Nouvelles histoires extraordinaires - 17

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l'être doué d'une intelligence infinie,—l'être que nous avons
imaginé,—pourrait suivre les ondulations lointaines du mouvement,—les
suivre, au delà et toujours au delà, dans leurs influences sur toutes
les particules de la matière,—au delà et toujours au delà, dans les
modifications qu'elles imposent aux vieilles formes,—ou, en d'autres
termes, dans _les créations neuves_ qu'elles enfantent—jusqu'à ce qu'il
les vît se brisant enfin, et désormais inefficaces, contre le trône de
la Divinité. Et non-seulement un tel être pourrait faire cela, mais si,
à une époque quelconque, un résultat donné lui était présenté,—si une
de ces innombrables comètes, par exemple, était soumise à son
examen,—il pourrait, sans aucune peine, déterminer par l'analyse
rétrograde à quelle impulsion primitive elle doit son existence. Cette
puissance d'analyse rétrograde, dans sa plénitude et son absolue
perfection—cette faculté de rapporter dans _toutes_ les époques _tous_
les effets à _toutes_ les causes—est évidemment la prérogative de la
Divinité seule;—mais cette puissance est exercée, à tous les degrés de
l'échelle au-dessous de l'absolue perfection, par la population entière
des intelligences angéliques.
OINOS.—Mais tu parles simplement des mouvements imprimés à l'air.
AGATHOS.—En parlant de l'air, ma pensée n'embrassait que le monde
terrestre; mais la proposition généralisée comprend les impulsions
créées dans l'éther,—qui, pénétrant, et seul pénétrant tout l'espace se
trouve être ainsi le grand médium de création.
OINOS.—Donc, tout mouvement, de quelque nature qu'il soit, est
créateur?
AGATHOS.—Cela ne peut pas ne pas être; mais une vraie philosophie nous
a dès longtemps appris que la source de tout mouvement est la
pensée,—et que la source de toute pensée est...
OINOS.—Dieu.
AGATHOS.—Je l'ai parlé, Oinos—comme je devais parler à un enfant de
cette belle Terre qui a péri récemment—des mouvements produits dans
l'atmosphère de la Terre...
OINOS.—Oui, cher Agathos.
AGATHOS.—Et pendant que je te parlais ainsi, n'as-tu pas sentit ton
esprit traversé par quelque pensée relative à la _puissance matérielle
des paroles?_ Chaque parole n'est-elle pas un mouvement créé dans l'air?
OINOS.—Mais pourquoi pleures-tu, Agathos?—et pourquoi, oh! pourquoi
tes ailes faiblissent-elles pendant que nous planons au-dessus de cette
belle étoile,—la plus verdoyante et cependant la plus terrible de
toutes celles que nous avons rencontrées dans notre vol? Ses brillantes
fleurs semblent un rêve féerique,—mais ses volcans farouches rappellent
les passions d'un cœur tumultueux.
AGATHOS.—_Ils ne semblent pas, ils sont! ils sont_ rêves et passions!
Cette étrange étoile,—il y a de cela trois siècles,—c'est moi qui, les
mains crispées et les yeux ruisselants,—aux pieds de ma
bien-aimée,—l'ai proférée à la vie avec quelques phrases passionnées.
Ses brillantes fleurs _sont_ les plus chers de tous les rêves non
réalisés, et ses volcans forcenés _sont_ les passions du plus tumultueux
et du plus insulté des cœurs!


COLLOQUE ENTRE MONOS ET UNA
_Choses futures._
Sophocle—_Antigone_.

UNA.—_Ressuscité?_
MONOS.—Oui, très-belle et très-adorée Una, _ressuscité_. Tel était le
mot sur le sens mystique duquel j'avais si longtemps médité, repoussant
les explications de la prêtraille jusqu'à tant que la mort elle-même
vînt résoudre l'énigme pour moi.
UNA.—La Mort!
MONOS.—Comme tu fais étrangement écho à mes paroles, douce Una!
J'observe aussi une vacillation dans ta démarche,—une joyeuse
inquiétude dans tes yeux. Tu es troublée, oppressée par la majestueuse
nouveauté de la Vie Éternelle. Oui, c'était de la Mort que je parlais.
Et comme ce mot résonne singulièrement _ici_, ce mot qui jadis portait
l'angoisse dans tous les cœurs,—jetait une tache sur tous les
plaisirs!
