Pastiches et mélanges - 06

pour le «En voiture, messieurs», n'a naturellement pas de temps à
perdre à aucune de ces questions. Mais c'est trop parler de voyageurs
pour qui Amiens n'est qu'une station importante à vous qui êtes venu
pour visiter la cathédrale et qui méritez qu'on vous fasse mieux
employer, votre temps; on va vous mener à Notre-Dame, mais par quel
chemin?

«Je n'ai jamais été capable de décider quelle était vraiment la
meilleure manière d'aborder la cathédrale pour la première fois. Si
vous avez plein loisir et que le jour soit beau[15], le mieux serait de
descendre la rue principale de la vieille ville, traverser la rivière
et passer tout à fait en dehors vers la colline calcaire sur laquelle
s'élève la citadelle. De là vous comprendrez la hauteur réelle des
tours et de combien elles s'élèvent au-dessus du reste de la ville,
puis, en revenant, trouvez votre chemin par n'importe quelle rue de
traverse; prenez les ponts que vous trouverez; plus les rues seront
tortueuses et sales, mieux ce sera, et, que vous arriviez d'abord à la
façade ouest ou à l'abside, vous les trouverez dignes de toute la
peine que vous aurez eue à les atteindre.
«Mais si le jour est sombre, comme cela peut arriver quelquefois, même
en France, ou si vous ne pouvez ni ne voulez marcher, ce qui peut aussi
arriver à cause de tous nos sports athlétiques et de nos lawn-tennis,
ou si vraiment il faut que vous alliez à Paris cet après-midi et que
vous vouliez seulement voir tout ce que vous pouvez en une heure ou
deux, alors en supposant cela, malgré ces faiblesses, vous êtes encore
une assez gentille sorte de personne pour laquelle il est de quelque
conséquence de savoir par quelle voie elle arrivera à une jolie chose
et commencera à la regarder. J'estime que le mieux est alors de monter
à pied la rue des Trois-Cailloux. Arrêtez-vous un moment sur le chemin
pour vous tenir en bonne humeur, et achetez quelques tartes et bonbons
dans une des charmantes boutiques de pâtissier qui sont à gauche.
Juste après les avoir passées, demandez le théâtre, et vous monterez
droit au transept sud qui a vraiment en soi de quoi plaire à tout le
monde. Chacun est forcé d'aimer l'ajourement aérien de la flèche qui
le surmonte et qui semble se courber vers le vent d'ouest, bien que cela
ne soit pas;--du moins sa courbure est une longue habitude contractée
graduellement avec une grâce et une soumission croissantes pendant ces
trois derniers cents ans,--et arrivant tout à fait au porche, chacun
doit aimer la jolie petite madone française qui en occupe le milieu,
avec sa tête un peu de côté, son nimbe de côté aussi, comme un
chapeau seyant. Elle est une madone de décadence, en dépit, ou plutôt
en raison de sa joliesse[16] et de son gai sourire de soubrette; elle
n'a rien à faire là non plus, car ceci est le porche de saint Honoré,
non le sien. Saint Honoré avait coutume de se tenir là, rude et gris,
pour vous recevoir; il est maintenant banni au porche nord où jamais
n'entre personne. Il y a longtemps de cela, dans le XIVe siècle, quand
le peuple commença pour la première fois à trouver le christianisme
trop grave, fit une foi plus joyeuse pour la France et voulut avoir
partout une madone soubrette aux regards brillants, laissant sa propre
Jeanne d'Arc aux yeux sombres se faire brûler comme sorcière; et
depuis lors les choses allèrent leur joyeux train, tout droit, «ça
allait, ça ira», aux plus joyeux jours de la guillotine. «Mais
pourtant ils savaient encore sculpter au XIVe siècle, et la madone et
son linteau d'aubépines en fleurs[17] sont dignes que vous les
regardiez et encore plus les sculptures aussi délicates et plus
calmes[18] qui sont au-dessus, qui racontent la propre histoire de saint
Honoré dont on parle peu aujourd'hui dans le faubourg de Paris qui
porte son nom.
«Mais vous devez être impatients d'entrer dans la cathédrale. Mettez
d'abord un sou dans la boîte de chacun des mendiants qui se tiennent
là[19]. Ce n'est pas votre affaire de savoir s'ils devraient ou non
être là ou s'ils méritent d'avoir le sou. Sachez seulement si
vous-même méritez d'en avoir un à donner et donnez-le joliment et non
comme s'il vous brûlait les doigts.»

