Pastiches et mélanges - 07
effrayé par un animal, laisse tomber son épée, tandis qu'un oiseau
continue de chanter: «Le poltron n'a pas le courage d'une grive». Sous
saint André est la Patience dont l'écusson porte un bœuf (ne reculant
jamais).
Au-dessous de la Patience[35], la Colère: une femme poignardant un
homme avec une épée (la Colère, vice essentiellement féminin qui n'a
aucun rapport avec l'indignation). Sous saint Jacques, la Douceur dont
l'écusson porte un agneau, et la Grossièreté: une femme donnant un
coup de pied par-dessus son échanson, «les formes de la plus grande
grossièreté française étant dans les gestes du cancan».
Sous saint Jean, l'Amour, l'Amour divin, non l'amour humain: «Moi en
eux et toi en moi.» Son écusson supporte un arbre avec des branches
greffées dans un tronc abattu. «Dans ces jours-là le Messie sera
abattu, mais pas pour lui-même.» Au-dessous de l'Amour, la Discorde:
un homme et une femme qui se querellent; elle a laissé tomber sa
quenouille. Sous saint Matthieu, l'Obéissance. Sur son écusson, un
chameau: «Aujourd'hui c'est la bête la plus désobéissante et la plus
insupportable, dit Ruskin; mais le sculpteur du Nord connaissait peu son
caractère. Comme elle passe malgré tout sa vie dans les services les
plus pénibles, je pense qu'il l'a choisie comme symbole de
l'obéissance passive qui n'éprouve ni joie ni sympathie, comme en
ressent le cheval, et qui, d'autre part, n'est pas capable de faire du
mal comme le bœuf[36]. Il est vrai que sa morsure est assez dangereuse,
mais à Amiens il est fort probable que cela n'était pas connu, même
des croisés, qui ne montaient que leurs chevaux ou rien.»
Au-dessous de l'Obéissance, la Rébellion[37], un homme claquant du
doigt devant son évêque («comme Henri VIII devant le Pape et les
badauds anglais et français devant tous les prêtres quels qu'ils
soient»).
Sous saint Simon, la Persévérance caresse un lion et tient sa
couronne. «Tiens ferme ce que tu as afin qu'aucun homme ne prenne ta
couronne. Au-dessous, l'Athéisme laisse ses souliers à la porte de
l'église. «L'infidèle insensé est toujours représenté, aux XIe et
XIIIe siècles, nu-pieds, le Christ ayant ses pieds enveloppés avec la
préparation de l'Évangile de la Paix. «Combien sont beaux tes pieds
dans tes souliers, ô fille de Prince![38]»
Au-dessous de saint Paul est la Foi. Au-dessous de la Foi est
l'Idolâtrie adorant un monstre. Au-dessous de saint Jacques l'évêque
est l'Espérance qui tient un étendard avec une croix. Au-dessous de
l'Espérance, le Désespoir, qui se poignarde.
Sous saint Philippe est la Charité qui donne son manteau à un mendiant
nu[39].
Sous saint Barthélemy, la Chasteté avec le phœnix, et au-dessous
d'elle, la Luxure, figurée par un jeune homme embrassant une femme oui
tient un sceptre et un miroir. Sous saint Thomas, la Sagesse (un
écusson avec une racine mangeable signifiant: la tempérance
commencement de la sagesse). Au-dessous d'elle la Folie: le type usité
dans tous les psautiers primitifs d'un glouton armé d'un gourdin. «Le
fou a dit dans son cœur: «Il n'y a pas de Dieu, il dévore mon peuple
comme un morceau de pain.» (Psaume LIII)[40]. Sous saint Jude,
l'Humilité qui porte un écusson avec une colombe, et l'Orgueil qui
tombe de cheval.
«Remarquez, dit Ruskin, que les apôtres sont tous sereins, presque
tous portent un livre, quelques-uns une croix, mais tous le même
message: «Que la paix soit dans cette maison et si le Fils de la Paix
est ici», etc.[41], mais les prophètes tous chercheurs, ou pensifs, ou
tourmentés, ou s'étonnant, ou priant, excepté Daniel. Le plus
tourmenté de tous est Isaïe. Aucune scène de son martyre n'est
représentée, mais le bas-relief qui est au-dessous de lui le montre
apercevant le Seigneur dans son temple et cependant il a le sentiment
qu'il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix, mais plus
sereinement.»
Nous ne pouvons malheureusement pas nous arrêter aux bas-reliefs qui
figurent, au-dessous des prophètes, les versets de leurs principales
prophéties: Ézéchiel assis devant deux roues[42], Daniel tenant un
livre que soutiennent des lions[43], puis assis au festin de Balthazar,
le figuier et la vigne sans feuilles, le soleil et la lune sans lumière
qu'a prophétisés Joël[44], Amos cueillant les feuilles de la vigne
sans fruits pour nourrir ses moutons qui ne trouvent pas d'herbe[45],
Jonas s'échappant des flots, puis assis sous un calebassier. Habakuk
qu'un ange tient par les cheveux visitant Daniel qui caresse un jeune
lion[46], les prophéties de Sophonie: les bêtes de Ninive, le Seigneur
une lanterne dans chaque main, le hérisson et le butor[47], etc.
Je n'ai pas le temps de vous conduire aux deux portes secondaires du
porche occidental, celle de la Vierge[48] (qui contient, outre la statue
de la Vierge: à gauche de la Vierge, celle de l'Ange Gabriel, de la
Vierge Annunciade, de la Vierge Visitante, de sainte Élisabeth, de la
Vierge présentant l'Enfant de saint Siméon, et à droite les trois
Rois Mages, Hérode, Salomon et la reine de Saba, chaque statue ayant
au-dessous d'elle, comme celles du porche principal, des bas-reliefs
dont le sujet se rapporte à elle),--et celle de saint Firmin qui
contient les statues de saints Diocèse. C'est sans doute à cause de
cela, parce que ce sont «des amis des Amiénois», qu'au-dessous d'eux
les bas-reliefs représentent les signes du Zodiaque et les travaux de
chaque mois, bas-reliefs que Ruskin admire entre tous. Vous trouverez au
musée du Trocadéro les moulages de ces bas-reliefs de la porte
Saint Firmin et dans le livre de M. Mâle des commentaires charmants sur
la vérité locale et climatérique de ces petites scènes de genre[49].
«Je n'ai pas ici, dit alors Ruskin, à étudier l'art de ces
bas-reliefs. Ils n'ont jamais dû servir autrement que comme guides pour
la pensée. Et si le lecteur veut simplement se laisser conduire ainsi,
il sera libre de se créer à lui-même de plus beaux tableaux dans son
cœur; et en tous cas, il pourra entendre les vérités suivantes
qu'affirme leur ensemble.
«D'abord, à travers ce Sermon sur la Montagne d'Amiens, le Christ
n'est jamais représenté comme le Crucifié, n'éveille pas un instant
la pensée du Christ mort; mais apparaît comme le Verbe Incarné--comme
l'Ami présent--comme le Prince de la Paix sur la terre[50]--comme le
Roi Éternel dans le ciel. Ce que sa vie _est_, ce que ses commandements
_sont_ et ce que son jugement _sera_, voilà ce qui nous est enseigné non
pas ce qu'il a fait jadis, ce qu'il a souffert jadis, mais bien ce qu'il
fait à présent, et ce qu'il nous ordonne de faire. Telle est la pure,
joyeuse et belle leçon que nous donne le christianisme; et la
décadence de cette foi, et les corruptions d'une pratique dissolvante
peuvent être attribuées à ce que nous nous sommes accoutumés à
fixer nos regards sur la mort du Christ, plutôt que sur sa vie, et à
substituer la méditation de sa souffrance passée à celle de notre
devoir présent[51].