UNA.—Ah! la Mort, le spectre qui s'asseyait à tous les festins! Que de
fois, Monos, nous nous sommes perdus en méditations sur sa nature! Comme
il se dressait, mystérieux contrôleur, devant le bonheur humain, lui
disant: «Jusque-là, et pas plus loin!» Cet ardent amour mutuel, mon
Monos, qui brûlait dans nos poitrines, comme vainement nous nous étions
flattés, nous sentant si heureux sitôt qu'il prit naissance, de voir
notre bonheur grandir de sa force! Hélas! il grandit, cet amour, et avec
lui grandissait dans nos cœurs la terreur de l'heure fatale qui
accourait pour nous séparer à jamais! Ainsi, avec le temps, aimer devint
une douleur. Pour lors, la haine nous eût été une miséricorde.
MONOS.—Ne parle pas ici de ces peines, chère Una,—mienne maintenant,
mienne pour toujours!
UNA.—Mais n'est-ce pas le souvenir du chagrin passé qui fait la joie du
présent? Je voudrais parler longtemps, longtemps encore, des choses qui
ne sont plus. Par-dessus tout, je brûle de connaître les incidents de
ton voyage à travers l'Ombre et la noire Vallée.
MONOS.—Quand donc la radieuse Una demanda-t-elle en vain quelque chose
à son Monos? Je raconterai tout minutieusement;—mais à quel point doit
commencer le récit mystérieux?
UNA.—À quel point?
MONOS.—Oui, à quel point?
UNA.—Je te comprends, Monos. La Mort nous a révélé à tous deux le
penchant de l'homme à définir l'indéfinissable. Je ne dirai donc pas:
Commence au point où cesse la vie,—mais: Commence à ce triste, triste
moment où, la fièvre t'ayant quitté, tu tombas dans une torpeur sans
souffle et sans mouvement, et où je fermai tes paupières pâlies avec les
doigts passionnés de l'amour.
MONOS.—Un mot d'abord, mon Una, relativement à la condition générale de
l'homme à cette époque. Tu te rappelles qu'un ou deux sages parmi nos
ancêtres,—sages en fait, quoique non pas dans l'estime du
monde,—avaient osé douter de la propriété du mot _Progrès_, appliqué à
la marche de notre civilisation. Chacun des cinq ou six siècles qui
précédèrent notre mort vit, à un certain moment, s'élever quelque
vigoureuse intelligence luttant bravement pour ces principes dont
l'évidence illumine maintenant notre raison, insolente affranchie remise
à son rang,—principes qui auraient dû apprendre à notre race à se
laisser guider par les lois naturelles plutôt qu'à les vouloir
contrôler. À de longs intervalles apparaissaient quelques esprits
souverains, pour qui tout progrès dans les sciences pratiques n'était
qu'un recul dans l'ordre de la véritable utilité. Parfois l'esprit
poétique,—cette faculté, la plus sublime de toutes, nous savons cela
maintenant,—puisque des vérités de la plus haute importance ne
pouvaient nous être révélées que par cette _Analogie_, dont l'éloquence,
irrécusable pour l'imagination, ne dit rien à la raison infirme et
solitaire,—parfois, dis-je, cet esprit poétique prit les devants sur
une philosophie tâtonnière et entendit dans la parabole mystique de
l'arbre de la science et de son fruit défendu, qui engendre la mort, un
avertissement clair, à savoir que la science n'était pas bonne pour
l'homme pendant la minorité de son âme. Et ces hommes,—les
poëtes,—vivant et mourant parmi le mépris des _utilitaires_, rudes
pédants qui usurpaient un titre dont les méprisés seuls étaient dignes,
les poëtes reportèrent leurs rêveries et leurs sages regrets vers ces
anciens jours où nos besoins étaient aussi simples que pénétrantes nos
jouissances,—où le mot _gaieté_ était inconnu, tant l'accent du bonheur
était solennel et profond!—jours saints, augustes et bénis, où les
rivières azurées coulaient à pleins bords entre des collines intactes et
s'enfonçaient au loin dans les solitudes des forêts primitives,
odorantes, inviolées.
Cependant ces nobles exceptions à l'absurdité générale ne servirent qu'à
la fortifier par l'opposition. Hélas! nous étions descendus dans les
pires jours de tous nos mauvais jours. Le _grand mouvement_,—tel était
l'argot du temps,—marchait; perturbation morbide, morale et physique.