C'est ce deuxième itinéraire, le plus simple, et celui, je suppose,
que vous préférerez, que j'ai suivi, la première rois que je suis
allé à Amiens; et, au moment où le portail sud m'apparut, je vis
devant moi, sur la gauche, à la même place qu'indique Ruskin, les
mendiants dont il parle, si vieux d'ailleurs que c'étaient peut-être
encore les mêmes. Heureux de pouvoir commencer si vite à suivre les
prescriptions ruskiniennes, j'allai avant tout leur faire l'aumône,
avec l'illusion, où il entrait de ce fétichisme que je blâmais tout
à l'heure, d'accomplir un acte élevé de piété envers Ruskin.
Associé à ma charité, de moitié dans mon offrande, je croyais le
sentir qui conduisait mon geste. Je connaissais et, à moins de frais,
l'état d'âme de Frédéric Moreau dans l'_Éducation sentimentale_,
quand sur le bateau, devant Mme Arnoux, il allonge vers la casquette du
harpiste sa main fermée et «l'ouvrant avec pudeur» y dépose un louis
d'or. «Ce n'était pas, dit Flaubert, la vanité qui le poussait à
faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où
il l'associait, un mouvement de cœur presque religieux.»
Puis, étant trop près du portail pour en voir l'ensemble, je revins
sur mes pas, et arrivé à la distance qui me parut convenable, alors
seulement je regardai. La journée était splendide et j'étais arrivé
à l'heure où le soleil fait, à cette époque, sa visite quotidienne
à la Vierge jadis dorée et que seul il dore aujourd'hui pendant les
instants où il lui restitue, les jours où il brille, comme un éclat
différent, fugitif et plus doux. Il n'est pas d'ailleurs un saint que
le soleil ne visite, donnant aux épaules de celui-ci un manteau de
chaleur au front de celui-là une auréole de lumière. Il n'achève
jamais sa journée sans avoir fait le tour de l'immense cathédrale.
C'était l'heure de sa visite à la Vierge, et c'était à sa caresse
momentanée qu'elle semblait adresser son sourire séculaire, ce sourire
que Ruskin trouve, vous l'avez vu, celui d'une soubrette à laquelle il
préfère les reines, d'un art plus naïf et plus grave, du porche royal
de Chartres. Si j'ai cité le passage où Ruskin explique cette
préférence, c'est que _The two Paths_ était de 1850 et _la Bible
d'Amiens_ de 1885, le rapprochement des textes et des dates montre à
quel point _la Bible d'Amiens_ diffère de ces livres comme nous en
écrivons tant sur les choses que nous avons étudiées pour pouvoir en
parler (à supposer même que nous ayons pris cette peine) au lieu de
parler des choses parce que nous les avons dès longtemps étudiées,
pour contenter un goût désintéressé, et sans songer qu'elles
pourraient faire plus tard la matière d'un livre. J'ai pensé que vous
aimeriez mieux _la Bible d'Amiens_, de sentir qu'en la feuilletant
ainsi, c'étaient des choses sur lesquelles Ruskin a, de tout temps,
médité celles qui expriment par là le plus profondément sa pensée,
que vous preniez connaissance; que le présent qu'il vous faisait était
de ceux qui sont le plus précieux à ceux qui aiment, et qui consistent
dans les objets dont on s'est longtemps servi soi-même sans intention
de les donner un jour, rien que pour soi. En écrivant son livre, Ruskin
n'a pas eu à travailler pour vous, il n'a fait que publier sa mémoire
et vous ouvrir son cœur. J'ai pensé que la Vierge Dorée prendrait
quelque importance à vos yeux, quand vous verriez que, près de trente
ans avant _la Bible d'Amiens_, elle avait, dans la mémoire de Ruskin,
sa place où, quand il avait besoin de donner à ses auditeurs un
exemple, il savait la trouver, pleine de grâce et chargée de ces
pensées graves à qui il donnait souvent rendez-vous devant elle. Alors
elle comptait déjà parmi ces manifestations de la beauté qui ne
donnaient pas seulement à ses yeux sensibles une délectation comme il
n'en connut jamais de plus vive, dans lesquelles la Nature, en lui
donnant ce sens esthétique, l'avait prédestiné à aller chercher,
comme dans son expression la plus touchante, ce qui peut être recueilli
sur la terre du Vrai et du Divin.