«Puis secondement, quoique le Christ ne porte pas sa croix, les
prophètes affligés, les apôtres persécutés, les disciples martyrs,
portent les leurs. Car s'il vous est salutaire de vous rappeler ce que
votre créateur immortel a fait pour vous, il ne l'est pas moins de vous
rappeler ce que des hommes mortels, nos semblables, ont fait aussi. Vous
pouvez, à votre gré, renier le Christ, renoncer à lui, mais le
martyre, vous pouvez seulement l'oublier; le nier vous ne le pouvez pas.
Chaque pierre de cette construction a été cimentée de son sang.
Gardant donc ces choses dans votre cœur, tournez-vous maintenant vers
la statue centrale du Christ; écoutez son message et comprenez-le. Il
tient le livre de la Loi éternelle dans sa main gauche; avec la droite,
il bénit, mais bénit sous conditions: «Fais ceci et tu vivras» ou
plutôt dans un sens plus strict, plus rigoureux: «Sois ceci et tu
vivras»: montrer de la pitié n'est rien, ton âme doit être pleine de
pitié; être pur en action n'est rien, tu dois être pur aussi dans ton
cœur.
«Et avec cette parole de la loi inabolie:
«Ceci si tu ne le fais pas, ceci si tu ne l'es pas, tu mourras»[52].
Mourir--quelque sens que vous donniez au mot--totalement et
irrévocablement.
«L'évangile et sa puissance sont entièrement écrits dans les grandes
œuvres des vrais croyants: en Normandie et en Sicile, sur les îlots
des rivières de France, aux vallées des rivières d'Angleterre, sur
les rochers d'Orvieto, près des sables de l'Arno. Mais l'enseignement
qui est à la fois le plus simple et le plus complet, qui parle avec le
plus d'autorité à l'esprit actif du Nord est celui qui de l'Europe se
dégage des premières pierres d'Amiens.
«Toutes les créatures humaines, dans tous les temps et tous les
endroits du monde, qui ont des affections chaudes, le sens commun et
l'empire sur elles-mêmes, ont été et sont naturellement morales. La
connaissance et le commandement de ces choses n'a rien à faire avec la
religion[53].
«Mais si, aimant les créatures qui sont comme vous-mêmes, vous sentez
que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que
vous-mêmes si elles vous étaient révélées; si, vous efforçant de
tout votre pouvoir d'améliorer ce qui est mal près de vous et autour
de vous, vous aimiez à penser au jour où le juge de toute la terre
rendra tout juste[54] et où les petites collines se réjouiront de tous
côtés[55]; si, vous, séparant des compagnons qui vous ont donné
toute la meilleure joie que vous ayez eue sur la terre, vous désirez
jamais rencontrer de nouveau leurs yeux et presser leurs mains--là où
les yeux ne seront plus voilés, où les mains ne failliront plus; si,
vous préparant à être couchés sous l'herbe dans le silence et la
solitude sans plus voir la beauté, sans plus sentir la joie, vous
vouliez vous préoccuper de la promesse qui vous a été faite d'un
temps dans lequel vous verriez la lumière de Dieu et connaîtriez les
choses que vous aviez soif de connaître, et marcheriez dans la paix de
l'amour éternel--alors l'espoir de ces choses pour vous est la
religion; leur substance dans votre vie est la foi. Et dans leur vertu
il nous est promis que les royaumes de ce monde deviendront un jour les
royaumes de Notre-Seigneur et de son Christ[56]».
Voici terminé l'enseignement que les hommes du XIIIe siècle allaient
chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle
continue à offrir en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage
solennel où chaque caractère est une œuvre d'art, et que personne ne
comprend plus. Lui donnant un sens moins littéralement religieux qu'au
moyen âge ou même seulement un sens esthétique, vous avez pu
néanmoins le rattacher à quelqu'un de ces sentiments qui nous
apparaissent par delà notre vie comme la véritable réalité, à une
de «ces étoiles à qui il convient d'attacher notre char». Comprenant
mal jusque-là la portée de l'art religieux au moyen âge, je m'étais
dit, dans ma ferveur pour Ruskin: Il m'apprendra, car lui aussi, en
quelques parcelles du moins, n'est-il pas la vérité? Il fera entrer
mon esprit là où il n'avait pas accès, car il est la porte. Il me
purifiera, car son inspiration est comme le lys de la vallée. Il
m'enivrera et me vivifiera, car il est la vigne et la vie. Et j'ai senti
en effet que le parfum mystique des rosiers de Saron n'était pas à
tout jamais évanoui, puisqu'on le respire encore, au moins dans ses
paroles. Et voici que les pierres d'Amiens ont pris pour moi la dignité
des pierres de Venise, et comme la grandeur qu'avait la Bible, alors
qu'elle était encore vérité dans le cœur des hommes et beauté grave
dans leurs œuvres. _La Bible d'Amiens_ n'était, dans l'intention de
Ruskin, que le premier livre d'une série intitulée: _Nos pères nous
ont dit_; et en effet si les vieux prophètes du porche d'Amiens furent
sacrés à Ruskin, c'est que l'âme des artistes du XIIIe siècle était
encore en eux. Avant même de savoir si je l'y trouverais, c'est l'âme
de Ruskin que j'y allais chercher et qu'il a imprimée aussi
profondément aux pierres d'Amiens qu'y avaient imprimé la leur ceux
qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que
le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi
est une «lampe du sacrifice» qui se consume pour éclairer les
descendants. Je me conformais inconsciemment à l'esprit du titre: _Nos
pères nous ont dit_, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le
désir d'y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces
hommes d'autrefois, parce qu'en eux étaient la foi et la beauté,
s'était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux
prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos n'étaient peut-être plus
tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d'autrefois les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos; elles étaient du moins
l'œuvre pleine d'enseignements de grands artistes et d'hommes de foi,
et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d'être
l'œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à
nous les rendre précieuses qu'elles soient du moins pour nous les
choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du
nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n'était-elle pas
pour nous surtout celle qu'il avait aimée? et ne sentions-nous pas
qu'il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions
pieusement la Vérité dans ses livres. Et maintenant nous avons beau
nous arrêter devant les statues d'Isaïe, de Jérémie d'Ézéchiel et
de Daniel en nous disant: «Voici les quatre grands prophètes, après
ce sont les prophètes mineurs, mais il n y a que quatre grands
prophètes», il y en a un de plus qui n'est pas ici et dont pourtant
nous ne pouvons pas dire qu'il est absent, car nous le voyons partout.
C'est Ruskin: si sa statue n'est pas à la porte de la cathédrale; elle
est à l'entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire
entendre sa voix. Mais c'est qu'il a fini de dire toutes ses paroles.
C'est aux générations de les reprendre en chœur.
[Note 7: Une partie de cette étude a paru au _Mercure de France_, en
tête d'une traduction de la Bible d'Amiens. Nous tenons à exprimer
toute notre reconnaissance à M. Alfred Vallette, directeur du
_Mercure_, qui nous a gracieusement autorisé à reproduire ici notre
préface. Elle fut et reste offerte en témoignage d'admiration et de
reconnaissance à Léon Daudet.]
