Pastiches et mélanges - 03

après tous les déboisements qu'elle a subis, c'est un véritable
jardin, planté de peupliers et de saules, semé de fontaines et de
fleurs. Au plus fort de l'été, la fraîcheur y est délicieuse. Nous
avons peine à imaginer aujourd'hui qu'elle a perdu ses bois de
châtaigniers, ses bosquets de noisetiers et de vignes, la fertilité
qui en faisait au temps de Lemoine un séjour enchanteur. Un Anglais qui
vivait à cette époque, John Ruskin, que nous ne lisons malheureusement
que dans la traduction d'une platitude pitoyable que Marcel Proust nous
en a laissée, vante la grâce de ses peupliers, la fraîcheur glacée
de ses sources. Le voyageur sortant à peine des solitudes de la Beauce
et de la Sologne, toujours désolées par un implacable soleil, pouvait
croire vraiment, quand il voyait étinceler à travers les feuillages
leurs eaux transparentes, que quelque génie, touchant le sol de sa
baguette magique, en faisait ruisseler à profusion le diamant. Lemoine,
probablement, ne voulut jamais dire autre chose. Il semble qu'il ait
voulu, non sans finesse, user de tous les délais de la loi française,
qui permettaient aisément de prolonger l'instruction jusqu'à la
mi-avril, où ce pays est particulièrement délicieux. Aux haies, le
lilas, le rosier sauvage, l'épine blanche et rose sont en fleurs et
tendent au long de tous les chemins une broderie d'une fraîcheur de
tons incomparable, où les diverses espèces d'oiseaux de ce pays
viennent mêler leurs chants. Le loriot, la mésange, le rossignol à
tête bleue, quelquefois le bengali, se répondent de branche en
branche. Les collines, revêtues au loin des fleurs roses des arbres
fruitiers, se déploient sur le bleu du ciel avec des courbes d'une
délicatesse ravissante. Aux bords des rivières qui sont restées le
grand charme de cette région, mais où les scieries entretiennent
aujourd'hui à toute heure un bruit insupportable, le silence ne devait
être troublé que par le brusque plongeon d'une de ces petites truites
dont la chair assez insipide pourtant est pour le paysan picard le plus
exquis des régals. Nul doute qu'en quittant la fournaise du Palais de
justice, experts et juges n'eussent subi comme les autres l'éternel
mirage de ces belles eaux que le soleil à midi vient vraiment
diamanter. S'allonger au bord de la rivière, saluer de ses rires une
barque dont le sillage raye la soie changeante des eaux, distraire
quelques bribes azurées de ce gorgerin de saphir qu'est le col du paon,
en poursuivre gaiement de jeunes blanchisseuses jusqu'à leur lavoir en
chantant un refrain populaire[3], tremper dans la mousse du savon un
pipeau taillé dans le chaume à la façon de la flûte de Pan, y
regarder perler des bulles qui unissent les délicieuses couleurs de
l'écharpe d'iris et appeler cela enfiler des perles, former parfois des
chœurs en se tenant par la main, écouter chanter le rossignol, voir se
lever l'étoile du berger, tels étaient sans doute les plaisirs
auxquels Lemoine comptait convier les honorables MM. Le Poittevin,
Bordai et consorts, plaisirs d'une race vraiment idéaliste, où tout
finit par des chansons, où dès la fin du dix-neuvième siècle la
légère ivresse du vin de Champagne paraît trop grossière encore, où
l'on ne demande plus la gaieté qu'à la vapeur qui, de profondeurs
parfois incalculables, monte à la surface d'une source faiblement
minéralisée.