Sans doute si, comme on l'a dit, à l'extrême vieillesse, la pensée
déserta la tête de Ruskin, comme cet oiseau mystérieux qui dans une
toile célèbre de Gustave Moreau n'attend pas l'arrivée de la mort
pour fuir la maison,--parmi les formes familières qui traversèrent
encore la confuse rêverie du vieillard sans que la réflexion pût s'y
appliquer au passage, tenez pour probable qu'il y eut la Vierge Dorée.
Redevenue maternelle, comme le sculpteur d'Amiens l'a représentée,
tenant dans ses bras la divine enfance, elle dut être comme la nourrice
que laisse seule rester à son chevet celui qu'elle a longtemps bercé.
Et, comme dans le contact des meubles familiers, dans la dégustation
des mets habituels, les vieillards éprouvent, sans presque les
connaître, leurs dernières joies, discernables du moins à la peine
souvent funeste qu'on leur causerait en les en privant, croyez que
Ruskin ressentait un plaisir obscur à voir un moulage de la Vierge
Dorée, descendue, par l'entraînement invincible du temps, des hauteurs
de sa pensée et des prédilections de son goût, dans la profondeur de
sa vie inconsciente et dans les satisfactions de l'habitude.
Telle qu'elle est avec son sourire si particulier, qui fait non
seulement de la Vierge une personne, mais de la statue une œuvre d'art
individuelle, elle semble rejeter ce portail hors duquel elle se penche,
à n'être que le musée où nous devons nous rendre quand nous voulons
la voir, comme les étrangers sont obligés d'aller au Louvre pour voir
la Joconde. Mais si les cathédrales, comme on l'a dit, sont les musées
de l'art religieux au moyen âge, ce sont des musées vivants auquel M.
André Hallays ne trouverait rien à redire. Ils n'ont pas été
construits pour recevoir les œuvres d'art, mais ce sont elles--si
individuelles qu'elles soient d'ailleurs,--qui ont été faites pour eux
et ne sauraient sans sacrilège (je ne parle ici que de sacrilège
esthétique) être placées ailleurs. Telle qu'elle est avec son sourire
si particulier, combien j'aime la Vierge Dorée, avec son sourire de
maîtresse de maison céleste; combien j'aime son accueil à cette porte
de la cathédrale, dans sa parure exquise et simple d'aubépines. Comme
les rosiers, les lys, les figuiers d'un autre porche, ces aubépines
sculptées sont encore en fleur. Mais ce printemps médiéval; si
longtemps prolongé, ne sera pas éternel et le vent des siècles a
déjà effeuillé devant l'église, comme au jour solennel d'une
Fête-Dieu sans parfums, quelques-unes de ses roses de pierre. Un jour
sans doute aussi le sourire de la Vierge Dorée (qui a déjà pourtant
duré plus que notre foi) cessera, par l'effritement des pierres qu'il
écarte gracieusement, de répandre, pour nos enfants, de la beauté,
comme, à nos pères croyants, il a versé du courage. Je sens que
j'avais tort de l'appeler une œuvre d'art: une statue qui fait ainsi à
tout jamais partie de tel lieu de la terre, d'une certaine ville,
c'est-à-dire d'une chose qui porte un nom comme une personne, qui est
un individu, dont on ne peut jamais trouver la toute pareille sur la
face des continents, dont les employés de chemins de fer, en nous
criant son nom, à l'endroit où il a fallu inévitablement venir pour
la trouver, semblent nous dire, sans le savoir: «Aimez ce que jamais on
ne verra deux fois»,--une telle statue a peut-être quelque chose de
moins universel qu'une œuvre d'art; elle nous retient, en tous cas, par
un lien plus fort que celui de l'œuvre d'art elle-même, un de ces
liens comme en ont, pour nous garder, les personnes et les pays. La
Joconde est la Joconde de Vinci. Que nous importe (sans vouloir
déplaire à M. Hallays) son lieu de naissance, que nous importe même
qu'elle soit naturalisée française?--Elle est quelque chose
comme une admirable «Sans-patrie». Nulle part où des regards
chargés de pensée se lèveront sur elle, elle ne saurait être une
«déracinée». Nous n'en pouvons dire autant de sa sœur souriante et
sculptée (combien inférieure du reste, est-il besoin de le dire?) la
Vierge Dorée. Sortie sans doute des carrières voisines d'Amiens,