L'art,—les arts, veux-je dire, furent élevés au rang suprême, et, une
fois installés sur le trône, ils jetèrent des chaînes sur l'intelligence
qui les avait élevés au pouvoir. L'homme, qui ne pouvait pas ne pas
reconnaître la majesté de la Nature, chanta niaisement victoire à
l'occasion de ses conquêtes toujours croissantes sur les éléments de
cette même Nature. Aussi bien, pendant qu'il se pavanait et faisait le
Dieu, une imbécillité enfantine s'abattait sur lui. Comme on pouvait le
prévoir depuis l'origine de la maladie, il fut bientôt infecté de
systèmes et d'abstractions; il s'empêtra dans des généralités. Entre
autres idées bizarres, celle de l'égalité universelle avait gagné du
terrain; et à la face de l'Analogie et de Dieu,—en dépit de la voix
haute et salutaire des lois de _gradation_ qui pénètrent si vivement
toutes choses sur la Terre et dans le Ciel,—des efforts insensés furent
faits pour établir une Démocratie universelle. Ce mal surgit
nécessairement du mal premier: la Science. L'homme ne pouvait pas en
même temps devenir savant et se soumettre. Cependant d'innombrables
cités s'élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se
recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage
de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante
maladie. Et il me semble, ma douce Una, que le sentiment, même assoupi,
du forcé et du cherché trop loin aurait dû nous arrêter à ce point. Mais
il paraît qu'en pervertissant notre _goût_, ou plutôt en négligeant de
le cultiver dans les écoles, nous avions follement parachevé notre
propre destruction. Car, en vérité, c'était dans cette crise que le goût
seul,—cette faculté qui, marquant le milieu entre l'intelligence pure
et le sens moral, n'a jamais pu être méprisée impunément,—c'était alors
que le goût seul pouvait nous ramener doucement vers la Beauté, la
Nature et la Vie. Mais, hélas! pur esprit contemplatif et majestueuse
intuition de Platon! Hélas! compréhensive _Mousikê_, qu'il regardait à
juste titre comme une éducation suffisante pour l'âme! Hélas! où
étiez-vous? C'était quand vous aviez tous les deux disparu dans l'oubli
et le mépris universels qu'on avait le plus désespérément besoin de
vous!
Pascal, un philosophe que nous aimons tous deux, chère Una, a dit,—avec
quelle vérité!—que _tout raisonnement se réduit à céder au sentiment_;
et il n'eût pas été impossible, si l'époque l'avait permis, que le
sentiment du naturel eût repris son vieil ascendant sur la brutale
raison mathématique des écoles. Mais cela ne devait pas être.
Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde
approchait. C'est ce que ne voyait pas la masse de l'humanité, ou ce
que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas
voir. Mais, pour moi, les annales de la Terre m'avaient appris à
attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute
civilisation. J'avais puisé dans la comparaison de la Chine, simple et
robuste, avec l'Assyrie architecte, avec l'Égypte astrologue, avec la
Nubie plus subtile encore, mère turbulente de tous les arts, la
prescience de notre Destinée. Dans l'histoire de ces contrées j'avais
trouvé un rayon de l'Avenir. Les spécialités industrielles de ces trois
dernières étaient des maladies locales de la Terre, et la ruine de
chacune a été l'application du remède local; mais, pour le monde infecté
en grand, je ne voyais de régénération possible que dans la mort. Or,
l'homme ne pouvant pas, en tant que race, être anéanti, je vis qu'il lui
fallait _renaître_.
Et c'était alors, ma très-belle et ma très-chère, que nous plongions
journellement notre esprit dans les rêves. C'était alors que nous
discourions, à l'heure du crépuscule, sur les jours à venir,—quand
l'épiderme de la Terre cicatrisé par l'Industrie, ayant subi cette
purification qui seule pouvait effacer ses abominations rectangulaires,
serait habillé à neuf avec les verdures, les collines et les eaux
souriantes du Paradis, et redeviendrait une habitation convenable pour
l'homme,—pour l'homme, purgé par la Mort,—pour l'homme dont
l'intelligence ennoblie ne trouverait plus un poison dans la
science,—pour l'homme racheté, régénéré, béatifié, désormais immortel,
et cependant encore revêtu de matière.