Le nom de Lemoine ne doit pas d'ailleurs nous donner l'idée d'une de
ces sévères obédiences ecclésiastiques qui l'eussent rendu lui-même
peu accessible à ces impressions d'une poésie enchanteresse. Ce
n'était probablement qu'un surnom, comme on en portait souvent alors,
peut-être un simple sobriquet que les manières réservées du jeune
savant, sa vie peu adonnée aux dissipations mondaines, avaient tout
naturellement amené sur les lèvres des personnes frivoles. Au reste il
ne semble pas que nous devions attacher beaucoup d'importance à ces
surnoms, dont plusieurs paraissent avoir été choisis au hasard,
probablement pour distinguer deux personnes qui sans cela eussent
risqué d'être confondues. La plus légère nuance, une distinction
parfois tout à fait oiseuse, conviennent alors parfaitement au but que
l'on se propose. La simple épithète d'_aîné_, de _cadet_, ajoutée à
un même nom, semblait suffisante. Il est souvent question dans les
documents de cette époque d'un certain _Coquelin aîné_ qui paraît
avoir été une sorte de personnage proconsulaire, peut-être un riche
administrateur à la manière de Crassus ou de Murena. Sans qu'aucun
texte certain permette d'affirmer qu'il eût servi en personne, il
occupait un rang distingué dans l'ordre de la Légion d'honneur, créé
expressément par Napoléon pour récompenser le mérite militaire. Ce
surnom d'aîné lui avait peut-être été donné pour le distinguer
d'un autre Coquelin, comédien de mérite, appelé _Coquelin cadet_,
sans qu'on puisse savoir s'il existait entre eux une différence d'âge
bien réelle. Il semble qu'on ait voulu seulement marquer par là la
distance qui existait encore à cette époque entre l'acteur et le
politicien, l'homme ayant rempli des charges publiques. Peut-être tout
simplement voulait-on éviter une confusion sur les listes électorales.
... Une société où la femme belle, où le noble de naissance
pareraient leur corps de vrais diamants serait vouée à une
grossièreté irrémédiable. Le mondain, l'homme à qui suffisent le
sec bon sens, le brillant tout superficiel que donne l'éducation
classique, s'y plairait peut-être. Les âmes vraiment pures, les
esprits passionnément attachés au bien et au vrai y éprouveraient une
insupportable sensation d'étouffement. De tels usages ont pu exister
dans le passé. On ne les reverra plus. À l'époque de Lemoine, selon
toute apparence, ils étaient depuis longtemps tombés en désuétude.
Le plat recueil de contes sans vraisemblance qui porte le titre de
_Comédie humaine_ de Balzac n'est peut-être l'œuvre ni d'un seul
homme ni d'une même époque. Pourtant son style informe encore, ses
idées tout empreintes d'un absolutisme suranné nous permettent d'en
placer la publication deux siècles au moins avant Voltaire. Or, Mme de
Beauséant qui, dans ces fictions d'une insipide sécheresse,
personnifie la femme parfaitement distinguée, laisse déjà avec
mépris aux femmes des financiers enrichis de paraître en public
ornées de pierres précieuses. Il est probable qu'au temps de Lemoine
la femme soucieuse de plaire se contentait de mêler à sa chevelure des
feuillages où tremblait encore quelque goutte de rosée, aussi
étincelante que le diamant le plus rare. Dans le centon de poèmes
disparates appelé _Chansons des rues et des bois_, qui est communément
attribué à Victor Hugo, quoiqu'il soit probablement un peu
postérieur, les mots de diamants, de perles, sont indifféremment
employés pour peindre le scintillement des goutelettes qui ruissellent
d'une source murmurante, parfois d'une simple ondée. Dans une sorte de
petite romance érotique qui rappelle le _Cantique des Cantiques_, la
fiancée dit en propres termes à l'Époux qu'elle ne veut d'autres
diamants que les gouttes de la rosée. Nul doute qu'il s'agisse ici
d'une coutume généralement admise, non d'une préférence
individuelle. Cette dernière hypothèse est, d'ailleurs, exclue
d'avance par la parfaite banalité de ces petites pièces qu'on a mises
sous le nom d'Hugo en vertu sans doute des mêmes considérations de
publicité qui durent décider Cohélet (l'_Ecclésiaste_) à couvrir du
nom respecté de Salomon, fort en vogue à l'époque, ses spirituelles
maximes.
Au reste, qu'on apprenne demain à fabriquer le diamant, je serai sans
doute une des personnes les moins faites pour attacher à cela une
grande importance. Cela tient beaucoup à mon éducation. Ce n'est
guère que vers ma quarantième année, aux séances publiques de la
Société des Études juives, que j'ai rencontré quelques-unes des
personnes capables d'être fortement impressionnées par la nouvelle
d'une telle découverte. À Tréguier, chez mes premiers maîtres, plus
tard à Issy, à Saint-Sulpice, elle eût été accueillie avec la plus
extrême indifférence, peut-être avec un dédain mal dissimulé. Que
Lemoine eût ou non trouvé le moyen de faire du diamant, on ne peut
imaginer à quel point cela eût peu troublé ma sœur Henriette, mon
oncle Pierre, M. Le Hir ou M. Carbon. Au fond, je suis toujours resté
sur ce point-là, comme sur bien d'autres, le disciple attardé de saint
Tudual et de saint Colomban. Cela m'a souvent conduit à commettre, dans
toutes les choses qui regardent le luxe, des naïvetés impardonnables.