[Note 8: Voici, selon M. Collingwood, les circonstances dans lesquelles
Ruskin écrivit ce livre:
«M. Ruskin n'avait pas été à l'étranger depuis le printemps de
1877, mais en août 1880, il se sentit en état de voyager de nouveau.
Il partit faire un tour aux cathédrales du nord de la France,
s'arrêtant auprès de ses vieilles connaissances, Abbeville, Amiens,
Beauvais, Chartres, Rouen, et puis revint avec M. A. Severn et M.
Brabanson à Amiens, où il passa la plus grande partie d'octobre. Il
écrivait un nouveau livre _la Bible d'Amiens_, destinée à être aux
_Seven Lamps_ ce que _Saint-Marks Rest_ était aux _Stones of Venice_.
Il ne se sentit pas en état de faire un cours à des étrangers à
Chesterfield, mais il visita de vieux amis à Eton, le 6 novembre 1880
pour faire une conférence sur Amiens. Pour une fois il oublia ses
notes, mais le cours ne fut pas moins brillant et intéressant.
C'était, en réalité, le premier chapitre de son nouvel ouvrage _la
Bible d'Amiens_, lui-même conçu comme le premier volume de _Our
Fathers_, etc., _Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté_, etc.
«Le ton nettement religieux de l'ouvrage fut remarqué comme marquant
sinon un changement chez lui, du moins le développement très accusé
d'une tendance qui avait dû se fortifier depuis un certain temps. Il
avait passé de la phase du doute à la reconnaissance de la puissante
et salutaire influence d'une religion grave; il était venu à une
attitude d'esprit dans laquelle, sans se dédire en rien de ce qu'il
avait dit contre les croyances étroites et les pratiques
contradictoires, sans formuler aucune doctrine définie de la vie
future, et sans adopter le dogme d'aucune secte, il regardait la crainte
de Dieu et la révélation de l'Esprit Divin comme de grands faits et
des mobiles à ne pas négliger dans l'étude de l'histoire, comme la
base de la civilisation et les guides du progrès» (Collingwood, _The
Life and Work of John Ruskin_, II, p. 206 et suivantes). À propos du
sous-titre de _la Bible d'Amiens_, que rappelle M. Collingwood
(_Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté pour les garçons et les
filles oui ont été tenus sur les fonts baptismaux_), je ferai
remarquer combien il ressemble à d'autres sous-titres de Ruskin, par
exemple à celui de _Mornings in Florence_. «De simples études sur
l'Art chrétien pour les voyageurs anglais», et plus encore à celui de
_Saint-Marks Rest_, «Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se
soucient encore de ses monuments».]
[Note 9: Le cœur de Shelley, arraché aux flammes devant lord Byron par
Hunt, pendant l'incinération.--M. André Lebey (lui-même auteur d'un
sonnet sur la mort de Shelley) m'adresse à ce sujet une intéressante
rectification. Ce ne serait pas Hunt mais Trelawney qui aurait retiré
de la fournaise le cœur de Shelley, non sans se brûler gravement à la
main. Je regrette de ne pouvoir publier ici la curieuse lettre de M.
Lebey. Elle reproduit notamment ce passage des mémoires de Trelawney:
«Byron me demanda de garder le crâne pour lui, mais me souvenant qu'il
avait précédemment transformé un crâne en coupe à boire, je ne
voulus pas que celui de Shelley fût soumis à cette profanation.» La
veille, pendant qu'on reconnaissait le corps de Williams, Byron avait
dit à Trelawney: «Laissez-moi voir la mâchoire, je puis reconnaître
aux dents quelqu'un avec qui j'ai conversé.» Mais, s'en tenant aux
récits de Trelawney et sans même faire la part de la dureté que
Childe Harold affectait volontiers devant le Corsaire, il faut se
rappeler que, quelques lignes plus loin, Trelawney racontant
l'incinération de Shelley, déclare: «Byron ne put soutenir ce
spectacle et regagna à la nage le Bolivar.»]
[Note 10: Voir l'admirable portrait de saint Martin au livre I de _la
Bible d'Amiens_: «Il accepte volontiers la coupe de l'amitié, il est
le patron d'une honnête boisson. La farce de votre oie de la
Saint Martin est odorante à ses narines et sacrés pour lui sont les
derniers rayons de l'été qui s'en va.»
Ces repas évoqués par Ruskin ne vont pas même sans une espèce de
cérémonial. «Saint Martin était un jour à dîner à la première
table du monde, à savoir chez l'empereur et l'impératrice de Germanie,
se rendant agréable à la compagnie, pas le moins du monde un saint à
la saint Jean-Baptiste. Bien entendu, il avait l'empereur à sa gauche,
l'impératrice à sa droite, tout se passait dans les règles.» (_la
Bible d'Amiens_, Ch. I, § 30.) Ce protocole auquel Ruskin fait allusion
ne paraît d'ailleurs avoir rien de celui des maîtres de maison
terribles, de ceux trop formalistes et dont le modèle me semble avoir
été tracé à jamais par ces versets de saint Matthieu: «Le roi
aperçut à table un homme qui n'avait pas d'habit de noces. Il lui dit:
«Mon ami, comment n'êtes-vous pas en habit?» Cet homme ayant gardé
le silence, le roi dit aux serviteurs: «Liez-lui les pieds et les mains
et jetez-le dans les ténèbres du dehors.»
Pour revenir à cette conception d'un saint qui «ne dépense pas un
souffle en une exhortation désagréable», il semble que Ruskin ne soit
n'est pas seul à se représenter ses saints favoris sous ces traits.
Même pour les simples clergymens de George Eliot ou les prophètes de
Carlyle, voyez combien ils sont différents de saint Firmin qui tapage
et crie comme un énergumène dans les rues d'Amiens, insulte, exhorte,
persuade, baptise, etc. Dans Carlyle, voyez Knox: «Ce que j'aime
beaucoup en ce Knox, c'est qu'il avait une veine de drôlerie en lui.
C'était un homme de cœur, honnête, fraternel, frère du grand, frère
aussi du petit, sincère dans sa sympathie pour les deux; il avait sa
pipe de Bordeaux dans sa maison d'Édimbourg, c'était un homme joyeux
et sociable. Ils errent grandement, ceux qui pensent que ce Knox était
un fanatique sombre, spasmodique, criard. Pas du tout: c'était un des
plus solides d'entre les hommes. Pratique, prudent, patient, etc.» De
même Burns: «était habituellement gai de paroles, un compagnon
d'infini enjouement, rire, sens et cœur. Ce n'est pas un homme lugubre;
il a les plus gracieuses expressions de courtoisie, les plus bruyants
flots de gaieté, etc.» Et Mahomet: «Mahomet, sincère, sérieux,
cependant aimable, cordial, sociable, enjoué même, un bon rire en lui
avec tout cela.» Carlyle aime à parler du rire de Luther. (Carlyle,
_les Héros_, traduction Izoulet, pages 237, 298, 299, 85, etc.)
Et dans George Eliot, voyez M. Irwine dans _Adam Bede_, M. Gilfil dans
les _Scènes de la vie du Clergé_, M. Farebrother dans _Middlemarch_,
etc.