n'ayant accompli dans sa jeunesse qu'un voyage, pour venir au porche
Saint Honoré, n'ayant plus bougé depuis, s'étant peu à peu halée à
ce vent humide de la Venise du Nord qui, au-dessus d'elle, a courbé la
flèche, regardant depuis tant de siècles les habitants de cette ville
dont elle est le plus ancien et le plus sédentaire habitant[20], elle
est vraiment une Amiénoise. Ce n'est pas une œuvre d'art. C'est une
belle amie que nous devons laisser sur la place mélancolique de
province d'où personne n'a pu réussir à l'emmener, et où, pour
d'autres yeux que les nôtres, elle continuera à recevoir en pleine
figure le vent et le soleil d'Amiens, à laisser les petits moineaux se
poser avec un sûr instinct de la décoration au creux de sa main
accueillante, pu picorer les étamines de pierre des aubépines antiques
qui lui font depuis tant de siècles une parure jeune. Dans ma chambre
une photographie de la Joconde garde seulement la beauté d'un
chef-d'œuvre. Près d'elle une photographie de la Vierge Dorée prend
la mélancolie d'un souvenir. Mais n'attendons pas que, suivi de son
cortège innombrable de rayons et d'ombres qui se reposent à chaque
relief de la pierre, le soleil ait cessé d'argenter la grise vieillesse
du portail, à la fois étincelante et ternie. Voilà trop longtemps que
nous avons perdu de vue Ruskin. Nous l'avions laissé aux pieds de cette
même Vierge devant laquelle son indulgence aura patiemment attendu que
nous ayons adressé à notre guise notre personnel hommage. Entrons avec
lui dans la cathédrale.

«Nous ne pouvons pas y pénétrer plus avantageusement que par cette
porte sud, car toutes les cathédrales de quelque importance produisent
à peu près le même effet, quand vous entrez par le porche ouest, mais
je n'en connais pas d'autre qui découvre à ce point sa noblesse, quand
elle est vue du transept sud. La rose qui est en face est exquise et
splendide et les piliers des bas côtés du transept forment avec ceux
du chœur et de la nef un ensemble merveilleux. De là aussi l'abside
montre mieux sa hauteur, se découvrant à vous au fur et à mesure que
vous avancez du transept dans la nef centrale. Vue de l'extrémité
ouest de la nef, au contraire, une personne irrévérente pourrait
presque croire que ce n'est pas l'abside qui est élevée, mais la nef
qui est étroite. Si d'ailleurs vous ne vous sentez pas pris
d'admiration pour le chœur et le cercle lumineux qui l'entoure, quand
vous élevez vos regards vers lui du centre de la croix, vous n'avez pas
besoin de continuer à voyager et à chercher à voir des cathédrales,
car la salle d'attente de n'importe quelle gare du chemin de fer est un
lieu qui vous convient mille fois mieux. Mais si, au contraire, il vous
étonne et vous ravit d'abord, alors mieux vous le connaîtrez, plus il
vous ravira, car il n'est pas possible à l'alliance de l'imagination et
des mathématiques d'accomplir une chose plus puissante et plus noble
que cette procession de verrières, en mariant la pierre au verre, ni
rien qui paraisse plus grand.
Quoi que vous voyiez ou soyez forcé de laisser de côté, sans l'avoir
vu, à Amiens, si les écrasantes responsabilités de votre existence et
les nécessités inévitables d'une locomotion qu'elles précipitent
vous laissent seulement un quart d'heure--sans être hors
d'haleine--pour la contemplation de la capitale de la Picardie,
donnez-le entièrement aux boiseries du chœur de la cathédrale. Les
portails, les vitraux en ogives, les roses, vous pouvez voir cela
ailleurs aussi bien qu'ici, mais un tel chef-d'œuvre de menuiserie,
vous ne le pourrez pas. C'est du flamboyant dans son plein
développement juste à la fin du XVe siècle. Vous verrez là l'union
de la lourdeur flamande et de la flamme charmante du style français:
sculpter le bois a été la joie du Picard; dans tout ce que je connais
je n'ai jamais rien vu d'aussi merveilleux qui ait été taillé dans
les arbres de quelque pays que ce soit; c'est un bois doux, à jeunes
grains; du chêne choisi et façonné pour un tel travail et qui
résonne maintenant de la même manière qu'il y a quatre cents ans.