À mon âge, je ne serais pas capable d'aller acheter seul une bague
chez un bijoutier. Ah! ce n'est pas dans notre Trégorrois que les
jeunes filles reçoivent de leur fiancé, comme la Sulamite, des rangs
de perles, des colliers de prix, sertis d'argent, «_vermiculata
argento_». Pour moi, les seules pierres précieuses qui seraient encore
capables de me faire quitter le Collège de France, malgré mes
rhumatismes, et prendre la mer, si seulement un de mes vieux saints
bretons consentait à m'emmener sur sa barque apostolique, ce sont
celles que les pêcheurs de Saint-Michel-en-Grève aperçoivent parfois
au fond des eaux, par les temps calmes, là où s'élevait autrefois la
ville d'Ys, enchâssées dans les vitraux de ses cent cathédrales
englouties.
... Sans doute des cités comme Paris, Londres, Paris-Plage, Bucarest,
ressembleront de moins en moins à la ville qui apparut à l'auteur
présumé du IVe Évangile, et qui était bâtie d'émeraude,
d'hyacinthe, de béryl, de chrysoprase, et des autres pierres
précieuses, avec douze portes formées chacune d'une seule perle fine.
Mais l'existence dans une telle ville nous ferait vite bâiller d'ennui,
et qui sait si la contemplation incessante d'un décor comme celui où
se déroule l'_Apocalypse_ de Jean ne risquerait pas de faire périr
brusquement l'univers d'un transport au cerveau? De plus en plus le
«_fundabo te in sapphiris et ponam jaspidem propugnacula tua et omnes
terminos tuos in lapides desiderabiles_» nous apparaîtra comme une
simple parole en l'air, comme une promesse qui aura été tenue pour la
dernière fois à Saint-Marc de Venise. Il est clair que s'il croyait ne
pas devoir s'écarter des principes de l'architecture urbaine tels
qu'ils ressortent de la Révélation et s'il prétendait appliquer à la
lettre le «_Fundamentum primum calcedonius..., duodecimum
amethystus_», mon éminent ami M. Bouvard risquerait d'ajourner
indéfiniment le prolongement du boulevard Haussmann.
Patience donc! Humanité, patience. Rallume encore demain le four
éteint mille fois déjà d'où sortira peut-être un jour le diamant!
Perfectionne, avec une bonne humeur que peut t'envier l'Éternel, le
creuset où tu porteras le carbone à des températures inconnues de
Lemoine et de Berthelot. Répète inlassablement le _sto ad ostium et
pulso_, sans savoir si jamais une voix te répondra: «_Veni, veni,
coronaberis_». Ton histoire est désormais entrée dans une voie d'où
les sottes fantaisies du vaniteux et de l'aberrant ne réussiront pas à
t'écarter. Le jour où Lemoine, par un jeu de mots exquis, a appelé
pierres précieuses une simple goutte d'eau qui ne valait que par sa
fraîcheur et sa limpidité, la cause de l'idéalisme a été gagnée
pour toujours. Il n'a pas fabriqué de diamant: il a mis hors de
conteste le prix d'une imagination ardente, de la parfaite simplicité
de cœur, choses autrement importantes à l'avenir de la planète. Elles
ne perdraient de leur valeur que le jour où une connaissance
approfondie des localisations cérébrales et le progrès de la
chirurgie encéphalique permettraient d'actionner à coup sûr les
rouages infiniment délicats qui mettent en éveil la pudeur, le
sentiment inné du beau. Ce jour-là, le libre penseur, l'homme qui se
fait une haute idée de la vertu, verrait la valeur sur laquelle il a
placé toutes ses espérances subir un irrésistible mouvement de
dépréciation. Sans doute, le croyant, qui espère échanger contre une
part des félicités éternelles une vertu qu'il a achetée à vil prix
avec des indulgences, s'attache désespérément à une thèse
insoutenable. Mais il est clair que la vertu du libre penseur ne
vaudrait guère davantage le jour où elle résulterait nécessairement
du succès d'une opération intracranienne.