«Je suis obligé de reconnaître que M. Gilfil ne demanda pas à Mme
Fripp pourquoi elle n'avait pas été à l'église et ne fit pas le
moindre effort pour son édification spirituelle. Mais le jour suivant
il lui envoya un gros morceau de lard, etc. Vous pouvez conclure de cela
que ce vicaire ne brillait pas dans les fonctions spirituelles de sa
place, et, à la vérité, ce que je puis dire de mieux sur son compte,
c'est qu'il s'appliquait à remplir ses fonctions avec célérité et
laconisme.» Il oubliait d'enlever ses éperons avant de monter en
chaire et ne faisait pour ainsi dire pas de sermons. Pourtant jamais
vicaire ne fut aussi aimé de ses ouailles et n'eut sur elles une
meilleure influence. «Les fermiers aimaient tout particulièrement la
société de M. Gilfil, car non seulement il pouvait fumer sa pipe et
assaisonner les détails des affaires paroissiales de force
plaisanteries, etc. Aller à cheval était la principale distraction du
vieux monsieur maintenant que les jours de chasse étaient passés pour
lui. Ce n'était pas aux seuls fermiers de Shepperton que la société
de M. Gilfil était agréable, il était l'hôte bienvenu des meilleures
maisons de ce côté du pays. Si vous l'aviez vu conduire lady Stiwell
à la salle à manger (comme tout à l'heure saint Martin l'impératrice
de Germanie) et que vous l'eussiez entendu lui parler avec sa galanterie
fine et gracieuse, etc.» Mais le plus souvent il restait à fume; sa
pipe en buvant de l'eau et du gin. Ici, je me trouve amené a vous
parler d'une autre faiblesse du vicaire, etc.» (_le Roman de M.
Gilfil_, traduction d'Albert Durade, pages 116, 117, 121, 124, 125,
126). «Quant au ministre, M. Gilfil, vieux monsieur qui fumait de très
longues pipes et prêchait des sermons très courts.» (_Tribulations du
Rév. Amos Barton_, même trad., p. 4.) «M. Irwine n'avait
effectivement ni tendances élevées, ni enthousiasme religieux et
regardait comme une vraie perte de temps de parler doctrine et réveil
chrétien au vieux père Taft ou à Cranage, le forgeron. Il n'était ni
laborieux, ni oublieux de lui-même, ni très abondant en aumônes et sa
croyance même était assez large. Ses goûts intellectuels étaient
plutôt païens, etc. Mais il avait cette charité chrétienne qui a
souvent manqué à d'illustres vertus. Il était indulgent pour les
fautes du prochain et peu enclin à supposer le mal, etc. Si vous
l'aviez rencontré monté sur sa jument grise, ses chiens courant à ses
côtés, avec un sourire de bonne humeur, etc. L'influence de M. Irwine
dans sa paroisse fut plus utile que celle de M. Ryde qui insistait
fortement sur les doctrines de la Réformation, condamnait sévèrement
les convoitises de la chair, etc., qui était très savant. M. Irwine
était aussi différent de cela que possible, mais il était si
pénétrant; il comprenait ce qu'on voulait dire à la minute, il se
conduisait en gentilhomme avec les fermiers, etc. Il n'était pas un
fameux prédicateur, mais ne disait rien qui ne fût propre à vous
rendre plus sage si vous vous en souveniez.» (_Adam Bede_, même trad.,
pages 84, 85, 226, 227, 228, 230).--(Note du traducteur.)]
[Note 11: Cf. _Præterita_: «Vers le moment de l'après-midi où le
moderne voyageur fashionable, parti par le train du matin de
Charing-Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s'est un peu remis des
nausées de sa traversée et de l'irritation d'avoir eu à se battre
pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder sa montre
pour voir à quelle distance il se trouve du buffet d'Amiens, il est
exposé au désappointement et à l'ennui d'un arrêt inutile du train,
à une gare sans importance où il lit le nom «Abbeville». Au moment
où le train se remet en marche, il pourra voir, s'il se soucie de lever
pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées que
dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu'il traverse.
Il est probable que ce coup d'œil est tout ce qu'il souhaiterait jamais
d'attirer son attention, et je ne sais guère jusqu'à quel point je
pourrais arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus
sympathique, l'influence qu'elles ont eu sur ma propre vie... Car la
pensée de ma vie a eu trois centres: Rouen, Genève et Pise... Et
Abbeville est comme la préface et l'interprétation de Rouen... Mes
bonheurs les plus intenses, je les ai connus dans les montagnes. Mais
comme plaisir, joyeux et sans mélange, arriver en vue d'Abbeville par
une belle après-midi d'été, sauter à terre dans la cour de l'hôtel
de l'Europe et descendre la rue en courant pour voir Saint-Wulfran avant
que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour lesquelles il
faut chérir le passé jusqu'à la fin. De Rouen et de sa cathédrale,
ce que j'ai à dire trouvera place, si les jours me sont donnés, dans
_Nos Pères nous ont dit_.»
Si, au cours de cette étude, j'ai cité tant de passages de Ruskin
tirés d'autres ouvrages de lui que _la Bible d'Amiens_, en voici la
raison. Ne lire qu'un livre d'un auteur, c'est n'avoir avec cet auteur
qu'une rencontre. Or, en causant une fois avec une personne on peut
discerner en elle des traits singuliers. Mais c'est seulement par leur
répétition dans des circonstances variées qu'on peut les reconnaître
pour caractéristiques et essentiels. Pour un écrivain, comme pour un
musicien ou un peintre, cette variation des circonstances qui permet de
discerner, par une sorte d'expérimentation, les traits permanents du
caractère, c'est la variété des œuvres. Nous retrouvons dans un
second livre, dans un autre tableau, les particularités dont la
première fois nous aurions pu croire qu'elles appartenaient au sujet
traité autant qu'à l'écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des
œuvres différentes nous dégageons les traits communs dont
l'assemblage compose la physionomie morale de l'artiste. En mettant une
note au bas des passages cités de _la Bible d'Amiens_, chaque fois que
le texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir
d'autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage
qui m'était ainsi revenu à l'esprit, j'ai tâché de permettre au
lecteur de se placer dans la situation de quelqu'un qui ne se trouverait
pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant
déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses
paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental.
Ainsi j'ai essayé de pourvoir le lecteur comme d'une mémoire
improvisée où j'ai disposé des souvenirs des autres livres de
Ruskin,--sorte de caisse de résonance, où les paroles de _la Bible
d'Amiens_ pourront prendre quelque retentissement en y éveillant des
échos fraternels. Mais aux paroles de _la Bible d'Amiens_ ces échos ne
répondront pas sans doute, ainsi qu'il arrive dans une mémoire qui
s'est faite elle-même, de ces horizons inégalement lointains,
habituellement cachés à nos regards et dont notre vie elle-même a
mesuré jour par jour les distances variées. Ils n'auront pas, pour
venir rejoindre la parole présente dont la ressemblance les a attirés,
à traverser la résistante douceur de cette atmosphère interposée qui
a l'étendue même de notre vie et qui est toute la poésie de la
mémoire.
Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits
singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui
continue de chanter: «Le poltron n'a pas le courage d'une grive». Sous
saint André est la Patience dont l'écusson porte un bœuf (ne reculant
jamais).
