses «secrets». Mais une fois dépouillée de l'esprit
qui est en elle, elle n'est plus qu'un signe dépouillé de sa
signification, c'est-à-dire rien; et continuer à l'adorer, jusqu'à
s'extasier de la retrouver dans la vie sur un corps de femme, c'est là
proprement de l'idolâtrie. C'est le péché intellectuel favori des
artistes et auquel il en est bien peu qui n'aient succombé. _Félix
culpa_! est-on tenté de dire en voyant combien il a été fécond pour
eux en inventions charmantes. Mais il faut au moins qu'ils ne succombent
pas sans avoir lutté. Il n'est pas dans la nature de forme
particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part
de beauté infinie qui a pu s'y incarner: pas même la fleur du pommier,
pas même la fleur de l'épine rose. Mon amour pour elles est infini et
les souffrances (hay fever) que me cause leur voisinage me permettent de
leur donner chaque printemps des preuves de cet amour qui ne sont pas à
la portée de tous. Mais même envers elles, envers elles si peu
littéraires, se rapportant si peu à une tradition esthétique, qui ne
sont pas «la fleur même qu'il y a dans tel tableau du Tintoret»,
dirait Ruskin, ou dans tel dessin de Léonard, dirait notre contemporain
(qui nous a révélé entre tant d'autres choses, dont chacun parle
maintenant et que personne n'avait regardées avant lui--les dessins de
l'Académie des Beaux-Arts de Venise) je me garderai toujours d'un culte
exclusif qui s'attacherait en elles à autre chose qu'à la joie qu'elle
nous donnent, un culte au nom de qui, par un retour égoïste sur
nous-mêmes, nous en ferions «nos» fleurs, et prendrions soin de les
honorer en ornant notre chambre des œuvres d'art où elles sont
figurées. Non, je ne trouverai pas un tableau plus beau parce que
l'artiste aura peint au premier plan une aubépine, bien que je ne
connaisse rien de plus beau que l'aubépine, car je veux rester sincère
et que je sais que la beauté d'un tableau ne dépend pas des choses qui
y sont représentées. Je ne collectionnerai pas les images de
l'aubépine. Je ne vénère pas l'aubépine, je vais la voir et la
respirer. Je me suis permis cette courte incursion--qui n'a rien d'une
offensive--sur le terrain de la littérature contemporaine, parce qu'il
me semblait que les traits d'idolâtrie en germe chez Ruskin
apparaîtraient clairement au lecteur ici où ils sont grossis et
d'autant plus qu'ils y sont aussi différenciés. Je prie en tout cas
notre contemporain, s'il s'est reconnu dans ce crayon bien maladroit, de
penser qu'il a été fait sans malice, et qu'il m'a fallu, je l'ai dit,
arriver aux dernières limites de la sincérité avec moi-même, pour
faire à Ruskin ce grief et pour trouver dans mon admiration absolue
pour lui cette partie fragile. Or, non seulement «un partage avec
Ruskin n'a rien du tout qui déshonore», mais encore je ne pourrai
jamais trouver d'éloge plus grand à faire à ce contemporain que de
lui avoir adressé le même reproche qu'à Ruskin. Et si j'ai eu la
discrétion de ne pas le nommer, je le regrette presque. Car, lorsqu'on
est admis auprès de Ruskin, fût-ce dans l'attitude du donateur; et
pour soutenir seulement son livre et aider à y lire de plus près, on
n'est pas à la peine, mais à l'honneur.
Je reviens à Ruskin. Cette idolâtrie et ce qu'elle mêle parfois d'un
peu factice aux plaisirs littéraires les plus vifs qu'il nous donne, il
me faut descendre jusqu'au fond de moi-même pour en saisir la trace,
pour en étudier le caractère, tant je suis aujourd'hui «habitué» à
Ruskin. Mais elle a dû me choquer souvent quand j'ai commencé à aimer
ses livres, avant de fermer peu à peu les yeux sur leurs défauts,
comme il arrive dans tout amour. Les amours pour les créatures vivantes
ont quelquefois une origine vile qu'ils épurent ensuite. Un homme fait
la connaissance d'une femme parce qu'elle peut l'aider à atteindre un
but étranger à elle-même. Puis une fois qu'il la connaît il l'aime
pour elle-même, et lui sacrifie sans hésiter ce but qu'elle devait
seulement l'aider à atteindre. À mon amour pour les livres de Ruskin
se mêla ainsi à l'origine quelque chose d'intéressé, la joie du
bénéfice intellectuel que j'allais en retirer. Il est certain qu'aux
premières pages que je lus, sentant leur puissance et leur charme, je
m'efforçai de n'y pas résister, de ne pas trop discuter avec
moi-même, parce que je sentais que si un jour le charme de la pensée
de Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu'il avait touché, en un
mot si je m'éprenais tout à fait de sa pensée, l'univers
s'enrichirait de tout ce que j'ignorais jusque-là, des cathédrales
gothiques, et de combien de tableaux d'Angleterre et d'Italie qui
n'avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n'y a
jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n'est pas
comme la pensée d'un Emerson par exemple qui est contenue tout entière
dans un livre, c'est-à-dire un quelque chose d'abstrait, un pur signe
d'elle-même. L'objet auquel s'applique une pensée comme celle de
Ruskin et dont elle est inséparable n'est pas immatériel, il est
répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le
chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la
National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse.