Les hommes d'un même temps voient entre les personnalités diverses qui
sollicitent tour à tour l'attention publique des différences qu'ils
croient énormes et que la postérité n'apercevra pas. Nous sommes tous
des esquisses où le génie d'une époque prélude à un chef-d'œuvre
qu'il n'exécutera probablement jamais. Pour nous, entre deux
personnalités telles que l'honorable M. Denys Cochin et Lemoine les
dissemblances sautent aux yeux. Elles échapperaient peut-être aux
_Sept Dormants_, s'ils s'éveillaient une seconde fois du sommeil où
ils s'endormirent sous l'empereur Decius et qui ne devait durer que
trois cent soixante-douze ans. Le point de vue messianique ne saurait
plus être le nôtre. De moins en moins la privation de tel ou tel don
de l'esprit nous apparaîtra comme devant mériter les malédictions
merveilleuses qu'il a inspirées à l'auteur inconnu du _Livre de Job_.
«Compensation», ce mot, qui domine la philosophie d'Emerson, pourrait
bien être le dernier mot de tout jugement sain, le jugement du
véritable agnostique. La comtesse de Noailles, si elle est l'auteur des
poèmes qui lui sont attribués, a laissé une œuvre extraordinaire,
cent fois supérieure au Cohélet, aux chansons de Béranger. Mais
quelle fausse position ça devait lui donner dans le monde! Elle paraît
d'ailleurs l'avoir parfaitement compris et avoir mené à la campagne,
peut-être non sans quelque ennui[4], une vie entièrement simple et
retirée, dans le petit verger qui lui sert habituellement
d'interlocuteur. L'excellent chanteur Polin, lui, manque peut-être un
peu de métaphysique; il possède un bien plus précieux mille fois, et
que le fils de Sirach ni Jérémie ne connurent jamais: une jovialité
délicieuse, exempte de la plus légère trace d'affectation, etc.

[Note 2: _Procès_, tome II _passim_, et notamment pays, etc.]
[Note 3: Quelques-uns de ces chants d'une délicieuse naïveté nous
ont été conservés. C'est généralement une scène empruntée à la
vie quotidienne que le chanteur retrace gaiement. Seuls les mots
de _Zizi Panpan_, qui les coupent presque toujours à intervalles
réguliers, ne présentent à l'esprit qu'un sens assez vague. C'était
sans doute de pures indications rythmiques destinées à marquer
la mesure pour une oreille qui eût été sans cela tentée de l'oublier,
peut-être même simplement une exclamation admirative, poussée
à la vue de l'oiseau de Junon, comme tendrait à le faire croire ces
mots plusieurs fois répétés _les plumes de paon_, qui les suivent à peu
d'intervalle.]
[Note 4: On peut se demander si cet exil était bien volontaire et s'il
ne faut pas plutôt voir là une de ces décisions de l'autorité
analogue à celle qui empêchait Mme de Staël de rentrer en France,
peut-être en vertu d'une loi dont le texte ne nous est pas parvenu
et qui défendait aux femmes d'écrire. Les exclamations mille fois
répétées dans ces poèmes avec une insistance si monotone: «Ah!
partir! ah! partir! prendre le train qui siffle en bondissant!»
(_Occident._) «Laissez-moi m'en aller, laissez-moi m'en aller.»
(_Tumulte dans l'aurore._) «Ah! Laissez-moi partir.» (_Les héros._)
«Ah! rentrer dans ma ville, voir la Seine couler entre sa noble rive.
Dire à Paris: je viens, je reprends, j'arrive!» etc., montrent bien
qu'elle n'était pas libre de prendre le train. Quelques vers où elle
semble s'accommoder de sa solitude: «Et si déjà mon ciel est trop
divin pour moi», etc., ont été évidemment ajoutés après coup
pour tâcher de désarmer par une soumission apparente les rigueurs
de l'Administration.]