Au-dessous de la Patience[35], la Colère: une femme poignardant un
homme avec une épée (la Colère, vice essentiellement féminin qui n'a
aucun rapport avec l'indignation). Sous saint Jacques, la Douceur dont
l'écusson porte un agneau, et la Grossièreté: une femme donnant un
coup de pied par-dessus son échanson, «les formes de la plus grande
grossièreté française étant dans les gestes du cancan».
Sous saint Jean, l'Amour, l'Amour divin, non l'amour humain: «Moi en
eux et toi en moi.» Son écusson supporte un arbre avec des branches
greffées dans un tronc abattu. «Dans ces jours-là le Messie sera
abattu, mais pas pour lui-même.» Au-dessous de l'Amour, la Discorde:
un homme et une femme qui se querellent; elle a laissé tomber sa
quenouille. Sous saint Matthieu, l'Obéissance. Sur son écusson, un
chameau: «Aujourd'hui c'est la bête la plus désobéissante et la plus
insupportable, dit Ruskin; mais le sculpteur du Nord connaissait peu son
caractère. Comme elle passe malgré tout sa vie dans les services les
plus pénibles, je pense qu'il l'a choisie comme symbole de
l'obéissance passive qui n'éprouve ni joie ni sympathie, comme en
ressent le cheval, et qui, d'autre part, n'est pas capable de faire du
mal comme le bœuf[36]. Il est vrai que sa morsure est assez dangereuse,
mais à Amiens il est fort probable que cela n'était pas connu, même
des croisés, qui ne montaient que leurs chevaux ou rien.»
Au-dessous de l'Obéissance, la Rébellion[37], un homme claquant du
doigt devant son évêque («comme Henri VIII devant le Pape et les
badauds anglais et français devant tous les prêtres quels qu'ils
soient»).
Sous saint Simon, la Persévérance caresse un lion et tient sa
couronne. «Tiens ferme ce que tu as afin qu'aucun homme ne prenne ta
couronne. Au-dessous, l'Athéisme laisse ses souliers à la porte de
l'église. «L'infidèle insensé est toujours représenté, aux XIe et
XIIIe siècles, nu-pieds, le Christ ayant ses pieds enveloppés avec la
préparation de l'Évangile de la Paix. «Combien sont beaux tes pieds
dans tes souliers, ô fille de Prince![38]»
Au-dessous de saint Paul est la Foi. Au-dessous de la Foi est
l'Idolâtrie adorant un monstre. Au-dessous de saint Jacques l'évêque
est l'Espérance qui tient un étendard avec une croix. Au-dessous de
l'Espérance, le Désespoir, qui se poignarde.
Sous saint Philippe est la Charité qui donne son manteau à un mendiant
nu[39].
Sous saint Barthélemy, la Chasteté avec le phœnix, et au-dessous
d'elle, la Luxure, figurée par un jeune homme embrassant une femme oui
tient un sceptre et un miroir. Sous saint Thomas, la Sagesse (un
écusson avec une racine mangeable signifiant: la tempérance
commencement de la sagesse). Au-dessous d'elle la Folie: le type usité
dans tous les psautiers primitifs d'un glouton armé d'un gourdin. «Le
fou a dit dans son cœur: «Il n'y a pas de Dieu, il dévore mon peuple
comme un morceau de pain.» (Psaume LIII)[40]. Sous saint Jude,
l'Humilité qui porte un écusson avec une colombe, et l'Orgueil qui
tombe de cheval.
«Remarquez, dit Ruskin, que les apôtres sont tous sereins, presque
tous portent un livre, quelques-uns une croix, mais tous le même
message: «Que la paix soit dans cette maison et si le Fils de la Paix
est ici», etc.[41], mais les prophètes tous chercheurs, ou pensifs, ou
tourmentés, ou s'étonnant, ou priant, excepté Daniel. Le plus
tourmenté de tous est Isaïe. Aucune scène de son martyre n'est
représentée, mais le bas-relief qui est au-dessous de lui le montre
apercevant le Seigneur dans son temple et cependant il a le sentiment
qu'il a les lèvres impures. Jérémie aussi porte sa croix, mais plus
sereinement.»
Nous ne pouvons malheureusement pas nous arrêter aux bas-reliefs qui
figurent, au-dessous des prophètes, les versets de leurs principales
prophéties: Ézéchiel assis devant deux roues[42], Daniel tenant un
livre que soutiennent des lions[43], puis assis au festin de Balthazar,
le figuier et la vigne sans feuilles, le soleil et la lune sans lumière
qu'a prophétisés Joël[44], Amos cueillant les feuilles de la vigne
sans fruits pour nourrir ses moutons qui ne trouvent pas d'herbe[45],
Jonas s'échappant des flots, puis assis sous un calebassier. Habakuk
qu'un ange tient par les cheveux visitant Daniel qui caresse un jeune
lion[46], les prophéties de Sophonie: les bêtes de Ninive, le Seigneur
une lanterne dans chaque main, le hérisson et le butor[47], etc.
Je n'ai pas le temps de vous conduire aux deux portes secondaires du
porche occidental, celle de la Vierge[48] (qui contient, outre la statue
de la Vierge: à gauche de la Vierge, celle de l'Ange Gabriel, de la
Vierge Annunciade, de la Vierge Visitante, de sainte Élisabeth, de la
Vierge présentant l'Enfant de saint Siméon, et à droite les trois
Rois Mages, Hérode, Salomon et la reine de Saba, chaque statue ayant
au-dessous d'elle, comme celles du porche principal, des bas-reliefs
dont le sujet se rapporte à elle),--et celle de saint Firmin qui
contient les statues de saints Diocèse. C'est sans doute à cause de
cela, parce que ce sont «des amis des Amiénois», qu'au-dessous d'eux
les bas-reliefs représentent les signes du Zodiaque et les travaux de
chaque mois, bas-reliefs que Ruskin admire entre tous. Vous trouverez au
musée du Trocadéro les moulages de ces bas-reliefs de la porte
Saint Firmin et dans le livre de M. Mâle des commentaires charmants sur
la vérité locale et climatérique de ces petites scènes de genre[49].
«Je n'ai pas ici, dit alors Ruskin, à étudier l'art de ces
bas-reliefs. Ils n'ont jamais dû servir autrement que comme guides pour
la pensée. Et si le lecteur veut simplement se laisser conduire ainsi,
il sera libre de se créer à lui-même de plus beaux tableaux dans son
cœur; et en tous cas, il pourra entendre les vérités suivantes
qu'affirme leur ensemble.
«D'abord, à travers ce Sermon sur la Montagne d'Amiens, le Christ
n'est jamais représenté comme le Crucifié, n'éveille pas un instant
la pensée du Christ mort; mais apparaît comme le Verbe Incarné--comme
l'Ami présent--comme le Prince de la Paix sur la terre[50]--comme le
Roi Éternel dans le ciel. Ce que sa vie _est_, ce que ses commandements
_sont_ et ce que son jugement _sera_, voilà ce qui nous est enseigné non
pas ce qu'il a fait jadis, ce qu'il a souffert jadis, mais bien ce qu'il
fait à présent, et ce qu'il nous ordonne de faire. Telle est la pure,
joyeuse et belle leçon que nous donne le christianisme; et la
décadence de cette foi, et les corruptions d'une pratique dissolvante
peuvent être attribuées à ce que nous nous sommes accoutumés à
fixer nos regards sur la mort du Christ, plutôt que sur sa vie, et à
substituer la méditation de sa souffrance passée à celle de notre
devoir présent[51].