Une telle pensée qui a un autre objet qu'elle-même, qui s'est
réalisée dans l'espace, qui n'est plus la pensée infinie et libre,
mais limitée et assujettie, qui s'est incarnée en des corps de marbre
sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être
moins divine qu'une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage
l'univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines
parties nommées, de l'univers, parce qu'elle y a touché, et qu'elle
nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons les comprendre, à
les aimer.
Et ce fut ainsi, en effet; l'univers reprit tout d'un coup à mes yeux
un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle
importance aux choses qu'il m'avait fait aimer, qu'elles me semblaient
chargées d'une valeur plus grande même que celle de la vie. Ce fut à
la lettre et dans une circonstance où je croyais mes jours comptés; je
partis pour Venise afin d'avoir pu avant de mourir, approcher, toucher,
voir incarnées, en des palais défaillants mais encore debout et roses,
les idées de Ruskin sur l'architecture domestique au moyen âge. Quelle
importance, quelle réalité peut avoir aux yeux de quelqu'un qui
bientôt doit quitter la terre, une ville aussi spéciale, aussi
localisée dans le temps, aussi particularisée dans l'espace que Venise
et comment les théories d'architecture domestique que j'y pouvais
étudier et vérifier sur des exemples vivants pouvaient-elles être de
ces «vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la
font presque aimer[74]»? C'est le pouvoir du génie de nous faire aimer
une beauté, que nous sentons plus réelle que nous, dans ces choses qui
aux yeux des autres sont aussi particulières et aussi périssables que
nous-mêmes.
Le «Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit» du poète,
n'est pas très vrai, s'il s'agit des yeux d'une femme aimée. En un
certain sens, et qu'elles que puissent être, même sur ce terrain de la
poésie, les magnifiques revanches qu'il nous prépare, l'amour nous
dépoétise la nature. Pour l'amoureux, la terre n'est plus que «le
tapis des beaux pieds d'enfant» de sa maîtresse, la nature n'est plus
que «son temple». L'amour qui nous fait découvrir tant de vérités
psychologiques profondes, nous ferme au contraire au sentiment poétique
de la nature[75], parce qu'il nous met dans des dispositions égoïstes
(l'amour est au degré le plus élevé dans l'échelle des égoïsmes,
mais il est égoïste encore) où le sentiment poétique se produit
difficilement. L'admiration pour une pensée au contraire fait surgir à
chaque pas la beauté parce qu'à chaque moment elle en éveille le
désir. Les personnes médiocres croient généralement que se laisser
guider ainsi par les livres qu'on admire, enlève à notre faculté de
juger une partie de son indépendance. «Que peut vous importer ce que
sent Ruskin: sentez par vous-même». Une telle opinion repose sur une
erreur psychologique dont feront justice tous ceux qui, ayant accepté
ainsi une discipline spirituelle, sentent que leur puissance de
comprendre et de sentir en est infiniment accrue, et leur sens critique
jamais paralysé. Nous sommes simplement alors dans un état de grâce
où toutes nos facultés, notre sens critique aussi bien que les autres,
sont accrues. Aussi cette servitude volontaire est-elle, le commencement
de la liberté. Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre
conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi
ce qu'a senti un maître. Dans cet effort profond c'est notre pensée
elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. Nous sommes libres
dans la vie, mais en ayant des buts: il y a longtemps qu'on a percé à
jour le sophisme de la liberté d'indifférence. C'est à un sophisme
tout aussi naïf qu'obéissent sans le savoir les écrivains qui font à
tout moment le vide dans leur esprit, croyant le débarrasser de toute
influence extérieure, pour être bien sûrs de rester personnels. En
réalité les seuls cas où nous disposons vraiment de toute notre
puissance d'esprit sont ceux où nous ne croyons pas faire œuvre
d'indépendance, où nous ne choisissons pas arbitrairement le but de
notre effort. Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du
philosophe s'imposent à eux d'une façon presque nécessaire,
extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c'est en soumettant son
esprit à rendre cette vision, à approcher de cette vérité que
l'artiste devient vraiment lui-même.