IX
DANS LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

_Mariage de Talleyrand-Périgord.--Succès remportés
par les Impériaux devant Château-Thierry, fort
médiocres.--Le Moine, par la Mouchi, arrive au
Régent.--Conversation que j'ai avec M. le duc
d'Orléans à ce sujet. Il est résolu de porter l'affaire
au duc de Guiche.--Chimères des Murat sur le
rang de prince étranger.--Conversation du duc
de Guiche avec M. le duc d'Orléans sur Le Moine,
au parvulo donné à Saint-Cloud pour le roi d'Angleterre
voyageant incognito en France.--Présence
inouïe du comte de Fels à ce parvulo.--Voyage en
France d'un infant d'Espagne, très singulier._

Cette année-là vit le mariage de la bonne femme Blumenthal avec L. de
Talleyrand-Périgord dont il a été maintes fois parlé, avec force
éloges, et très mérités au cours de ces Mémoires. Les Rohan en
firent la noce où se trouvèrent des gens de qualité. Il ne voulut pas
que sa femme fût assise en se mariant, mais elle osa la housse sur sa
chaise et se fit incontinent appeler duchesse de Montmorency, dont elle
ne fut pas plus avancée. La campagne continua contre les Impériaux qui
malgré les révoltes d'Hongrie, causées par la cherté du pain,
remportèrent quelques succès devant Château-Thierry. Ce fut là qu'on
vit pour la première fois l'indécence de M. de Vendôme traité
publiquement d'Altesse. La gangrène gagna jusqu'aux Murat et ne
laissait pas de me causer des soucis contre lesquels je soutenais
difficilement mon courage si bien que j'étais allé loin de la cour,
passer à la Ferté la quinzaine de Pâques en compagnie d'un
gentilhomme qui avait servi dans mon régiment et était fort
considéré par le feu Roi, quand la veille de Quasimodo un courrier que
m'envoyait Mme de Saint-Simon me rendit une lettre par laquelle elle
m'avisait d'être à Meudon dans le plus bref délai qu'il se pourrait,
pour une affaire d'importance, concernant M. le duc d'Orléans. Je crus
d'abord qu'il s'agissait de celle du faux marquis de Ruffec, qui a été
marquée en son lieu; mais Byron l'avait écumée, et par quelques mots
échappés à Mme de Saint-Simon, de pierreries et d'un fripon appelé
Le Moine, je ne doutai plus qu'il ne s'agît encore d'une de ces
affaires d'alambics qui, sans mon intervention auprès du chancelier,
avaient été si près de faire--j'ose à peine à l'écrire--enfermer
M. le duc d'Orléans à la Bastille. On sait en effet que ce malheureux
prince, n'ayant aucun savoir juste et étendu sur les naissances,
l'histoire des familles, ce qu'il y a de fondé dans les prétentions,
l'absurdité qui éclate dans d'autres et laisse voir le tuf qui n'est
que néant, l'éclat des alliances et des charges, encore moins l'art de
distinguer dans sa politesse le rang plus ou moins élevé, et
d'enchanter par une parole obligeante qui montre qu'on sait le réel et
le consistant, disons le mot, l'intrinsèque des généalogies, n'avait
jamais su se plaire à la cour, s'était vu abandonné par la suite de
ce dont il s'était détourné d'abord, tant et si loin qu'il en était
tombé, encore que premier prince du sang, à s'adonner à la chimie, à
la peinture, à l'Opéra, dont les musiciens venaient souvent lui
apporter leurs livres et leurs violons qui n'avaient pas de secrets pour
lui. On a vu aussi avec quel art pernicieux ses ennemis, et par-dessus
tous le maréchal de Villeroy, avaient usé contre lui de ce goût si
déplacé de chimie, lors de la mort étrange du dauphin et de la
dauphine. Bien loin que les bruits affreux qui avaient été alors
semés avec une pernicieuse habileté par tout ce qui approchait la
Maintenon eussent fait repentir M. le duc d'Orléans de recherches qui
convenaient si peu à un homme de sa sorte, on a vu qu'il les avait
poursuivies avec Mirepoix, chaque nuit, dans les carrières de
Montmartre, en travaillant sur du charbon qu'il faisait passer dans un
chalumeau où, par une contradiction qui ne se peut concevoir que comme
un châtiment de la Providence, ce prince qui tirait une gloire
abominable de ne pas croire en Dieu m'a avoué plus d'une fois avoir
espéré voir le diable.
Les affaires du Mississipi avaient tourné court et le duc d'Orléans
venait, contre mon avis, de rendre son inutile édit contre les
pierreries. Ceux qui en possédaient, après avoir montré de
l'empressement et éprouvé de la peine à les offrir, préfèrent les
garder en les dissimulant, ce qui est bien plus facile que pour
l'argent, de sorte que malgré tous les tours de gobelets et diverses
menaces d'enfermerie, la situation des finances n'avait été que fort
peu et fort passagèrement améliorée. Le Moine le sut et pensa faire
croire à M. le duc d'Orléans qu'elle le serait s'il le persuadait
qu'il était possible de fabriquer du diamant. Il espérait du même
coup flatter par là les détestables goûts de chimie de ce prince et
qu'il lui ferait ainsi sa cour. C'est ce qui n'arriva pas tout de suite.