«Puis secondement, quoique le Christ ne porte pas sa croix, les
prophètes affligés, les apôtres persécutés, les disciples martyrs,
portent les leurs. Car s'il vous est salutaire de vous rappeler ce que
votre créateur immortel a fait pour vous, il ne l'est pas moins de vous
rappeler ce que des hommes mortels, nos semblables, ont fait aussi. Vous
pouvez, à votre gré, renier le Christ, renoncer à lui, mais le
martyre, vous pouvez seulement l'oublier; le nier vous ne le pouvez pas.
Chaque pierre de cette construction a été cimentée de son sang.
Gardant donc ces choses dans votre cœur, tournez-vous maintenant vers
la statue centrale du Christ; écoutez son message et comprenez-le. Il
tient le livre de la Loi éternelle dans sa main gauche; avec la droite,
il bénit, mais bénit sous conditions: «Fais ceci et tu vivras» ou
plutôt dans un sens plus strict, plus rigoureux: «Sois ceci et tu
vivras»: montrer de la pitié n'est rien, ton âme doit être pleine de
pitié; être pur en action n'est rien, tu dois être pur aussi dans ton
cœur.
«Et avec cette parole de la loi inabolie:
«Ceci si tu ne le fais pas, ceci si tu ne l'es pas, tu mourras»[52].
Mourir--quelque sens que vous donniez au mot--totalement et
irrévocablement.
«L'évangile et sa puissance sont entièrement écrits dans les grandes
œuvres des vrais croyants: en Normandie et en Sicile, sur les îlots
des rivières de France, aux vallées des rivières d'Angleterre, sur
les rochers d'Orvieto, près des sables de l'Arno. Mais l'enseignement
qui est à la fois le plus simple et le plus complet, qui parle avec le
plus d'autorité à l'esprit actif du Nord est celui qui de l'Europe se
dégage des premières pierres d'Amiens.
«Toutes les créatures humaines, dans tous les temps et tous les
endroits du monde, qui ont des affections chaudes, le sens commun et
l'empire sur elles-mêmes, ont été et sont naturellement morales. La
connaissance et le commandement de ces choses n'a rien à faire avec la
religion[53].
«Mais si, aimant les créatures qui sont comme vous-mêmes, vous sentez
que vous aimeriez encore plus chèrement des créatures meilleures que
vous-mêmes si elles vous étaient révélées; si, vous efforçant de
tout votre pouvoir d'améliorer ce qui est mal près de vous et autour
de vous, vous aimiez à penser au jour où le juge de toute la terre
rendra tout juste[54] et où les petites collines se réjouiront de tous
côtés[55]; si, vous, séparant des compagnons qui vous ont donné
toute la meilleure joie que vous ayez eue sur la terre, vous désirez
jamais rencontrer de nouveau leurs yeux et presser leurs mains--là où
les yeux ne seront plus voilés, où les mains ne failliront plus; si,
vous préparant à être couchés sous l'herbe dans le silence et la
solitude sans plus voir la beauté, sans plus sentir la joie, vous
vouliez vous préoccuper de la promesse qui vous a été faite d'un
temps dans lequel vous verriez la lumière de Dieu et connaîtriez les
choses que vous aviez soif de connaître, et marcheriez dans la paix de
l'amour éternel--alors l'espoir de ces choses pour vous est la
religion; leur substance dans votre vie est la foi. Et dans leur vertu
il nous est promis que les royaumes de ce monde deviendront un jour les
royaumes de Notre-Seigneur et de son Christ[56]».
Voici terminé l'enseignement que les hommes du XIIIe siècle allaient
chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle
continue à offrir en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage
solennel où chaque caractère est une œuvre d'art, et que personne ne
comprend plus. Lui donnant un sens moins littéralement religieux qu'au
moyen âge ou même seulement un sens esthétique, vous avez pu
néanmoins le rattacher à quelqu'un de ces sentiments qui nous
apparaissent par delà notre vie comme la véritable réalité, à une
de «ces étoiles à qui il convient d'attacher notre char». Comprenant
mal jusque-là la portée de l'art religieux au moyen âge, je m'étais
dit, dans ma ferveur pour Ruskin: Il m'apprendra, car lui aussi, en
quelques parcelles du moins, n'est-il pas la vérité? Il fera entrer
mon esprit là où il n'avait pas accès, car il est la porte. Il me
purifiera, car son inspiration est comme le lys de la vallée. Il
m'enivrera et me vivifiera, car il est la vigne et la vie. Et j'ai senti
en effet que le parfum mystique des rosiers de Saron n'était pas à
tout jamais évanoui, puisqu'on le respire encore, au moins dans ses
paroles. Et voici que les pierres d'Amiens ont pris pour moi la dignité
des pierres de Venise, et comme la grandeur qu'avait la Bible, alors
qu'elle était encore vérité dans le cœur des hommes et beauté grave
dans leurs œuvres. _La Bible d'Amiens_ n'était, dans l'intention de
Ruskin, que le premier livre d'une série intitulée: _Nos pères nous
ont dit_; et en effet si les vieux prophètes du porche d'Amiens furent
sacrés à Ruskin, c'est que l'âme des artistes du XIIIe siècle était
encore en eux. Avant même de savoir si je l'y trouverais, c'est l'âme
de Ruskin que j'y allais chercher et qu'il a imprimée aussi
profondément aux pierres d'Amiens qu'y avaient imprimé la leur ceux
qui les sculptèrent, car les paroles du génie peuvent aussi bien que
le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi
est une «lampe du sacrifice» qui se consume pour éclairer les
descendants. Je me conformais inconsciemment à l'esprit du titre: _Nos
pères nous ont dit_, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le
désir d'y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces
hommes d'autrefois, parce qu'en eux étaient la foi et la beauté,
s'était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux
prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur. Pour Ruskin, les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos n'étaient peut-être plus
tout à fait dans le même sens que pour les sculpteurs d'autrefois les
statues de Jérémie, d'Ézéchiel et d'Amos; elles étaient du moins
l'œuvre pleine d'enseignements de grands artistes et d'hommes de foi,
et le sens éternel des prophéties désapprises. Pour nous, si d'être
l'œuvre de ces artistes et le sens de ces paroles ne suffit plus à
nous les rendre précieuses qu'elles soient du moins pour nous les
choses où Ruskin a trouvé cet esprit, frère du sien et père du
nôtre. Avant que nous arrivions à la cathédrale, n'était-elle pas
pour nous surtout celle qu'il avait aimée? et ne sentions-nous pas
qu'il y avait encore des Saintes Écritures, puisque nous cherchions
pieusement la Vérité dans ses livres. Et maintenant nous avons beau
nous arrêter devant les statues d'Isaïe, de Jérémie d'Ézéchiel et
de Daniel en nous disant: «Voici les quatre grands prophètes, après
ce sont les prophètes mineurs, mais il n y a que quatre grands
prophètes», il y en a un de plus qui n'est pas ici et dont pourtant
nous ne pouvons pas dire qu'il est absent, car nous le voyons partout.
C'est Ruskin: si sa statue n'est pas à la porte de la cathédrale; elle
est à l'entrée de notre cœur. Ce prophète-là a cessé de faire
entendre sa voix. Mais c'est qu'il a fini de dire toutes ses paroles.
C'est aux générations de les reprendre en chœur.