Mais en parlant de cette passion, un peu factice au début, si profonde
ensuite que j'eus pour la pensée de Ruskin, je parle à l'aide de la
mémoire et d'une mémoire qui ne se rappelle que les faits, «mais du
passé profond ne peut rien ressaisir». C'est seulement quand certaines
périodes de notre vie sont closes à jamais, quand, même dans les
heures où la puissance et la liberté nous semblent données, il nous
est défendu d'en rouvrir furtivement les portes, c'est quand nous
sommes incapables de nous remettre même pour un instant dans l'état
où nous fûmes pendant si longtemps, c'est alors seulement que nous
nous refusons à ce que de telles choses soient entièrement abolies.
Nous ne pouvons plus les chanter, pour avoir méconnu le sage
avertissement de Gœthe, qu'il n'y a de poésie que des choses que l'on
sent encore. Mais ne pouvant réveiller les flammes du passé, nous
voulons du moins recueillir sa cendre. À défaut d'une résurrection
dont nous n'avons plus le pouvoir, avec la mémoire glacée que nous
avons gardée de ces choses,--la mémoire des faits qui nous dit: «tu
étais tel» sans nous permettre de le redevenir, qui nous affirme la
réalité d'un paradis perdu au lieu de nous le rendre dans le
souvenir,--nous voulons du moins le décrire et en constituer la
science. C'est quand Ruskin est bien loin de nous que nous traduisons
ses livres et tâchons de fixer dans une image ressemblante les traits
de sa pensée. Aussi ne connaîtrez-vous pas les accents de notre foi ou
de notre amour, et c'est notre piété seule que vous apercevrez çà et
là, froide et furtive, occupée, comme la Vierge Thébaine, à
restaurer un tombeau.
[Note 57: Titre d'un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au
musée Moreau.]
[Note 58: A Sheffield.]
[Note 59: Entre les écrivains qui ont parlé de Ruskin, Milsand a été
un des premiers, dans l'ordre du temps, et par la force déjà pensée.
Il a été une sorte de précurseur, de prophète inspiré et incomplet
et n'a pas assez vécu pour voir se développer l'œuvre qu'il avait en
somme annoncée.]
[Note 60: Dans _The Stones of Venice_ et il y revient dans _Val d'Arno_,
dans _la Bible d'Amiens_, etc., Ruskin considère les pierres brutes
comme étant déjà une œuvre d'art que l'architecte ne doit pas
mutiler: «En elles est déjà écrite une histoire et dans leurs veines
et leurs zones, et leurs lignes brisées, leurs couleurs écrivent les
légendes diverses toujours exactes des anciens régimes politiques
du royaume des montagnes auxquelles ces marbres ont appartenu,
de ses infirmités et de ses énergies, de ses convulsions et de ses
consolidations depuis le commencement des temps.]
[Note 61: Le Ruskin de M. de la Sizeranne. Ruskin a été considéré
jusqu'à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de
M. de la Sizeranne, si j'essaye parfois de m'aventurer sur ses
terres, ce ne sera certes pas pour méconnaître ou pour usurper
son droit qui n'est pas que celui du premier occupant. Au moment
d'entrer dans ce sujet que le monument magnifique qu'il a élevé
à Ruskin domine de toute part je lui devais ainsi rendre hommage
et payer tribut.]
[Note 62: Pour être plus exact, il est question une fois de saint Urbain
dans les _Sept Lampes_, et d'Amiens une fois aussi (mais seulement
dans la préface de la 2e édition), alors qu'il y est question
d'Abbeville, d'Avranches, de Bayeux, de Beauvais, de Bourges, de Caen,
de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de Falaise, de Lisieux,
de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler que de
la France.]
[Note 63: Dans _Saint-Marks Rest_, il va jusqu'à dire qu'il n'y a qu'un
art grec, depuis la bataille de Marathon jusqu'au doge Selvo
(Cf. les pages de _la Bible d'Amiens_, où il fait descendre de Dédale,
«le premier sculpteur qui ait donné une représentation pathétique
de la vie humaine», les architectes qui creusèrent l'ancien
labyrinthe d'Amiens); et aux mosaïques du baptistère de Saint-Marc
il reconnaît dans un séraphin une harpie, dans une Hérodiade une
canéphore, dans une coupole d'or un vase grec, etc.]
[Note 64: De même dans _Val d'Arno_, le lion de saint Marc descend
en droite ligne du lion de Némée, et l'aigrette qui le couronne est
celle qu'on voit sur la tête de l'Hercule de Camarina (_Val d'Arno_, I,
§ 16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même
ouvrage (_Val d'Arno_, VIII, § 203, p. 169) «qu'Héraklès assomme
la bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que
le grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste».