Sous la main du sculpteur, il semble s'être modelé comme de l'argile,
s'être plié comme de la soie, avoir poussé comme des branches
vivantes, avoir jailli comme de la flamme vivante... et s'élance,
s'entrelace et se ramifie en une clairière enchantée, inextricable,
impérissable, plus pleine de feuillage qu'aucune forêt et plus pleine
d'histoire qu'aucun livre[21].»
Maintenant célèbres dans le monde entier, représentées dans les
musées par des moulages, que les gardiens ne laissent pas toucher, ces
stalles continuent, elles-mêmes si vieilles, si illustres et si belles,
à exercer à Amiens, leurs modestes fonctions de stalles--dont elles
s'acquittent depuis plusieurs siècles à la grande satisfaction des
Amiénois--comme ces artistes qui, parvenus à la gloire, n'en
continuent pas moins à garder un petit emploi ou à donner des leçons.
Ces fonctions consistent, avant même d'instruire les âmes, à
supporter les corps, et c'est à quoi, rabattues pendant chaque office
et présentant leur envers, elles s'emploient modestement.
Les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou
plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur
et que préfère à tout, jusqu'à ne plus pouvoir regarder les couleurs
des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l'œil qui
s'en est une fois enchanté. C'est alors une sorte d'ivresse qu'on
éprouve à goûter dans l'ardeur toujours plus enflammée du bois ce
qui est comme la sève, avec le temps, débordante de l'arbre. La
naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans
laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et quand
à «ces fruits, ces fleurs, ces feuilles et ces branches», tous motifs
tirés de la végétation du pays et que le sculpteur amiénois a
sculptés dans du bois d'Amiens, la diversité des plans ayant eu pour
conséquence la différence des frottements, on y voit de ces admirables
oppositions de tons, où la feuille se détache d'une autre couleur que
la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé a su tirer
du cœur harmonieux des chênes.
Mais il est temps d'arriver à ce que Ruskin appelle plus
particulièrement la Bible d'Amiens, au Porche Occidental. Bible est
pris ici au sens propre, non au sens figuré. Le porche d'Amiens n'est
pas seulement, dans le sens vague où l'aurait pris Victor Hugo[22], un
livre de pierre, une Bible de pierre: c'est «la Bible» en pierre. Sans
doute, avant de le savoir, quand vous voyez pour la première fois la
façade occidentale d'Amiens, bleue dans le brouillard, éblouissante au
matin, ayant absorbé le soleil et grassement dorée l'après-midi, rose
et déjà fraîchement nocturne au couchant, à n'importe laquelle de
ces heures que ses cloches sonnent dans le ciel, et que Claude Monet a
fixées dans des toiles sublimes où se découvre la vie de cette chose
que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en l'immergeant
en elle, une cathédrale, et dont la vie comme celle de la terre en sa
double révolution se déroule dans les siècles, et d'autre part se
renouvelle et s'achève chaque jour,--alors, la dégageant des
changeantes couleurs dont la nature l'enveloppe, vous ressentez devant
cette façade une impression confuse mais forte. En voyant monter vers
le ciel ce fourmillement monumental et dentelé de personnages de
grandeur humaine dans leur stature de pierre tenant à la main leur
croix, leur phylactère ou leur sceptre, ce monde de saints, ces
générations de prophètes, cette suite d'apôtres, ce peuple de rois,
ce défilé de pécheurs, cette assemblée de juges, cette envolée
d'anges, les uns à côté des autres, les uns au-dessus des autres,
debout près de la porte, regardant la ville du haut des niches ou au
bord des galeries, plus haut encore, ne recevant plus que vagues et
éblouis les regards des hommes au pied des tours et dans l'effluve des
cloches, sans doute à la chaleur de votre émotion vous sentez que
c'est une grande chose que cette ascension géante, immobile et
passionnée. Mais une cathédrale n'est pas seulement une beauté à
sentir. Si même ce n'est plus pour vous un enseignement à suivre,
c'est du moins encore un livre à comprendre. Le portail d'une
cathédrale gothique, et plus particulièrement d'Amiens, la cathédrale
gothique par excellence, c'est la Bible. Avant de vous l'expliquer je
voudrais, à l'aide d'une citation de Ruskin, vous faire comprendre que,
quelles que soient vos croyances, la Bible est quelque chose de réel,
d'actuel, et que nous avons à trouver en elle autre chose que la saveur
de son archaïsme et le divertissement de notre curiosité.