[Note 7: Une partie de cette étude a paru au _Mercure de France_, en
tête d'une traduction de la Bible d'Amiens. Nous tenons à exprimer
toute notre reconnaissance à M. Alfred Vallette, directeur du
_Mercure_, qui nous a gracieusement autorisé à reproduire ici notre
préface. Elle fut et reste offerte en témoignage d'admiration et de
reconnaissance à Léon Daudet.]
[Note 8: Voici, selon M. Collingwood, les circonstances dans lesquelles
Ruskin écrivit ce livre:
«M. Ruskin n'avait pas été à l'étranger depuis le printemps de
1877, mais en août 1880, il se sentit en état de voyager de nouveau.
Il partit faire un tour aux cathédrales du nord de la France,
s'arrêtant auprès de ses vieilles connaissances, Abbeville, Amiens,
Beauvais, Chartres, Rouen, et puis revint avec M. A. Severn et M.
Brabanson à Amiens, où il passa la plus grande partie d'octobre. Il
écrivait un nouveau livre _la Bible d'Amiens_, destinée à être aux
_Seven Lamps_ ce que _Saint-Marks Rest_ était aux _Stones of Venice_.
Il ne se sentit pas en état de faire un cours à des étrangers à
Chesterfield, mais il visita de vieux amis à Eton, le 6 novembre 1880
pour faire une conférence sur Amiens. Pour une fois il oublia ses
notes, mais le cours ne fut pas moins brillant et intéressant.
C'était, en réalité, le premier chapitre de son nouvel ouvrage _la
Bible d'Amiens_, lui-même conçu comme le premier volume de _Our
Fathers_, etc., _Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté_, etc.
«Le ton nettement religieux de l'ouvrage fut remarqué comme marquant
sinon un changement chez lui, du moins le développement très accusé
d'une tendance qui avait dû se fortifier depuis un certain temps. Il
avait passé de la phase du doute à la reconnaissance de la puissante
et salutaire influence d'une religion grave; il était venu à une
attitude d'esprit dans laquelle, sans se dédire en rien de ce qu'il
avait dit contre les croyances étroites et les pratiques
contradictoires, sans formuler aucune doctrine définie de la vie
future, et sans adopter le dogme d'aucune secte, il regardait la crainte
de Dieu et la révélation de l'Esprit Divin comme de grands faits et
des mobiles à ne pas négliger dans l'étude de l'histoire, comme la
base de la civilisation et les guides du progrès» (Collingwood, _The
Life and Work of John Ruskin_, II, p. 206 et suivantes). À propos du
sous-titre de _la Bible d'Amiens_, que rappelle M. Collingwood
(_Esquisses de l'Histoire de la Chrétienté pour les garçons et les
filles oui ont été tenus sur les fonts baptismaux_), je ferai
remarquer combien il ressemble à d'autres sous-titres de Ruskin, par
exemple à celui de _Mornings in Florence_. «De simples études sur
l'Art chrétien pour les voyageurs anglais», et plus encore à celui de
_Saint-Marks Rest_, «Histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se
soucient encore de ses monuments».]
[Note 9: Le cœur de Shelley, arraché aux flammes devant lord Byron par
Hunt, pendant l'incinération.--M. André Lebey (lui-même auteur d'un
sonnet sur la mort de Shelley) m'adresse à ce sujet une intéressante
rectification. Ce ne serait pas Hunt mais Trelawney qui aurait retiré
de la fournaise le cœur de Shelley, non sans se brûler gravement à la
main. Je regrette de ne pouvoir publier ici la curieuse lettre de M.
Lebey. Elle reproduit notamment ce passage des mémoires de Trelawney:
«Byron me demanda de garder le crâne pour lui, mais me souvenant qu'il
avait précédemment transformé un crâne en coupe à boire, je ne
voulus pas que celui de Shelley fût soumis à cette profanation.» La
veille, pendant qu'on reconnaissait le corps de Williams, Byron avait
dit à Trelawney: «Laissez-moi voir la mâchoire, je puis reconnaître
aux dents quelqu'un avec qui j'ai conversé.» Mais, s'en tenant aux
récits de Trelawney et sans même faire la part de la dureté que
Childe Harold affectait volontiers devant le Corsaire, il faut se
rappeler que, quelques lignes plus loin, Trelawney racontant
l'incinération de Shelley, déclare: «Byron ne put soutenir ce
spectacle et regagna à la nage le Bolivar.»]
[Note 10: Voir l'admirable portrait de saint Martin au livre I de _la
Bible d'Amiens_: «Il accepte volontiers la coupe de l'amitié, il est
le patron d'une honnête boisson. La farce de votre oie de la
Saint Martin est odorante à ses narines et sacrés pour lui sont les
derniers rayons de l'été qui s'en va.»
Ces repas évoqués par Ruskin ne vont pas même sans une espèce de
cérémonial. «Saint Martin était un jour à dîner à la première
table du monde, à savoir chez l'empereur et l'impératrice de Germanie,
se rendant agréable à la compagnie, pas le moins du monde un saint à
la saint Jean-Baptiste. Bien entendu, il avait l'empereur à sa gauche,
l'impératrice à sa droite, tout se passait dans les règles.» (_la
Bible d'Amiens_, Ch. I, § 30.) Ce protocole auquel Ruskin fait allusion
ne paraît d'ailleurs avoir rien de celui des maîtres de maison
terribles, de ceux trop formalistes et dont le modèle me semble avoir
été tracé à jamais par ces versets de saint Matthieu: «Le roi
aperçut à table un homme qui n'avait pas d'habit de noces. Il lui dit:
«Mon ami, comment n'êtes-vous pas en habit?» Cet homme ayant gardé
le silence, le roi dit aux serviteurs: «Liez-lui les pieds et les mains
et jetez-le dans les ténèbres du dehors.»
Pour revenir à cette conception d'un saint qui «ne dépense pas un
souffle en une exhortation désagréable», il semble que Ruskin ne soit
n'est pas seul à se représenter ses saints favoris sous ces traits.
Même pour les simples clergymens de George Eliot ou les prophètes de
Carlyle, voyez combien ils sont différents de saint Firmin qui tapage
et crie comme un énergumène dans les rues d'Amiens, insulte, exhorte,
persuade, baptise, etc. Dans Carlyle, voyez Knox: «Ce que j'aime
beaucoup en ce Knox, c'est qu'il avait une veine de drôlerie en lui.
C'était un homme de cœur, honnête, fraternel, frère du grand, frère
aussi du petit, sincère dans sa sympathie pour les deux; il avait sa
pipe de Bordeaux dans sa maison d'Édimbourg, c'était un homme joyeux
et sociable. Ils errent grandement, ceux qui pensent que ce Knox était
un fanatique sombre, spasmodique, criard. Pas du tout: c'était un des
plus solides d'entre les hommes. Pratique, prudent, patient, etc.» De
même Burns: «était habituellement gai de paroles, un compagnon
d'infini enjouement, rire, sens et cœur. Ce n'est pas un homme lugubre;
il a les plus gracieuses expressions de courtoisie, les plus bruyants
flots de gaieté, etc.» Et Mahomet: «Mahomet, sincère, sérieux,
cependant aimable, cordial, sociable, enjoué même, un bon rire en lui
avec tout cela.» Carlyle aime à parler du rire de Luther. (Carlyle,
_les Héros_, traduction Izoulet, pages 237, 298, 299, 85, etc.)