UNA.—Oui, je me rappelle bien ces conversations, cher Monos; mais
l'époque du feu destructeur n'était pas aussi proche que nous nous
l'imaginions, et que la corruption dont tu parles nous permettait
certainement de le croire. Les hommes vécurent, et ils moururent
individuellement. Toi-même, vaincu par la maladie, tu as passé par la
tombe, et ta constante Una t'y a promptement suivi; et, bien que nos
sens assoupis n'aient pas été torturés par l'impatience et n'aient pas
souffert de la longueur du siècle qui s'est écoulé depuis et dont la
révolution finale nous a rendus l'un à l'autre, cependant, cher Monos,
cela a fait encore un siècle.
MONOS.—Dis plutôt un point dans le vague infini. Incontestablement, ce
fut pendant la décrépitude de la Terre que je mourus. Le cœur fatigué
d'angoisses qui tiraient leur origine du désordre et de la décadence
générale, je succombai à la cruelle fièvre. Après un petit nombre de
jours de souffrance, après maints jours pleins de délire, de rêves et
d'extases dont tu prenais l'expression pour celle de la douleur, pendant
que je ne souffrais que de mon impuissance à te détromper,—après
quelques jours je fus, comme tu l'as dis, pris par une léthargie sans
souffle et sans mouvement, et ceux qui m'entouraient dirent que c'était
_la Mort_.
Les mots sont choses vagues. Mon état ne me privait pas de sentiment; il
ne me paraissait pas très-différent de l'extrême quiétude de quelqu'un
qui, ayant dormi longtemps et profondément, immobile, prostré dans
l'accablement de l'ardent solstice, commence à rentrer lentement dans la
conscience de lui-même; il y glisse, pour ainsi dire, par le seul fait
de l'insuffisance de son sommeil, et sans être éveillé par le mouvement
extérieur.
Je ne respirais plus. Le pouls était immobile. Le cœur avait cessé de
battre. La volition n'avait point disparu, mais elle était sans
efficacité. Mes sens jouissaient d'une activité insolite, quoique
l'exerçant d'une manière irrégulière et usurpant réciproquement leurs
fonctions au hasard. Le goût et l'odorat se mêlaient dans une confusion
inextricable et ne formaient plus qu'un seul sens anormal et intense.
L'eau de rose, dont ta tendresse avait humecté mes lèvres au moment
suprême, me donnait de douces idées de fleurs,—fleurs fantastiques
infiniment plus belles qu'aucune de celles de la vieille Terre, et dont
nous voyons aujourd'hui fleurir les modèles autour de nous. Les
paupières, transparentes et exsangues, ne faisaient pas absolument
obstacle à la vision. Comme la volition était suspendue, les globes ne
pouvaient pas rouler dans leurs orbites,—mais tous les objets situés
dans la portée de l'hémisphère visuel étaient perçus plus ou moins
distinctement; les rayons qui tombaient sur la rétine externe, ou dans
le coin de l'œil, produisant un effet plus vif que ceux qui frappaient
la surface interne ou l'attaquaient de face. Toutefois, dans le premier
cas, cet effet était si anormal que je l'appréciais seulement comme un
_son_,—un son doux ou discordant, suivant que les objets qui se
présentaient à mon côté étaient lumineux ou revêtus d'ombre,—arrondis
ou d'une forme anguleuse. En même temps l'ouïe, quoique surexcitée,
n'avait rien d'irrégulier dans son action, et elle appréciait les sons
réels avec une précision non moins hyperbolique que sa sensibilité. Le
toucher avait subi une modification plus singulière. Il ne recevait ses
impressions que lentement, mais les retenait opiniâtrement, et il en
résultait toujours un plaisir physique des plus prononcés. Ainsi la
pression de tes doigts, si doux sur mes paupières, ne fut d'abord perçue
que par l'organe de la vision; mais, à la longue, et longtemps après
qu'ils se furent retirés, ils remplirent tout mon être d'un délice
sensuel inappréciable. Je dis: d'un délice sensuel. _Toutes_ mes
perceptions étaient purement sensuelles. Quant aux matériaux fournis par
les sens au cerveau passif, l'intelligence morte, inhabile à les mettre
en œuvre, ne leur donnait aucune forme. Il entrait dans tout cela un
peu de douleur et beaucoup de volupté; mais de peine ou de plaisir
moraux, pas l'ombre. Ainsi, tes sanglots impétueux flottaient dans mon
oreille avec toutes leurs plaintives cadences, et ils étaient appréciés
par elle dans toutes leurs variations de ton mélancolique; mais
c'étaient de suaves notes musicales et rien de plus: ils n'apportaient à
la raison éteinte aucune notion des douleurs qui leur donnaient
naissance; pendant que la large et incessante pluie de larmes qui
tombait sur ma face, et qui pour tous les assistants témoignait d'un
cœur brisé, pénétrait simplement d'extase chaque fibre de mon être. Et
en vérité, c'était bien là la _Mort_, dont les témoins parlaient à voix
basse et révérencieusement,—et toi, ma douce Una, d'une voix
convulsive, pleine de sanglots et de cris.