«Les I, VIII, XII, XV, XIX, XXIII et XXIVes psaumes, bien appris et
crus, sont assez pour toute direction personnelle, ont en eux la loi et
la prophétie de tout gouvernement juste, et chaque nouvelle découverte
de la science naturelle est anticipée dans le CIVe. Considérez quel
autre groupe de littérature historique et didactique a une étendue
pareille à celle de la Bible.
«Demandez-vous si vous pouvez comparer sa table des matières, je ne
dis pas à aucun autre livre, mais à aucune autre littérature.
Essayez, autant qu'il est possible à chacun de nous--qu'il soit
défenseur ou adversaire de la foi--de dégager son intelligence de
l'habitude et de l'association du sentiment moral basé sur la Bible, et
demandez-vous quelle littérature pourrait avoir pris sa place ou
remplir sa fonction, quand même toutes les bibliothèques de l'univers
seraient restées intactes. Je ne suis pas contempteur de la
littérature profane, si peu que je ne crois pas qu'aucune
interprétation de la religion grecque ait jamais été aussi
affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente que celle
qui se trouve à la base de mon enseignement de l'art et qui court à
travers le corps entier de mes œuvres. Mais ce fut de la Bible que
j'appris les symboles d'Homère et la foi d'Horace[23]. Le devoir qui me
fut imposé dès ma première jeunesse, en lisant chaque mot des
évangiles et des prophéties, de bien me pénétrer qu'il était écrit
par la main de Dieu, me laissa l'habitude d'une attention respectueuse
qui, plus tard, rendit bien des passages des auteurs profanes, frivoles
pour les lecteurs irréligieux, profondément graves pour moi. Jusqu'à
quel point mon esprit a été paralysé par les fautes et les chagrins
de ma vie[24]; jusqu'à quel point dépasse ma conjecture ou ma
confession; jusqu'où ma connaissance de la vie est courte, comparée à
ce que j'aurais pu apprendre si j'avais marché plus fidèlement dans la
lumière qui m'avait été départie, dépasse ma conjecture ou ma
confession. Mais comme je n'ai jamais écrit pour ma renommée, j'ai
été préservé des erreurs dangereuses pour les autres[25]... et les
expressions fragmentaires... que j'ai été capable de donner... se
relient à un système général d'interprétation de la littérature
sacrée, à la fois classique et chrétienne..., Qu'il y ait une
littérature classique sacrée parallèle à celle des Hébreux et se
fondant avec les légendes symboliques de la chrétienté au moyen âge,
c'est un fait qui apparaît de la manière la plus tendre et la plus
frappante dans l'influence indépendante et cependant similaire de
Virgile sur le Dante et l'évêque Gawane Douglas. Et l'histoire du lion
de Némée vaincu avec l'aide d'Athénée est la véritable racine de la
légende du compagnon de saint Jérôme, conquis par la douceur
guérissante de l'esprit de vie. Je l'appelle une légende seulement.
Qu'Héraklès ait jamais tué[26] ou saint Jérôme jamais chéri la
créature sauvage ou blessée, est sans importance pour nous. Mais la
légende de saint Jérôme reprend la prophétie du millénium et
prédit avec la Sibylle de Cumes[27], et avec Isaïe, un jour où la
crainte de l'homme cessera d'être chez les créatures inférieures de
la haine, et s'étendra sur elles comme une bénédiction, où il ne
sera plus fait de mal ni de destruction d'aucune sorte dans toute
l'étendue de la montagne sainte[28] et où la paix de la terre sera
délivrée de son présent chagrin, comme le présent et glorieux
univers animé est sorti du désert naissant dont les profondeurs
étaient le séjour des dragons et les montagnes des dômes de feu: Ce
jour-là aucun homme ne le connaît[29], mais le royaume de Dieu est
déjà venu pour ceux qui ont arraché de leur propre cœur ce qui
était rampant et de nature inférieure et ont appris à chérir ce qui
est charmant et humain dans les enfants errants des nuages et des
champs[30].»