Il n'était pourtant pas difficile d'approcher M. le duc d'Orléans
pourvu qu'on n'eût ni naissance, ni vertu. On a vu ce qu'étaient les
soupers de ces roués d'où seule la bonne compagnie était tenue à
l'écart par une exacte clôture. Le Moine, qui avait passé sa vie,
enterré dans la crapule la plus obscure et ne connaissait pas à la
cour un homme qui se put nommer, ne sut pourtant à qui s'adresser pour
entrer au Palais Royal; mais à la fin, la Mouchi en fit la planche. Il
vit M. le duc d'Orléans, lui dit qu'il savait faire du diamant, et ce
prince, naturellement crédule, s'en coiffa. Je pensai d'abord que le
mieux était d'aller au Roi par Maréchal. Mais je craignis de faire
éclater la bombe, qu'elle n'atteignit d'abord celui que j'en voulais
préserver et je résolus de me rendre tout droit au Palais Royal. Je
commandai mon carrosse, en pétillant d'impatience et je m'y jetai comme
un homme qui n'a pas tous ses sens à lui. J'avais souvent dit à M. le
duc d'Orléans que je n'étais pas homme à l'importuner de mes
conseils, mais que lorsque j'en aurais, si j'osais dire, à lui donner,
il pourrait penser qu'ils étaient urgents et lui demandais qu'il me
fît alors la grâce de me recevoir de suite car je n'avais jamais été
d'une humeur à faire antichambre. Ses valets les plus principaux me
l'eussent évité, du reste, par la connaissance que j'avais de tout
l'intérieur de sa cour. Aussi bien me fit-il entrer ce jour-là sitôt
que mon carrosse se fût rangé dans la dernière cour du Palais Royal,
qui était toujours remplie de ceux à qui l'accès eût dû en être
interdit, depuis que, par une honteuse prostitution de toutes les
dignités et par la faiblesse déplorable du Régent, ceux des moindres
gens de qualité, qui ne craignaient même plus d'y monter en manteaux
longs, y pouvaient pénétrer aussi bien et presque sur le même rang
que ceux des ducs. Ce sont là des choses qu'on peut traiter de
bagatelles, mais auxquelles n'auraient pu ajouter foi ceux des hommes du
précédent règne, qui, pour leur bonheur, sont morts assez tôt pour
ne les point voir. Aussitôt entré auprès du régent que je trouvai
sans un seul de ses chirurgiens ni de ses autres domestiques, et après
que je l'eusse salué d'une révérence fort médiocre et fort courte
qui me fut exactement rendue:--Eh bien, qu'y a-t-il encore? me dit-il
d'un air de bonté et d embarras.--Il y a, puisque vous me commandez de
parler, Monsieur, lui dis-je avec feu en tenant mes regards fichés sur
les siens qui ne les purent soutenir, que vous êtes en train de perdre
auprès de tous le peu d'estime et de considération--ce furent là les
termes dont je me servis--qu'a gardé pour vous le gros du monde.