On m'habilla pour la bière,—trois ou quatre figures sombres qui
voletaient çà et là d'une manière affairée. Quand elles traversaient la
ligne directe de ma vision, elles m'affectaient comme _formes_: mais
quand elles passaient à mon côté, leurs images se traduisaient dans mon
cerveau en cris, gémissements, et autres expressions lugubres de
terreur, d'horreur ou de souffrance. Toi seule, avec ta robe blanche,
ondoyante, dans quelque direction que ce fût, tu t'agitais toujours
musicalement autour de moi.
Le jour baissait; et, comme la lumière allait s'évanouissant, je fus
pris d'un vague malaise,—d'une anxiété semblable à celle d'un homme qui
dort quand des sons réels et tristes tombent incessamment dans son
oreille,—des sons de cloche lointains, solennels, à des intervalles
longs mais égaux, et se mariant à des rêves mélancoliques. La nuit vint,
et avec ses ombres une lourde désolation. Elle oppressait mes organes
comme un poids énorme, et elle était palpable. Il y avait aussi un son
lugubre, assez semblable à l'écho lointain du ressac de la mer, mais
plus soutenu, qui, commençant dès le crépuscule, s'était accru avec les
ténèbres. Soudainement des lumières furent apportées dans la chambre et
aussitôt cet écho prolongé s'interrompit, se transforma en explosions
fréquentes, inégales, du même son, mais moins lugubre et moins distinct.
L'écrasante oppression était en grande partie allégée; et je sentis,
jaillissant de la flamme de chaque lampe,—car il y en avait
plusieurs,—un chant d'une monotonie mélodieuse couler incessamment dans
mes oreilles. Et quand, approchant alors, chère Una, du lit sur lequel
j'étais étendu, tu t'assis gracieusement à mon côté, soufflant le parfum
de tes lèvres exquises, et les appuyant sur mon front,—quelque chose
s'éleva dans mon sein, quelque chose de tremblant, de confondu avec les
sensations purement physiques engendrées par les circonstances, quelque
chose d'analogue à la sensibilité elle-même,—un sentiment qui
appréciait à moitié ton ardent amour et ta douleur, et leur répondait à
moitié; mais cela ne prenait pas racine dans le cœur paralysé; cela
semblait plutôt une ombre qu'une réalité; cela s'évanouit promptement,
d'abord dans une extrême quiétude, puis dans un plaisir purement sensuel
comme auparavant.
Et alors, du naufrage et du chaos des sens naturels parut s'élever en
moi un sixième sens, absolument parfait. Je trouvais dans son action un
étrange délice,—un délice toujours physique toutefois, l'intelligence
n'y prenant aucune part. Le mouvement dans l'être animal avait
absolument cessé. Aucune fibre ne tremblait, aucun nerf ne vibrait,
aucune artère ne palpitait. Mais il me semblait que dans mon cerveau
était né _ce quelque chose_ dont aucuns mots ne peuvent traduire à une
intelligence purement humaine une conception même confuse. Permets-moi
de définir cela: vibration du pendule mental. C'était la
personnification morale de l'idée humaine abstraite du _Temps_. C'est
par l'absolue égalisation de ce mouvement,—ou de quelque autre
analogue,—que les cycles des globes célestes ont été réglés. C'est
ainsi que je mesurai les irrégularités de la pendule de la cheminée et
des montres des personnes présentes. Leurs tic-tac remplissaient mes
oreilles de leurs sonorités. Les plus légères déviations de la mesure
juste—et ces déviations étaient obsédantes,—m'affectaient exactement
comme parmi les vivants les violations de la vérité abstraite
affectaient mon sens moral. Quoiqu'il n'y eût pas dans la chambre deux
mouvements qui marquassent ensemble exactement leurs secondes, je
n'éprouvais aucune difficulté à retenir imperturbablement dans mon
esprit le timbre de chacun et leurs différences relatives. Et ce
sentiment de la _durée_, vif, parfait, existant par lui-même,
indépendamment d'une série quelconque de faits (mode d'existence
inintelligible peut-être pour l'homme),—cette idée,—ce sixième sens,
surgissant de mes ruines, était le premier pas sensible, décisif, de
l'âme intemporelle sur le seuil de l'Éternité.