Et peut-être maintenant voudrez-vous bien suivre le résumé que je
vais essayer de vous donner, d'après Ruskin, de la Bible écrite au
porche occidental d'Amiens.
Au milieu est la statue du Christ qui est non au sens figuré, mais au
sens propre, la pierre angulaire de l'édifice. À sa gauche
(c'est-à-dire à droite pour nous qui en regardant le porche faisons
face au Christ, mais nous emploierons les mots gauche et droite par
rapport à la statue du Christ) six apôtres: près de lui Pierre, puis
s'éloignant de lui, Jacques le Majeur, Jean, Matthieu, Simon. À sa
droite Paul, puis Jacques l'évêque, Philippe, Barthélemy, Thomas et
Jude[31]. À la suite des apôtres sont les quatre grands prophètes.
Après Simon, Isaïe et Jérémie; après Jude, Ézéchiel et Daniel;
puis, sur les trumeaux de la façade occidentale tout entière viennent
les douze prophètes mineurs; trois sur chacun des quatre trumeaux, et,
en commençant par le trumeau qui se trouve le plus à gauche: Osée,
Jaël, Amos, Michée, Jonas, Abdias, Nahum, Habakuk, Sophonie, Aggée,
Zacharie, Malachie. De sorte que la cathédrale, toujours au sens
propre, repose sur le Christ, et sur les prophètes qui l'ont prédit
ainsi que sur les apôtres qui l'ont proclamé. Les prophètes du Christ
et non ceux de Dieu le Père:

«La voix du monument tout entier est celle qui vient du ciel au moment
de la Transfiguration[32]. Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le.»
Aussi Moïse qui fut un apôtre non du Christ mais de Dieu, aussi Élie
qui fut un prophète non du Christ mais de Dieu, ne sont pas ici. Mais,
ajoute Ruskin, il y a un autre grand prophète qui d'abord ne semble pas
être ici. Est-ce que le peuple entrera dans le temple en chantant:
«Hosanna au fils de David»[33], et ne verra aucune image de son
père?[34] Le Christ lui-même n'a-t-il pas déclaré: «Je suis la
racine et l'épanouissement de David», et la racine n'aurait près de
soi pas «trace de la terre qui l'a nourrie? Il n'en est pas ainsi;
David et son fils sont ensemble. David est le piédestal de la statue du
Christ. Il tient son sceptre dans la main droite, un phylactère dans la
gauche.
«De la statue du Christ elle-même je ne parlerai pas, aucune sculpture
ne pouvant, ni ne devant satisfaire l'espérance d'une âme aimante qui
a appris à croire en lui. Mais à cette époque elle dépassa ce qui
avait jamais été atteint jusque-là en tendresse sculptée. Et elle
était connue au loin sous le nom de: le beau Dieu d'Amiens. Elle n
'était d'ailleurs qu'un signe, un symbole de la présence divine et non
une idole, dans notre sens du mot. Et pourtant chacun la concevait comme
l'Esprit vivant, venant l'accueillir à la porte du temple, la Parole de
vie, le Roi de gloire, le Seigneur des armées. Le «Seigneur des
Vertus», _Dominus Virtutum_, c'est la meilleure traduction de l'idée
que donnaient à un disciple instruit du XIIIe siècle les paroles du
XXIVe psaume.»
Nous ne pouvons pas nous arrêter à chacune des statues du porche
occidental. Ruskin vous expliquera le sens des bas-reliefs qui sont
placés au-dessous (deux bas-reliefs quatre-feuilles placés au-dessous
l'un de l'autre sous chacune d'elles), ceux qui sont placés sous chaque
apôtre représentant: le bas-relief supérieur la vertu qu'il a
enseignée ou pratiquée, l'inférieur le vice opposé. Au-dessous des
prophètes les bas-reliefs figurent leurs prophéties.
Sous saint Pierre est le Courage avec un léopard sur son écusson;
au-dessous du Courage la Poltronnerie est figurée par un homme qui,