Et dans George Eliot, voyez M. Irwine dans _Adam Bede_, M. Gilfil dans
les _Scènes de la vie du Clergé_, M. Farebrother dans _Middlemarch_,
etc.
«Je suis obligé de reconnaître que M. Gilfil ne demanda pas à Mme
Fripp pourquoi elle n'avait pas été à l'église et ne fit pas le
moindre effort pour son édification spirituelle. Mais le jour suivant
il lui envoya un gros morceau de lard, etc. Vous pouvez conclure de cela
que ce vicaire ne brillait pas dans les fonctions spirituelles de sa
place, et, à la vérité, ce que je puis dire de mieux sur son compte,
c'est qu'il s'appliquait à remplir ses fonctions avec célérité et
laconisme.» Il oubliait d'enlever ses éperons avant de monter en
chaire et ne faisait pour ainsi dire pas de sermons. Pourtant jamais
vicaire ne fut aussi aimé de ses ouailles et n'eut sur elles une
meilleure influence. «Les fermiers aimaient tout particulièrement la
société de M. Gilfil, car non seulement il pouvait fumer sa pipe et
assaisonner les détails des affaires paroissiales de force
plaisanteries, etc. Aller à cheval était la principale distraction du
vieux monsieur maintenant que les jours de chasse étaient passés pour
lui. Ce n'était pas aux seuls fermiers de Shepperton que la société
de M. Gilfil était agréable, il était l'hôte bienvenu des meilleures
maisons de ce côté du pays. Si vous l'aviez vu conduire lady Stiwell
à la salle à manger (comme tout à l'heure saint Martin l'impératrice
de Germanie) et que vous l'eussiez entendu lui parler avec sa galanterie
fine et gracieuse, etc.» Mais le plus souvent il restait à fume; sa
pipe en buvant de l'eau et du gin. Ici, je me trouve amené a vous
parler d'une autre faiblesse du vicaire, etc.» (_le Roman de M.
Gilfil_, traduction d'Albert Durade, pages 116, 117, 121, 124, 125,
126). «Quant au ministre, M. Gilfil, vieux monsieur qui fumait de très
longues pipes et prêchait des sermons très courts.» (_Tribulations du
Rév. Amos Barton_, même trad., p. 4.) «M. Irwine n'avait
effectivement ni tendances élevées, ni enthousiasme religieux et
regardait comme une vraie perte de temps de parler doctrine et réveil
chrétien au vieux père Taft ou à Cranage, le forgeron. Il n'était ni
laborieux, ni oublieux de lui-même, ni très abondant en aumônes et sa
croyance même était assez large. Ses goûts intellectuels étaient
plutôt païens, etc. Mais il avait cette charité chrétienne qui a
souvent manqué à d'illustres vertus. Il était indulgent pour les
fautes du prochain et peu enclin à supposer le mal, etc. Si vous
l'aviez rencontré monté sur sa jument grise, ses chiens courant à ses
côtés, avec un sourire de bonne humeur, etc. L'influence de M. Irwine
dans sa paroisse fut plus utile que celle de M. Ryde qui insistait
fortement sur les doctrines de la Réformation, condamnait sévèrement
les convoitises de la chair, etc., qui était très savant. M. Irwine
était aussi différent de cela que possible, mais il était si
pénétrant; il comprenait ce qu'on voulait dire à la minute, il se
conduisait en gentilhomme avec les fermiers, etc. Il n'était pas un
fameux prédicateur, mais ne disait rien qui ne fût propre à vous
rendre plus sage si vous vous en souveniez.» (_Adam Bede_, même trad.,
pages 84, 85, 226, 227, 228, 230).--(Note du traducteur.)]
[Note 11: Cf. _Præterita_: «Vers le moment de l'après-midi où le
moderne voyageur fashionable, parti par le train du matin de
Charing-Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s'est un peu remis des
nausées de sa traversée et de l'irritation d'avoir eu à se battre
pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder sa montre
pour voir à quelle distance il se trouve du buffet d'Amiens, il est
exposé au désappointement et à l'ennui d'un arrêt inutile du train,
à une gare sans importance où il lit le nom «Abbeville». Au moment
où le train se remet en marche, il pourra voir, s'il se soucie de lever
pour un instant les yeux de son journal, deux tours carrées que
dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu'il traverse.
Il est probable que ce coup d'œil est tout ce qu'il souhaiterait jamais
d'attirer son attention, et je ne sais guère jusqu'à quel point je
pourrais arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus
sympathique, l'influence qu'elles ont eu sur ma propre vie... Car la
pensée de ma vie a eu trois centres: Rouen, Genève et Pise... Et
Abbeville est comme la préface et l'interprétation de Rouen... Mes
bonheurs les plus intenses, je les ai connus dans les montagnes. Mais
comme plaisir, joyeux et sans mélange, arriver en vue d'Abbeville par
une belle après-midi d'été, sauter à terre dans la cour de l'hôtel
de l'Europe et descendre la rue en courant pour voir Saint-Wulfran avant
que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour lesquelles il
faut chérir le passé jusqu'à la fin. De Rouen et de sa cathédrale,
ce que j'ai à dire trouvera place, si les jours me sont donnés, dans
_Nos Pères nous ont dit_.»
Si, au cours de cette étude, j'ai cité tant de passages de Ruskin
tirés d'autres ouvrages de lui que _la Bible d'Amiens_, en voici la
raison. Ne lire qu'un livre d'un auteur, c'est n'avoir avec cet auteur
qu'une rencontre. Or, en causant une fois avec une personne on peut
discerner en elle des traits singuliers. Mais c'est seulement par leur
répétition dans des circonstances variées qu'on peut les reconnaître
pour caractéristiques et essentiels. Pour un écrivain, comme pour un
musicien ou un peintre, cette variation des circonstances qui permet de
discerner, par une sorte d'expérimentation, les traits permanents du
caractère, c'est la variété des œuvres. Nous retrouvons dans un
second livre, dans un autre tableau, les particularités dont la
première fois nous aurions pu croire qu'elles appartenaient au sujet
traité autant qu'à l'écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des
œuvres différentes nous dégageons les traits communs dont
l'assemblage compose la physionomie morale de l'artiste. En mettant une
note au bas des passages cités de _la Bible d'Amiens_, chaque fois que
le texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir
d'autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage
qui m'était ainsi revenu à l'esprit, j'ai tâché de permettre au
lecteur de se placer dans la situation de quelqu'un qui ne se trouverait
pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant
déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses
paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental.
Ainsi j'ai essayé de pourvoir le lecteur comme d'une mémoire
improvisée où j'ai disposé des souvenirs des autres livres de
Ruskin,--sorte de caisse de résonance, où les paroles de _la Bible
d'Amiens_ pourront prendre quelque retentissement en y éveillant des
échos fraternels. Mais aux paroles de _la Bible d'Amiens_ ces échos ne
répondront pas sans doute, ainsi qu'il arrive dans une mémoire qui
s'est faite elle-même, de ces horizons inégalement lointains,
habituellement cachés à nos regards et dont notre vie elle-même a
mesuré jour par jour les distances variées. Ils n'auront pas, pour
venir rejoindre la parole présente dont la ressemblance les a attirés,
à traverser la résistante douceur de cette atmosphère interposée qui
a l'étendue même de notre vie et qui est toute la poésie de la
mémoire.
Au fond, aider le lecteur à être impressionné par ces traits
singuliers, placer sous ses yeux des traits similaires qui lui
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