Il était minuit; et tu étais toujours assise à mon côté. Tous les autres
avaient quitté la chambre de Mort. Ils m'avaient déposé dans la bière.
Les lampes brûlaient en vacillant; cela se traduisait en moi par le
tremblement des chants monotones. Mais tout à coup ces chants
diminuèrent de netteté et de volume. Finalement, ils cessèrent. Le
parfum mourut dans mes narines. Aucunes formes n'affectèrent plus ma
vision. Ma poitrine fut dégagée de l'oppression des Ténèbres. Une sourde
commotion, comme celle de l'électricité, pénétra mon corps et fut suivie
d'une disparition totale de l'idée du toucher. Tout ce qui restait de ce
que l'homme appelle sens se fondit dans la seule conscience de l'entité
et dans l'unique et immuable sentiment de la durée. Le corps périssable
avait été enfin frappé par la main de l'irrémédiable Destruction.
Et pourtant toute sensibilité n'avait pas absolument disparu; car la
conscience et le sentiment subsistants suppléaient quelques-unes de ses
fonctions par une intuition léthargique. J'appréciais l'affreux
changement qui commençait à s'opérer dans la chair; et, comme l'homme
qui rêve a quelquefois conscience de la présence corporelle d'une
personne qui se penche vers lui, ainsi ma douce Una, je sentais toujours
sourdement que tu étais assise près de moi. De même aussi, quand vint la
douzième heure du second jour, je n'étais pas tout à fait inconscient
des mouvements qui suivirent; tu t'éloignas de moi; on m'enferma dans la
bière; on me déposa dans le corbillard; on me porta au tombeau; on m'y
descendit; on amoncela pesamment la terre sur moi, et on me laissa, dans
le noir et la pourriture, à mes tristes et solennels sommeils en
compagnie du ver.
Et là, dans cette prison qui a peu de secrets à révéler, se déroulèrent
les jours, et les semaines, et les mois; et l'âme guettait
scrupuleusement chaque seconde qui s'envolait, et sans effort
enregistrait sa fuite,—sans effort et sans objet.
Une année s'écoula. La conscience de _l'être_ était devenue
graduellement plus confuse, et celle de _localité_ avait en grande
partie usurpé sa place. L'idée d'entité s'était noyée dans l'idée de
lieu. L'étroit espace qui confinait ce qui avait été le corps devenait
maintenant le corps lui-même. À la longue, comme il arrive souvent à
l'homme qui dort (le sommeil et le monde du sommeil sont les seules
figurations de la _Mort_), à la longue, comme il arrivait sur la terre à
l'homme profondément endormi, quand un éclair de lumière le faisait
tressaillir dans un demi-réveil, le laissant à moitié roulé dans ses
rêves,—de même pour moi, dans l'étroit embrassement de _l'Ombre_, vint
cette lumière qui seule peut-être avait pouvoir de me faire
tressaillir,—la lumière de _l'Amour_ immortel! Des hommes vinrent
travailler au tombeau qui m'enfermait dans sa nuit. Ils enlevèrent la
terre humide. Sur mes os poudroyants descendit la bière d'Una.
Et puis, une fois encore, tout fut néant. Cette lueur nébuleuse s'était
éteinte. Cet imperceptible frémissement s'était évanoui dans
l'immobilité. Bien des lustres se sont écoulés. La poussière est
retournée à la poussière. Le ver n'avait plus rien à manger. Le
sentiment de l'être avait à la longue entièrement disparu, et à sa
place,—à la place de toutes choses,—régnaient suprêmes et éternels
autocrates, le _Lieu_ et le _Temps_. Pour _ce_ qui _n'était pas_,—pour
ce qui n'avait pas de forme,—pour ce qui n'avait pas de pensée,—pour
ce qui n'avait pas de sentiment,—pour ce qui était sans âme et ne
possédait plus un atome de matière,—pour tout ce néant et toute cette
immortalité, le tombeau était encore un habitacle,—les heures
corrosives, une société.