Et, le sentant outré de douleur, (d'où, malgré ce que je savais de sa
débonnaireté, je conçus quelque espérance,) sans m'arrêter, pour me
débarrasser en une fois de la fâcheuse pilule qu'il me fallait lui
faire prendre, et ne pas lui laisser le temps de m'interrompre, je lui
représentai avec le plus terrible détail en quel abandon il vivait à
la cour, quel progrès ce délaissement, il fallait dire le vrai; mot,
ce mépris, avaient fait depuis quelques années; combien ils
s'augmenteraient de tout le parti que les cabales ne manqueraient pas de
tirer scéléralement des prétendues inventions du Moine pour jeter
contre lui-même des accusations ineptes, mais dangereuses au dernier
point; je lui rappelai--et je frémis encore parfois, la nuit quand je
me réveille, de la hardiesse que j'eus d'employer ces mots
mêmes--qu'il avait été accusé à plusieurs reprises d'empoisonnement
contre les princes qui lui barraient la voie au trône; que ce grand
amas de pierreries qu'on ferait accepter comme vraies l'aiderait à
atteindre plus facilement à celui d'Espagne, pour quoi on ne doutait
point qu'il y eut concert entre lui, la cour de Vienne, l'empereur et
Rome; que par la détestable autorité de celle-ci il répudierait Mme
d'Orléans dont c'était pour lui une grâce de la Providence que les
dernières couches eussent été heureuses, sans quoi eussent été
renouvelées les infâmes rumeurs d'empoisonnement; qu'à vrai dire,
pour vouloir la mort de madame sa femme, il n'était pas comme son
frère convaincu du goût italien--ce furent encore mes termes--mais que
c'était le seul vice dont on ne l'accusât pas (non plus que n'avoir
pas les mains nettes), puisque ses relations avec Mme la duchesse de
Berry paraissaient à beaucoup ne pas être celles d'un père; que s'il
n'avait pas hérité l'abominable goût de Monsieur pour tout le reste,
il en était bien le fils par l'habitude des parfums qui l'avaient mis
mal avec le roi qui ne les pouvait souffrir, et plus tard avaient
favorisé les bruits affreux d'avoir attenté à la vie de la dauphine,
et par avoir toujours mis en pratique la détestable maxime de diviser
pour régner à l'aide des redites de l'un a l'autre qui étaient la
peste de sa cour, comme elles l'avaient été de celle de Monsieur, son
père, où elles avaient empêché de régner l'unisson; qu'il avait
gardé pour les favoris de celui-ci une considération qu'il n'accordait
à pas un autre, et que c'étaient eux--je ne me contraignis pas à
nommer Effiat--qui, aidés de Mirepoix et de la Mouchi, avaient frayé
un chemin au Moine; que n'ayant pour tout bouclier que des hommes qui ne
comptaient plus depuis la mort de Monsieur et ne l'avaient pu pendant sa
vie que par l'horrible conviction où était chacun, et jusqu'au roi qui
avait ainsi fait le mariage de Mme d'Orléans, qu'on obtenait tout d'eux
par l'argent, et de lui par eux entre les mains de qui il était, on ne
craindrait pas de l'atteindre par la calomnie la plus odieuse, la plus
touchante, qu'il n'était que temps, s'il l'était encore, qu'il releva
enfin sa grandeur et pour cela un seul moyen, prendre dans le plus grand
secret les mesures pour faire arrêter Le Moine et, aussitôt la chose
décidée, n'en point retarder l'exécution et ne le laisser de sa vie
rentrer en France.
M. le duc d'Orléans, qui s'était seulement écrié une ou deux fois au
commencement de ce discours, avait ensuite gardé le silence d'un homme
anéanti par un si grand coup; mais mes derniers mots en firent sortir
enfin quelques-uns de sa bouche. Il n'était pas méchant et la
résolution n'était pas son fort:
--Eh quoi! me dit-il d'un ton de plainte, l'arrêter? Mais enfin si son
invention était vraie?
--Comment, Monsieur, lui dis-je étonné au dernier point d'un
aveuglement si extrême et si pernicieux, vous en êtes là, et si peu
de temps après avoir été détrompé sur l'écriture du faux marquis
de Ruffec. Mais enfin, si vous avez seulement un doute, faites venir
l'homme de France qui se connaît le mieux à la chimie comme à toutes
les sciences, ainsi qu'il a été reconnu par les académies et par les
astronomes, et dont aussi le caractère, la naissance, la vie sans tache
qui l'a suivie, vous garantissant la parole. Il comprit que je voulais
parler du duc de Guiche et avec la joie d'un homme empêtré dans des
résolutions contraires et à qui un autre ôte le souci d'avoir à
prendre celle qui conviendra:
--Oh bien! nous avons eu la même idée, me dit-il. Guiche en décidera,
mais je ne peux le voir aujourd'hui. Vous savez que le roi d'Angleterre,
voyageant très incognito sous le nom de comte de Stanhope, vient demain
parler avec le Roi des affaires d'Hollande et d'Allemagne; je lui donne
une fête à Saint-Cloud où Guiche se trouvera. Vous lui parlerez et
moi pareillement, après le souper. Mais êtes-vous sûr qu'il y
viendra? ajoute-t-il d'un air embarrassé.
Je compris qu'il n'osait faire mander le duc de Guiche au Palais Royal,
où, comme on peut bien penser et par le genre de gens que M. le duc