Ce n'est pas pour trouver une autre descendance sacrée au lion.
de Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur
toute la pensée de la fin de ce chapitre de _la Bible d'Amiens_, «qu'il
y a un art sacré classique». Ruskin ne voulait pas (_Val d'Arno_) qu'on
opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), «car saint Marc
est grec comme Héraklès». Nous touchons ici à une des idées les
plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments
les plus originaux qu'il ait apportés à la contemplation et à l'étude
des œuvres d'art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour
le faire bien comprendre, de citer un passage de _Saint Marks
Rest_, qui, à notre avis, est un de ceux de toute l'œuvre de Ruskin
où ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l'œuvre cette
disposition particulière de l'esprit qui lui faisait ne pas tenir
compte de l'avènement du christianisme, reconnaître déjà une
beauté chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance
d'un idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette
disposition d'esprit, à notre avis tout esthétique au moins
logiquement en son essence sinon chronologiquement en son origine, se
soit systématisée dans l'esprit de Ruskin et qu'il l'ait étendue à la
critique historique et religieuse, c'est bien certain. Mais même
quand Ruskin compare la royauté grecque et la royauté franque
(_Val d'Arno_, chap. _Franchise_), quand il déclare dans _la
Bible d'Amiens_ que «le christianisme n'a pas apporté un grand
changement dans l'idéal de la vertu et du bonheur humains», quand il
parle comme nous l'avons vu à la page précédente de la religion
d'Horace, il ne fait que tirer des conclusions théoriques du plaisir
esthétique qu'il avait éprouvé à retrouver dans une Hérodiade
une canéphore, dans un séraphin une harpie, dans une coupole
byzantine un vase grec. Voici le passage de _Saint Marks Rest_:
«Et ceci est vrai non pas seulement de l'art byzantin, mais de
tout art grec. Laissons aujourd'hui de côté le mot de byzantin.
Il n'y a qu'un art grec, de l'époque d'Homère à celle du doge
Selvo» (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de
Noailles), «et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans
la puissance même de Dédale avec l'instinct constructif grec,
aussi certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche
d'Erechtée».
Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit: «Au-dessus
de la porte est le festin d'Hérode, La fille d'Hérodias danse
avec la tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête;
c'est simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque
d'un vase grec, portant une cruche d'eau sur sa tête... Passons
maintenant dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre
pour mes vieux yeux, à peine déchiffrable pour les vôtres, s'ils
sont jeunes et brillants, cela doit être bien beau, car c'est l'origine
de tous les fonds à dômes d'or de Bellini, de Cima et de Carpaccio;
lui-même est un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le
Chérubin à dix ailes qui est dans le retrait derrière l'autel porte
écrit sur sa poitrine: «Plénitude de la Sagesse». Il symbolise la
largeur de l'Esprit, mais il n'est qu'une Harpie grecque et sur ses
membres bien peu de chair dissimule à peine les griffes d'oiseaux
qu'ils étaient. Au-dessus s'élève le Christ porté dans un tourbillon
d'anges et de même que les dômes de Bellini et de Carpaccio ne
sont que l'amplification du dôme où vous voyez cette Harpie, de
même le Paradis de Tintoret n'est que la réalisation finale de la
pensée contenue dans cette étroite coupole.
Ces mosaïques ne sont pas antérieures au XIIIe siècle. Et pourtant
elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la pensée
et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu et d'eau
ont purement la forme de la Chimère et de la Sirène, et la jeune fille
dansant, quoique princesse du XIIIe siècle à manches d'hermine, est
encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant l'eau d'une
fontaine d'Arcadie. Cf. quand Ruskin dit: «Je suis seul, à ce que je
crois, à penser encore avec Hérodote.» Toute personne ayant l'esprit
assez fin pour être frappée des traits caractéristiques de la
physionomie d'un écrivain, et ne s'en tenant pas au sujet de Ruskin à
tout ce qu'on a pu lui dire, que c'était un prophète, un voyant, un
protestant et autres choses qui n'ont pas grand sens, sentira que de
tels traits, bien que certainement secondaires, sont cependant très
«ruskiniens». Ruskin vit dans une espèce de société fraternelle
avec tous les grands esprits de tous les temps, et comme il ne
s'intéresse à eux que dans la mesure où ils peuvent répondre à des
questions éternelles, il n'y a pas pour lui d'anciens et de modernes et
il peut parler d'Hérodote comme il ferait d'un contemporain. Comme les
anciens n'ont de prix pour lui que dans la mesure où ils sont
«actuels», peuvent servir d'illustration à nos méditations
quotidiennes, il ne les traite pas du tout en anciens. Mais aussi toutes
leurs paroles ne subissant pas le déchet du recul n'étant plus
considérées comme relatives à une époque, ont une plus grande
importance pour lui, gardent en quelque sorte la valeur scientifique
qu'elles purent avoir, mais que le temps leur avait fait perdre. De la
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