CONVERSATION D'EIROS AVEC CHARMION
_Je t'apporterai le feu._
Euripide.—_Andromaque_.

EIROS.—Pourquoi m'appelles-tu Eiros?
CHARMION.—Ainsi t'appelleras-tu désormais. Tu dois oublier aussi mon
nom terrestre et me nommer Charmion.
EIROS.—Ce n'est vraiment pas un rêve!
CHARMION.—De rêves, il n'y en a plus pour nous;—mais renvoyons à
tantôt ces mystères. Je me réjouis de voir que tu as l'air de posséder
toute ta vie et ta raison. La taie de l'ombre a déjà disparu de tes
yeux. Prends courage, et ne crains rien. Les jours à donner à la stupeur
sont passés pour toi; et demain je veux moi-même t'introduire dans les
joies parfaites et les merveilles de ta nouvelle existence.
EIROS.—Vraiment,—je n'éprouve aucune stupeur,—aucune. L'étrange
vertige et la terrible nuit m'ont quittée, et je n'entends plus ce bruit
insensé, précipité, horrible, pareil à _la voix des grandes eaux_.
Cependant mes sens sont effarés, Charmion, par la pénétrante perception
du _nouveau_.
CHARMION.—Peu de jours suffiront à chasser tout cela;—mais je te
comprends parfaitement, et je sens pour toi. Il y a maintenant dix
années terrestres que j'ai éprouvé ce que tu éprouves,—et pourtant ce
souvenir ne m'a pas encore quittée. Toutefois, voilà ta dernière épreuve
subie, la seule que tu eusses à souffrir dans le Ciel.
EIROS.—Dans le Ciel?
CHARMION.—Dans le ciel.
EIROS.—Oh! Dieu!—aie pitié de moi, Charmion!—Je suis écrasée sous la
majesté de toutes choses,—de l'inconnu maintenant révélé,—de l'Avenir,
cette conjecture, fondu dans le Présent auguste et certain.
CHARMION.—Ne t'attaque pas pour le moment à de pareilles pensées.
Demain nous parlerons de cela. Ton esprit qui vacille trouvera un
allégement à son agitation dans l'exercice du simple souvenir. Ne
regarde ni autour de toi ni devant toi,—regarde en arrière. Je brûle
d'impatience d'entendre les détails de ce prodigieux événement qui t'a
jetée parmi nous. Parle-moi de cela. Causons de choses familières, dans
le vieux langage familier de ce monde qui a si épouvantablement péri.
EIROS.—Épouvantablement! épouvantablement! Et cela, en vérité, n'est
point un rêve.
CHARMION.—Il n'y a plus de rêves.—Fus-je bien pleurée, mon Eiros?
EIROS.—Pleurée, Charmion?—Oh! profondément. Jusqu'à la dernière de nos
heures, un nuage d'intense mélancolie et de dévotieuse tristesse a pesé
sur ta famille.
CHARMION.—Et cette heure dernière,—parle m'en. Rappelle-toi qu'en
dehors du simple fait de la catastrophe je ne sais rien. Quand, sortant
des rangs de l'humanité, j'entrai par la Tombe dans le domaine de la
Nuit,—à cette époque, si j'ai bonne mémoire, nul ne pressentait la
catastrophe qui vous a engloutis. Mais j'étais, il est vrai, peu au
courant de la philosophie spéculative du temps.
EIROS.—Notre catastrophe était, comme tu le dis, absolument inattendue;
mais des accidents analogues avaient été depuis longtemps un sujet de
discussion parmi les astronomes. Ai-je besoin de te dire, mon amie, que,
même quand tu nous quittas, les hommes s'accordaient à interpréter,
comme ayant trait seulement au globe de la terre, les passages des
Très-Saintes Écritures qui parlent de la destruction finale de toutes
choses par le feu? Mais, relativement à l'agent immédiat de la ruine, la
pensée humaine était en défaut depuis l'époque où la science
astronomique avait dépouillé les comètes de leur effrayant caractère
incendiaire. La très-médiocre densité de ces corps avait été bien
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